Méridienne d'un soir
par le 11/09/20
644 vues
En 1917, année durant laquelle les soldats et l'arrière peinent à supporter le terrible effort de guerre entamé trois
ans plus tôt, la justice militaire française, afin de provoquer un sursaut patriotique dans l'opinion, condamne à
mort de nombreux espions allemands. Mais de tous ces fusillés plus ou moins coupables, le public ne retient
aujourd'hui qu'un seul nom, celui de Mata Hari, danseuse orientale et courtisane de luxe, qui a entamé dix ans
auparavant une éclatatante carrière dans le Paris de la Belle Époque. L'effeuilleuse javanaise est-elle alors
devenue, comme le prétendent les journaux de l'époque, une espionne professionnelle, profitant de ses relations
dans le Tout-Paris pour livrer des secrets d'État à l'ennemi allemand ? Si l'histoire de Mata Hari concentre
beaucoup des ingrédients qui fascinent les foules, exotisme, sexe et sang notamment, les historiens se sont
longtemps affrontés à son sujet, les uns penchant pour la thèse de l'espionne perfide, quand d'autres ont préféré
voir en elle la victime expiatoire du nationalisme guerrier. Le premier des nombreux mystères qui ont entouré le
personnage de Mata Hari est celui de son identité, qu'elle s'est elle-même attachée à brouiller lorsqu'elle a
commencé à brûler les planches des scènes parisiennes. La réalité est souvent décevante, et l'envoûtante
danseuse javanaise n'était en fait à l'origine qu'une fille de la bourgeoisie néerlandaise. De son vrai nom,
Margaretha Zelle, elle naît en 1876 à Leewarden. Elle est la fille d'un chapelier prospère mais dépensier, qui ne
cesse de la choyer durant son enfance. Le tein ambré de la petite fille, ses cheveux noirs, ses yeux foncés en
amande font aux yeux d'Adam Zelle, son père, une princesse orientale, qui éclipse sans peine ses autres
enfants, tous blonds et roses. De son père, elle hérite également d'une tendance consommée à l'affabulation.
Placée dans le pensionnat le plus chic de la région, où elle apprend notamment le français et l'allemand, qui lui
seront plus tard bien utiles, elle convainc sans peine ses camarades qu'elle est baronne, et immensément riche.
Mais ce monde fantasmé s'écroule subitement en 1889, quand Adam Zelle fait faillite. Bientôt, la mère meurt, et
Margaretha est placée chez une tante, qui la pousse à devenir institutrice. C'est ainsi que s'ouvre la première
blessure de son existence. Décidant d'aller de l'avant, elle entreprend une formation d'institutrice à laquelle elle
devra mettre fin lorsqu'elle sera surprise à moitié nue dans les bras du directeur de l'établissement, elle avait
dix-sept ans. Elle prend conscience de ses charmes, ayant un physique atypique pour une femme des Pays-bas,
avec son teint caramel, sa taille d'un mètre soixante-dix-huit et ses cheveux très bruns. À dix-huit ans, elle épouse
le Capitaine Rudolf Mc Leod, officier de la marine néerlandaise. Pour Margaretha, c'est une revanche sur la vie
puisqu'elle redevient riche. Le couple part s'installer dans les Indes néerlandaises sur l'île de Java. Margaretha
s'intéresse beaucoup à la culture du pays, s'habille à la javanaise, apprend les rudiments de la langue et de la
danse, puis elle commence déjà à se faire nommer "Mata Hari" littéralement, "œil du jour", littérairement, "Soleil
levant" ou "Aurore." De cet Orient sensuel et d'Indonésie allait revenir la très séduisante courtisane Mata Hari.
