"Je voudrais faire un livre qui dérange les hommes, qui soit comme une porte ouverte et qui les mène où ils n’auraient jamais consenti à aller, une porte simplement abouchée avec la réalité. J'aurais voulu trouver quelque chose d'intelligent à vous dire, pour bien marquer ce qui nous sépare, mais inutile. Je suis un esprit pas encore formé, un imbécile, pensez de moi ce que vous voudrez". Le temps est venu d’abandonner un certain nombre d’images attachées au nom d’Antonin Artaud (1896-1948). Pas pour réinsérer son nom dans une histoire bien pondérée de la littérature du XXème siècle, mais pour dégager l’authentique puissance de subversion de son œuvre du mythe auquel elle donna lieu. Un jour, il faudra d’ailleurs faire le récit de cette mythification, avec ses acteurs sincères, ses naïfs et ses profiteurs. L’un des effets de cette fascination fut de ne pas percevoir la folie d’Artaud d’abord comme aliénation et souffrance mais comme pur pouvoir de création et d’anarchie. L’extraordinaire singularité d’Artaud se trouva ainsi diluée au profit d’une généralité sans contours, sinon ceux des groupes qui se l’appropriaient: l’antipsychiatrie, les révoltés de Mai 68 ou les poètes de la "beat generation". En 1959, André Breton lançait déjà, avec une grandiloquence suspecte: "À jamais la jeunesse reconnaîtra pour sien cette oriflamme calcinée". Est-il besoin de brandir la figure bouleversée d’Artaud pour lui rendre justice ? Ce bouleversement, il est temps de l’évaluer avec conscience, hors du fanatisme imprécatoire qui mime sans profit l’attitude même du poète. En peu d’années, avec une fulgurance sans exemple, l'artiste a posé comme une nécessité absolue l’adéquation de son être, ou de l’être en général, et de sa littérature, comme il le fit également, à un autre niveau, pour le cinéma, le dessin et surtout le théâtre. L’œuvre d’Antonin Artaud s’inscrit dans le prolongement de la voie ouverte au siècle précédent par Rimbaud, qui invite à la danse des mots et des corps dans une "Saison en enfer". Artaud tentera lui aussi d’écrire le corps qui danse, d’entraîner le lecteur en deçà du langage et des signes, dans une écriture des rythmes, du cri, du mouvement et des gestes. Il s’agit pour cet écrivain d’échapper ainsi à son corps cadavre afin de se réincarner dans "le corps neuf de l’écriture", et il s’acharne à démembrer, désarticuler, désincarner, décharner à la fois son propre corps et le corps de la langue. Il se proclame un "insurgé du corps" et il ne cessera dans son œuvre de reconstruire son corps et le corps de la langue, de s’exproprier de son propre corps pour pouvoir s’approprier dans l’écriture un corps auto engendré.
"La vie elle-même n'est pas une solution, la vie n'a aucune espèce d'existence choisie, consentie, déterminée. Elle n'est qu'une série d'appétits et de forces adverses, de contradictions qui aboutissent ou avortent suivant les circonstances d'un hasard odieux. Ce qui unit les êtres c’est l’amour, ce qui les sépare c’est la sexualité. Seuls l’homme et la femme qui peuvent se rejoindre au-dessus de toute sexualité sont forts". Alchimie non pas du verbe, comme dirait Rimbaud, mais du corps, qu’il s’agira de transmuter dans le corps de son œuvre: "Car c’est le corps d’un écrivain qui tousse, crache, se mouche, éternue, renifle et souffle quand il écrit". Ce cours extrait des derniers écrits d’Artaud enracine le processus créateur de son œuvre dans la corporéité, un des pôles organisateurs de l’écriture moderne, qui se partage, entre une écriture du corps et une écriture de la pensée, qui fait de l’écriture la seule matrice à représentation. La focalisation de la critique contemporaine sur le rôle joué par le corps dans les processus de création, témoigne des enjeux actuels du rapport entre l’art et l'analyse. De façon générale, au-delà du champ de la littérature, les approches artistiques contemporaines engagent le corps du sujet de la modernité. Ainsi, dans le domaine des arts plastiques notamment, depuis les années soixante, le corps humain est devenu le support de nombre de créations artistiques, par exemple le body art ou l’art charnel. Artaud apparaît comme le précurseur ou l’annonciateur de cette centration des créateurs sur le corps humain, soumis par les artistes à des traitements extrêmes, corps fécalisés, transpercés, éviscérés, dépecés, torturés et aussi corps machiniques, désincarnés, dévitalisés, voire cadavérisés. Ses derniers écrits sont parcourus par l’obsession de "refaire l’anatomie" de l’homme, en le faisant passer, "sur la table d’autopsie". Artaud est l’aîné et ses parents ont donné naissance à huit enfants après lui, dont deux seulement survivront. Quand Artaud a quatre ans, deux jumeaux meurent, l’un à la naissance, l’autre peu après. À huit ans il perd sa sœur Germaine, âgée de sept mois, morte à la suite de mauvais traitements de sa nourrice et ce deuil le marquera profondément. Germaine est un signifiant clef de son œuvre, associé notamment à la germination de l’écriture et à la résurrection de son corps après les électrochocs de Rodez. Enfin Artaud lui-même a été un enfant chétif et fragile, très attaché à sa mère, qui semble avoir été habitée par la peur de le perdre, après le deuil d’un premier enfant. Sa famille est par ailleurs marquée par une atmosphère d’inceste, avec de nombreux mariages consanguins. ses deux grands-mères notamment étaient sœurs. Ce brouillage des générations et le thème de l’inceste se trouvent au cœur de son œuvre.
"Le mal est disposé inégalement dans chaque homme, comme le génie, comme la folie. Le bien comme le mal sont le produit des circonstances et d'un levain plus ou moins agissant. J'ai très besoin, à côté de moi, d'une femme simple et équilibrée, et dont l'âme inquiète et trouble ne fournirait pas sans cesse un aliment à mon désespoir". Bien au-delà des particularités de sa biographie, le génie d’Artaud se manifeste dans sa conception d’une œuvre, qui se caractérise par un destin similaire du corps et du mot: l’écrivain ne cessera de décliner sa terreur d’une momification dans le corps de son œuvre. Le style lui fait horreur et il refuse en quelque sorte l’imposition d’une langue préétablie, figée et aliénante, il rejette l’inscription dans la langue commune, dans le corps mort de la langue maternelle, où l’on est nommé avant même de parler. Artaud se propose donc de refaire conjointement son propre corps et le corps de la langue. Se refaire un corps neuf, pour échapper à la putréfaction, et refaire le corps de la langue, pour échapper à la momification dans la langue mère, pour ne plus être parlé et pensé par l’autre. Les textes d’Artaud mettent en scène à la fois le refus de son inscription dans une généalogie et son rejet de la langue des ancêtres. Dans "Suppôts et supplications", il dénonce ce qu’il nomme "l’éternel pli conforme de papa maman". Il refuse d’être né d’un père et d’une mère et dénie jusqu’à sa naissance: "Je ne me souviens pas d’être jamais né, je me souviens de n’être jamais né". Poète, théoricien du théâtre, acteur, dramaturge et essayiste français, Antonin Artaud est né le quatre septembre 1896 à Marseille. La poésie, la mise en scène, la drogue, les pèlerinages, et le dessin, chacune de ces activités a été un outil entre ses mains, un moyen pour atteindre un peu de vérité. Contrairement à ses contemporains il a conscience de la fragilité de la pensée et se revendique timidement en quête d’un absolu dans ce domaine. Toute sa vie, il a lutté contre des douleurs physiques, diagnostiquées comme issues de syphilis héréditaire, avec des médicaments, des drogues. Cette omniprésence de la douleur influe sur ses relations comme sur sa création. Il subit aussi des séries d’électrochocs lors d’internements successifs, et il passe les dernières années de sa vie dans des hôpitaux psychiatriques, notamment celui de Rodez. Si ses déséquilibres mentaux ont rendu ses relations humaines difficiles, ils ont aussi contribué à alimenter sa création. À partir de 1914, il fait des séjours en maison de santé, conséquence possible d'une méningite qui l'atteint à l'âge de cinq ans. Il éprouve alors, dira-t-il, "une faiblesse physiologique qui touche à la substance même de ce qu'il est convenu d'appeler l'âme". Il parlera également, dans une lettre à Jacques Rivière, d'une effroyable maladie de l'esprit. Son œuvre apparaît en partie due à l'oppression exercée par des souffrances continuelles d'ordre nerveux et physiologique, qui firent de son existence une tragédie.
"Ces derniers temps, je ne te voyais plus sans un sentiment de peur et de malaise. Je sais très bien que c'est ton amour qui te fabrique tes inquiétudes sur mon compte, mais c'est ton âme malade et anormale comme la mienne qui exaspère ces inquiétudes et te ruine le sang". Inventeur du concept de "théâtre de la cruauté" dans "Le Théâtre et son double", Artaud a tenté de transformer radicalement la littérature et surtout le théâtre. S’il n’y est pas parvenu de son vivant, il a certainement influencé les générations de l’après Mai 68, en particulier le théâtre américain, et les situationnistes de la fin des années 1960 qui se réclamaient de son esprit révolutionnaire. Antonin connaît à Marseille une petite enfance choyée dont il garde des souvenirs de tendresse et de chaleur. Cette enfance est cependant perturbée par la maladie. Le premier trouble apparaît à l’âge de quatre ans et demi, lorsque l’enfant se plaint de maux de tête et qu’il voit double. On pense à une méningite consécutive à une chute. Déjà, on préconise l’électricité pour le soigner. Son père se procure une machine qui transmet l’électricité par des électrodes fixées sur la tête. Mais son premier grand choc vient de la mort d’une petite sœur âgée de sept mois, bousculée par un geste violent d’une bonne. Elle apparaît dans les écrits d’Antonin Artaud comme une de ses "filles de cœur". Antonin Artaud a quatorze ans lorsqu’il fonde, avec ses camarades du collège du Sacré-Cœur de Marseille, une petite revue où il publie ses premiers poèmes inspirés de Charles Baudelaire, d’Arthur Rimbaud ou Edgar Poe. Mais lors de sa dernière année de collège, en 1914, il est atteint de dépression, ne se présente pas au baccalauréat, et l’année suivante, sa famille le conduit à Montpellier pour consulter un spécialiste des maladies nerveuses. Il est envoyé au sanatorium de la Rouguière, en 1915 et 1916 et publie en février 1916 des poèmes dans "La Revue de Hollande". Le conseil de révision le déclare d’abord bon pour le service avant que l’armée le réforme provisoirement pour raisons de santé, puis définitivement en décembre 1917 grâce à l’intervention de son père. L’année 1914 est un tournant dans la vie du jeune homme, à cause de la guerre, mais c’est aussi pour Antonin sa dernière année de collège. Il doit passer l’examen de philosophie, mais son état de santé ne le lui permet pas. Il est en état de dépression après avoir connu sa première expérience sexuelle, qu’il décrit comme dramatique, comme un traumatisme sur lequel il reviendra souvent dans ses écrits. Il a le sentiment qu’on lui a volé quelque chose. Entre 1917 et 1919, il fait un certain nombre de séjours dans des lieux de cure et maisons de santé. Il peint, dessine, écrit. Éclosion de ses vocations.
"Je ne veux plus vivre auprès de toi dans la crainte. J'ajouterai à cela que j'ai vraiment besoin d'une femme qui soit uniquement à moi et que je puisse trouver chez moi à toute heure. Je suis désespéré de solitude. Je ne peux plus rentrer le soir, dans une chambre, seul, et sans aucune des facilités de la vie à portée de ma main". Vers sa vingtième année, il a l'idée d'un "théâtre spontané" qui donnerait des représentations dans les usines. Il devient d'abord devenir comédien, grâce au docteur Toulouse, qui lui fait écrire quelques articles pour sa revue Demain et lui fait rencontrer Lugné-Poe au début de 1921. Le directeur du "Théâtre de l'Œuvre" lui confie un petit rôle dans "Les Scrupules de Sganarelle" d'Henri de Régnier. Remarqué par Charles Dullin, qui l'engage à l'Atelier, il y joue "avec le tréfonds de son cœur, avec ses mains, avec ses pieds, avec tous ses muscles, tous ses membres". Instable, il passe en 1923 chez Pitoëff. Prévu pour le rôle du souffleur dans "Six personnages en quête d'auteur" de Pirandello, il disparaît le jour de la générale. L’aventure théâtrale d’Artaud commence en 1922 avec la première répétition des spectacles de l’Atelier, où il joue "L’Avare" de Molière. Suivront d’autres rôles, toujours avec Dullin qui lui demande de dessiner les costumes et les décors de "Les Olives de Lope" de Rueda. Parallèlement, il est acteur de cinéma. Il tient entre autres rôles celui du moine Massieu dans "La Passion de Jeanne d'Arc" de Carl Theodor Dreyer et grâce à son oncle, obtient un petit rôle dans "Mater dolorosa" d'Abel Gance. Mais c'est surtout son incarnation du personnage de Marat dans le "Napoléon" du même réalisateur qui est restée mémorable. Gance le décrit comme une "sorte de nain, homme jaune qui assis semble difforme. Sa bouche distille sans cesse avec âpreté les mots les plus durs contre Danton". Le cinéma lui apparaît comme un médium essentiellement sensuel qui vient bouleverser toutes les lois de l'optique,de la perspective et de la logique. Le mois de mars 1923 est aussi celui de sa rupture avec Charles Dullin, au moment où l’Atelier crée "Huon de Bordeaux" mélodrame dans lequel Artaud a le rôle de Charlemagne. Mais il est en total désaccord avec le metteur en scène et l’auteur de la pièce sur la manière de jouer. Fin mars, le rôle est repris par un autre acteur: Marcel Achard. Interrogé, Artaud aurait dit: "Moi j'ai quitté l'Atelier parce que je ne m'entendais plus avec Dullin sur des questions d'interprétation. Aucune méthode mon cher. Ses acteurs ? De pures marionnettes".
"Il me faut un intérieur, il me le faut tout de suite, et une femme qui s'occupe sans cesse de moi qui suis incapable de m'occuper de rien, qui s'occupe de moi pour les plus petites choses. Une artiste comme toi a sa vie, et ne peut pas faire cela". Par l’intermédiaire de Madame Toulouse, Antonin est alors présenté à André de Lorde, auteur de Grand-Guignol, bibliothécaire de métier. André de Lorde a ainsi déjà mis en scène une adaptation d’une nouvelle d’Edgar Poe "Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume" qui se déroule dans un asile d’aliénés. Et il a mis au point ce qu’il nomme le "Théâtre de la peur" et le "Théâtre de la mort", un style qui va inspirer Antonin Artaud pour le "Théâtre de la cruauté". Engagé par Jacques Hébertot, Artaud interprète le rôle du souffleur au"Théâtre de la Comédie des Champs-Élysées" dans la pièce de Pirandello, "Six personnages en quête d’auteur", montée par Georges Pitoëff, avec Michel Simon dans le rôle du directeur. En 1946, Antonin Artaud décrit son entrée en littérature ainsi: "J'ai débuté en littérature en écrivant des livres pour dire que je ne pouvais rien écrire du tout, ma pensée quand j'avais quelque chose à dire ou à écrire était ce qui m'était le plus refusé". Il a une prédilection pour les rôles de victimes ou pour des rôles qu'il tend à transformer en rôles de victimes. En 1923, il publie un court recueil de poèmes, "Tric-Trac du ciel". Il en publie également dans des revues, même si la Nrf refuse de les accueillir. C'est d'ailleurs à l'occasion de ce refus qui lui est signifié par Jacques Rivière, que son œuvre commence véritablement. Un dialogue épistolaire s'engage alors entre les deux hommes, Artaud acceptant d'emblée comme valables toutes critiques que lui adresse Rivière à l'égard de ses écrits, tout en revendiquant de sa part la reconnaissance d'un intérêt littéraire dans la mesure où les maladresses et les faiblesses mêmes qui lui sont reprochées rendent compte de l'étrange phénomène spirituel qu'il subit et qu'il décrit en ces termes:"Je souffre d'une effroyable maladie de l'esprit. Ma pensée m'abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu'à sa matérialisation dans les mots. Il y a donc quelque chose qui détruit bien ma pensée."
"Tout ce que je te dis est d'un égoïsme féroce, mais c'est ainsi. Il ne m'est même pas nécessaire que cette femmes soit très jolie, je ne veux pas non plus qu'elle soit d'une intelligence excessive, ni surtout qu'elle réfléchisse trop". Dans les livres qui succèdent ainsi à cette "Correspondance avec Jacques Rivière", publiée en 1927, il s'assignera pour but de transcrire avec la plus grande fidélité cette étrangeté qui l'habite, cherchant à soumettre, en les déterminant par le verbe, ces "forces informulées" qui l'assiègent: en les localisant ainsi, il s'en désolidarise, échappant par là même au risque de se laisser totalement submerger par elles. Il peut en outre espérer, s'il parvient à rendre compte de ses troubles grâce à la magie d'une savante transcription évocatoire, obtenir alors du lecteur une reconnaissance de leur existence et par là même sortir de cette manière de néant où sa monstruosité psychique le place, le bannissant du monde des humains. Cependant, si l'investigation systématique que l'écrivain poursuit alors vis-à-vis de lui-même aide à mettre au jour les processus les plus subtils de la pensée, lesquels demeurent cachés à ceux qui, sains d'esprit, ne ressentent pas le manque révélateur de son essence, celle-ci débouche par ailleurs sur une contradiction fondamentale qu'il ne cessera de vivre tragiquement: celle de vouloir "se déterminer, comme si ce n'était pas lui-même qui se déterminait, se voir avec les yeux de son esprit sans que ce soient les yeux de son esprit, conserver le bénéfice de son jugement personnel en aliénant la personnalité de ce jugement, se voir et ignorer que c'est lui-même qui se voit" ("Bilboquet", publication posthume). Sa tentative de prendre continuellement conscience du vertige psychique qui le désoriente et l'affole précipitera en fait plus avant le poète vers "un effondrement central de l'âme", un état de "bête mentale", paralysé par le regard qu'il dirige sur lui-même dans une sorte d'hypnotisme narcissique où il ne ressent, à la limite, plus "rien, sinon un beau pèse-nerfs, une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l'esprit". À la fin de 1924, Antonin Arthaud adhère au mouvement surréaliste. Par l'intermédiaire du peintre André Masson, il rencontre la plupart de ceux qui animent ce mouvement, surmontant ainsi la méfiance première qu'il avait à leur égard.
"Il me suffit qu'elle soit attachée à moi. Je pense que tu sauras apprécier la grande franchise avec laquelle je te parle et que tu me donneras la preuve d'intelligence suivante: c'est de bien pénétrer que tout ce que je te dis n'a rien à voir avec la puissante tendresse, l'indéracinable sentiment d'amour que j'ai et que j'aurai alors inaliénablement pour toi, mais ce sentiment n'a rien à voir lui-même avec le courant ordinaire de la vie". Il collabore à "La Révolution surréaliste", rédige le tract du vingt-sept janvier 1925. Mais le malentendu porte sur le mot révolution. Pour Artaud, il s'agit d'être "révolutionnaire dans le chaos de l'esprit", et il conçoit le surréalisme comme "un cri de l'esprit qui retourne vers lui-même". Une lettre d'André Breton le sommant de renoncer à collaborer avec Roger Vitrac est l'occasion d'une rupture devenue inévitable. Refusant l'action politique, faisant ses adieux au surréalisme en juin 1927 ("À la grande nuit ou le bluff surréaliste"), il explique que pour lui le surréalisme, le vrai, n'a jamais été qu'"une nouvelle sorte de magie". "Le Pèse-nerfs" (1925) et "L'Ombilic des limbes" (1925) restent les meilleurs témoignages de cette période de l'activité créatrice d'Artaud. On note même la présence de petits textes surréalistes conçus pour le théâtre, comme "Le Jet de sang". Mais désormais Artaud laisse à Breton le rôle de dictateur. Dès le vingt avril 1924, dans un article publié dans Comoedia intitulé "L'évolution du décor", Artaud exprime sa ferme intention de "re-théâtraliser le théâtre", de substituer au "théâtre de bibliothèque" de Henry Becque et même au "théâtre théâtral" de Gaston Baty un "théâtre dans la vie". L'aventure du Théâtre Alfred Jarry va illustrer cette intention. Artaud publie dans la Nrf un article où il annonce la fondation du Théâtre Alfred Jarry pour promouvoir l'idée d'un "théâtre absolument pur", d'un "théâtre complet", et faire triompher la "force communicative" de l'action. Il entre en résistance.
"Et elle est à vivre, la vie. Il y a trop de choses qui m'unissent à toi pour que je te demande de rompre, je te demande de changer nos rapports, de nous faire chacun une vie différente, mais qui ne nous désunira pas". Cette tentative aboutit à quatre spectacles mémorables: un premier spectacle réunissant les trois fondateurs. Artaud, "Ventre brûlé ou la mère folle"; Max Robur alias Robert Aron, "Gigogne"; Roger Vitrac, "Les Mystères de l'amour" en juin 1927. La projection du film de Poudovkine, "La Mère", accompagnée du seul troisième acte de "Partage de midi" de Paul Claudel, le quinze janvier 1928, "Le Songe d'August Strindberg", le deux juin 1928, "Victor ou les enfants au pouvoir" de Roger Vitrac, le vingt décembre 1928 et le deux janvier 1929. L'entreprise sombre alors dans l'agitation suscitée par les surréalistes, Breton en tête, l'hostilité publique et les difficultés financières. Le projet sera repris dans les années trente. Antonin Artaud fixe le "principe d'actualité". En 1931, il découvre le théâtre balinais, où il sent "un état d'avant le langage et qui peut choisir son langage. "Musique, gestes, mouvements, mots". Il affirme "la prépondérance absolue du metteur en scène dont le pouvoir de création élimine les mots". Après avoir pensé à un "Théâtre de la Nrf", pour lequel il essaie vainement d'obtenir la collaboration d'André Gide, il évolue vers un "Théâtre de la cruauté", qu'il annonce en août 1932 et qui va aboutir alors, après différents projets et essais, aux représentations des "Cenci" aux Folies-Wagram en mai 1935. Artaud n'est pas allé au bout de ses intentions. Ce qu'il a écrit est encore le texte d'une tragédie, inspirée de Percy Bysshe Shelley, mais il a travaillé ce texte comme une partition musicale, il a lui-même impressionné le public en jouant le rôle du vieux Cenci, bourreau devenu victime. Cruauté reste le mot clef d'Antonin Artaud dans les textes des années trente, qui seront recueillis en 1938 dans "Le Théâtre et son double", livre décisif, qui contient la théorie du "Théâtre de la cruauté" et divers témoignages sur ses possibles ou réelles illustrations. "Par ce double", précise l'auteur dans une lettre à Jean Paulhan, "j'entends le grand agent magique dont le théâtre par ses formes n'est que la figuration en attendant qu'il en devienne la transfiguration." Artaud ne se contente pas de mettre en scène, par tous les procédés connus de l'illusion théâtrale, des scènes cruelles avec des bourreaux et des vraies victimes. il veut exercer lui-même la cruauté, faire souffrir l'acteur, "faire souffrir la scène", "faire crier" le spectateur.
"Car on ne peut accepter la vie qu’à condition d’être grand, de se sentir à l’origine des phénomènes, tout au moins d’un certain nombre d’entre eux. Sans puissance d’expansion, sans une certaine domination sur les choses, la vie est indéfendable. Une seule chose est exaltante au monde: le contact avec les puissances de l’esprit". Avant même la publication du "Théâtre et son double", Antonin Artaud quitte Paris et la France, comme pour vérifier la présence ailleurs de cette magie qu'il voulait recréer sur scène. C'est le sens de son voyage de 1936 au Mexique, où il part à la recherche du peyotl, cette drogue dont l'ingestion correspond pour les Indiens Tarahumaras à un rite d'identification totale à la race, de rentrée en soi-même. Il en résulte un beau livre sur "Les Tarahumaras", qu'il faut lire moins comme un documentaire sur les Indiens que comme un témoignage sur la lutte d'Artaud aux prises avec les profondeurs de l'être. L'année suivante, il se rend en Irlande, d'où il rapporte ce qu'il croit être la canne de saint Patrick. Il l'exhibe sur le bateau qui le ramène en France et aurait menacé de sa puissance secrète les autres passagers. "Sur le plan terre à terre", observe alors André Breton, qui s'intéresse désormais à Artaud, "l'homme, et la société dans laquelle il vit, est passé tacitement à un contrat qui lui interdit certains comportements extérieurs, sous peine de voir se refermer sur lui les portes de l'asile ou de la prison. Il est indéniable que le comportement d'Artaud sur le bateau qui le ramenait d'Irlande en 1937 fut de ceux-là. Ce que j'appelle "passer de l'autre côté", c'est, sous une impulsion irrésistible, perdre de vue ses défenses et les sanctions qu'on encourt à les transgresser." Antonin Artaud est interné successivement à Quatremare, à Sainte-Anne, à Ville-Evrard. En 1942, inquiets du sort de leur ami dément en zone occupée, Paul Éluard et Robert Desnos demandent au docteur Ferdière de le prendre dans son asile de Rodez. Il va y subir un traitement par électrochoc. Antonin Artaud en profitera alors pour écrire.
"Mais si j’enfonce un mot violent comme un clou je veux qu’il suppure dans la phrase comme une ecchymose à cent trous. Je vous veux pour votre sensibilité". Les "Lettres de Rodez", écrites du dix-sept septembre au vingt-sept novembre 1945 à l'intention d'Henri Parisot, traducteur de Lewis Carroll, et publiées en 1946, constituent un témoignage bouleversant sur cet internement, sur cette cure contestable, et sur les souffrances d'un homme qui, dès la lettre qu'il adresse le vingt-deux octobre 1923 à sa compagne d'alors, Genica Athanassiou, dit que l'"idée de souffrance" est "plus forte"pour lui "que l'idée de guérison, l'idée de la vie". Alarmé, un comité se réunit pour le délivrer. Le docteur Ferdièrey consent le dix-neuf mars 1946. Le vingt-six mai, l'écrivain arrive à Paris. Confié aux soins du docteur Delmas, à Ivry, il bénéficie d'une relative liberté et d'une certaine autonomie. Un soutien s'organise alors, des présences attentives veillent sur lui, en particulier celle de Paule Thévenin. Le créateur retrouve ses droits. À l'occasion d'une exposition Van Gogh au Musée de l'Orangerie en janvier 1947, il écrit un long texte, "Van Gogh le suicidé de la société". Il n'y a pas loin, il le sait et il veut qu'on en soit persuadé, de Vincent Van Gogh à Artaud le Mômo. Le ton de ces nouveaux écrits est âpre, l'ironie mordante, le style jaculatoire. Ainsi, écrit-il, "on peut parler de la bonne santé mentale de Van Gogh qui, dans toute sa vie, ne s'est fait cuire qu'une main et n'a pas fait plus,pour le reste, que se trancher une fois l'oreille gauche, dans un monde où on mange chaque jour du vagin cuit à la sauce verte ou du sexe de nouveau-né flagellé et mis en rage, tel que cueilli à sa sortie du sexe maternel". De cette violence intime témoignent l'émission "Pour en finir avec le jugement de Dieu", que la radio renonce à diffuser, la Conférence-spectacle au Théâtre du Vieux-Colombier et maints textes tardifs où éclate une ironie féroce sur le monde et sur lui-même. Le dernier "Théâtre de la cruauté", dans le texte qui porte ce titre, daté du dix-neuf novembre 1947, c'est le théâtre du corps souffrant d'Antonin Artaud, rongé par le cancer dont il va mourir à Ivry-sur-Seine le quatre mars 1948. Il est enterré civilement au cimetière parisien d’Ivry par le cercle de ses amis. Sa famille fera transférer ses restes près de trente ans plus tard, en mars 1975, au cimetière Saint-Pierre à Marseille.
Bibliographie et références:
- Évelyne Grossman, "Antonin Artaud, œuvres"
- Florence de Mèredieu, "Antonin Artaud, Portraits et gris-gris"
- Franck Jotterand, "Le nouveau théâtre américain"
- Marc de Smedt, "Antonin Artaud l'homme et son message"
- Jean-Pierre Le Goff, "Mai 68, l'héritage impossible"
- Jacques Derrida, "L'écriture et la différence"
- Thomas Maeder, "Antonin Artaud"
- Paule Thévenin, "Antonin Artaud"
- Laurent Vignat, "Antonin Artaud, le visionnaire hurlant"
- Jérôme Prieur, "La véritable histoire d’Artaud le mômo"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"La réalité ne pardonne pas qu'on la méprise. Elle se venge en effondrant le rêve, en le piétinant, en le jetant en loques dans un tas de boue. Le mouvement lui paraissait d'ailleurs inutile et l'imagination lui semblait pouvoir aisément suppléer à la vulgaire réalité des faits". Élève le plus zélé de Zola et de l’école naturaliste à ses débuts, héritier du Baudelaire des "Fleurs du mal", Joris-Karl Huysmans (1848-1907) n’a pas fini de faire parler de lui. Son œuvre se fait l’écho de ses propres crises intérieures et d’une époque de métamorphoses de la société française: industrialisation, découvertes scientifiques, destruction du vieux Paris sous les trouées hygiénistes du baron Haussmann. Fils d’un immigré hollandais qui travaillait comme lithographe et d’une institutrice française, Huysmans, né Charles Marie Georges Huysmans, a passé trente ans comme employé au service du ministère français de l’Intérieur, tout en produisant une œuvre que l’on juge aujourd’hui considérable. Depuis les débuts naturalistes de "Marthe, Histoire d’une fille" (1876) jusqu’à "En route" (1895), en passant par "À rebours" (1884), son roman alors le plus célèbre, la trajectoire de Joris-Karl Huysmans a suivi étroitement, faut-il comprendre, celle des protagonistes de ses romans. Jean des Esseintes, son héros inusité, aristocrate en fin de ligne, dandy solitaire revenu de tout, hypocondriaque écrasé par un spleen sans issue, esthète "fini" et critique discret de la bourgeoisie triomphante de la fin du XIXème siècle, a vite marqué les esprits. La portée de Huysmans est bien réelle. L’"orgue à parfums" qu’il imaginait dans "À rebours", par exemple, a vite été adopté par les plus grands parfumeurs. Et pourtant: "Je pensais écrire pour dix personnes, ouvrer une sorte de livre hermétique, cadenassé aux sots". Formidable styliste, Huysmans avance à découvert avec son pessimisme profond sur la nature humaine, de l’ironie à revendre, un humour peint en noir. Mais les protagonistes de ses romans ne sont en réalité que des déguisements: Huysmans nous parle de lui-même, cela ne fait aucun doute. La magie noire et le satanisme, les séances de spiritisme, les consolations de l’art, l’écrivain aura tout essayé pour combattre son "dégoût de l’existence". L’époque, même sur le plan spirituel, était aux expérimentations. Converti au catholicisme en 1891, son orgue à parfums présentera désormais des dominantes d’encens et de cire entre les plains chants et le "De profundis". Devant les excentricités radicales d’"À rebours", Barbey d’Aurevilly: "Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix". Rappelant cette phrase dans une préface, quelques années avant sa mort, l'auteur se permet de l’actualiser: "C’est fait."
"Il faut avoir vécu dans la promiscuité des hospices et des camps pour alors apprécier la valeur d’une cuvette d’eau, pour savourer la solitude des endroits où l’on met culotte bas, à l’aise". Il y a un mystère Huysmans. Adoubé par Zola, admiré par Maupassant, il fait partie des premiers "naturalistes", et participe, avec "Sac au dos", au fameux recueil des Soirées de Médan, auquel Maupassant donnera "Boule de suif" qui, en 1880, sera considéré comme un véritable manifeste de l’école inspirée par l’auteur de "L’Assommoir". Mais, dès 1884, avec "À rebours", il prend ses distances avec le maître, rupture consommée avec "En rade", en 1886. Dès lors, son itinéraire littéraire se double d’un itinéraire spirituel, qui le mène au satanisme de "Là-bas" (1891), avant sa conversion en 1892 à la religion catholique, qui imprégnera "En route"(1895), puis "La Cathédrale" (1898) et "L’Oblat" (1903). Il correspond avec Léon Bloy. Son dernier livre important a pour titre "Les Foules de Lourdes", en 1906. On est loin, alors, du jeune romancier qui, en 1876, faisait son entrée en littérature avec "Marthe, histoire d’une fille", qui aurait pu être signé par les frères Goncourt. Au XXème siècle, son nom restera connu, mais sa célébrité dans le grand public tiendra essentiellement à "À rebours", lu hors du contexte de l’œuvre prise dans son ensemble. Ses autres romans seront peu réédités dans la deuxième moitié du XXème siècle. "Un inexplicable amalgame d'un parisien raffiné et d'un peintre de la Hollande", tel est, selon ses propres termes, le portrait de Joris-Karl Huysmans. Si l'on y ajoute une sensibilité maladive et exacerbée, une bile toujours prête à s'échauffer et à se déverser en flots de hargne et de rancune contre une époque honnie, des maux d'estomac avivés par l'infâme "tambouille" des gargotes de la capitale, fléau inévitable pour un petit fonctionnaire, on aura une approche de l'univers de médiocrité et de mesquinerie voulue où croupit une œuvre ancrée dans la réalité la plus quotidienne. Mais c'est en esthète, au style savoureux empreint d'un relent de faisandé d'échoppe d'apothicaire, en artiste amoureux de la couleur et de la lumière intimiste, qu'il dénonce les platitudes de l'existence petite-bourgeoise auxquelles on n'échappe que dans la retraite authentique du cloître où survivent les beautés non mercantiles de la liturgie et du plain-chant. Parisien d'adoption, c'est au cœur du quartier Latin que naît ce demi-hollandais fier de ses origines. Le remariage de sa mère ne sera guère étranger à la misogynie dont témoigne toute son œuvre et toute sa correspondance, jusqu'à la réconciliation en Marie, la mère des mères. Après un baccalauréat passé avec succès commence, faute de ressources, une vie hybride d'étudiant-fonctionnaire. Une ou deux années suffisent à épuiser les joyeusetés estudiantines ainsi que la générosité familiale; aussi Huysmans s'installe-t-il pour un bail, qui fut de vingt-cinq ans, dans l'administration. Belle fidélité à une carrière de gratte-papier dont de vertueux exemples familiaux lui traçaient la voie, interrompue seulement par un bref et peu héroïque séjour sous les drapeaux.
"Puisque, par le temps qui court, il n’existe plus de substance saine, puisque le vin qu’on boit et que la liberté qu’on proclame, sont frelatés et dérisoires, puisqu’il faut enfin une singulière dose de bonne volonté pour croire que les classes dirigeantes sont respectables et que les classes domestiquées sont dignes d’être soulagées ou plaintes, il ne me semble, conclut des Esseintes, ni plus ridicule ni plus fou, de demander à mon prochain une somme d’illusion à peine équivalente à celle qu’il dépense dans des buts imbéciles chaque jour, pour figurer que la ville de Pantin est une Nice artificielle, une Menton factice". Huysmans naît le cinq février 1848 au onze rue Suger dans le sixième arrondissement de Paris, d'un père néerlandais du nom de Godfried Huysmans, lithographe de profession, et d'une mère française, Malvina Badin, maîtresse d'école. Il passe toute son enfance dans cette maison. Il fit toute sa carrière au ministère de l'Intérieur, où il entra en 1866. En 1880, il collabore au journal "Le Gaulois", alors hostile à l'expulsion des jésuites décrétée par le gouvernement. Sous la pression de ses supérieurs hiérarchiques, il cesse sa collaboration. En tant que romancier et critique d’art, il prit une part active à la vie littéraire et artistique française dans le dernier quart du XIXème siècle et jusqu’à sa mort, en 1907. Défenseur du naturalisme à ses débuts, il rompit avec cette école pour explorer alors les possibilités nouvelles offertes par le symbolisme, et devint le principal représentant de l’esthétique fin de siècle. Dans la dernière partie de sa vie, il se convertit au catholicisme, renoua avec la tradition de la littérature mystique et fut un ami proche de l'abbé Mugnier. Atteint d’un cancer de la mâchoire, J.-K. Huysmans mourut célibataire à son domicile parisien du trente-et-un, rue Saint-Placide le douze mai 1907, et fut inhumé à Paris au cimetière du Montparnasse. La Société J.-K. Huysmans fut créée après sa mort à l’initiative de son ami le romancier Lucien Descaves. Par son œuvre de critique d’art, il contribua à promouvoir en France la peinture impressionniste ainsi que le mouvement symboliste, et permit au public de découvrir l’œuvre des artistes primitifs. Il fut aussi un conteur remarquable de Paris.
"S’aimer de loin et sans espoir, ne jamais s’appartenir, rêver chastement à de pâles appas, à d’impossibles baisers, à des caresses éteintes sur des fronts oubliés de mortes, ah ! C’est quelque chose comme un égarement délicieux et sans retour ! Tout le reste est ignoble ou vide. Mais aussi, faut-il que l’existence soit abominable pour que ce soit là le seul bonheur vraiment altier, vraiment pur que le ciel concède, ici-bas, aux âmes incrédules que l’éternelle abjection de la vie effare". Incorporé en 1870 dans les mobiles de la Seine, réformé, réintégré dans son ministère, il fait quelque temps après la guerre un voyage en Hollande, à la suite duquel il prend les prénoms de Joris-Karl. En 1874, il publie à ses frais "Le Drageoir aux épices", recueil de poèmes en prose, suivi d'un premier roman, "Marthe, histoire d'une fille". Ces débuts le font remarquer d'Émile Zola, en compagnie de Henry Céard, Guy de Maupassant, Paul Alexis et Léon Hennique, Huysmans, avec sa nouvelle "Sac au dos", collabore aux Soirées de Médan, recueil-manifeste de la toute jeune école naturaliste. En 1879, c'est à Zola qu'il dédie "Les Sœurs Vatard". Dès cette époque, cependant, son originalité s'affirme en marge du groupe. Son style d'abord, de visuel, de peintre, avec une précision et un coloris d'enluminure, le distingue véritablement des autres naturalistes. Le naturalisme, d'autre part, déborde d'une santé robuste, il manifeste une confiance presque mystique dans les forces élémentaires de la vie, tandis que Huysmans est un petit bourgeois hépatique et pessimiste, exhalant son écœurement devant le monde moderne qu'il considère composé en majorité "de sacripants et d'imbéciles". Dans "En ménage" (1881), "À vau-l'eau" (1882), c'est lui-même qu'il met en scène dans des personnages de petits célibataires lamentables aux prises avec des filles ou, comme M. Folantin, avec la mauvaise cuisine des restaurants à bon marché. Ces misères dérisoires prennent chez lui une importance démesurée, obsédante, car elles symbolisent l'absurdité d'existences ternes, inconnues, sans issue. Avec une sorte de parti pris et un impitoyable soin du détail, le romancier s'établit dans ce désespoir d'autant plus accablant qu'il ne tient pas à des circonstances exceptionnelles mais à l'essence même de la vie quotidienne. Tout en publiant ses livres, J.-K. Huysmans poursuit posément, exactement, sa carrière de fonctionnaire, suivant la filière administrative, voyageant peu, sans autres aventures que celles de son imagination, de sa passion pour l'art.
"Apprendre, deux, trois ans après, alors que la femme est inaccessible, honnête et mariée, hors de Paris, hors de France. Apprendre qu’elle vous aimait, alors que l’on n’aurait même pas, quand elle était là, osé le croire ! C’est le rêve, cela ! Il n’y a que ces amours réelles et intangibles, ces amours faites de mélancolies éloignées et de regrets quivalent ! Et puis il n’y a pas de chairs là-dedans, pas de levain d’ordures !". "À rebours" (1884) marque une rupture déjà plus nette avec l'esthétique naturaliste. Des Esseintes, le personnage de ce livre, est le type du "décadent" maniaque impuissant à renouveler sa sensation sinon par un détraquement systématique du système nerveux, par une recherche effrénée d'imaginations bizarres et d'excentricités morbides. C'est l'époque où le jeune Maurice Barrès s'écrie: "Réfugions-nous dans l'artificiel" et "À rebours" illustre le changement profond que va connaître la littérature avec le symbolisme. Des Esseintes reste pourtant de la même famille spirituelle que M. Folantin. Si leurs moyens d'évasion sont différents, c'est bien un même dégoût du siècle qui les anime. Huysmans arrive à une sorte de nihilisme qui justifie le dilemme où l'accule Barbey d'Aurevilly: "La bouche d'un pistolet ou les pieds de la Croix". Avant de se convertir, il passe par l'étape satanique avec "Là-bas" (1891), où s'exprime son intense curiosité des phénomènes surnaturels, suscitée par ses relations avec des occultistes, des magnétiseurs, et surtout avec le prêtre défroqué Joseph-Antoine Boullan. Huysmans vit alors pendant quelque temps entouré de pressentiments, de menaces mystérieuses. Il se croit victime des vengeances diaboliques des Rose-Croix, mais Boullan meurt en 1893 et le romancier se trouve désormais sous la seule influence de l'abbé Mugnier, qu'il a rencontré en 1891. C'est sur le conseil de celui-ci que, l'année suivante, il fait à la trappe d'Igny une retraite suivie, de 1894 à 1896, par plusieurs séjours à Solesmes et à Saint-Wandrille. À Igny, Huysmans se confesse et communie: conversion soudaine, racontée dans "En route", qui suscite une vive agitation dans les milieux littéraires parisiens. Centré sur le personnage de Durtal, le roman de sa conversion va se poursuivre par "La Cathédrale" (1898) et "L'Oblat" (1903). En 1898, il avait décidé de prendre sa retraite et d'aller mener la vie des oblats à côté de l'abbaye de Ligugé. C'est là qu'il écrit sa biographie de "Sainte Lydwine de Schiedam". Les moines ayant été expulsés par la loi sur les congrégations, Huysmans rentre à Paris, se retire chez les bénédictines de la rue Monsieur, fait paraître en 1906 "Les Foules de Lourdes", réplique au livre d'Émile Zola. La rupture avec le maître naturaliste était alors définitive.
"Le choix des pierres l’arrêta; le diamant est devenu singulièrement commun depuis que tous les commerçants en portent au petit doigt. Les émeraudes et les rubis de l’Orient sont moins avilis, lancent de rutilantes flammes, mais ils rappellent par trop ces yeux verts et rouges de certains omnibus qui arborent des fanaux de ces deux couleurs, le long des tempes. Quant aux topazes, brûlées ou crues, ce sont des pierres à bon marché, chères à la petite bourgeoisie qui veut serrer des écrins dans une armoire à glace". Il meurt à Paris le douze mai 1907, à l'âge de cinquante-neuf ans, après de terribles souffrances supportées avec une foi ardente. Car son christianisme est absolument sincère même si l'écrivain n'a rien renié de son esthétique passée. Converti, il garde le "style artiste"et renouvelle avec un réalisme imagé et savoureux la littérature catholique. Il a le droit de rester fidèle à l'art, puisque c'est l'art d'abord qui l'a attiré vers l'Église et attaché à elle. Le critique qui, en 1883, exaltait dans "L'Art moderne" des méconnus comme Paul Cézanne, Edgar Degas, Georges Seurat, Camille Pissarro et Odilon Redon, ne se lasse plus d'être émerveillé par le symbolisme de la cathédrale de Chartres, par les lumières colorées de ses vitraux, par les in-folios enluminés des vieux moines. J.-K. Huysmans est un merveilleux érudit, trop érudit pour être un véritable romancier: il s'occupe moins de construire une intrigue que de faire entrer dans son roman d'abondantes et passionnantes digressions sur l'art, l'histoire, la science, la bibliophilie, la religion. Peut-être est-il aussi trop réellement tourmenté par le problème de sa propre vie pour inventer des personnages. Il n'a pas eu de son vivant les triomphes de librairie d'un Zola ou d'un Maupassant, mais son succès est durable, entretenu par un cercle de fidèles fervents qui aiment en lui l'homme autant que l'écrivain. L'art comptait plus que tout.
"Décidément, aucune de ces pierreries ne contentait des Esseintes. Elles étaient d’ailleurs trop civilisées et trop connues. Il fit ruisseler entre ses doigts des minéraux plus surprenants et plus bizarres, finit par trier une série de pierres réelles et factices dont le mélange devait produire une harmonie fascinatrice et déconcertante". De par ses origines hollandaises, du côté de son père, graveur et miniaturiste, Joris-Karl Huysmans a toujours gardé une profonde attirance pour la peinture flamande (Rembrandt, Hals) puis germanique. Il a aussi ce trait incisif du graveur dans son écriture acérée et précise, et le goût du détail raffiné du miniaturiste. Il n'en demeure pas moins que Huysmans a été avant tout un homme de son temps, passionné par l'énergie de la modernité. Sa description du monde de l'art, elle aussi impitoyable, a gardé une forme d'actualité: "L'art étant devenu une des occupations recherchées des riches, les expositions se suivent avec un égal succès, quel que soit ce qu'on exhibe, pourvu que les négociants de la presse s'en mêlent, et que les étalages aient lieu alors dans une galerie connue". Ses chocs esthétiques, Huysmans va les trouver dans les peintres de la vie moderne: Caillebotte, Manet, Degas notamment, dont les œuvres sont profondément incarnées dans le réalisme, et dont la composition et le chromatisme sont puissants. À partir de 1876, Huysmans collabore, en tant que chroniqueur d’art, à différents journaux pour lesquels il rédige des comptes rendus des Salons de peinture. À cette occasion, il découvre les tableaux de plusieurs jeunes artistes indépendants qui exposent à l’écart des Salons officiels, où leurs œuvres sont systématiquement refusées par le jury. Il s’enthousiasme pour Édouard Manet. Dès lors, Huysmans prend la tête du combat visant à imposer l’impressionnisme au public, auquel il fait successivement découvrir les œuvres de Claude Monet, Edgar Degas, Gustave Caillebotte, Paul Cézanne, Camille Pissarro, Paul Gauguin, Georges Seurat, Jean-Louis Forain. Il fut par ailleurs un opposant farouche à l’art salonnier dont il fustige les principaux représentants: Alexandre Cabanel, Jean-Léon Gérôme ou Carolus-Duran. Il réunira par la suite ses nombreuses chroniques d’art dans deux recueils: "L’Art moderne" (1883) et "Certains" (1889). Claude Monet dira: "Jamais on n'a si bien, si hautement écrit sur les artistes modernes". Et Stéphane Mallarmé verra en Huysmans "le seul causeur d'art qui puisse faire lire de la première à la dernière page des Salons, plus neufs que ceux du jour". Après sa conversion au catholicisme vers 1895, Huysmans redécouvre ensuite l’art religieux, et en particulier la peinture des primitifs. Il signe alors de très beaux textes sur Matthias Grünewald, Roger van der Weyden, Quentin Metsys, ou enfin sur Robert Campin. Ce parisien lettré, raffiné et bohème sut décrire avec talent les paysages lépreux et les promiscuités troubles du ventre de Paris ouvrant une brèche féconde dans le pacte de lecture proposé par lui, de Marthe à des Esseintes.