De son union avec son mari vont naître deux enfants, un fils qui mourra à l'âge de deux ans empoisonné par la
maîtresse de son père et une fille qui survivra à une grave maladie. La mort de leur fils déchire le couple, Rudolf
accuse son épouse d'être une mauvaise mère tandis qu'elle l'accuse d'être un mauvais mari puisqu'il la battait et
était alcoolique. Elle obtient le divorce en 1902, la garde de leur fille ainsi qu'une pension alimentaire qui ne lui
sera jamais versée. Rudolf Mc Leod incapable d'accepter le verdict, enlèvera leur fille, Margaretha se retrouvant
seule, derechef blessée et abandonnée par sa famille. À vingt-six ans, elle gagne Paris où elle deviendra une
demi-mondaine, une courtisane vivant de ses charmes et des richesses de ses amants. Il faut savoir qu'en 1900
avant la guerre, être courtisane était un statut social signe de richesse extérieure. Trop indépendante pour vivre
uniquement du bon vouloir de ses amants, elle décide de faire carrière. Elle est dans un premier temps engagée
comme écuyère dans un cirque avant de devenir celle qui multipliera les amants, la célèbre danseuse Mata Hari.
Aussi affabulatrice que son père, elle s'invente une vie dans laquelle son père un lord anglais et sa mère une
indienne de confession hindoue qui l'aurait élevée pour qu'elle devienne une danseuse sacrée dans les temples.
Utilisant alors l'alibi de la religion et de l'exotisme, elle lève le tabou du nu. Ses danses étaient volontairement
érotiques, elle avait tout simplement introduit l'effeuillage dans une société puritaine. Mais complexée par sa petite
poitrine elle gardait son soutien-gorge prétextant que son mari violent lui avait arraché un téton avec les dents.
La société française de l'époque ignorant tout de la vie orientale, Mata Hari en profite pour raconter tout ce qui lui
plaît. Bien qu'elle avait appris les rudiments de la danse à Java, ce qu'elle présentait n'était que sa version
revisitée de façon érotique. Même les orientalistes de l'époque, comme Emile Guimet l'invita à danser dans son
musée, décoré en temple en l'honneur de Shiva pour l'occasion. Le Tout-Paris veut maintenant voir celle qui a
triomphé au musée Guimet. C'est la gloire. Certains admirateurs, gardant volontiers sa main dans la leur, vont
jusqu'à l'appeler "Altesse." Mata Hari aurait pu n'être que le canular de la semaine. Elle devient le mythe de
l'année, de la décennie peut-être. Berlin, Vienne, Madrid accueillent cette artiste qui, sous couvert de folklore
oriental, vient d'inventer le strip-tease. Célèbre et adulée, Mata Hari se produit à l'Olympia pour dix-mille francs
par soirée dès août 1905. En 1906 elle se produira devant le "prince savant" Albert 1er à l'opéra de Monte Carlo.
C'est aussi la seule courtisane appréciée par les femmes fortunées qui l'invitent parmi elles pour la voir danser
et lui faire la conversation, remarquant qu'elle était éduquée et parlait plusieurs langues, elles voyaient en elle
une femme de bonne famille et non une vulgaire danseuse érotique. Au sommet de sa carrière, elle décide de
tout abandonner. Uniquement pour suivre son amant, ce qui ne convient pas à l'image calculatrice dépeinte lors
de son procès pour espionnage. Quand elle se sépare de son amant quelques années plus tard, elle a déjà été
évincée par d'autres danseuses. Désormais endettée, elle tombe même dans la prostitution, vend ses biens puis
quitte Neuilly devenu trop cher pour elle. Désespérée, elle ira même attendre devant l'école de sa fille, âgée de
treize ans pour tenter de la kidnapper. Malgré cela, elles continuèrent de correspondre jusqu'à la fin. Les années
passent, mais sans entamer l'étonnant pouvoir de séduction de l'hétaïre exotique. C'est qu'au fond d'elle-même
Mata Hari est restée la même. Elle est toujours cette petite Griete qui rêvait tout haut et possédait l'art d'attirer
les autres dans ses rêves. Cependant, les temps changent. Le premier conflit mondial est sur le point d'éclater.
Lorsque la Grande Guerre éclate, Mata Hari se trouve à Berlin qu'elle veut quitter à tout prix pour la même raison.