Bibliographie et références:
- Henri Bachelin, "Un artiste complet: J.-K. Huysmans"
- Jean Borie, Huysmans: "Le Diable, le célibataire et Dieu"
- Alain Buisine, "Huysmans à fleur de peau, le goût des Primitifs"
- Gustave Boucher, "Une séance de spiritisme chez Huysmans"
- Joanny Bricaud, "J.-K. Huysmans et le satanisme"
- Gustave Coquiot, "Le Vrai J.-K. Huysmans"
- Léon Bloy, "Sur la tombe de Huysmans"
- André du Fresnois, "La conversion de Huysmans"
- Lucien Descaves, "Les dernières années de J.-K. Huysmans"
- Alain Vircondelet, "Huysmans, entre grâce et péché"
- Jérôme Solal, "Huysmans et l'homme de la fin"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Si les choses ne vont pas aussi mal pour vous et pour moi qu’elles eussent pu aller, remercions-en pour une grande part ceux qui vécurent fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes que personne ne visite plus. L'orgueil vient à notre aide, l'orgueil n'est pas une mauvaise chose quand il se contente de nous pousser à cacher nos propres blessures, et non à blesser autrui. Nos morts ne sont jamais vraiment morts, jusqu’à ce qu’on les oublie. Les étoiles sont le fruit doré d'un arbre hors d'atteinte". "Middlemarch" et "Le Moulin sur la Floss", deux œuvres magistrales de l'écrivaine anglaise George Eliot (1819-1880), née Mary Ann Evans, injustement oubliée, permettent de la découvrir. Elle est considérée comme un des plus grands écrivains victoriens. Ses romans, qui se situent dans une Angleterre provinciale, les Midlands ruraux, sont connus pour leur réalisme et leur profondeur psychologique. Elle prit un nom de plume à consonance masculine afin que son œuvre soit prise au sérieux. Même si les écrivaines de cette période publiaient librement sous leur vrai nom, l'usage d'un nom masculin lui permettait de s'assurer que ses œuvres ne soient pas perçues comme de simples romans d'amour. Elle souhaitait également être jugée séparément de son travail d'éditeur et de critique déjà reconnu. Enfin, elle désirait préserver sa vie privée des curiosités du public, notamment sa relation déshonorante avec George Henry Lewes, un homme marié avec qui elle vécut plus de vingt ans. Naguère lue, étudiée, commentée en France, elle y était un peu tombée dans l’oubli. Rien ne prédisposait Mary Ann Evans à la création littéraire, si ce n’est l’influence d’instituteurs, des voyages, des rencontres, des bibliothèques et surtout une soif d’apprendre, puis de créer. Avant d’aborder la fiction avec un recueil de nouvelles, elle apprend le grec, le latin, l’allemand, l’italien, s’intéresse à Spinoza dont elle traduira plus tard "L’Éthique", traduit "La Vie de Jésus" de Strauss et "L’Essence du christianisme" de Feuerbach. Deux ouvrages critiques qui firent scandale à l’époque. En exergue du "Moulin sur la Floss", une phrase de la Bible, reprise aux dernières lignes, "Dans la mort ils ne furent pas séparés". Son tragique s’étend sur la narration. Dans le moulin familial, la petite Maggie vit avec son frère Tom les plus belles heures de sa vie avant leur séparation, et le dur contact avec le réel: la ruine causée par l’imprévoyance de leur père, incapable de comprendre alors les mutations de l’Angleterre rurale. L’épreuve rend Tom insensible. Maggie vivra dans l’incertitude des sentiments, l’impossibilité d’accepter en elle le désir et même de lui donner un nom. Présente aux premières lignes, la Floss, "charmante petite rivière" capable de brusques colères, sera l’instrument du destin, réunissant dans la mort le frère et la sœur. La souffrance d’être réprouvée fait écho à des épisodes douloureux de la vie de George Eliot: l’incompréhension de son père quand elle refuse d’assister à un office religieux. Celle de son frère quand il découvre sa liaison avec un homme marié. Le dénouement renvoie bien sûr aux figures de Tristan et Yseult dont l’union dans la mort hante la poésie et la fiction européennes. Les plus grands ont reconnu ce qu’ils lui devaient, pour ne citer que Marcel Proust, écrivant en septembre 1910: "Deux pages du "Moulin sur la Floss" me font pleurer".
"Nos vies sont tellement liées entre elles qu'il est absolument impossible que les fautes des uns ne retombent pas sur les autres. Même la justice fait ses victimes, et nous ne pouvons concevoir aucune punition qui ne s'étende en ondulations de souffrances non méritées au delà de son but". Née le vingt-deux novembre 1819 dans le Warwickshire en Angleterre et décédée le vingt-deux décembre 1880 à Londres, George Eliot, de son vrai nom Mary Ann Evans, est une romancière, poète, journaliste, traductrice et critique de l’époque victorienne. Issue d’une famille aisée de fermiers, George Eliot est, dès ses cinq ans, éduquée dans divers collèges pour jeunes filles. En 1835, elle doit interrompre ses études et rentre à la maison pour s’occuper de sa mère Christiana Pearson, qui est tombée malade. Suite à sa disparition, elle lui succède dans la gestion du ménage familial, en prenant soin de ses frères et sœurs ainsi que de son père Robert Evans tout en poursuivant sa formation à la maison. À partir de 1840, elle fréquente à Coventry les salons intellectuels de milieux politiques libéraux et de libres penseurs, comme Charles Bray et l’écrivaine Cara Bray, son épouse. Quand son père décède en mai 1849, Mary Ann Evans a trente ans. Elle refuse alors d’aller vivre avec son frère et son épouse et part en voyage en Suisse avec les Bray. Une fois arrivée à Genève, qu’elle dépeignait quelque temps auparavant comme "le genre de ville romantique dans laquelle il serait merveilleux de passer un an, en lisant, en réfléchissant dans un attique", Mary Ann Evans prend la décision d’y séjourner seule. Elle loge quelques semaines dans une pension proche des bâtiments qui aujourd’hui abritent l’Organisation des Nations unies, puis se lie d’amitié avec le couple de peintres Julie et François d’Albert-Durade, qui l’invitent dans leur maison à la rue de la Pélisserie. En mars 1850, après un séjour de près de huit mois à Genève, Mary Ann Evans repart, mais pendant de longues années elle reste alors en correspondance avec ses amis. François d’Albert-Durade est le principal traducteur français de son œuvre. Dix ans après son voyage, elle reprendra ses souvenirs sur ce séjour genevois décisif dans sa nouvelle, s’inspirant du genre fantastique, "The Lifted Veil". De retour en Angleterre, Mary Ann Evans s’installe à Londres et s’insère dans le monde de la politique et du journalisme. Elle devient la rédactrice de la prestigieuse "Westminster Review" et se rapproche d’Herbert Spencer, théoricien du darwinisme social. Sa vie personnelle est marquée par des choix qui suscitent alors le scandale. En couple depuis 1854 avec l’écrivain George Henry Lewes, qui est séparé de sa femme, elle ne peut faire ménage commun qu’en abandonnant l’Angleterre pour voyager avec lui en Allemagne. À leur retour, marginalisés, ils ne peuvent pas s’installer à Londres et déménagent à Richmond. Des années passent avant que le couple ne soit réadmis dans la société londonienne. Mary Ann Evans est désormais une éditrice, critique littéraire et traductrice reconnue. C’est pour protéger sa vie privée et professionnelle que, lorsqu’elle fait paraître en 1856 ses premières nouvelles, elle choisit un nom de plume masculin, George Eliot, comme le fit ainsi George Sand.
"Le sentiment d’être un gentleman ne devrait faire qu’un avec le sentiment d’être un homme. Oh j’ai relativement une vie facile. J’ai essayé d’être institutrice et je ne suis pas faite pour cela, j’ai l’esprit trop indépendant. N’importe quelle tâche pénible vaut mieux, je trouve, que de faire une chose pour laquelle on est payé et qu’on ne fait pourtant jamais bien". Elle ne veut pas être associée à ses travaux critiques déjà parus et souhaite en outre se distancier du cliché de la littérature "féminine" jugée alors par la critique comme attachée à des sujets sentimentaux ou frivoles, qu’elle-même a d’ailleurs contribué à évaluer sévèrement dans ses articles. Suite au succès immédiat de son roman "Adam Bede" en 1859, George Eliot finit par révéler son identité. Cela n’a pas d’impact négatif sur sa carrière d’écrivaine, et durant les vingt ans suivants, elle alterne son abondante activité critique avec la création littéraire, en publiant sous son nom de plume de nombreux romans où elle traite de politique, de religion, et discute de questions sociales ou de genre. Dans son chef-d’œuvre littéraire "Middlemarch", elle introduit alors, par exemple, le thème politique de la modification du système électoral par le "Reform Act" de 1832. Dans ses romans, elle met en avant des protagonistes déterminées. Ses figures de femmes sont souvent remarquables: intelligentes, fortes et autonomes dans la réalisation de leurs vies parfois à contre-courant, elles luttent contre la violence domestique, ou se battent pour que leurs qualités soient enfin reconnues et leurs choix respectés ("The Mill on the Floss"). En 1878, George Henry Lewes décède. En 1880, Mary Ann Evans épouse John Walter Cross, un proche ami, plus jeune de vingt ans, son premier biographe, avant de mourir la même année, âgée alors de soixante-et-un ans. La propension des lecteurs à citer Eliot est imputable à la structure narrative de son œuvre, ponctuée d’épigraphes et de digressions qui se suffisent ainsi à elles-mêmes. Mais, concrètement, elle remonte à l’aventure éditoriale de l’un de ses admirateurs. L’année où parut "Middlemarch", sa maison d’édition fit aussi paraître un volume plus léger de Wise, "Witty and Tender Sayings in Prose and Verse Selected from the Works of George Eliot" (Sélection de maximes sages, spirituelles et tendres en prose et en vers tirées des œuvres de George Eliot), compilation rassemblée par Alexander Main. En 1878, à Noël, au moment des étrennes, l’éditeur des "Sayings" collationna une autre série de citations pour le George Eliot Birthday Book (le Carnet d’anniversaires de GeorgeEliot), un agenda orné d’une série de pensées ou de citations de George Eliot pour chaque jour de l’année.
"Dans la foule des hommes d’âge mûr qui, au cours de la vie quotidienne, remplissent leur vocation à peu près comme ils font le nœud de leur cravate, il n’en manque pas dont la jeunesse avait rêvé de plus nobles efforts, et, qui sait, de changer le monde peut-être". Avant George Eliot, il était rare que l’on taille des morceaux d’anthologie dans des romans. Les anthologies victoriennes sont dominées en effet par des genres littéraires jugés plus sérieux: poésie lyrique, essai et théâtre, en fait Shakespeare. Dans un tel contexte, tirer d’Eliot des morceaux choisis revient à dire que ce qui compte dans ses romans, ou ce qu’il y a de mieux dans ses romans, ce n’est en tout cas pas l’histoire. L’affirmation d’Alexander Main selon laquelle "Middlemarch" "est en fait un poème en prose bien plus qu’un roman au sens ordinaire du terme" nous en dit moins sur la forme du texte que sur le morceau d’anthologie en tant que forme littéraire. Ce que Shakespeare a fait pour le théâtre, George Eliot l’a fait pour le roman. Ceux qui connaissent vraiment bien ses œuvres considèrent qu’on ne peut plus réduire cette branche de la littérature à raconter des histoires ou que lire des romans ne saurait être alors dorénavant qu’un simple passe-temps. George Eliot a magnifié sa tâche et l’a rendue honorable. Elle a pour toujours sanctifié le roman en en faisant le véhicule de la plus grande et de la plus intransigeante vérité morale. La poésie d’Eliot est dans l’ensemble mieux représentée dans les "Sayings" que son œuvre romanesque. À tel point que même à l’intérieur de la section consacrée à la poésie, le poème dramatique d’Eliot, "The Spanish Gipsy" (1868), est représenté par les "chants" (songs) plus que par les passages narratifs du poème. Le recueil accorde une représentativité encore plus grande aux épigraphes tirées des romans, dont la moitié sont reproduites. Eliot elle-même encourage ce parti pris. Les deux seules citations qu’elle demande expressément à Main d’insérer dans le Birthday Book sont toutes deux des épigraphes en vers. Elle insiste explicitement pour qu’il oriente le recueil en faveur de la poésie, au détriment de la narration en prose: "Il faudrait parsemer le tout des meilleures citations que l’on peut tirer de mes poèmes et de mes maximes poétiques". Dans sa préface aux "Sayings", Main lui-même proclame que les œuvres d’Eliot "l’autorisent à occuper une place de choix parmi les rangs des poètes britanniques". Il propose de collationner une deuxième anthologie qui assurerait à Eliot cette place: un volume intitulé "The Spirit of British Poetry": "Selection of British Lyrics from Shakespeareto George Eliot" ("L’Esprit de la poésie britannique: une sélection de poèmes lyriques de Shakespeare à George Eliot"), volume qui, suggère-t-il, "pourrait être très convenablement assorti à la première édition des Sayings".
"L’histoire de ce rêve et de la manière dont le plus souvent il arrive à prendre corps, cette histoire est bien rarement menée à terme, et à peine même si elle existe jamais clairement dans l’esprit de ces hommes !" Le recueil de Main participe à ce fantasme d’un dépassement du genre littéraire, fantasme suivant lequel un compte rendu peut décréter, quelques mois plus tard, qu’il est "presque sacrilège d’évoquer des romans ordinaires dans un même souffle que ceux de George Eliot". L’expression "évoquer dans un même souffle" convient à merveille aux entreprises de juxtaposition qui détermineront la position générique d’Eliot et son rang dans la littérature pendant les dix dernières années de sa vie. Le nom d’Eliot réapparaît en tête d’une autre anthologie réunie par Alexander Main, un recueil de bons mots et de réflexions de Samuel Johnson au début duquel figure une épigraphe tirée du poème d’Eliot: "The Spanish Gipsy". Quoi qu’il en soit, les "Conversations of Johnson" ne sont pas le seul ouvrage auquel Eliot fournit une épigraphe. Une citation de son œuvre apparaît en tête d’un chapitre dans l’ouvrage de George Jacob Holyoake, "History of Co-opération in England" (1875-79). Eliot savait très bien que la réputation d’un auteur est influencée par le genre d’ouvrage dans lequel il est cité. Elle-même avait banni une épigraphe du poète américain Walt Whitman de Daniel Deronda "non pas parce que j’objecte au contenu de la maxime mais parce que, comme je cite si peu de poètes, choisir cette réflexion de Walt Whitman pourrait faire croire que je l’admire lui tout spécialement, ce qui est loin d’être le cas". Alors quechez Eliot les devises de chapitres ont pour fonction alors d’inscrire le roman dans une tradition littéraire, l’empressement avec lequel les lecteurs s’approprient son œuvre montre bien que les romans gagnent leur légitimité non seulement grâce aux textes qu’ils citent mais aussi grâce aux textes dans lesquels ils sont alors eux-mêmes cités. À partir des années 1870, la réputation d’Eliot est déterminée par les rapprochements littéraires dont elle fait l’objet. Son refus de citer Whitman la montre consciente du pouvoir de consécration d’une citation, mais il suggère également qu’elle craint de voir son œuvre assimilée à celle du poète américain, d’être, en quelque sorte, reconnue "coupable par association". Les extraits tirés de ses œuvres la rendaient lucide sur le fait que ces deux types d’implication étaient possibles. Sa participation personnelle à la mise enanthologie de son œuvre demeura profondément ambivalente. D’un côté elle presse son éditeur de publier les "Sayings" de Main et fait des propositions concrètes de citations à inclure dans le Birthday Book, de l’autre, elle décline toute responsabilité au sujet des anthologies, alors même, qu’elle autorise leur publication etparticipe à l’élaboration de leur contenu. Elle savait faire la différence entre sa propre œuvre et la critique.
"Peut-être leur ardeur pour un travail généreux et désintéressé s’est-elle peu à peu, imperceptiblement, refroidie, comme l’ardeur de toutes les autres passions de jeunesse, jusqu’au jour où la première nature revient, comme un fantôme, visiter son ancienne demeure et jeter sur tout ce qui l’a meublée depuis, comme une lueur spectrale. Il n’y a rien dans le monde de plus subtil que l’histoire de ce changement graduel dans le cœur des hommes". En 1856, George Eliot publie une étude sur la publication en cinq volumes de John Ruskin sur les peintres modernes. Elle publie son premier roman en 1859. Ses œuvres romanesques "Adam Bede", "Le Moulin sur la Floss" et "Silas Marner" sont des écrits politiques. Dans "Middlemarch", elle raconte l'histoire des habitants d'une petite ville anglaise, à la veille du projet de Loi de Réforme de 1832. Le roman est remarquable par sa profonde perspicacité psychologique et le caractère sophistiqué des portraits. Sa description de la société rurale séduit un large public. Elle partage avec William Wordsworth, le goût du détail de la vie simple et ordinaire de la vie à la campagne. Avec "Romola", roman historique publié en 1862, George Eliot situe son récit à la fin du XVème siècle à Florence. Il est basé sur la vie du prêtre italien Girolamo Savonarola. C’est une petite ville des Midlands, avec sa couronne de collines où se perchent les manoirs de la gentry. À un moment historique très précis: l’histoire, avertit la romancière, se déroule "quand George IV régnait encore sur sa retraite de Windsor, quand le duc de Wellington était Premier ministre et Monsieur Vincy maire de l’antique municipalité de Middlemarch". Et voilà qui suffit à montrer à quel point le roman de George Eliot mérite, ou ne mérite pas, le label de roman historique. Historique, il revendique de l’être, mais que la modeste magistrature de Monsieur Vincy puisse servir à dater l’ouvrage autant que le roi George IV et le duc de Wellington dit assez que le cœur du sujet sera la descente du politique vers le domestique. Les événements de l’histoire n’auront droit d’entrée dans le roman que pour la chiquenaude qu’ils donnent aux destins individuels, vite amortie du reste par le train-train monotone du quotidien.Tout commence donc alors en mars 1829 lorsque Robert Peel, ministre de l’Intérieur dans le gouvernement de Wellington, cesse de s’opposer à la loi qui accorde aux catholiques anglais les droits politiques dont ils étaient jusqu’alors privés et leur ouvre l’accès au Parlement. Les péripéties qui suivent ce retournement scandent le roman. En 1830, cette question catholique est à l’origine de la chute de Wellington. La mort de George IV, la dissolution du Parlement, l’imminence des élections législatives, avec la perspective de voir se modifier l’équilibre des partis, puis le rejet du projet de réforme par la Chambre des Lords continuent jusqu’à la fin du roman non seulement à faire le fond de la rumeur de Middlemarch, mais à infléchir le parcours des principaux personnages.
"C’était une excellente pâte d’homme que sir James, et il avait le rare mérite de n’être nullement infatué de sa valeur ni de croire que son influence put jamais mettre le feu au plus petit coin de la province. Aussi était-il heureux à la pensée d’avoir une femme qu’il pourrait consulter à propos de tout, une femme capable en toute circonstance de tirer son mari d’embarras avec de bonnes raisons". À la différence de nombreux titres de George Eliot, "The Millon the Floss" ne met pas l’accent sur une personne mais sur un lieu, comme ce sera le cas pour "Middlemarch". Le lieu géométrique du roman n’est pas la ville de Saint-Ogg, mais un espace plus restreint, à la périphérie de la ville, le moulin, auquel s’identifie alors la famille Tulliver depuis des générations. Le moulin est un lieu loin duquel M. Tulliver ne peut envisager de vivre. Après sa faillite, il est prêt à se soumettre à l’autorité de Wakem, qu’il déteste, pour pouvoir continuer à y vivre et à y travailler. En mourant, il demande solennellement à Tom de faire tout ce qui est en son pouvoir pour le racheter un jour. Quant à la Floss, elle constitue pour les Tulliver un cadre familier. Lorsque les enfants sont encore jeunes, elle n’est pas loin de constituer pour eux la limite du monde connu, et Maggie explique ainsi à Philip la place essentielle de la rivière, qui est étroitement associée pour elle à ses premiers souvenirs. Le titre choisi, riche en consonnes liquides évoquant la fluidité, convient admirablement à ce roman qui accorde une place si importante à l’eau, à l’écoulement et au flux, sans parler de rares épisodes violents où l’eau débordante crée des catastrophes. On chercherait en vain des noms de rivières anglaises présentant une analogie proche ou lointaine avec la Floss. Il semble bien que la romancière ait ici transposé le substantif allemand Fluß, qui désigne la rivière, mais aussi le flux, l’écoulement, l’emblème de la fuite du temps dans la tradition philosophique d’Héraclite, et symboliquement tout ce qui conduit vers l’anéantissement et la mort. Le titre retenu pour le roman semble se détourner des personnages, mais il offre en fait un commentaire oblique sur leur destinée, et notamment sur celle de l’héroïne. Ce titre qui s’apparente à un oxymore reflète en effet les contradictions de Maggie et les deux forces contraires qui la déchirent. Dans sa vie personnelle, elle se sent emportée par le courant du désir, que symbolisent l’eau et le fleuve mais en même temps elle reste très attachée au passé et à ses racines, que symbolise le moulin. Le recours à une épigraphe est une pratique relativement nouvelle pour George Eliot, dans cette œuvre qui appartient à la première moitié de sa production romanesque. Plus tard, à partir de "Felix Holt" (1866), elle prendra l’habitude de placer une épigraphe en exergue à chaque chapitre, comme on le voit dans "Middlemarch" (1871-72) et "Daniel Deronda" (1876), prolongeant ainsi la tradition instituée par Ann Radcliffe et surtout Walter Scott, romancier pour lequel elle a une réelle et profonde admiration.
"Quant à la piété exagérée qu’on reprochait à Miss Brooke, il ne savait que imparfaitement en quoi elle consistait, et il pensait qu’elle disparaîtrait avec le mariage. En un mot, il trouvait Dorothée tout à fait charmante, il sentait son amour bien placé et était tout disposé à se laisser dominer, puisqu’après tout un homme, quand il lui plaît, peut toujours s’affranchir de cette domination-là". Pour sa troisième œuvre de fiction, elle n’en est pas encore là et la présence d’une épigraphe unique est beaucoup plus discrète, mais cette unicité lui confère peut-être alors une importance inversement proportionnelle à la place qu’elle occupe. "In their death they were not divided" apparaît sans aucune référence, sans la moindre indication de source. Si un certain nombre de Victoriens, fervents lecteurs de la Bible, étaient en mesure d’identifier cette citation biblique comme un emprunt au Deuxième Livre de Samuel. Dans "Adam Bede" (1859) qui précède "The Mill on the Floss" et dans "Silas Marner" (1861) qui le suit, George Eliot propose également une épigraphe unique, mais elle prend soin d’en indiquer l’auteur, Wordsworth dans les deux cas, même si elle ne va pas jusqu’à préciser qu’il s’agit d’un extrait de "The Excursion" dans le premier, et de "Michael" dans le second. George Eliot entreprend une représentation du réel, tout en se reconnaissant comme créatrice de fiction. L’introduction est écrite au présent, comme pour abolir toute distance temporelle et affective, mais la description qui est proposée s’inscrit dans le cadre d’une rêverie. Par cette rêverie, le narrateur n’a pas accès à la réalité même, mais aux souvenirs qui s’y attachent. Dans ce récit pré-proustien, qui suscitait d’ailleurs l’émotion et l’admiration de Proust, tout commence par un afflux de souvenirs involontaires, qui s’organisent selon leur logique propre. L’introduction révèle qu’il existe bien deux façons de retrouver le passé. Soit directement par le jeu associatif de la mémoire involontaire et le pouvoir de l’imagination, soit indirectement grâce à un effort de la mémoire volontaire. Loin de s’opposer, ces deux voies d’accès se complètent. Toutefois, rien n’est possible sans l’impulsion première donnée par l’imagination. Tout commence donc par ce que Bachelard appelle une rêverie de l’eau. Avant de se focaliser sur le moulin, le regard du narrateur suit le mouvement de la rivière, qui se hâte de rejoindre la mer toute proche. Mais celle-ci, avec la marée montante, se précipite à sa rencontre, pour la saisir dans une vigoureuse étreinte, ce qui suggère ainsi une sorte d’érotisation de l’eau et du paysage.
"Je n'ai jamais aucune pitié pour les gens présomptueux, parce que je pense qu'ils portent avec eux leur propre satisfaction. L’esprit d’un homme, quel qu’il soit, a toujours cet avantage sur celui d’une femme qu’il est du genre masculin, comme le plus petit bouleau est d’une espèce supérieure au palmier le plus élevé, et son ignorance même est de plus haute qualité". Les activités portuaires de Saint-Ogg, brièvement décrites dans l’introduction, sont de nouveau présentes ici, dans la conclusion, sous la forme inattendue d’énormes fragments de machines de bois arrachées aux quais, qui constituent une terrible menace pour la fragile embarcation de Tom et de Maggie, au milieu du courant puissant de la Floss. Malgré les efforts de Tom pour sortir du courant et échapper à cette menace, cette masse redoutable va prendre pour eux le visage de la mort. Ainsi Tom et Maggie connaissent un destin tragique, car ils meurent dans la fleur de l’âge, écrasés par ces épaves énormes qui représentent alors probablement tout ce qu’il y a de brutal et d’inhumain dans le monde industriel et commercial de Saint-Ogg. Et à l’étreinte qui unissait la Floss et la marée dans l’introduction correspond cette fois l’étreinte qui unit le frère et la sœur dans la mort. Malgré cette image sentimentale surprenante, dans la mesure où elle ne correspond à aucun épisode qui nous ait été raconté de l’enfance des deux personnages, mais oblitère toutes les scènes de conflit passées, malgré cette étreinte finale qui les rapproche enfin, l’inspiration de cette première conclusion porte la marque du tragique. Mais la conclusion qui suit, et qui constitue cette fois la clôture du récit, après celle de la diégèse, est beaucoup moins sombre, et même porteuse d’espoir. Située cinq ans après la catastrophe finale et baignée d’une lumière automnale, qui déjà, dans Adam Bede, est associée à la sérénité après les tribulations, elle met l’accent sur la reprise de la vie et sur l’idée de réparation après la destruction. Le moulin, mis à mal par l’inondation, a été reconstruit, et le cimetière aux pierres tombales renversées a retrouvé son ordre et sa tranquillité. Le signe le plus visible des dommages créés par l’inondation est la présence d’une nouvelle tombe, où sont réunis le frère et la sœur, que la mort n’a pas séparés. Si plusieurs critiques ont vu un déséquilibre entre les deux premiers volumes de "The Mill on the Floss" consacrés ainsi à l’enfance et à l’adolescence des personnages principaux, marqués par la lenteur du rythme narratif, il semble que ce déséquilibre de la diégèse soit compensé, au moins partiellement, par ce bel équilibre formel entre le début et la fin du roman. L'œuvre de George Eliot est remarquée par Virginia Woolf. En France, Albert Thibaudet, Marcel Proust, André Gide, Charles Du Bos reconnaissent son talent. De nombreuses adaptations au cinéma et à la télévision font connaître l’œuvre de la romancière britannique auprès d'un large public. En 2018, l'historienne française Mona Ozouf lui rend un hommage appuyé en faisant le parallèle avec George Sand. ("L'autre George à la rencontre de George Eliot").
Bibliographie et références:
- David W. Griffith, "A fair Exchange"
- Theodore Marston, "Silas Marner"
- Ernest C. Warde, "The Mill on the Floss"
- Frank P. Donovan, "Middle March"
- Martin Bidney, "George Eliot"
- Virginia Woolf, "George Eliot"
- Jean-Louis Tissier, "Une voix de George"
- Harold Bloom, "George Eliot"
- Mona Ozouf, "L'autre George, à la rencontre de George Eliot"
- Nicole Blachier, "Les romans de George Eliot"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Pourquoi ne m’avez-vous pas dit qu’il y avait du danger avec les hommes ? Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie ? Les dames savent contre quoi se défendre parce qu’elles lisent des romans qui leur parlent du danger qu’il y a avec les hommes. Je ne peux réfléchir en plein air, toutes mes pensées s'envolent. Son amour était aussi entier que celui d'un enfant et, quoique chaud comme l'été, il avait la fraîcheur du printemps. Et pourtant, même confronté à l'horreur, il y a toujours pire. Avez-vous pas dit que les étoiles étaient des mondes, Tess ? Oui. Tous pareils au nôtre ? Je ne sais pas. Mais je le pense. Elles ont l’air quelquefois de ressembler aux pommes de notre vieil arbre du jardin. La plupart saines et splendides, quelques-unes tachées. Sur laquelle est-ce que nous vivons, une belle ou une tachée ? Une tachée. C’est très malheureux que nous soyons pas tombés sur une bonne, quand il y en avait tant d’autres". Le premier roman publié par Thomas Hardy (1840-1928), "Desperate Remedies" (1871), pèche par ses excès sensationnalistes et son intrigue aussi touffue que décousue. Mais dès cette première publication qui peinait encore à trouver son style et sa voie, les critiques, par ailleurs assez féroces, s’accordèrent à louer l’art de la description et la vivacité des évocations rurales, qui rappelaient "the paintings of Wilkie and still more perhaps those of Teniers". Le rapprochement entre le peintre écossais David Wilkie (1785-1841) et le peintre flamand du XVIIème siècle David Teniers s’explique par la parenté d’inspiration des deux artistes, amateurs d’images joviales de fêtes villageoises et de paysages de campagne. Horace Moule, ami et mentor de Hardy, poursuivit ce jeu comparatif et citationnel en voyant dans le roman "the same sort of thing in written sentences that a clear fresh country piece of Hobbema’s is in art". "L'athée du village contemplant avec morosité l'idiot du village": cette description de Thomas Hardy par Gilbert Keith Chesterton est injuste, mais elle attire l'attention sur trois aspects essentiels de l'œuvre. Hardy nous a en effet donné des romans populaires, profondément ancrés dans les paysages et la société paysanne du sud-ouest de l'Angleterre, mais aussi des romans cosmiques, où les aventures banales d'une laitière ou d'un tailleur de pierre prennent une dimension tragique, et enfin des romans noirs où tout mouvement du héros est une fuite en avant, qui se termine souvent par une mort violente. Hardy est avant tout un homme de contrastes: un romancier régional qui traite de l'univers. Un tragique doué d'un riche talent comique. Un écrivain que l'on a prétendu autodidacte, et dont l'univers culturel est un des plus riches de la littérature anglaise. Un prosateur, enfin, qui au sommet de sa carrière abandonna définitivement le roman et devint un grand poète lyrique. Sa vie longue et sans histoire contraste avec celle de ses personnages. Thomas Hardy est né à Higher Bockhampton, près de Dorchester. Il était fils d'un artisan maçon, et son enfance se passa dans le cadre rural du Dorset. Il fréquenta la grammar school locale, reçut l'enseignement d'un maître d'école, William Barnes, qui était aussi poète dialectal, et eut pour mentor un intellectuel de Cambridge, Horace Moule. Il entra dans un cabinet d'architecte, spécialisé dans la restauration des églises de campagne. C'est en dessinant les plans de l'église de St. Juliot, en Cornouailles, que Thomas Hardy devait rencontrer sa première femme, Emma. Le tournant de sa vie fut l'année 1867, au cours de laquelle il décida alors de faire profession de littérature. Le succès ne tarda guère, et les trente années qui suivirent devaient voir la publication de quatorze romans. Les rapports de Hardy avec sa femme devinrent très difficiles, mais, lorsqu'elle mourut en 1912, la découverte de son journal bouleversa Hardy. Il retomba amoureux de sa femme morte, et cette passion romantique post mortem donna naissance à de superbes poèmes d'amour. Enfin, un poète était né.
"Qu'est-ce qu'un homme honnête ? Et plus important encore, qu'est-ce qu'une femme honnête? La beauté ou la laideur d'un être résidait non seulement dans ses accomplissements, mais dans ses aspirations et ses désirs, sa vraie histoire se déroulait non pas dans ce qu'il avait fait, mais dans ce qu'il voulait faire". Par une ironie du sort qui semble sortir droit de son œuvre, certains des plus beaux poèmes lyriques de la langue anglaise ont été écrits par un homme de soixante-dix ans pour une femme qu'il n'aimait plus depuis trente ans. L'œuvre de Thomas Hardy est romanesque. Après deux romans d'apprentissage, il trouva le succès avec "Under the Greenwood Tree" (1872), roman pastoral, où le chœur des paysans joue un rôle essentiel. Mais c'est "Loin de la foule déchaînée" (1874) qui devait établir son talent auprès du grand public. Dans cette tragi-comédie, dont la fin heureuse n'est en rien caractéristique, les thèmes essentiels de l'œuvre font leur apparition: l'erreur de l'héroïne, qui provoque la tragédie en épousant en premières noces un homme indigne d'elle, le rôle du hasard et de l'ironie dramatique. Par la suite, Hardy a écrit cinq autres grands romans. Trois romans tragiques, "Le Retour au pays natal" (1878), "Le Maire de Casterbridge" (1886), "Les Forestiers" ("The Woodlanders", 1887), surtout ces deux chefs-d'œuvre que sont "Tess d'Urberville" (1891) et "Jude l'Obscur" (1896). La tragédie de la petite paysanne qui préserve son innocence bien qu'elle ait eu un enfant illégitime, et qui finit sur l'échafaud, victime de la moralité conventionnelle, et celle du fils du peuple, rejeté par la société dans sa tentative d'entrer à Oxford, et désespéré par les contraintes du mariage bourgeois, constituent le reflet le plus fidèle et la critique la plus féroce d'une société victorienne à son déclin. La violence des critiques que suscitèrent ces deux livres poussèrent Hardy à abandonner la forme romanesque. Hardy est aussi l'auteur de quatre recueils de nouvelles ("Les Petites Ironies de la vie", 1894), où se manifeste son goût prononcé pour le bizarre, le grotesque, les coïncidences et les coups du sort. Parfois tragiques, ces nouvelles révèlent aussi une veine comique qui n'est jamais totalement absente de l'œuvre de Thomas Hardy. Ses premiers textes furent poétiques, et restèrent inédits. S'il cessa d'écrire de la poésie pendant quarante ans, il s'y consacra totalement après 1896, publiant cinq recueils entre 1898 et 1917. À cela il faut ajouter une tentative théâtrale: "The Dynasts" (1903-1908) est une représentation,sur le mode historico-épique, de la période napoléonienne. L'univers de Thomas Hardy, c'est d'abord le Wessex, nom qu'il donne au Dorset et à ses environs. Presque tous ses romans se déroulent dans ces paysages, décrits avec une précision de géographe. Mais cet univers est aussi une prison et les héros, comme Tess, ne le quittent que pour mourir. "Le Retour" réduit cette prison aux limites d'une lande, Egdon Heath. Mais le Wessex est autre chose qu'une toile de fond. C'est un monde vivant, avec ses traditions, car il y a un folkloriste chez Hardy, capable de transformer en fiction vivantes de vieilles coutumes populaires, comme l'inoubliable danse de mai dans "Tess".
"Si un chemin peut conduire au meilleur, il passe par un regard attentif sur le pire. La véritable histoire d'un être n'est pas dans ce qu'il a fait mais dans ce qu'il a voulu faire. Honorable monsieur, veillez sur votre femme si vous l'aimez autant qu'elle vous aime. Car elle souffre à cause d'un ennemi qui a l'apparence d'un ami. Monsieur, il y a quelqu'un près d'elle qui devrait être loin. On ne devrait pas tenter une femme au-delà de ses forces, et les larmes, comme l'eau qui coule continuellement, peuvent user une pierre et plus, un beau diamant". Et il possède son langage: un dialecte campagnard, avec sa prononciation, ses tournures, dont l'écrivain excelle à tirer des effets comiques ou dramatiques, ses proverbes. Un dialecte menacé par le développement du système scolaire et de l'anglais standard, et plus proche non seulement de la vie quotidienne des habitants du Wessex, mais aussi de l'anglais de Shakespeare. Le Wessex, c'est aussi une société. Hardy sait décrire avec précision la grande diversité des couches sociales de la campagne, leur imbrication et une société menacée. Le chemin de fer, note Hardy, a atteint enfin Dorchester, la société rurale est profondément bouleversée par les conséquences de la révolution industrielle et urbaine. La tragédie de Tess et celle du maire de Casterbridge auront pour cause ultime ce bouleversement, où "tout ce qui était solide se dissout dans l'air". Ce dernier aspect montre que Thomas Hardy n'est pas seulement un romancier régional. À travers le Dorset, ce sont les changements affectant la campagne anglaise qu'il dépeint alors. Mais l'horizon est encore beaucoup plus large. Une des contradictions les plus fertiles de Hardy est que ce Wessex si précisément situé devienne le symbole de l'univers, le théâtre de la lutte du chaos et du cosmos. L'histoire des amours d'une paysanne, qui se termine par un crime passionnel, prend valeur cosmique. La référence à la tragédie antique, celle d'Eschyle, est explicite, et l'intrigue est parfois construite sur le modèle aristotélicien ("Le Retour"). D'ailleurs, cette vision tragique ne se limite pas à un schéma narratif. Elle inspire également l'attitude du narrateur, sa distance ironique vis-à-vis des événements, du point de vue de dieux indifférents, qui fait place alors, lorsque la catastrophe est survenue, à une rage sardonique.
"Au dessous de la toiture de la meule, et à peine visible encore, se trouvait le rouge tyran que les femmes étaient venues servir. Une charpente de bois munie de roues et de courroies : la batteuse, dont l'exigence despotique allait mettre à dure épreuve l'endurance de leurs nerfs, de leurs muscles. À peu de distance, on apercevait une autre forme distincte, toute noire, d'où partait un sifflement continu indiquant la force en réserve". Tous les analystes ont souligné l’acuité du regard de Thomas Hardy, clair, curieux, pénétrant, ainsi que son exceptionnelle qualité de perception. Sa formation et sa longue pratique d’architecte vinrent de toute évidence renforcer ces pouvoirs d’observation, en leur fournissant les outils techniques et formels qui servent à organiser bien des descriptions au sein des romans. Pourtant l’art descriptif chez Hardy n’est pas simple effet de compétence professionnelle. Car à celle-ci se joignait une véritable fascination pour les arts visuels. Lors de son apprentissage londonien chez l’architecte Arthur Blomfield entre 1862 et 1867, Hardy s’était fixé un programme d’études très exigeant, consistant à se rendre presque quotidiennement à la "National Gallery", pour s’y absorber dans la contemplation d’une œuvre à chaque fois bien déterminée. C’est dans le courant du XIXème siècle que les britanniques, abandonnant la référence préférentielle à l’école idéale italienne, commencèrent à se tourner vers les scènes plus réalistes des Écoles du Nord, flamande et hollandaise. De grands industriels tels que Henry Tate ou John Sheepshanks consacrèrent une grande partie de leur fortune à la formation d’impressionnantes collections picturales, dont certaines furent léguées à la nation, offrant ainsi au grand public la possibilité de découvrir des peintres et des styles jusque-là méconnus. On peine à réaliser aujourd’hui que la mention de "L’Avenue à Middleharnis de Meyndert Hobbema", que Hardy cite comme l’une de ses œuvres de prédilection, était alors d’une brûlante actualité, le tableau étant entré à la National Gallery en 1871 seulement. L’autobiographie de Hardy cite aussi la Royal Academy of Arts, la "Grosvenor Gallery" et autres lieux d’exposition que se devait de fréquenter ce qu’il nommait alors avec fierté "a London man". Avec toute l’application du jeune provincial ambitieux conscient de l’utilité d’une culture artistique, il commença à tenir des carnets de notes, tels que celui intitulé "Schools of Painting", destinés à consigner des informations factuelles sur les grands maîtres et les principales écoles de peinture européennes depuis la Renaissance. Sa formation l’amena alors également à visiter assidûment le South Kensington Museum, d’abord pour l’Exposition Internationale de 1862, puis à la recherche d’éléments techniques pour un essai "On the Application of Coloured Bricks and Terra Cotta to Modern Architecture", qui lui valut la médaille du Royal Institute of British Architects en 1863. Il n’est pas indifférent non plus que le jeune artiste ait choisi Paris comme destination de son voyage de noces, l’année suivante, Bruxelles, si importants dans son imaginaire artistique.
"La longue cheminée qui se dressait près d'un frêne et la chaleur qui rayonnait de cet endroit suffisaient à faire deviner la machine à vapeur, dans quelques instants le primum mobile de ce petit univers. Tout contre se tenait un être sombre et immobile, une petite statue, noire de suie, dans une sorte de léthargie, avec un morceau de charbon à ses côtés. C'était le mécanicien". Ce sont ces connaissances, soigneusement glanées dans des exercices où l’amateur rejoignait le professionnel, qui nourrissent l’art de la description chez Hardy. Mais les effets de cet apprentissage artistique parfois trop conscient ou trop appliqué peuvent s’avérer pervers, et le style de l’auteur se trouve parfois entravé, ou alourdi, par son désir de bien faire, plutôt qu’enrichi par une culture variée mais discrète, car suffisamment sûre d’elle-même pour ne pas avoir à se mettre en avant. Bien des critiques ont noté le caractère disjonctif du style de Hardy qui paraît fonctionner selon deux régimes distincts: le pompeux, et le poétique. Le premier a été épinglé comme son "Grosvenor Gallery style", par opposition aux moments d’expression plus personnelle et sincère. En effet, lorsque l’auteur tente de faire montre de toute sa culture artistique en citant explicitement un peintre, une œuvre, un mouvement esthétique, l’effet est souvent trop figé, voire trop pédant, pour pouvoir devenir pleinement évocateur. Lorsque, à l’inverse, la référence picturale se fait plus indirecte et sert à composer une image ou à inspirer une atmosphère, elle évite l’effet de monstration trop évidente et trop agressive, pour acquérir un véritable pouvoir de suggestion. John Bailey a parlé à ce sujet du mélange d’"attention" et d’"inattention" caractéristique de la prose hardyenne, intuition plus tard reprise par J. B. Bullen en termes d’effets "conscients" ou "inconscients". Le rapport de Hardy à l’art pictural paraît suivre cette logique d’opposition du procédé conscient et du jaillissement inconscient, que l’on pourrait schématiser, à la suite de Liliane Louvel, comme deux modes opposés de l’insertion du visuel dans le texte. Celui de la citation explicite, par opposition à celui de l’allusion plus diffuse. Ce qui pourrait se gloser aussi comme opposition du procédé référentiel, renvoyant à une œuvre, un tableau ou une sculpture existant hors du monde de la fiction, et du procédé poétique, capable de construire un effet pictural interne au roman, quoique selon des méthodes empruntées à l’histoire de l’art. C’est donc un autre mode de présence et de travail du pictural dans le texte qu’il faut envisager chez Hardy, un mode plus diffus, moins conscient de soi et de ses effets. Si Hardy est violemment critiqué pour sa noirceur, le succès est au rendez-vous. Dès 1897, son roman "Tess d'Urberville" est un tournant. L'ouvrage est alors adapté au théâtre et joué à Broadway, puis porté au cinéma en 1913, 1924 et, bien plus tard, en 1979 par Roman Polanski et en 2008 par David Blair. Tous ses romans, marqués par une prose riche, un humour corrosif, sont ancrés dans un cadre régional. Sans exception, ils se déroulent dans le sud-ouest de l'Angleterre. Le Dorset et les comtés voisins se trouvent transmués en royaume littéraire que Hardy appelle le Wessex, du nom de l'ancien royaume des Saxons de l'Ouest. L'écrivain était passionné d'histoire britannique.