Cependant, elle reste bloquée à la frontière Suisse tandis que le train part avec ses bagages. Plus tard, lors de son
procès en France, le fait qu'elle se soit trouvée à Berlin aux premiers instants de la guerre sera retenue comme
preuve bien que cela n'est aucun rapport. Finalement, la belle renoue avec un riche colonel qui va lui louer une
maison aux Pays-bas. Or, guerre ou paix, la demi-mondaine se dit qu'à tout prendre, s'il faut choisir un camp, mieux
vaut celui du champagne, des champs de course et des grands parfumeurs. Mais le caviar a meilleur goût, tout de
même, sur les bords de la Seine. Au printemps de 1916, c'est donc à Paris qu'elle s'installe. Au Grand Hôtel.
Papillonnant comme jamais dans des salons où se presse une foule d'attachés militaires, grassement soldés pour
la plupart. Mata Hari approche, séduit, écarte, minaude, elle fait son métier. Chez elle, pourtant, le plaisir paraît
l'emporter sur l'intérêt. Ainsi repère-t-elle le jeune Vadim Maslov, joli Russe aux yeux clairs. Nuits torrides, journées
enivrantes de la passion. Ce garçon lui rappelle ce qu'elle-même était à vingt ans. Il est tout à la fois sensuel,
dépensier, sincère et volage. Mata Hari est éprise, follement, et envisage de l'épouser dès que la guerre sera finie.
Une courtisane amoureuse, hélas, est une courtisane en danger. En se montrant fidèle à Maslov, elle sait qu'elle
court à la ruine. Or, dans le Paris devenu morose de la Grande Guerre, l'ancienne danseuse étouffe. Elle se tient
au courant des opérations, déplore le départ de Vadim pour le front, lui écrit trois lettres par jour lorsque, blessé à
l'oeil, il est envoyé à l'hôpital militaire de Vittel. Comment résisterait-elle à l'envie de lui rendre visite ? Un tel voyage
réclamant quelques sauf-conduits, la belle entreprend de faire le tour de ses relations. En vain. Alors, elle emploie
les grands moyens et se présente en personne au deuxième bureau, celui du contre-espionnage, boulevard
Saint-Germain. Dans la chaleur accablante de ce mois d'août 1916, le capitaine Ladoux la reçoit en connaissance.
N'a-t-il pas servi d'ordonnance à un ministre qui était au mieux avec la "divine Mata Hari" ? Il se garde bien de lui
dire que les services la surveillent comme le lait sur le feu. C'est sur la tournure prise par l'entretien que, plus tard,
divergeront les témoignages des deux protagonistes. Selon l'officier, Mata Hari aurait proposé ses bons offices
au contre-espionnage français. Selon la visiteuse, c'est Ladoux lui-même qui aurait fait le premier pas. Il est permis
de douter de cette seconde version. Aux yeux du professionnel, cette postulante devait passer pour une apatride
germanophile, une femme légère aux relations suspectes. Quoi qu'il en soit, dès le lendemain, alors qu'elle vient
chercher son laissez-passer, Mata Hari revoit Ladoux et s'estime tacitement agréée. Elle a fixé ses honoraires.
Un million de francs pour le cas où elle apporterait une information d'importance. Le piège se referme sur elle.
Début de l'engrenage. Une mission d'essai doit la conduire à Bruxelles, mais via l'Espagne, le Portugal, l'Angleterre
et la Hollande. La belle est arraisonnée en mer par les Anglais, renvoyée en Espagne pour plus de sûreté. Et c'est
à Madrid qu'elle s'insinue dans les bonnes grâces de l'attaché militaire du Reich. Qui lui aurait confié un important
renseignement à propos d'un débarquement secret d'officiers allemands au Maroc, information qu'elle s'empresse
de communiquer à Paris et que Ladoux fait suivre en haut lieu. Après tout, cette Mata Hari pourrait se révéler utile.
Mais à quelque temps de là parvient sur son bureau la traduction d'un câble chiffré par les allemands, câble intercepté,
comme tant d'autres, par l'antenne de la tour Eiffel. "Attaché militaire Madrid à état-major Berlin. L'agent H 21, de la
section de centralisation des renseignements de Cologne, est arrivé ici. Elle a feint d'accepter les offres du SR
français et d'accomplir un voyage d'essai en Belgique pour le compte de ce service." Car durant un voyage à la
Haye, au printemps 1916, elle a rencontré le consul allemand, Kramer qui lui a proposé de devenir espionne contre
un salaire de vingt-mille francs. "Voyagez, rapportez-nous des nouvelles." Une recrue de premier choix pour lui.