"D'abord elle ne voulut pas le regarder en face, mais elle leva bientôt les yeux, et ceux d'Angel sondèrent la profondeur des pupilles changeantes, avec leurs fibrilles radiées de bleu, de noir, de gris et de violet, tandis qu'elle le contemplait comme Êve à son second réveil avait du contempler Adam". Le Wessex apparaît comme une province aux localités imaginaires et à la nature préservée, Arcadie opposée au Londres de la société victorienne. Peintre acerbe du milieu rural, Hardy accorde un souci pointilleux à rendre le climat, la beauté et la rudesse de la nature anglaise du XIXème siècle, terreau d'histoires tragiques où les protagonistes, pris en étau, deviennent les victimes des conventions et de l'hypocrisie sociales avant de connaître une mort brutale. Après le scandale déclenché par la critique radicale du mariage et de la religion qu'est "Jude", dont les exemplaires sont vendus cachés dans du papier d'emballage à cause de l'exposé qu'y fait l'auteur de l'"érotolepsie", Thomas Hardy abandonne le roman. Il se consacre alors à ce qu'il considère comme son chef-d'œuvre, "Les Dynastes" ("The Dynasts"), vaste pièce de théâtre dramatique composée de trois parties, publiées respectivement en 1903, 1906 et 1908. Sorte de "Guerre et Paix" en vers, cette Illiade des temps modernes utilise alors l'épopée napoléonienne afin d'élaborer des scènes qui présentent tantôt les conflits intimes des gens ordinaires et de personnages historiques mus par une soif darwinienne du pouvoir, tantôt des batailles qui se déroulent dans des paysages immuables et indifférents, sous le regard d'un chœur allégorique incarnant les vaines tergiversations du destin. Réputé trop difficile à mettre en scène et mal accueilli à l'époque, "Les Dynastes" préfigure à bien des égards le genre cinématographique mais ne bénéficie toujours pas de l'estime de la critique. Hardy écrit, au long de sa carrière, près d'un millier de poèmes inégaux, dans lesquels cohabitent ainsi satire, lyrisme et méditation. Les élégies de "Veteris Vestigia Flammae", écrites après la mort de sa première femme, survenue en 1912, retracent chacun des lieux qu'ils connurent ensemble. Elles forment un groupe d'une perfection rare. Remarié alors en 1914 avec sa secrétaire, Florence Dugdale, de trente-neuf ans sa cadette, il s'entiche en 1924, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans, de l'actrice Gertrude Bugler qu'il identifie à son héroïne Tess et pour laquelle il projette une adaptation dramatique de son roman. Thomas Hardy commence à souffrir de pleurésie en décembre 1927 et en meurt en janvier 1928 à Dorchester, après avoir dicté son tout dernier poème à son épouse et secrétaire sur son lit de mort. Les lettres du défunt et les notes qu'il a laissées sont détruites par ses exécuteurs testamentaires. Sa veuve, qui meurt en 1937, fait paraître les siennes la même année. Après ses funérailles à l'abbaye de Westminster, sa dépouille, à l'exception de son cœur, fut incinérée et les cendres enterrées. Son cœur fut transféré à Dorset et enterré à Stinsford avec Emma Gifford. Le nom de Thomas Hardy fut proposé et examiné vingt-cinq fois en vingt-six ans pour le prix Nobel de littérature, mais fut systématiquement rejeté parce que son œuvre était jugée trop pessimiste. À la fin de sa vie, Thomas Hardy se consacra à la poésie.
"La beauté ou la laideur d'un caractère n'est pas seulement dans les actions accomplies, mais dans les aspirations et les désirs. La véritable histoire d'un être n'est point dans ce qu'il a fait, mais dans ce qu'il a voulu faire. Malheureusementla résolution d'éviter un mal est presque toujours formée trop tard, c'est à dire quand ce mal est déjà arrivé". Ce n’est donc pas par la citation, la référence, ou le renvoi explicite à des œuvres d’art que Hardy utilise le plus efficacement la puissance de suggestion du modèle pictural mais plutôt par le dépli progressif d’un paradigme visuel qui sous-tend le texte, et relance à intervalle régulier le travail de la métaphore. C’est pourquoi la lecture référentielle et la tentative d’identification des sources achoppent. La meilleure méthode pour lire ces scènes, c’est ainsi le recours aux outils de l’iconologie. Le lecteur est alerté tout d’abord par la composition visuelle insistante d’une scène, ou par un simple mot qui vient s’apposer sur cette composition à la manière d’une légende ("Vanity"). Sensibilisé par ces signaux, il découvre, entrevoit des fragments d’images, de scènes esquissées, décomposées puis recomposées, disséminées dans le texte, tandis que le mot suggestif qui a lancé la rêverie déploie sans fin ses connotations, de telle sorte qu’il serait difficile de dire quelle œuvre, quel tableau exactement est convoqué. Ce sont plutôt des éclats d’image, à la manière des éclats de lumière de l’orage, qui font scintiller à travers le texte un réseau métaphorique à la fois dense, élégant et chaotique. "Reading Hardy can at times be like walking through a field. Unlikely shapes will explode through what had seemed tobe familiar territory. Even at calmer moments, every page is like a magician’s crystal ball: a shape will rise to a surface." Comme toute sa poétique, la poétique de Hardy repose sur des séries d’impressions fuyantes. Elle est anti-systématique et en appelle essentiellement à la suggestion. Mais ces chaos d’images créent aussi l’intensité du texte, ainsi que la montée en puissance de la description qui tend, toujours tangentiellement, et toujours éphémèrement, vers un autre régime de sens, vers un autre système de représentation, visuel celui-ci. Peut-être est-ce une aptitude à l’abandon critique qu’exige la lecture de Hardy, pour savoir se laisser porter par le texte qui tressaille entre-deux lorsque l’image se lève d’entre les lignes, encore voilée et imprécise. Loin de viser un but réaliste, il invente une poétique personnelle.
Bibliographie et références:
- Yorick Bernard-Derosne, "Tess d'Urberville"
- Mathilde Zeys, "Far from the madding crowd"
- Madeleine Rolland, "Tess of the d'Urbervilles"
- Firmin Roz, "Jude l'Obscur de Thomas Hardy"
- Ève Paul-Margueritte, "La Bien-aimée"
- Georges Goldfayn, "Les yeux bleus"
- Antoinette Six, "Les Forestiers"
- Philippe Néel, "Le Maire de Casterbridge"
- Roman Polanski, "Tess d'Urberville"
- Edmond Jaloux, "Jude l'Obscur d'Hardy"
- Marshall Ambrose Neilan, "Tess d'Urberville"
- J. Searle Dawley, "Tess of the d'Urbervilles"
- David Blair, "Tess d'Urberville"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Oh ! Vous, les étoiles, et les nuages, et la brise, que vous importent mes tourments ? Si vous avez vraiment pitié de moi, débarrassez-moi de mes souvenirs, de ma sensibilité, et laissez-moi sombrer dans le néant. Sinon, écartez-vous de moi, laissez-moi seul dans mes ténèbres. Aucun homme ne choisit le mal pour le mal, il le confond seulement avec le bonheur, le bien qu'il cherche. Les travaux des hommes de génie, même poursuivis dans de fausses directions, ne manquent jamais de se révéler, en fin de compte, nettement bénéfique au genre humain". De l'aveu même de Mary Shelley (1797-1851), fille unique de deux écrivains, William Godwin et Mary Wollstonecraft, sa vocation littéraire va de soi. On peut cependant admirer la précocité dont elle fait preuve dans la meilleure et la plus célèbre de ses réalisations littéraires, "Frankenstein", publié en 1818 et commencé au cours de l'été 1816 qu'elle passe en Suisse en compagnie de son mari, le poète Percy Bysshe Shelley, de lord Byron et du Dr Polidori. La lecture commune d'histoires allemandes de revenants, dans leurs traductions françaises, les incite à un défi selon lequel chacun doit tenter, à son tour, d'écrire une histoire de revenants. Mais, seule Mary Shelley réussit à mener son projet à bien. Le pouvoir de sa propre vision imaginative, mais aussi les longues conversations philosophiques qu'entretiennent alors Byron et Shelley sont à l'origine de l'histoire de "Frankenstein ou le Prométhée moderne" ("Frankenstein, or the Modern Promethus"), où s'allient aux mythes de la poésie romantique certains effets de terreur propres au roman gothique en vogue deux décennies plus tôt. Le mythe Frankenstein, tel qu'il se développera par la suite dans la littérature populaire et surtout au cinéma, même si son caractère de "science-fiction" lui est conservé, est le plus souvent en rupture avec l'œuvre d'origine. Celle-ci s'inscrit, de par l'insertion sociale de son auteur, dans un courant littéraire où répondent, comme en écho, le Prométhée délivré ("Prometheus Unbound, 1820") de Shelley, Le "Dit du vieux marin" ("Rime of the ancient mariner", 1798) de Coleridge, ou le "Manfred" (1816) de Byron. Longtemps connue du public averti comme auteur du seul "Frankenstein" et ignorée du grand public, Mary Shelley, depuis environ deux décennies, paraît enfin jouir de la considération littéraire qui lui est due. La plus grande accessibilité des sources primaires et la floraison des études critiques ou biographiques ne parviennent cependant pas entièrement à rendre justice à cette femme d’exception, qui vit le jour le trente août 1797. Le retentissement de son "Frankenstein" a contribué paradoxalement à laisser dans l’ombre, aux yeux du plus grand nombre, la personnalité de l’auteur et le reste de son œuvre. Comme la créature monstrueuse assemblée de toutes pièces par le docteur Victor Frankenstein échappe à son concepteur avant de se retourner contre lui, on a parfois le sentiment que la célébrissime histoire forgée par Mary Shelley, a, dès les origines, acquis une inexorable autonomie par rapport à la romancière britannique. En accédant au statut de mythe et en s’incrustant durablement dans l’imaginaire collectif, la fiction se détache de toute genèse. Mary Shelley a été ainsi la victime de son propre succès. Ne retenir que "Frankenstein" est une mutilation. Mais c’est surtout un grand dommage intellectuel et esthétique, tant il est vrai que telle nouvelle ou tel essai de Mary Shelley, telle page de sa correspondance ou de son journal intime et, bien entendu, ses autres romans, recèlent de vraies beautés et de grandes intuitions. La femme de lettres britannique se révèle une romancière de grand talent.
"Apprenez donc, sinon par mes préceptes, du moins par mon exemple, combien il est redoutable d'acquérir certaines connaissances, et combien plus heureux que l'homme qui aspire à devenir plus grand que sa nature ne l'y destine, est celui qui s'imagine que sa ville natale est le pivot de l'univers". Il s’agit d’appréhender la compagne du poète Percy Bysshe Shelley, fille de l’homme de lettres William Godwin et de l’essayiste préféministe Mary Wollstonecraf, comme membre d’une mouvance de penseurs, de poètes et d’écrivains où se rencontre ce que la Grande-Bretagne, en une période très courte de son histoire littéraire, a produit de plus original et de plus fécond. Chez ses parents, se trouve la clef de bien des problèmes soulevés par l’étude de la vie de Mary Shelley et de ses œuvres. Sans tomber dans un déterminisme naïf, force est de constater qu’en faisant l’impasse sur les origines familiales de cet écrivain-là, on risque de passer à côté de l’essentiel. D’autant que père et mère ont en l’occurrence une influence tout à fait contraignante sur la formation de Mary Shelley. Farouches défenseurs l’un et l’autre de la liberté politique, ils sont eux-mêmes, en termes philosophiques, les adeptes d’un strict déterminisme. Homme de principe, le père de Mary, William Godwin, a voulu, en disciple un peu raide de Locke qu’il était, "forger" un jeune esprit, comme sa femme Mary Wollstonecraft disait sans relâche qu’il était possible de le faire. D’où le primat théorique de la formation dans leur vision de la nature humaine. D’où la légitimité d’une démarche qui vienne, dans la pratique, tester la validité de l’analyse des parents comme l’étendue de la plasticité de leur enfant. La vie de Mary Shelley est à bien des égards une réécriture de celle de ses parents. La mère et sans doute plus encore le père sont à la fois des modèles et des rivaux. L’admiration est le trait le plus ostensiblement affiché. Admiration pour une mère qui meurt quelques jours à peine après la naissance de sa fille, à laquelle il est d’autant plus tentant pour Mary de s’assimiler qu’elle y est unie par une quasi-homonymie. Culte du souvenir pour la génitrice archétypale qu’elle est aux yeux de sa fille, qui, adolescente, lit alors longuement à l’ombre des saules qui se penchent vers sa tombe. Admiration pour un père dont la pensée est omniprésente, mais qui suscite chez Mary des sentiments qui vont parfois bien au-delà de la simple ambiguïté. Mary, qui définit elle-même sa relation à son père d’attachement excessif autant que romanesque, reconnaît que Godwin fut son Dieu jusqu’à ce qu’elle rencontre Shelley. Mary ne résiste pas au plaisir de parler d’elle-même. Non qu’elle soit impudique, c’est le contraire qui est vrai. Toutefois, héritière de la tradition la plus radicale et la plus rationaliste de l’esprit des Lumières, elle vit trop de plain-pied avec les grands noms de la littérature romantique pour songer à récuser l’intrusion du moi.
"Elle mourut paisiblement, conservant sur ses traits éteints l'image de la tendresse. Je n'ai pas besoin de décrire les sentiments de ceux dont les liens les plus chers sont ainsi rompus, la douleur qui s'empare des âmes, le désespoir qui marque les visages. Il faut du temps avant de se rendre compte que l'être aimé que l'on voyait chaque jour près de soi n'existe plus, surtout lorsque sa vie même semblait être une partie de la nôtre, que l'éclat des yeux qu'on a admirés s'est évanoui pour toujours, qu'une voix familière et douce ne vibre plus à nos oreilles". Quant à ses œuvres de fiction proprement dites, elle y transpose volontiers les difficultés qu’elles a connues, les passions, les tragédies, les hantises, sa relation aux systèmes de pensée auxquels elle s’est frottée. En d’autres termes, sa plume lui permet de tirer au clair les interrogations qui sont les siennes. Même si tout décodage direct de l’œuvre paraît pour le moins réducteur, Mary Shelley, sensible et imaginative, pose et recompose dans ses livres, dans ses histoires les épreuves de sa propre vie. Jamais écrivain n’entretint des relations plus paradoxales avec sa propre ascendance que l'auteur. Même si elle n’en eut pas conscience, ce paradoxe n’en représente pas moins une gigantesque ironie du sort et de la nature. Cet être d’exception, fille de deux êtres d’exception, est en effet issue du mariage d’un homme et d’une femme qui non seulement ne se résolurent à sacrifier au rite honni du mariage que pour éviter les inconvénients de la relégation sociale, mais firent tout au long de leur existence profession de mépriser et de dénoncer le principe même d’hérédité ou de lignage, alors qu’ils donnaient le jour à une fille dotée d’une somptueuse ascendance. Père de celle qui s’appellera plus tard Mary Shelley, William Godwin, grande figure du radicalisme libertaire de la fin du XVIIIème siècle et futur "gourou" des plus politiquement extrêmes parmi les romantiques, ne peut supporter que l’on accorde quelque préséance que ce soit au biologique. La transmission héréditaire est l’exemple parfait de ce que la réalité sociale comporte pour Godwin d’inacceptable: de ces "choses comme elles sont", qu’il dénonce avec force en 1794 dans le plus célèbre de ses romans, "Caleb Williams". L’être humain est pour lui le fruit du travail conjoint de la raison et de l’éducation. Légitimer une affinité fondée sur l’instinct ou sur la nature, c’est enfreindre à ses yeux l’omnipotence nécessaire du principe de rationalité, véritable pierre angulaire de l’humaine condition.
"C'est à quoi l'on pense les premiers jours mais quand le temps prouve la réalité du malheur, s'installe l'amertume du chagrin subi. À qui la main effroyable de la mort n'a-t-elle pas enlevé un être cher ? Pourquoi devrais-je décrire une peine que tout le monde a ressentie ou devra ressentir ? Ne pas connaître l'amitié est la pire des infortunes.Tout ce nouveau savoir m'inspirait des sentiments bizarres. L'humain pouvait-il être si puissant, si magnifique, et à la fois si mauvais, si vil ? Se montrer grand, noble, sensible, mais également plein d'abjection et de bassesse?" Mary Shelley est née Mary Wollstonecraft Godwin à Somers Town, petit faubourg londonien au sud de Camden Town, le trente août 1797. Elle est la deuxième enfant de la philosophe féministe, éducatrice et femme de lettres Mary Wollstonecraft, et la première enfant du philosophe, romancier et journaliste William Godwin. Sa mère meurt onze jours après la naissance de l'enfant et Godwin se retrouve seul à élever Mary et sa demi-sœur, Fanny Imlay, née hors mariage de l'union de Mary Wollstonecraft avec le spéculateur Gilbert Imlay. Un an après la mort de sa femme, Godwin lui rend un hommage en publiant "Mémoires de l'auteur de défense des droits de la femme" (1798). Ces mémoires provoqueront le scandale en révélant les liaisons de Mary Wollstonecraft et son enfant illégitime. D'après la correspondance de la gouvernante et femme de charge de William Godwin, l'enfance de Mary est heureuse. Mais Godwin, souvent très endetté, et pressentant qu'il ne peut élever seul ses enfants, décide de se remarier. En décembre 1801, il épouse Mary Jane Clairmont, femme instruite, déjà mère de deux enfants, Charles et Claire. La plupart des amis de Godwin n'apprécient pas sa nouvelle femme, la trouvant querelleuse et irascible, mais Godwin lui est dévoué et le mariage est heureux. Mary Godwin déteste sa belle-mère, probablement, comme le suggère le biographe de William Godwin au XIXème siècle, parce que cette dernière préfère ses propres enfants. Les époux Godwin ouvrent une maison d'édition nommée M.J. Godwin, qui vend des livres pour enfants, ainsi que de la papeterie, des cartes et des jeux. Les affaires ne sont pas cependant florissantes et Godwin est obligé d'emprunter des sommes importantes pour assurer la survie de son entreprise. En 1809, l'affaire de Godwin est proche de la faillite. Il est sauvé de la prison pour dettes par des admirateurs de sa philosophie tels que Francis Place, qui lui prête de l'argent. Mary ne suit pas une scolarité régulière, mais son père assure lui-même en partie son instruction, lui enseignant les matières les plus diverses. Godwin a l'habitude d'offrir à ses enfants des sorties éducatives. Ils ont ainsi accès à sa bibliothèque et côtoient les nombreux intellectuels qui lui rendent visite, comme Samuel Taylor Coleridge, le poète romantique, ou Aaron Burr, aventurier et ancien vice-président des États-Unis.
"Un être humain qui veut se perfectionner doit toujours rester lucide et serein, sans donner l'occasion à la passion ou à un désir momentané de troubler sa quiétude. Je ne pense pas que la poursuite du savoir constitue ainsi une exception à cette règle. Si l'étude à laquelle vous vous appliquez a tendance à mettre en péril vos sentiments et votre goût des plaisirs simples, c'est que cette étude est certainement méprisable, c'est-à-dire, impropre à la nature humaine". Si Godwin reconnaît ne pas élever ses enfants en accord avec la philosophie de Mary Wollstonecraft, telle qu'elle l'avait décrite dans des ouvrages comme "Défense des droits de la femme" (1792), sa fille Mary reçoit cependant une éducation poussée et rare pour une fille de son époque. Elle a une gouvernante, un professeur particulier, et lit les manuscrits de son père portant sur l'histoire grecque et romaine pour les enfants. En 1811, et durant six mois, elle est mise en pension à Ramsgate. À quinze ans, son père la décrit comme "particulièrement audacieuse, quelque peu tyrannique, ayant l'esprit vif. Sa soif de connaissances est sans limite et la persévérance qu'elle met dans chacune de ses entreprises est inébranlable". Pour cristalliser tant de tendances prometteuses mais latentes, pour donner une forme constructive et volontariste à tous ces dons, pour leur apprendre à trouver l’expression la plus appropriée, il était en effet nécessaire que Mary rencontrât une force de stimulation particulière. Cette stimulation, à la fois affective et intellectuelle, prit l’aspect avenant et le discours fulgurant de Percy Bysshe Shelley, dont la jeune Mary devint en peu de temps l’admiratrice, la maîtresse puis l’épouse. C’est en 1812 que la fille de Godwin rencontre celui qui va devenir, au sens le plus fort du terme, l’homme de sa vie. En novembre de cette année, au lendemain de son premier retour d’Écosse, la jeune fille voit en effet Percy pour la première fois. Accompagné de son épouse Harriet, Shelley est invité ce jour-là à la table du philosophe-romancier, dans la maison du 41, Skinner Street. Le jeune homme est de longue date un admirateur de la prose de Godwin et des principes cultivés par ce dernier. Même marié, à supposer que cela puisse être un obstacle, il a de quoi attirer l’attention de Mary. De haute taille, il possède une beauté délicate à l’excès et presque féminine avec ses boucles blondes et ses yeux bleus. Godwin lui-même est frappé par ce physique ravageur. On l’entendra dire ainsi un jour qu’il est dommage que tant de beauté soit unie à tant de malfaisance. Plus tard, les œuvres de Mary Shelley verront surgir de multiples avatars de cette beauté juvénile qui n’est pas loin de brouiller les frontières entre l’homme et la femme. On songe au charme androgyne du prétendu Ricciardo, héros de "A Tale of the Passions", dont la finesse de traits s’explique lorsque l’on apprend que c’est en fait une jeune fille déguisant son identité pour des raisons politique.
"Si cette règle avait toujours été observée, si les hommes renonçaient à toute tâche de nature à compromettre la tranquillité de leurs affections familiales, la Grèce n'aurait pas été asservie, César aurait alors épargné son pays, l'Amérique aurait été découverte par petites étapes, sans que fussent anéantis les empires du Mexique et du Pérou. Ah ! Que les sentiments des humains sont variables ! Et combien étrange est cet attachement que nous portonsà l'existence ! Même si elle ne nous dispense que peines et chagrins !" Mary et Percy commencent à se rencontrer secrètement au cimetière St Pancras, sur la tombe de Mary Wollstonecraft, ils tombent amoureux. Elle a presque dix-sept ans, lui près de vingt-deux. Au grand dam de Mary, son père désapprouve cette relation, essaye de la combattre et de sauver la "réputation sans tache" de sa fille. Au même moment, Godwin apprend l’incapacité de Shelley de rembourser ses dettes pour lui. Mary, qui écrivit plus tard "son attachement excessif et romantique pour son père", est désorientée. Elle voit en Percy Shelley la personnalisation des idées libérales et réformistes de son père durant les années 1790, et notamment celle que le mariage est un monopole tyrannique, idée qu’il avait défendue dans l’édition de 1793 de Justice politique mais qu'il désavoua plus tard. En juillet 1814, le couple s’enfuit en France, emmenant Claire Clairmont, mais laissant alors derrière eux la femme enceinte de Percy. Après avoir convaincu Mary Jane Godwin, qui les avait poursuivis jusqu’à Calais, qu’ils ne voulaient pas revenir, le trio voyage alors jusqu’à Paris, puis jusqu’en Suisse, à travers une France récemment ravagée par la guerre." C’était comme de vivre dans un roman, comme d'incarner une histoire romanesque" se rappelle Mary Shelley. Durant leur voyage, Mary et Percy lisent des ouvrages de Mary Wollstonecraft et d’autres auteurs, tiennent un journal commun, et continuent leurs propres écrits. À Lucerne, le manque d’argent les oblige à rentrer. Ils voyagent alors jusqu’au port danois de Marluys, pour arriver à Gravesend (Angleterre), dans le Kent, en septembre 1814. La situation qui attend Mary Godwin en Angleterre s’avère semée de difficultés qu’elle n’avait pas toutes prévues. Avant ou pendant le voyage, elle est tombée enceinte. Elle se retrouve avec un Percy sans argent, et, à la grande surprise de Mary, son père ne veut plus entendre parler d’elle. Enceinte et souvent malade, Mary Godwin doit faire face à la joie de Percy à la naissance de son fils et de celui d’Harriet Shelley à la fin de 1814 et à ses très fréquentes sorties avec Claire Clairmont. Le vingt-deux février 1815, elle donne naissance à une fille prématurée de deux mois, qui a peu de chances de survie. En mai 1816, Mary Godwin, Percy Shelley, leur fils et Claire Clairmont partent pour Genève. Ils ont prévu de passer l'été avec le poète Lord Byron, dont Claire est enceinte. Le groupe arrive à Genève le quatorze mai 1816, et Mary se fait appeler Mme Shelley. Byron les rejoint fin mai, avec un jeune médecin, John William Polidori, et loue la villa Diodati à Cologny, un village dominant le lac Léman.
"Bien que multiples, les péripéties de l'existence sont moins variables que le sont les sentiments humains. Si je suis méchant, c'est que je suis malheureux. Ne suis-je pas repoussé et haï par tous les hommes? Toi, mon créateur, tu voudrais me lacérer et triompher de moi. Souviens-t 'en et dis-moi pourquoi il me faudrait avoir davantage pitié de l'homme qu'il n'a pitié de moi ?" Percy Shelley loue une maison plus modeste, la Maison Chapuis, au bord du lac. Ils passent leur temps à écrire, à faire du bateau sur le lac, et à discuter jusqu'au cœur de la nuit. Entre autres sujets, la conversation tourne autour des expériences du philosophe naturaliste Erasmus Darwin, au XVIIIème siècle, dont on prétendait qu'il avait ranimé de la matière morte, et autour du galvanisme et de la possibilité de ramener à la vie un cadavre ou une partie du corps. Autour du foyer de la villa Diodati, les cinq amis s'amusent à lire des histoires de fantômes allemandes, le "Gespensterbuch" traduit en français sous le titre "Fantasmagoriana", ce qui donne à Byron l'idée de proposer à chacun d'écrire sa propre histoire fantastique. Peu après, rêvant éveillée, Mary conçoit l'idée de "Frankenstein". Byron et un autre ami, John William Polidori, écrivent "Le Vampire", un court récit qui lança le thème du vampirisme en littérature. Mary, alors âgée de dix-neuf ans, signa pour sa part "Frankenstein". Au début de l'été 1817, Mary Shelley termine "Frankenstein", qui est publié anonymement en janvier 1818. Critiques et lecteurs supposent que Percy Shelley en est l'auteur, puisque le livre est publié avec sa préface et dédié à son héros politique, William Godwin. À Marlow, Mary rédige le journal de leur voyage continental de 1814, ajoutant des documents écrits en Suisse en 1816, ainsi que le poème de Percy, "Mont Blanc". Le résultat est "Histoire d'un circuit de six semaines", publié en novembre 1817. La période qui commence pour Mary Shelley est placée, en un premier temps, sous le double signe de la quotidienneté domestique et de l’affect. Avec le couple Shelley et le petit William, Claire Clairmont s’installe elle aussi à Marlow, ainsi qu’une petite fille, née en janvier, fruit des amours tumultueuses de Claire et de Byron. D’abord prénommée Alba, l’enfant sera baptisée l’année suivante sous le nom de Clara Allegra Byron. Mary annonce la nouvelle au père dans une lettre qu’elle signe du nom de "Mary W. Shelley." Cette naissance, comme on le verra, ne stabilisera pas, tant s’en faut, la relation entre le poète Lord Byron et Claire. Comme souvent, les écrits intimes que Mary produit alors accordent une large place aux détails de l’existence.Tandis que le journal a le statut de liste de lectures, elle n’hésite pas dans ses lettres à aborder les détails triviaux.
"J'entrevoyais encore d'autres possibilités. Provoquer l'apparition de fantômes et de démons était une chose que mes auteurs favoris disaient tout à fait réalisable. Évidemment mes incantations demeuraient sans effets, mais j'attribuais mes échecs plutôt à des erreurs dues à mon inexpérience qu'à un manque de savoir-faire ou à une carence dans les théories de mes éducateurs. Rien n'est plus pénible à l'esprit humain, après que les sentiments ont été surexcités par une succession rapide d’événements, que le calme plat de l'inaction". En voyageant, ils s'entourent aussi d'un cercle d'amis et de connaissances qui va souvent se déplacer avec eux. Le couple consacre son temps à l'écriture, la lecture, l'apprentissage, le tourisme et la vie en société. Pour Mary, l'aventure italienne est cependant gâchée par la mort de ses deux enfants, Clara, en septembre 1818 à Venise, et William, en juin 1819 à Rome. Ces pertes la laissent dans une profonde dépression et l'isolent de son mari. Pendant quelque temps, Mary Shelley ne trouve de réconfort que dans l'écriture. La naissance de son quatrième enfant, Percy Florence, en novembre 1819, diminue quelque peu son chagrin, même si elle pleurera la mémoire de ses enfants perdus jusqu'à la fin de sa vie. L'Italie offre aux Shelley, à Byron et autres exilés, une liberté politique inaccessible chez eux. Malgré le lien avec ses deuils personnels, l'Italie devient pour Mary Shelley "un pays que le souvenir peindra comme un paradis". Leurs années italiennes sont une période d'activité intellectuelle et créative intense pour les deux Shelley. Pendant que Percy compose une série de poèmes majeurs, Mary écrit le roman autobiographique "Matilda", le roman historique "Valperga" et les pièces "Proserpine" et "Midas". Le bord de mer permet à Percy Shelley et Edward Williams de profiter de leur "jouet idéal pour l'été", un nouveau voilier. Le premier juillet 1822, Percy Shelley, Edward Williams, et le capitaine Daniel Roberts naviguent le long de la côte jusqu'à Livourne. Une semaine plus tard, Percy Shelley et ses amis reprennent la route du retour. Ils n'atteindront jamais leur destination. La mort de son époux n’est pas un simple deuil pour Mary Shelley. Si cruelles qu’aient été ces épreuves-là, elle n’est pas de même nature que la disparition, à une exception près, de tous les petits êtres qui faisaient leur commune descendance. Cette mort n’est pas de ces pertes que l’on guérit. En vérité, ce qui suit le naufrage du Don Juan ne peut être compris qu’au travers de la logique d’un basculement affectif et quasi ontologique. D’emblée Mary décide, par une sorte de décret, que la disparition de son cher Percy produit en elle une forme de mort "morale" et qu’elle vaut condamnation à la douleur perpétuelle. Tout se passe comme si sa propre vie, ou ce qu’il en reste, n’était désormais que le théâtre d’un dialogue avec la mort, sous le regard d’un Shelley disparu. Au reste, sans aller jusqu’à nourrir des pensées suicidaires, que lui interdit l’attention qu’elle porte à son enfant, elle intègre sa mort au nombre de ses attentes, voire de ses espérances. Avec toute l’ambivalence inhérente à la sensibilité romantique, elle s’approprie alors une solitude qui est faite de désarroi et de réconfort.
"Bien long, en vérité, est le temps qui s'écoule avant que l'on puisse se résigner à l'idée que plus jamais l'on ne reverra l'être cher que l'on avait chaque jour auprès de soi et dont la vie même était comme une partie de la vôtre. Tu as tort, répondit le démon. Au lieu de menacer, je me contente de raisonner avec toi. Si je suis méchant, c'est que je suis malheureux. Ne suis-je point repoussé et haï par tous les hommes ? Toi, mon créateur, tu voudrais me lacérer, et triompher de moi. Souviens-t 'en, et dis-moi pourquoi il me faudrait d'avantage avoir pitié de l'homme qui n'a pitié de moi ? Pour toi, ce ne serait pas un assassinat si tu pouvais me précipiter dans l'une de ces crevasses et détruire mon corps, que tu as fabriqué de tes mains. Respecterai-je l'homme, alors qu'il me méprise ?" Une fois Mary Shelley réinstallée en Angleterre, le récit de sa vie peut être mené plus rondement. La tension en est moins forte. Elle est moins fertile aussi en événements très marquants, rien en tout cas n’égale ce qu’ont été en leur temps la rencontre avec Shelley, la découverte de l’étranger, la mort du partenaire. Plus qu’avant, la structure en devient cyclique. Le vécu cède désormais le pas à l’œuvre, ou à la consolidation de la cellule familiale. La Mary Shelley que l’on retrouve dans son pays natal souffre d’une instabilité psychologique profonde et de toute évidence pathologique. Cyclothymique, elle passe alors alternativement par des phases de grande dépression et de soulagement, ou de relative ataraxie. Les pages de son journal intime traduisent assez bien la récurrence des symptômes. En janvier 1824, niant symboliquement un travail de réadaptation qui pourtant s’accomplit, elle se dépeint littéralement comme une exilée, comme une prisonnière, tandis que l’éloignement lui embellit l’Italie. Et de juger sa situation comme particulièrement déprimante. Elle recourt, pour rendre compte de son état d’esprit, à la mélancolie, affirmant, pour faire bonne mesure, qu’elle n’a jamais autant désiré la mort. Entre 1827 et 1840, Mary Shelley est écrivain et éditeur. Elle écrit "Perkin Warbeck" (1830), "Lodore" (1835)et "Falkner" (1837). Elle écrit l'essentiel des cinq volumes des "Vies des hommes de lettres et de science les plus éminents", qui font partie de la "Cabinet Cyclopaedia" de Dionysius Lardner. Elle écrit également des histoires pour des magazines féminins. Mary continue à n'aborder alors qu'avec circonspection d'éventuelles aventures amoureuses. En 1828, elle rencontre l’écrivain français Prosper Mérimée, qui lui fait la cour, mais la seule lettre encore existante qu’elle lui ait adressé est une lettre brève et sans ambiguïté de rejet de sa déclaration d’amour.
"Qu'il vive donc avec moi, et qu'on nous laisse faire échange de prévenances. Alors, au lieu de lui porter préjudice, c'est avec des larmes de gratitude que je le comblerai de bienfaits pour l'avoir accepté. Mais cela ne peut être: les sens de l'homme créent des barrières insurmontables à notre union. Je ne me soumettrai pourtant pas à une servitude abjecte. Je me vengerai du tort que l'on m'a fait. Si je ne puis inspirer l'amour, je causerai la peur". En1848, Percy Florence épouse Jane Gibson St John. Mariage heureux, Mary et Jane s’apprécient mutuellement. Mary habite avec son fils et sa belle-fille à Field Place, dans le Sussex, berceau ancestral des Shelley, à Chester Square, à Londres, et les accompagne durant leurs voyages à l’étranger. Les dernières années de Mary Shelley sont altérées par la maladie. Dès 1839, elle souffre de migraines et de paralysie de certaines parties du corps, ce qui l’empêche parfois de lire et d’écrire. Elle meurt à l’âge de cinquante-trois ans, le premier février 1851, à Chester Square. Son médecin soupçonne une tumeur cérébrale. D’après Jane Shelley, Mary Shelley a demandé à se faire enterrer avec sa mère et son père. Mais Percy et Jane, jugeant la tombe de St Pancras "épouvantable", choisissent de l'enterrer à l’église St Peter, à Bournemouth, près de leur nouvelle maison de Boscombe. Si le premier roman de Mary Shelley a la violence de la foudre, le dernier qu’elle livre au public possède en revanche la douceur melliflue d’un relatif apaisement. Pourtant, de même que "Frankenstein" n’était pas que récit d’horreur ou conte gothique, "Falkner" ne laisse pas non plus un goût de mièvrerie. Dans cette ultime étape de son itinéraire romanesque, en effet, Mary Shelley fait apparaître la rémanence du danger et de la tragédie. Chaque roman offre au fond un fragment de la tragi-comédie humaine, avec ses incertitudes, ses vices, ses peurs, et toujours ses destructions sauvages. La justice n’est cependant pas totalement impuissante, "Falkner" le suggère, face à l’immensité tragique. Bel exemple de balancement et de sagesse. Que dire de celle qui a côtoyé non sans gourmandise les originaux de son époque, a systématiquement cultivé l’étrangeté au-delà même de l’étranger, a été frappée non seulement des coups du sort les plus funestes, mais de dangers théâtraux et pittoresques, elle qui ne dédaigne la compagnie des aventuriers ? On est tenté de faire de Mary Shelley vieillissante une bourgeoise assagie récupérée par les forces du conformisme. On ne saurait oublier l’éclat souvent chaotique de cette vie romantique ni les intuitions littéraires fulgurantes qui modèlent aujourd’hui encore nos mythes et notre imaginaire.
Bibliographie et références:
- Betty T. Bennett, "Romantism of Mary Shelley"
- Jane Blumberg, "Mary Shelley's early novels"
- William D. Brewer, "Romantism of Mary Shelley"
- Charlene E. Bunnell, "Sensibility in Mary Shelley's novels"
- J. A. Carlson, "Mary Shelley"
- Jean Bruno, "Mary Wollstonecraft Shelley"
- Pamela Clemit, "Beyond Frankenstein"
- Gregory O'Dea, "Mary Shelley after Frankenstein"
- Haifaa Al Mansour, "Mary Shelley" (film 2017)
- Anne K Mellor, "Mary Shelley: her life, her monsters"
- Alain Morvan, "Mary Shelley et Frankenstein"
- Emily W Sunstein, "Mary Shelley: romance and reality"
- Daniel E. White, "Journals of Mary Shelley"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Il n'est pas plus surprenant de vivre deux fois qu'une. La politique, c'est de l'histoire en train de se faire, bien ou mal". Pour beaucoup, le nom Bibesco évoque en France celui de la princesse Marthe Bibesco, aussi dite Lucile Decaux, historienne et femme de lettres française de la première moitié du XXème siècle, née à Bucarest en Roumanie le vingt-huit janvier 1886 et décédée à Paris le vingt-huit novembre 1973, à l'âge de quatre-vingt-sept ans. Elle était la troisième fille de Jean Lahovary, président du Sénat, ministre des affaires étrangères et ambassadeur en Roumanie, et de Ema Mavrocordat, pianiste, descendante d’une famille grecque. Elle grandit dans le domaine de Balotesti en Roumanie et surtout à Biarritz où elle passait ses vacances. Ses romans étaient en partie écrits en français, dont les plus célèbres et les plus vendus, "Katia", immortalisée au cinéma par Danielle Darieux et Romy Schneider, et "Le Perroquet Vert", paru en 1924. Rapidement suivis par toute une série d’œuvres littéraires, récits, contes, nouvelles, articles et essais, comme "La vie d’une amitié: ma correspondance avec l’abbé Mugnier 1911/1944", paru en 1951 en trois volumes. La même année, Martha fut élue membre étranger à l’Académie royale de Belgique. Son père fut nommé diplomate à Paris quand Marthe a six ans. Mais la petite fille n’avait aucun effort à faire pour parler le français car elle le devait à la solide culture française de sa mère. Quant à sa vie privée, après un an d’une liaison secrète avec le prince Ferdinand de Roumanie, elle épouse dès ses seize ans un lointain cousin, play-boy, l’une des figures de l’aéronautique naissante, qui en 1912 fonda la "Ligue nationale roumaine aéronautique", et co-fondateur de l’Automobile club romain" et du "comité olympique roumain", mais hélas pour la très jeune femme, un époux volage et adultère. Le prince George Valentin Bibesco (1880-1944), fils de Iorgu Bibescu et de Valentine de Riquet, famille des plus dignes et nobles de Roumanie. En 1903, naît leur unique fille, Valentina. Unie alors sans amour avec son richissime et infatigable voyageur de mari, son mariage fut un échec. Mais le divorce à l’époque n’était pas bien vu chez les gens bien nés ou les bourgeois. Un mariage à la dérive qui prit la forme d’une amitié affective et cordiale, permettant à chacun d’aller voir ailleurs. Et le prince sans embarras, multipliait les conquêtes. Quant à Marthe, elle prendra pour amant le Prince Charles-Louis Beauvau-Craon qui partagera son existence durant six années. Une vie affective gâchée due à sa mésentente conjugale. Une grande solitude et un cœur alors en jachère au fil d’une existence romanesque. En 1912, reconnaissant, son époux lui offre le Palais familial de Mogosoaia. La princesse, triste et affligée par ses déboires sentimentaux, ne croit plus aux sentiments d’amour, quelle que soit la cause. Elle veut trouver un peu de joie et de réconfort en s’occupant de sa sœur cadette Marie, comme son propre enfant, un enfant de presque vingt ans au moment de son veuvage. "Au moment où elle est née, c’était déjà vrai, je ne voulais plus rien, je m’étais démise de ma volonté et je vivais absolument sans désir, ce qui équivaut à ne pas vivre. C’est cet état de renoncement, joint à des avantages naturels, qui devait me procurer dans la suite une existence pleine de succès qui, n’étant escomptés ni poursuivis, m’ont laissé indifférente et détachée au point que je me demandais comment je pourrais faire pour vieillir, n’ayant rien eu qui marquât ma vie. Marie était mon petit ange blond bouclé".
"Une seule timidité nous est commune, nous n'osons pas ouvertement avoir besoin les uns des autres. Les lettres d'amour, on devrait pouvoir les dessiner, les peindre, les crier". Elle cesse ses allers et retours en Roumanie pour se fixer à Paris en 1945 et, en 1948, élit domicile Quai de Bourbon. Ruinée, ses biens ont été confisqués par les communistes, il lui faudra toute sa pugnacité et le soutien de personnalités pour que sa fille puisse elle aussi quitter la Roumanie avec mari et enfants. Pour subsister, la princesse se consacre alors pleinement à l’écriture. Sous la protection de sa belle-mère Valentine Bibesco, née princesse de Camaran Chimey, issue de l’une des familles franco-belges, elle trouve le réconfort, la consolation et la joie dans la lecture et l’écriture, fréquentant les salons littéraires parisiens, et cherche à plaire, mais toutefois sans faste ni apparat. Elle s’engoue pour l’histoire française et européenne, spécialement sur la période napoléonienne, mais aussi pour le folklore roumain. Son éloquence, son humour fin, son vif esprit et sa grande culture lui font rencontrer de grands noms de la littérature, du monde politique, de la royauté et certains deviendront des amis tels que Marcel Proust, Paul Claudel, Neville Chamberlain, homme politique britannique, Ramsay Mac Donald, premier ministre du Royaume-Uni, Roosevelt qui l’invite à la Maison Blanche, Winston Churchill à qui elle a dédié une monographie. Dans son salon, elle reçoit l’éditeur Bernard Grasset, François Mauriac, Gabriel Fauré, Léo Delibes, Anatole France, George V, Pierre Loti, Louis Jouvet, Jean Cocteau, Camille Saint-Saëns, Aristide Briand, le Duc de Windsor (Edouard VIII), Clémenceau, Louise de Vilmorin, Anna de Noailles. Et le général De Gaulle voyait en elle une Européenne qui amalgamait les deux genres. L’ancien et le nouveau et qui, en 1968, lors de son voyage présidentiel en Roumanie, lui dit: "Vous personnifiez l’Europe à moi". Elle commença à écrire ses sentiments sur la vie dans un journal lors d’un voyage en bateau en Perse en compagnie de son mari, représentant l’État roumain pour le sacre du Shah Mozafaredin. Là, sur la même embarcation, elle fait la connaissance de l’écrivain russe Maxime Gorki, alors en exil. La critique est chaleureuse. Des contes sont publiés sous le nom de "Les Huit Paradis" (1903) et récompensés par l’Académie française, pour son travail doté d’une force nouvelle et d’un style personnel de phrases courtes, relayant de longs épisodes lyriques. Une rencontre va influencer sa destinée: lors d’un dîner, son voisin de table est l’abbé Mugnier.
"Moi, c'est mon corps qui pense. Il est plus intelligent que mon cerveau. Il ressent plus finement, plus complètement que mon cerveau. Toute ma peau a une âme. Atypique, il l’était en tout. Ame angélique, mais de nature robuste, il se montre aussi curieux que charitable. Un prêtre du Dieu vivant. Un homme de douleur, un fils consacré de l’Église, un ecclésiastique du diocèse de Paris, séminariste pendant le siège, ordonné au lendemain de la Commune. Il meurt à quatre-vingt-dix ans dans sa ville diocésaine, le premier mars 1944, tandis que les puissances ennemies occupaient encore Paris. Elle lui consacrera trois tomes intitulés "La vie d’une amitié: ma correspondance avec l’abbé Mugnier".Tout comme Marthe, c’était un passionné de Chateaubriand. Ainsi l’homme d’église eu l’occasion d’apprécier la jeune roumaine, chez qui l’esprit le dispute à la beauté. Devenue l'une des personnalités mondaines les plus marquantes de Paris, amie de Paul Claudel, Marcel Proust, Rainer Maria Rilke, Paul Valéry, Jean Cocteau, Francis Jammes, François Mauriac, Max Jacob, ou encore de l'abbé Mugnier dont elle fait son directeur de conscience, portraiturée par Giovanni Boldini, très liée à ses cousins Antoine et Emmanuel Bibesco eux-mêmes intimes de Marcel Proust, son œuvre présente un versant mémorialiste dépeignant l'aristocratie cosmopolite parisienne. Dans quelque soixante-cinq volumes, elle témoigne de son époque et de tous ces personnages, intellectuels, artistes, écrivains, aristocrates, hommes politiques, liés à elle par l'amitié et les relations mondaines. En 1955, elle est élue membre étranger de l'Académie royale de Belgique, au siège tenu auparavant par sa cousine, la poétesse Anna de Noailles. En 1962, elle est nommée chevalier de la Légion d'honneur. Elle aura des amitiés importantes. L’Europe est à la veille d’émeutes sanglantes et de la dispersion des grandes familles qui ont leurs attaches dans tous les pays. Marthe est déchirée entre l’Occident et les Balkans. Elle rencontre alors le kronprinz Guillaume, fils de l’Empereur d’Allemagne, pour lequel elle voue une grande amitié et avec lequel elle échangera une correspondance affectueuse et passionnée. Mais la première guerre mondiale interrompt cette entente, car l’ami est devenu l’ennemi. Il y aura Henry de Fontenelle que Marthe volera à la romancière Colette. "Ce fut de l’une de ces laides maisons où l’on faisait le ménage la fenêtre ouverte, qu’au moment précis ou nous passions, s’échappa alors un perroquet vert. Il m’apparut en plein vol, les ailes déployées, éblouissant et rapide, comme un ange pourvu d’un bec, comme un aigle vert qui fonce sur moi. Moi, si pareil à ce que j’imagine d’un messager divin, que j’en perds la respiration. C’est ainsi que m’arriva ce qui ne m’était encore jamais arrivé: un bonheur ! Je le voulais comme compagnon".