Les services allemands l'envoie à Francfort où elle rencontre Fräulein Schragmüller, une espionne expérimenté qui
forme les agents. Mata Hari reçoit le nom de code H21. Schragmüller déclara qu'H21 n'était pas intéressée à l'idée
d'être espionne et que de toute façon elle était trop excentrique pour l'être. Mata Hari accepta dans l'idée de se
mystifier davantage. Elle retourne alors à Paris pour y retrouver son succès. Seulement la guerre a tout changé,
les demi-mondaines sont tombées dans l'oubli. Le matin du 13 février, un commissaire de police, suivi de cinq
inspecteurs, traverse le hall de l'Élysée Palace, 103, avenue des Champs-Élysées. Il est porteur d'un mandat d'arrêt
au nom de Marguerite Zelle. Le climat est terrible. Cette année 1917 est celle de toutes les peurs et de tous les excès.
Sur le front, on fusille alors des gamins de vingt ans pour un manquement au règlement. Lorsque s'ouvre enfin le
procès, en juillet, l'inculpée se défend bec et ongles. Jusqu'à la déposition de Maslov. Jusqu'à ce que l'être aimé,
le seul qu'elle ait aimé d'un tel amour, la traite d'"aventurière" et lui refuse sa caution. Jugée pour espionnage,
Bouchardon mène le procès tandis que Maître Cluney la défend. Ses anciens amants militaires refusent de venir
témoigner, surtout en sa faveur. l'officier russe, viendra aussi témoigner contre elle. Dernière blessure pour elle.
Ses juges et la foule qui assiste à l'ouverture de son procès, le 24 juillet, ne la trouvent plus belle. À l'issue des
débats qui se déroulent à huis clos, le troisième conseil de guerre la condamne à mort, à l'unanimité des juges.
Le 15 Octobre 1917, après le rejet de tous ses pourvois, l'espionne néerlandaise est conduite à l'aube au polygone
de Vincennes, le lieu habituel des exécutions. Devant le peloton, elle fait preuve de bravoure, refusant qu'on lui
bande les yeux. Personne ne réclamera son corps. Espionne maladroite, dont les services ne justifiaient sans
doute pas la condamnation à mort, elle est victime du contexte et de sa réputation. Ni victime innocente, ni
espionne dangereuse, Mata Hari meurt en actrice vieillissante, qui n'aura pas su prendre la mesure de son
dernier rôle. Elle est perçue aujourd'hui comme l'archétype de la femme fatale. En 2001, la fondation Mata Hari
et la ville natale de la danseuse, Leeuwarden, engagent l'avocat Thibault de Montbrial pour déposer une requête
en révision de son procès. Demande qui fut refusée. En repoussant le bandeau devant le peloton d'exécution, elle a
donné naissance à sa réputation de femme courageuse, interprétée au cinéma tour à tour par Greta Garbo, Marlène
Dietrich et Jeanne Moreau. Le 20 octobre 2013, la maison natale de Mata Hari a disparu dans les flammes.
Bibliographie et références:
- Anne Bragance, "Mata Hari: la poudre aux yeux"
- Philippe Collas, "Mata Hari: sa véritable histoire"
- Julie Charron, "Mata Hari"
- Lionel Dumarcet, "L'affaire Mata Hari"
- Bruno Fuligni, "Mata Hari, les vies insolentes de l'agent H 21"
- Paul Gordeaux, "Mata Hari, le crime ne paie pas"
- Frédéric Guelton, "Le dossier Mata Hari"
- Russell Warren Howe, "Mata Hari"
- Fred Kupferman, "Mata Hari: songes et mensonges"
- Georges Ladoux, "Les Chasseurs d'espions"
- Jean-Marc Loubier, "Mata Hari: la sacrifiée"
- Jean-Philippe Rivière, "Mata Hari, tombée pour la France ?"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes: littérature
10 personnes aiment ça.