"Il faut avec les mots de tout le monde écrire comme personne. Faites des bêtises, mais faites-les toujours avec enthousiasme". La princesse Bibesco avait sa table au restaurant appelé en 1900 "Chez Tonton". En 1924, il fut alors baptisé "Au Perroquet Vert", toujours situé dans le XVIIIème arrondissement de Paris au sept rue Cavallotti, par le propriétaire des lieux pour rendre hommage à la romancière. À cette adresse particulièrement parisienne, aussi gourmande qu’inspirante, de nombreux artistes y venaient soit déjeuner soit dîner, Jean Gabin, Fernandel, EdithPiaf, Marlène Dietrich, Yves Montand, Pablo Picasso. Et dans ce lieu, jour après jour, la romancière jetait sur ses petits carnets, les bases de son livre qui aura pour titre 'Le Perroquet Vert. C’est un roman qui se veut touchant et saisissant par les drames presque invraisemblables, et qui témoigne une forte composition autobiographique. Le thème principal, l’amour fraternel poussé à ses extrêmes. Il fut édité en 1924, une écriture sagace et lucide, un style maitrisé et une élégance unique, l’histoire d’une famille russe vivant à Biarritz, à la veille de la guerre de quatorze-dix-huit, et au cours de ce même conflit, la narratrice nous raconte comment ses parents furent expulsés de leur pays peu après leur mariage. Honnis d’être cousins germains et époux dans un lieu et à une époque qui avait horreur de tout ce que pouvait suggérer, même de loin, l’inceste. La naissance en France d’un fils unique semblait au couple, à la fois une bénédiction du Ciel et son approbation pour le chemin d’exil qu’ils ont suivi. Mais aussi la mort de ce fils, due à une maladie survenue lorsqu’il avait neuf ans, leur a semblé une sentence divine. Toute la famille ainsi que la narratrice, âgée de six ans à la mort du frère chéri, souffrira de ce deuil profond. Et ce perroquet vert vu chez un oiseleur de Biarritz devient pour la romancière privée de joie, un symbole d’amour et d’allégresse. Qui rêve de posséder ce bel oiseau. Mais son père est convaincu que le volatile pourrait provoquer des maladies comme celle qui a emporté son fils. La princesse Bibesco fait la connaissance en mars 1915 de Christopher Thomson, attaché militaire de l'ambassade du Royaume-Uni à Paris. Il s'occupait alors de favoriser l'entrée en guerre de la Roumanie aux côtés des Alliés, bien que le petit royaume ne fût prêt ni politiquement ni militairement. Le diplomate restera attaché à la princesse toute sa vie et correspond avec elle régulièrement, tandis qu'elle dédicace certains de ses livres à C.B.T. Plus tard, il deviendra pair du parti travailliste, et secrétaire d'État de l'Air. La princesse écrit tous les jours, surtout le matin, et son Journal intime ne comporte pas moins de soixante-cinq volumes. Elle écrit en Suisse, "Isvor, pays des saules", considéré comme l'un de ses meilleurs livres, où elle décrit les habitudes et traditions de son peuple, qui, malgré la renaissance culturelle roumaine, reste profondément illettré, notamment en milieu rural, imprégné de superstitions ancestrales mélangées à une foi orthodoxe fervente, comme au Moyen Âge. Sa fille épouse en octobre 1925 le prince Dumitru Ghika. Trois reines assistent alors au mariage. La reine Sophie de Grèce, née princesse de Prusse, la reine Marie de Yougoslavie, née princesse de Roumanie et la princesse Aspasie de Grèce, épouse du roi des Hellènes. Elle est très proche du roi Alphonse XIII et a une courte liaison avec Henry de Jouvenel, ce qui lui inspire son livre "Égalité", Jouvenel étant alors proche des idées socialistes. Elle se rend souvent de Paris en avion privé avec son mari qui parfois pilote, dont c'est la passion, ainsi que dans diverses villes européennes, comme Rome, où elle rencontre Benito Mussolini en 1936, Raguse, Belgrade, Athènes, Constantinople qui vient d'être rebaptisée Istanbul et diverses villes de Belgique et d'Angleterre. Elle va même en avion en Afrique italienne, en Tripolitaine. Elle est invitée en juillet 1934 aux États-Unis, où elle est reçue par le président Franklin Delano Roosevelt et son épouse Eleanor.
"Mon ami, mon amant, mon cher compagnon des heures furieuses où nous n'entendions d'autre bruit que celui de nos souffles écrasés l'un dans l'autre, je vous le demande, cela est-il possible ?" Mais ses besoins financiers augmentent au fur et à mesure de la restauration de son palais de Mogoșoaia, aussi écrit-elle également des romans plus populaires et des articles dans les journaux féminins, comme le Vogue français, sous le pseudonymede "Lucile Decaux". Elle remplit aussi les rubriques mondaines de Paris-Soir et The Saturday Evening Post. Mogoșoaia devient le rendez-vous d'hommes politiques qu'elle invite dans les années de l'entre-deux-guerres, comme Louis Barthou, qui appelle l'endroit "la seconde Société des Nations". Elle y reçoit des ministres, des diplomates et des écrivains, Paul Morand ou Antoine de Saint-Exupéry et aussi Gustave V de Suède et la reine de Grèce, les princes de Ligne, de Faucigny-Lucinge, les Churchill ou les Cahen d'Anvers. Lorsque la montée de périls commence à bouleverser l'Europe, la princesse se prépare. Elle se rend en 1938 aux Pays-Bas auprès de son ami l'ex-empereur allemand Guillaume, qui n'a plus aucune influence politique, et elle est présentée à Hermann Göring. En 1939, elle se rend en Angleterre, où elle rend visite à George Bernard Shaw. L'aîné de ses petits-enfants, Jean-Nicolas Ghika, est envoyé étudier en Angleterre la même année. Il ne reverra plus la Roumanie avant cinquante-six ans. Après avoir été le théâtre d'une quasi-guerre civile entre le régime carliste pro-Allié et la Garde de fer nationaliste et antisémite, la Roumanie est dépecée l'été 1940 par le Pacte germano-soviétique et le deuxième arbitrage de Vienne, puis est satellisée par le Troisième Reich, entre en guerre en 1941 contre l'URSS et participe aux crimes contre les juifs. Les Alliés occidentaux lui déclarent la guerre à leur tour en février 1942. Elle se trouve dès lors au ban des nations et sera traitée en pays vaincu, livré à l'URSS à l'issue de la guerre. George-Valentin Bibesco, l'époux de Marthe, meurt en 1941. Dans les dernières années, surtout pendant la maladie du prince, une tendre complicité était revenue entre eux. Pendant la plus grande partie de la guerre, Marthe vit dans Paris occupé, puis à Venise, puis secrètement, en 1943, à Ankara en Turquie avec son cousin Barbu Știrbei qui tente d'y négocier, depuis la bataille de Stalingrad, le retour de la Roumanie dans le camp des Alliés, qui se produit le vingt-trois août 1944. Marthe est alors à Mogoșoaia. L'armée rouge est désormais l'alliée de la Roumanie, mais s'y comporte tout de même comme en pays ennemi occupé. À mesure que le parti communiste roumain et sa police politique, la Securitate investissent le pouvoir, la noblesse ainsi que la bourgeoisie et les classes moyennes sont de plus en plus persécutées.
"Et si vraiment cela est, si vous n'êtes plus à mes côtés qu'une ombre tendre, qu'une image pâle et voûtée de mon amour, quelle aberration me défendit de prévoir ce qui arrive ?" En 1958, Marthe parvient à faire libérer sa fille la princesse Ghika et son mari Dumitru des camps de travaux forcés du Bărăgan, la Sibérie roumaine où ils étaient détenus en tant qu'aristocrates. Elle les installe en Cornouailles dans une maison, Tullimaar, qu'elle a acheté pour eux. La princesse Bibesco vit désormais de sa plume. Elle est élue en 1955 au siège de l'Académie de Belgique tenu auparavant par sa cousine la poétesse Anna de Noailles et elle est nommée chevalier de l'ordre national de la Légion d'honneur en 1962. "La Nymphe Europe", livre en grande partie autobiographique,rencontre un grand succès en 1960. Elle est alors devenue une "grande dame" de la littérature française, reçue par le général de Gaulle qui l'apprécie. Elle assiste ainsi en 1963 au dîner donné à l'Élysée en l'honneur du roi et de la reine de Suède. Lorsqu'en 1968 le général de Gaulle se rend en visite d'État en Roumanie communiste, il emporte avec lui un exemplaire d’"Isvor, pays des saules" et déclare à la princesse: "Vous êtes l'Europe pour moi". Intelligence, grâce, beauté, charme et séduction, Marthe Bibesco riche de toutes ces qualités, se jugeait presque trop comblée. "Je suis humiliante sans le savoir", disait-elle. À travers un mariage tempétueux et des liaisons chimériques, elle chercha longtemps son alter égo mais ne rencontra que des miroirs ou des semblants. De tous les hommes qu’elle a cru aimer, seul l’abbé Mugnier, son confident, ne l’a déçoit pas. Elle a vécu dès son adolescence pour écrire ses Mémoires et retrouver le temps perdu. Elle devint à son tour une de ces reines immortelles qui séduisait Marcel Proust et subjuguait Paul Claudel. La princesse Bibesco meurt à Paris le huit novembre 1973, elle avait quatre-vingt-sept ans. Elle repose au cimetière de Menars dans le Loir-et-Cher.
Bibliographie et références:
- Ghislain de Diesbach, "La Princesse Bibesco"
- Anna de Noailles, "La Princesse Bibesco"
- Mihail Dimitri Sturdza, "Aristocraţi români în lumea lui Proust"
- Marcel Proust, "Portrait de la Princesse Bibesco"
- Abbé Mugnier, "Correspondances avec une amie"
- Charles de Noailles, "Une femme de lettres"
- Antoine de Saint Exupéry, "Une princesse courageuse"
- Winston Churchill, "Lettres à mon amie"
- Sonia Rachline, "Une princesse moderne"
- Philippe Sollers, "Une princesse hors du commun"
- George Bernard Shaw, "La Princesse Bibesco"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Si je pensais à vous, je pensais seulement à quelque chose qui durait, qui pouvait durer. Je ne savais rien de Circé et de sa puissance, je n’avais pas même entendu le nom de Calypso, ni de Nausicaa." En accueillant la jeune poète sur son divan, Freud, alors âgé de soixante-dix-sept ans, a conscience de prendre une patiente à plus d'un égard hors norme. Icône de l'Imagisme, ce mouvement poétique figuré par Ezra Pound dont elle fut l'amante, H.D. a tôt emprunté les chemins du ménage à trois et d'une bisexualité insouciante, en voyageant avec Frances Josepha Gregg, ancienne étudiante de Pound avec laquelle elle vécut une idylle, et le mari de celle-ci. Mariée à Richard Aldington en 1913 mais séparée deux ans plus tard, elle rencontre en 1918 Annie Winifred Ellerman, dite Bryher, destinée à devenir la compagne de sa vie. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir une fille avec Cecil Gray, un ami d'Aldington qui reconnaîtra l'enfant, prénommée Perdita. Bryher, de son côté, demande en 1921 la main de Robert McAlmon, ex-amant de H.D. Ce mariage de convenance sera remplacé par un autre en 1927. Bryher épouse Kenneth Macpherson, avec lequel H.D. a une liaison et dont elle attend un enfant, qu'elle décide de ne pas garder. La même année, Bryher et Macpherson acceptent d'adopter Perdita Aldington.Vous êtes perdu ? C'est normal. Familles recomposées, homoparentalité, H.D., dont la beauté solaire et fragile émeut manifestement les deux sexes, n'est pas seulement une pionnière dans sa pleine liberté à vivre toutes les variables des équations affectives. Avec son cycle de romans intitulé "Madrigal", l'écrivaine, contemporaine de Virginia Woolf et de Gertrude Stein, a ouvert un chapitre essentiel de l'histoire de l'autobiographie féministe, dont témoigne notamment le "Don". Hilda Doolittle naît à Bethlehem, en Pennsylvanie aux États-Unis, le 10 septembre1886. Son père était astronome. Il dirigeait l'observatoire Sayre et enseignait les mathématiques à l'Université privée de Lehigh. Sa mère, musicienne, bien que très chaleureuse, lui donna une éducation stricte, inspirée de la tradition morave, forme de protestantisme. Elle tient de son père son héritage intellectuel et de sa mère sa vocation artistique et mystique. La jeune fille entre au Bryn Mawr College en 1904 et se lie d'amitié avec Marianne Moore et deux étudiants de l'université de Pennsylvanie, Ezra Pound à qui elle est fiancée un bref temps et William Carlos Williams. Elle doit quitter le collège en 1906 pour raisons de santé. Cinq ans plus tard, elle voyage en Europe pour passer des vacances, mais décide de s'installer définitivement sur le vieux continent, séjournant en Angleterre et en Suisse. Elle publie ses premiers poèmes dans la revue "Pound Poetry", sous les initiales H.D., nom de plume qu'elle gardera, avec un style propre à elle, dans lequel, au-delà du dessin, la voix de son moi lyrique joua un rôle central.
"Pénélope était un lointain rêve de foyer, et d’autres et la querelle dans les tentes n’était qu’une affaire locale, loin au-dessous des tourelles et des remparts et de la Muraille." Elle traversa une période très difficile après la rupture de fiançailles douloureuse avec le poète Ezra Pound mais accepta la demande en mariage de l'écrivain britannique Richard Aldington. Cette relation échoua également et la laissa dans un état d’épuisement complet, dont elle sortit aidée par sa liaison avec D. H. Lawrence et surtout par la relation suivante, celle avec Bryher, la poétesse historique Winifred Ellerman. Celle-ci fut une bienfaitrice fortunée du mouvement psychanalytique et restera jusqu’après la seconde guerre mondiale son amante et au-delà son amie de toute la vie. Bryher reçut son nom d’artiste par H. D., qui l’encouragea expressément à écrire et l’aida alors probablement à sortir d’une crise suicidaire. Avec son amante puis Kenneth Macpherson devenu le mari de celle-ci, H. D. a aussi collaboré au développement du cinéma moderne, comme en témoigne l’œuvre "Borderline" (1930). Déjà avant son analyse avec Freud, H. D. se fit connaître par des anthologies poétiques, qui reçurent des critiques très positives, et par des traductions d’Euripide. Freud lut une grande partie de ses œuvres. Une des particularités de l’art poétique de Hilda Doolittle est l’utilisation du palimpseste, écrivant plusieurs fois par-dessus un texte déjà existant, se référant à un immense savoir sur les mythologies de cultures les plus diverses. Une autre particularité stylistique de H. D. se trouve dans l’utilisation de tournures hiéroglyphiques, ressemblant à un rébus et par là se rapprochant de la "Traumdeutung" (interprétation des rêves) de Freud. D’une certaine façon, on pourrait dire que Hilda Doolittle a cherché à travers sa poésie à atteindre l’inconscient par l’écriture pour se protéger de la réalité. "Chacun de nous comme toi est mort une fois, chacun de nous a traversé un vieux chemin en bois et trouvé les feuilles d’hiver si dorées dans le feu du soleil que même les fleurs vives des bois étaient sombres".
"J’ai fini par aimer Achille, à Leuké, mais je l’ai laissé retourner, à la mer, à sa mère, Thétis. Il a donc été absorbé, regagné par son propre élément ?". Chacun des termes lyriques de la prose narrative décrit ainsi par un jeu de miroirs illimité son monde intérieur reposant sur le plaisir saphique. "Tribute to Freud", publié en 1956, est l’histoire de la cure chez Freud. Le livre se présente en deux parties: "Écriture sur le mur", écrit onze ans après l’analyse, et "Advent", qui a été écrit, contre l’avis de Freud, sur le vif, en 1933, tel un journal intime. Le cours de l’analyse se lit comme le commencement d'une nouvelle ouverture vers l’écriture, laquelle l’avait pendant un certain temps protégée de la psychose. S’y mêlent musique, théâtre et danse par l’entremise du chant, de la poésie et de l’art dramatique tels que les pratiquaient les grecs dans l’antiquité. En 1927 meurt la mère de la poétesse. Peu de temps avant le début de son travail analytique avec Freud, elle entreprend un nouveau voyage pour Hellas, la Grèce de tous les mythes grecs, pays où elle avait déclenché, en 1920, une crise psychotique avec des symptômes hallucinatoires. Hellas renvoie au prénom de sa mère, Helen. Une des grandes œuvres poétiques ultérieures s’appellera "Helen in Egypt." L’année 1919 est terrible pour elle, son frère est tué en France, son père meurt, son mariage échoue et elle donne naissance à un enfant que son père ne reconnaîtra pas. Le père est mort en 1919 du choc de la mort de son fils, le frère préféré de Hilda,en 1918 en France. En 1919 est née Perdida, l’unique fille d'Hilda, dont le père était le peintre Cecil Gray. Aldington s’était éloigné d’elle pendant son service militaire et s’était trouvé une maîtresse. Pendant la grossesse, ayant contracté la grippe espagnole, elle fit deux pneumonies. Sa vie ainsi que celle de l’enfant à naître furent menacées. "Lavage de rivière froide dans une terre glaciaire, eau ionienne, froid, sable strié de neige, dérive de fleurs rares, clair, avec une coquille délicate comme une feuille enfermant feuille de lys, texture camélia, plus froid qu'une rose. Pensées intimes, tendre la main pour partager le trésor de mon esprit, mains intimes, tout le ravissement pur que je prendrais mouler un clair et statue glaciale."
"Je ne sais pas, Odysseus, votre nom n’est pas familier. Je n’y avais pas pensé, ne l’avais pas prononcé depuis dix ans, cela fait plus de dix ans et à l’époque, vous ne faisiez qu’aller et venir comme eux tous au Palais, cela fait plus, plus de dix ans." Peu de temps après, sa fille unique sera adoptée par son amante qui demeurera son amie tout au long de sa vie, dans les bons et les mauvais moments. Comment Freud a-t-il orienté la cure de son analysante ? Il n'est pas anodin d'observer que nombre d'écrivains redoutent d'entreprendre une analyse, de peur de dilapider leur singularité dans une exploration jugée trop risquée ou de devoir se soumettre à une injonction normative. H.D., dont le mode de vie n'attire aucune remarque d'ordre moral de la part de Freud, choisit, elle, de s'y mesurer. Par défi, par nécessité, par curiosité pour la grande aventure intellectuelle que la psychanalyse représente alors. C’est à ce point que le travail analytique avec Freud a commencé. À ce moment, Doolittle a compris ce symptôme comme borne de chemin, lui offrant l’orientation et la direction. C’était son "symptôme signifiant." Elle l’a compris avant tout comme poème illustré sur lequel pourra se fonder toute son œuvre à venir. La direction de la cure par Freud a permis que se constitue au moins un soupçon d’un vide, sans lequel Doolittle n’aurait certainement plus pu revenir à l’écriture, mais aurait terminé dans une folie religieuse. Ce danger pourtant l’aura accompagnée toute sa vie. Freud aura réussi à travers la cure à contrer le danger qu’elle soit submergée par une marée d’images spirituelles-spiritistes, s’enracinant dans le discours tout en exaltation religieuse de sa mère. La cure de la poétesse lui a permis de se réapproprier son écriture et de continuer à la développer. Le point d’aboutissement de cette voie fut "Helen in Egypt", décrivant l’art poétique dorique de Stésichore par-dessus l’épopée homérique de l’Iliade. En déplaçant Helen dans un entre-les-cultures, ici la Grèce, mais aussi dans un entre-les-interprétations, entre Stésichore et Homère, elle se transforme en lieu de la poésie.
"Pourquoi êtes-vous venu troubler mon déclin ? Je suis vieille. La rose la plus rouge s’épanouit et c’est ridicule, en ce moment, en ce lieu. La rose la plus rouge s'épanouit gâtant notre fruit d’été." En 1918, la rencontre avec Annie Winifred Ellerman est décisive pour la fragile et solaire poète. Cette année sera celle de la parution du recueil de poésie, "Hymen" qui se donne d’abord à lire comme un hymne à Hyménée, qui personnifiait le chant nuptial et présidait les festivités lors des mariages. Par l’entremise des nymphes du cortège d’hyménée errant dans le vestibule d’un lieu de culte indéfini, peut-être le temple d’Olympie ou un palais antique tenant lieu de sanctuaire, elle invoque Héra, déesse de la fécondité. Il s’agit moins pour elle de déterminer par le biais d’une description réaliste un cadre référentiel univoque que de construire un monde mythique. Par l’entremise de toute une série de glissements métaphoriques, le texte nous conduit dans la crypte où se déroulaient les rites initiatiques des religions à mystères, et à la thiase de Sappho dans l’île de Lesbos. L’image du Havre luxuriant ("closed garden") renvoie au topos aphrodisiaque par excellence. Elle rappelle la manière dont Sappho décrit sa sphère pastorale, lieu clos où elle côtoie ses compagnes et où elle invite sa protectrice Aphrodite à la rejoindre. De 1927 à 1931, en plus de se lancer dans le théâtre, HD écrivit pour la revue de cinéma d'avant-garde "Close Up", fondée par Macpherson et elle-même, Bryher finançant le projet. Elle fait une première analyse avec Mary Chadwick en 1931. L'insuccès de cette analyse l'incite à se faire traiter par Hanns Sachs, à Berlin, qui l'introduisit auprès de Freud, à Vienne, où elle séjourne en 1933. Freud avait lu des livres de H.D., notamment "Palimpseste", avant leur première rencontre le premier mars 1933. Elle publie les mémoires de cette analyse qui dure trois mois, jusqu'en juin 1933, dans "Writing on the Wall", le journal de son analyse, réédité sous le titre "Tribute to Freud", rare témoignage de l'atmosphère chaleureuse que Freud pouvait instaurer avec des patients.
"Hymen, ô roi de l'hymen, qu'est-ce que c'est amer ? Quel arbre, déchirant mon cœur ? Quelle cicatrice, quelle lumière, quel feu brûlant mes yeux et mes yeux de flamme ? Sans nom, ô nom prononcé, roi, seigneur, dis un hymen irréprochable." Elle se réfugia en Angleterre durant les dures années de guerre en compagnie de son amante qui se démenait pour aider les réfugiés, victimes de l'Allemagne nazie du Troisième Reich. Ayant pris cause pour eux, elle rompit alors tout lien avec Ezra Pound qui était profasciste et antisémite. Elle publia en 1936 "The Hedgehog", livre pour enfants et l'année suivante, une traduction d' "Ion" d'Euripide. Elle divorça finalement d'Aldington en 1938, l'année où elle reçut le prix Levinson de poésie pour l'ensemble de son œuvre. Viendront ensuite, "Les murs ne tombent pas" en 1944, "Hommage aux anges" en 1945 et "Floraison du bâton" en 1946. Elle entreprit une psychothérapie avec Walter Schmideberg, époux de Melitta Schmideberg et gendre de Melanie Klein. De plus en plus attirée par les sciences occultes, H.D se mit à écrire des recueils de poésie mystique à la frontière de l'occultisme. Elle se tient entre les signifiants opposés masculin et féminin, amour et haine, guerre et paix, vie et mort, beauté et laideur, indicateurs binaires des chemins,"on the ways", par-delà lesquels elle pointe le lieu de l’écriture même, qui se soustrait au sens, mais où, comme dans le "Wunderblock", se font les inscriptions. Le retrait de la poétesse vers les sources de l’écriture est une traversée du fossé qui sépare la lecture de l’écriture, la fiction de la réalité, le sommeil du réveil. H.D a été qualifiée de romancière lesbienne. En réalité, elle était bisexuelle, bien que se moquant des conventions. "Vous aviez deux choses à cacher, d'une part que vous étiez une fille, d'autre part que vous étiez un garçon." Cette formule, Freud lui adressa, lors de la première séance en 1933. H.D, échauffée à l'idée d'incarner le phénomène presque disparu de la parfaite bisexuelle et de contribuer ainsi à l'histoire de la psychanalyse lui répondit simplement: "Bon, alors, c'est terriblement excitant."
"Laisse aimer demain celui qui n'a jamais aimé. Qui jamais n'a aimé. Ce qui veut dire tout le monde, ou presque. L'amour n'existait pas, sauf l'amour du devoir, et l'amour du sacrifice. Aime demain puisqu'on ne le peut aujourd' hui. Encore et encore, les longues vagues rampent et suivent le sable avec de la mousse. La nuit s'assombrit et la mer prend ce ton désespéré de noir que les femmes mettent quand tout leur amour est fini." En 1956 et en 1960, avançant dans l'âge, la femme de lettres américaine décida de se rapprocher de sa fille en lui rendant visite par deux fois aux États-Unis. Perdita mariée, avait quatre enfants. Ce fut pour H.D un grand bonheur, certainement le plus intense et surtout le dernier. En quête de repos, elle rejoint son amante, Bryher, Annie Winifred Ellerman, en Suisse. En 1960, c'est enfin la consécration littéraire. Elle remporte le premier prix de poésie de l'American Academy of Arts and Letters. Séjournant à la villa Kenwin, située sur la commune vaudoise de La Tour-de-Peilz, où elle subit une nouvelle dépression nerveuse, son psychanalyste, Erich Heydt, l'encourage à écrire "End of Torment", sur sa relation avec Ezra Pound. Entre 1952 et 1954, elle compose le recueil "Helen in Egypt", une déconstruction féministe de la poésie épique, réponse aux "Cantos" d'Ezra Pound. Une fracture de la hanche la laisse handicapée. Atteinte d'un accident vasculaire cérébral, elle décède le vingt-sept septembre 1961. Suivant ses dernières volontés, ses cendres sont rapatriées au caveau familial de Bethlehem. Quand de la redécouverte d’un écrivain s’exhale une sensibilité d’écriture à ce point constitutive d’un rapport au monde, et pour peu que cet aspect ait été simplement recouvert par d’autres influences, on peut alors parler de révélation. C’est à une expérience de cet ordre que doit se préparer tout lecteur de Hilda Doolittle, femme d'une mystérieuse et grande beauté, tourmentée par une bisexualité trépidante qui signait ses écrits H.D., pour qui l’instant d’extase était aussi le moment de la souffrance la plus grande.
Bibliographie et références:
- Béatrice Didier, "Hilda Doolittle, dite H.D"
- Antoinette Fouque, "Dictionnaire des créatrices"
- Élisabeth Roudinesco, "Écrire d’amour"
- Lisa Appignanesi, "Hilda Doolittle"
- Alain de Mijolla, "Hilda Doolittle-Aldington"
- Jacques Lacan, "Le séminaire, Livre III"
- Serge Benstock, "Femmes de la rive gauche"
- Geneviève Morel, "Ambiguïtés sexuelles"
- Jacques Derrida, "La dissémination"
- Marie-Christine Lemardeley, "La poésie chez H.D"
Bonne lecture à toutes et à tous.
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"On appelle défauts ce qui, chez les gens, nous déplaît, et qualités ce qui nous flatte. Pour le primitif l'art est un moyen, pour le décadent, il devient un but. On méprise l'aumône qui est dure, mais on ne se méprise pas d'être si complètement dépourvu de véritable charité". Incarnation pour beaucoup du poète pur et intransigeant, Pierre Reverdy (1889-1960) fonda son autorité sur une pratique sans faille du poème où perça jusqu’à la fin un sens aigu de l’évolution des formes poétiques. Mais également sur une réflexion visant à dégager les "moyens" propres à la poésie et ceux, non moins spécifiques, d’autres arts comme la peinture. Car s’il fut un "phare" de la poésie du XXème siècle, c’est aussi parce qu’il s’affirma en publiant des textes théoriques et esthétiques susceptibles de désencombrer lucidement l’idéologie moderniste de son temps. Assise sur sa pratique autant que sur sa parole théorique, cette autorité ne s’imposa pas seulement à ses cadets surréalistes, qui du reste s’essayèrent parfois à en secouer le joug. De nombreuses générations de poètes jusqu’à nous ont en effet continué à se référer périodiquement à l’auteur de "Plupart du temps" et du "Livre de mon bord". "Legs de Reverdy" s’émerveillait Breton dans "L’Amour fou", au point de faire de sa rencontre fortuite avec ce "legs", rappelé par le titre d’une affiche légale pointée par René Char sur les murs d’une mairie, un événement majeur de hasard objectif. Et si Soupault comme Aragon surent également rendre hommage à celui qui fut à jamais à leurs yeux "le poète exemplaire", la fascination n’épargna ensuite ni la génération de Cadou et son école de Rochefort, ni celle des poètes nés de l’après-guerre, Du Bouchet et Dupin en tête, ni encore aujourd’hui, par des manifestations réitérées d’intérêt et de gratitude peu communes à l’égard d’un poète mort voici plus de soixante ans, les générations contemporaines. Et il ne faudrait pas oublier ici les peintres, les artistes, qui lurent aussi et continuent à lire passionnément Reverdy, de Picasso, Braque et Juan Gris, à, plus près de nous, Simon Hantaï, Gérard Titus-Carmel et François Rouan. Cependant, si l’influence de Reverdy et de son œuvre est un fait qui se constate régulièrement, le contenu et les modalités de cette transmission ne sont pas sans poser problème, et c’est aux questions qu’ils soulèvent que le présent ensemble voudrait apporter quelques réponses. D’une part en effet l’œuvre de Reverdy, par sa singularité, continue d’opposer une résistance notable aux efforts de description et de commentaire. L’œuvre de Reverdy pose en outre la question de la subsistance d’une forme de transmission au cœur de la modernité. C’est en cela qu’elle révèle l’existence d’une "tradition moderne". Par "tradition moderne", nous n’entendons pas le retour, encore moins la revanche ou le triomphe de la tradition dans la modernité. Plutôt en réalité, une tradition qui se cherche et se réinvente alors.
"Il n'y a pas d'amour sans souffrance et il ne peut pas y avoir de christianisme sans amour. On est plus durement prisonnier de la haine que de l'amour". Il s’agit en première approximation de tout ce qui, dans la modernité, par-delàl es mots d’ordre de singularité, d’autonomie, de table rase, d’intransitivité, travaille souterrainement à la transmission de savoirs et de pratiques, de questions partagées, tout ce qui contribue à la constitution d’un langage collectif et favorise l’apparition d’une communauté à elle-même. Reverdy lui-même ne l’entendait pas autrement, lui qui se revendiquait tout autant agent de la modernité que de la tradition: "Nous nous rattachons à une pure tradition de poésie", n’hésitait-il pas à proclamer en mars 1918 dans ce numéro de "Nord-Sud" rendu célèbre par le fameux texte sur l’image invoqué plus tard par Breton dans son premier "Manifeste du surréalisme". Pareille revendication d’une appartenance à la tradition pouvait, et peut toujours, surprendre venant d’un poète soucieux de se situer à l’extrême pointe des avant-gardes littéraires de son époque, voire de toute de la modernité artistique. D’autant que cette affirmation, loin d’être isolée, était alors largement amplifiée dans le même numéro de revue par une de ces "mises au point" dont Reverdy avait le secret et qui s’intitulait précisément "Tradition". Néanmoins si le directeur de "Nord-Sud" y revendiquait nettement son aspiration à la tradition, c’était bien à la condition de la redéfinir, en la déclarant profondément compatible avec le mouvement moderne. Sous sa plume, l’innovation devenait en effet indispensable à la perpétuation d’un apport artistique commun: "Créer grâce à une sensibilité nouvelle, servie par des moyens nouveaux appropriés, des œuvres qui, par leur différence, sont un apport de plus au domaine de l’art, c’est rester dans la tradition. C’est le seul effort qui soit utile". Rejoindre cette tradition vivante, tel est dès lors le but avoué du créateur moderne. Redéfinie par Reverdy comme un niveau d’excellence, la tradition devient implicitement un autre nom de la valeur littéraire, et s’obtient donc au prix d’un effort d’innovation réussi. N’est-ce pas ainsi afficher l’ambition de produire des classiques de la modernité littéraire ? Des classiques qui, au même titre que ceux d’autrefois, atteignent ce statut grâce à la nouveauté durable qu’ils introduisent ? Rien de réactionnaire ici: la prise de position de Reverdy en faveur de la tradition lui permet bien de se démarquer fermement des traditionalistes et des néoclassiques bornés de son temps, férus de répétitions en tous genres, mais aussi des tentations qu’Apollinaire pouvait lui-même nourrir en ce sens, notamment dans sa conférence intitulée "L’Esprit nouveau et les poètes". La poésie de Reverdy naît tout armée, comme une Minerve anxieuse.
"La gloire est un vêtement de lumière qui ne s'ajuste bien qu'aux mesures des morts. L'infini, c'est la limite ou l'échec de nos facultés d'appréciation et de mesure". Ensuite nous la verrons se diversifier, doter le poème envers d’une forme nouvelle, réfléchir ses propres principes dans une esthétique aux dimensions de l’art moderne, et revenir au plus près de sa source spirituelle. Si Reverdy est tout entier dans les Poèmes en prose, cela veut dire que son esthétique y est à l’œuvre. C’est en effet non des recueils en eux-mêmes, mais du travail de création qui les a suscités, que cette esthétique se dégage. Elle donne une forme générale et explicite aux principes intuitifs auxquels la poésie obéissait, et qui à ce stade n’existaient encore, outre les discussions auxquels ils avaient donné lieu, que par les effets qu’ils déterminaient. De même le rêve préexiste à son élucidation, qui n’en est pas le sujet, et la théorie se forme à côté de l’expérience onirique. En revanche les enjeux littéraires qui sont impliqués par le choix d’un titre tel que "Poèmes en prose" ne peuvent manquer d’être conscients. ils se situent sur un autre plan, mais entre les deux apparaissent des points de tangence. Donner à sa première œuvre publiée le titre de "Poèmes en prose" est une démarche à la fois modeste et orgueilleuse. Modeste par la neutralité du terme et le refus d’un mot faisant image, tel qu’"Illuminations" ou plus tard "Capitale de la douleur". Mais cette modestie avait été le fait de Baudelaire et de Mallarmé, et récemment encore de Fargue. En la circonstance, c’était se réapproprier en en proposant un nouveau modèle, simple, cohérent et moderne, un genre instable, toujours en attente d’une définition, et qui en se répandant risquait de se perdre dans l’élégance facile des chroniques et des pages de littérature. Le geste ne s’accompagne d’aucune justification. Lui seul a valeur de manifeste. On sait que cette démarche revêt une autre dimension. Quoi qu’on puisse en penser, Reverdy a devancé Max Jacob. Nouveau Jacob de ce nouvel Esaü, il l’a dépouillé de son droit d’aînesse. Aborder la question de la présentation chez Pierre Reverdy, c’est assurément se situer au point d’articulation entre sa réflexion théorique d’une part, où la notion de "présentation" s’affirme comme un concept-clé, et sa pratique poétique d’autre part. Or c’est cette articulation qui est problématique dans son cas d’authentique poète, de praticien talentueux, voire génial, uni à un théoricien. Théorie et pratique sont-elles cohérentes chez Reverdy ?
"II y a des hommes qui ont le sens de la réalité, et d'autres à qui il fait totalement défaut. L'amour sans les actes n'est que la plus grande illusion supportée par un mot des plus courts". Certes la poésie a toujours été présentée. Ni "Les Ardoises du toit" ni même le "Coup de dés" de Mallarmé ne modifient en cela la nature ancestrale de la poésie. Mais avec Reverdy ce geste est repensé, on serait tenté de dire: non repensé mais pensé, la crise du vers libre à la fin du dix-neuvième siècle ayant révélé les défaillances d’une pensée de la présentation poétique, sensibles notamment dans la domination du paradigme musical sur un paradigme visuel pourtant plus pertinent. Pensé donc, mais conjointement mis en pratique, avec des interactions mais peut-être aussi des distorsions entre théorie et pratique. Dans le discours théorique de Reverdy en 1918, donc juste avant le tournant de 1919 et l’arrivée en force des surréalistes, la notion de présentation revient comme un leitmotiv, presque un mot d’ordre, sans jamais toutefois donner lieu à la création d’une étiquette de groupe comme c’est alors à la mode. Il n’y aura pas d’art ni de poésie dite "présentative" ou "présentativiste" revendiquée pour faire pièce à d’autres "ismes". Reverdy se méfiait des étiquettes de groupe. Chaque fois, sous sa plume, le mot présentation apparaît en couple avec celui de représentation, sur le mode de l’opposition. D’abord dans un curieux compte rendu des "Ardoises du toit" publié dans "Nord-Sud", composé par Reverdy lui-même à la manière des "critiques-réclames" qu’Apollinaire faisait sous pseudonyme de ses propres ouvrages dans les journaux. Pris dans les rafales du temps, glissement lent des plis du jour sur les plis des jours, la poésie de Reverdy s’éloigne pour les lecteurs négligents. Pierre Reverdy, l’ermite de Solesmes, est un poète passé de mode, lui qui fut longtemps considéré comme le plus grand. On préfère maintenant des liqueurs plus fortes comme les éclats de silex de René Char, ou les jongleries verbales de Gherasim Luca ou Jacques Roubaud. Mais il est tant de poèmes de Reverdy pour lesquels je donnerais les œuvres complètes de ceux-là. Notre Narbonnais aux sourcils noirs, à la mèche combattante et à l’accent épais et râpeux comme le vin lourd de la Clape, est décrété trop monotone. Certes bien sûr il a écrit des centaines de poèmes, mais en fait toujours les mêmes vous dit-on, comme ce pauvre Vivaldi avec ses concertos. C’est ne rien vouloir comprendre aux mouvements imperceptibles de l’infini. Mais qui encore écrit comme cela de nos jours, qui va aussi loin dans la réalité du silence ? Sa lecture demande la complicité des nuits haletantes où tout est suspendu.
"Qu'est-ce que c'est qu'un grand homme méconnu ? C'est comme un arbre dont les branches constamment taillées et retaillées le laisseraient se développer d'abord tout en racines. L'épanouissement en hauteur n'en serait que plus luxuriant après, mais ceci n'est dit que pour l'œuvre. De l'homme, autant dire, évidemment, que ce n'est rien". Une suite de mots infiniment simples, d’objets familiers, de sensations connues, et leur mise en ligne dans le poème conduit aux grands mystères. En se mélangeant ces morceaux de briques élémentaires font un château hanté. Sa poésie semble se refermer hautaine sur de l’ombre entrevue, elle nous ignore nous de l’autre côté de la feuille blanche, elle nous résiste, nous sourit comme un sphinx. À vous de voir et de savoir nous dit-elle, chat noir parmi les chats noirs. Il a fait partie de l’équipage du Bateau-Lavoir, jusqu’en devenir l’astrolabe. Il est le théoricien de la poésie et du cubisme. Reverdy aura été ce charbonnier au fond des forêts des fougères d’images et des arbres sombres, il aura allumé bien des feux où le quotidien a fait naufrage. Il a traqué "Cette émotion appelée poésie". Il lui a fait rendre gorge. On veut tendre les mains pour saisir les sens du texte, celui-ci se dérobe, se replie, s’enfuit de l’autre côté de la page. Oui chez Reverdy tout est dans les replis. Mais ils semblent tissés de rosée et d’inquiétude, alors on n’ose les dérouler. Il procède par replis, lentes énumérations, lisières des choses. Mais contrairement aux surréalistes, il refuse le hasard non contrôlé des images. Et il refuse d’être un simple médium passif du monde. Lui l’ascétique, le converti au catholicisme en 1926, et très vite désillusionné, refuse le jeu. Il met toujours son existence en balance dans ses mots. Ses poèmes "ne sont qu’entre les lignes". Il faut les deviner, passer par leur ambiguïté, leurs flaques de silence et de verre, leurs tourbillons d’ombre, leur musique d’ombre. L’univers de Reverdy est un univers mouvant, incertain. Il faut savoir s’y perdre, se chercher dans ses déchirures, ses signes énigmatiques. Il met les mots à la suite "comme un tas de pierres". Ils continuent à tenir debout malgré tous les vents du temps.
"Mémoire sans éclat où rien n'est enfermé. Esprit qui se rendort aussitôt qu'éveillé. La nuit d'un œil hagard contemple le désastre". Pourtant il nous faut lentement déplier les strates d’émotions, faire sécher sur la table des sentiments les draps humides de ses dérobades. Ses poèmes refusent de fournir la moindre aspérité où s’accrocher, pas de prise, le vertige plus bas, il faut escalader à mains nues en créant ses propres voies. Et nul ne vous assure, vous tomberez tout au fond, sans rappel aucun. Pas de chemin, pas de balise, une zone proche de celle que décrivait Tarkovski dans "Stalker", on sait que s’y trouve une source d’éternité, d’apaisement, mais on ne la voit qu’avec un cœur pur, donc jamais. La poésie de Reverdy se situe dans une autre échelle de temps, qui paraît immobile pour nous, qui vit à l’intérieur de lui-même. Inquiet, il regardait vivre le monde et ne voulait pas le suivre. Il se fait grand silence dans les poèmes de Pierre Reverdy. Les mots sont inquiets, ils font le guet, les chemins tournent vers le rien, le temps est suspendu mais cela doit être un piège, il va nous tomber dessus, au-delà du toit. Les catastrophes sont tapies, elles ne se montrent pas, on voit leurs ombres à contre-lune. Une porte craque, et en se refermant sur elle-même elle tombe dans le grand vide. Les choses lentement s’effacent, tombent alors au ralenti dans ce drôle d’espace-temps que sont les poèmes de Reverdy. Toute en impression fugitive, sa poésie semble rester la patte en l’air, figée par ce qu’elle seule a vu, et que nous ne voyons pas encore. Ce descendant d’une lignée de tailleurs de pierre savait ce que voulait dire le geste juste, le geste sobre, le geste d’éternité. Son père lui avait appris le vent dans la montagne, la lecture et l’écriture. Il connaissait le poids du pain, le poids des choses, la difficulté de l’amour. Une inquiétude qui sourd, un climat de suspension avec le terrible tapis devant la porte. Quelque chose est passé ou va passer, et le simple frémissement du vent est peut-être notre heure dernière. Des mots élémentaires, des phrases courtes, simples à pleurer. Des ombres furtives de mots. La poésie de Reverdy ne dit pas, elle chuchote. L’angoisse est aux aguets. Le temps s’arrête. L’invisible marche de long en large. Ses pas craquent jusqu’à nous. Pudique il parlait peu de sa vie, il sera simplement mentionné qu’il est né le treize septembre 1889 à Narbonne, qu’il aura été imprégné des odeurs de la Montagne et de la mer, qu’il aura connu Paris et ses artistes dès 1910.
"La poésie a été mise au monde par l'homme et elle ne peut être ailleurs que dans lui, mais il la cherche dans la nature comme s'il l'avait laissé échapper". Là il débarque dans les brumes de la ville et des locomotives. Il aura froid, il aura faim. "En ce temps-là le charbon était devenu aussi précieux et rare que des pépites d’or et j’écrivais dans un grenier où la neige, en tombant par les fentes du toit, devenait bleue". Il parlera peinture comme ses amis peintres, Juan Gris, Picasso, Braque. Il parlera poésie comme ses amis poètes, Apollinaire, Max Jacob. Ses premiers poèmes en prose sont de 1915. Sa revue emblématique "Nord-Sud" est lancée début 1917. Avoir quasiment instauré sur terre la religion du surréalisme ne lui suffira pas. L’immensité de ses manques ne pouvait se résoudre dans la traque de l’invisible et du surréel. Ses doutes et son cheminement spirituel le conduisent à rompre avec le brillant littéraire et s’installer à Solesmes en 1926, aux portes de l’abbaye. Il n’a même pas trente-sept ans. Il ne trouvera jamais la clé de la porte, et comme dans un conte de Kafka, restera dans l’antichambre où le gardien lui dira que cette porte n’était que pour lui. Veilleur, il n’aura pas vu l’ennemi venir car "la prière est inconnue aux habitants de l’ombre". Le dix-sept juin 1960, il meurt à soixante-et-onze ans, à Solesmes, dans "cet affreux petit village où il fait toujours froid". Dans la solitude et l’exigence. Il voulait alors vivre et mourir dans la même tempête, ce fut une tempête de silence et de questions. Il écrira peu en ce lieu, toujours tendu vers Paris. Sa poésie est traces de passage, avertissement des feuilles qui craquent, de la nuit qui rôde. Il est totalement limpide, dangereusement limpide, aux frontières de la transparence et de la disparition. Nous ne sommes plus sur la terre ferme, mais dans l’infini volatil. Pierre Reverdy est le cristal de l’attente, il sait rendre le flottement dans les flaques des jours, et ses mots en marge sont "une lutte contre le réel tel qu’il est". Il rend palpable ce qui ne peut être retenu, ce qui se dissout dans une angoisse tapie, et dans la déchirure des nuits froissées. Il retisse l’invisible dans la couture de l’incertain. Il fait de la poésie "un réel humanisé" en transformant par sa création le quotidien en l’énergie de drames intérieurs que nous ne pouvons que deviner. Un grand mystère passe sur la poésie de Reverdy. Grande est sa fascination. Un souffle obscur où il est question de lui, question de nous. Tous ces manques, ces absences, ces trous de mots, sont emplis de cette vie qui nous cristallise. La poésie de Reverdy est lourde, lourde de sens, et lucide, secrètement aimantée par les rêves des pierres. Une flamme sourde. Mouvants reflets d’un monde très proche et étranger à la fois. Dans sa poésie une étrange partie se joue. Nous ne voyons pas les cartes. Et c’est pourtant notre destin qui se joue face à nous et sans nous. Le vent se tait, la voix se tait. Sans bruit, la neige de ses mots tombe sur nous. Grâce lui soit rendue.
Bibliographie et références:
- André du Bouchet, "Envergure de Pierre Reverdy"
- Claude Cailleau, "Dans les pas de Pierre Reverdy"
- Michel Collot, "Reverdy selon Du Bouchet"
- Michel Collot, "Horizon de Reverdy"
- Jean-Claude Coquet, "La poésie de Reverdy"
- Valéry Hugotte, "Vertige de la poésie, Pierre Reverdy"
- Odysseas Elytis, "Pierre Reverdy entre la Grèce et Solesmes"
- Mortimer Guiney, "La Poésie de Pierre Reverdy"
- Gil Pressnitzer, "Pierre Reverdy, une poésie aux aguets"
- Jean-Baptiste Para, "Pierre Reverdy"
- Gaëtan Picon, "Poétique et poésie de Pierre Reverdy"
- Jean Rousselot, "Pierre Reverdy"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers, picoté par les blés, fouler l’herbe menue: rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds. Je laisserai le vent baigner ma tête nue. Je ne parlerai pas, je ne penserai rien, mais l’amour infini me montera dans l’âme, et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien, par la nature, heureux comme avec une femme. Assez vu, la vision s’est rencontrée à tous les airs. Assez eu, rumeur de ville, le soir, et au soleil, et toujours. Assez connu, les arrêts de la vie. Ô Rumeurs et Visions. Départ dans l’affection et le bruit neufs". "Départ". Ce titre de poème hante le destin de Rimbaud, lu volontiers comme l'annonce de ce qui sera un geste sans retour, l’abandon de la poésie. Pourtant, ce jeune homme résolu aura inscrit, au cœur même de son œuvre, une mise en mouvement, dont sa vie témoignera comme une poésie en acte. Feuilleter ainsi l’œuvre de Rimbaud peut revenir à mettre ses pas dans les formulations: "Je m’en allais, j’irai en avançant". "Départ" récuse le connu au sein même des "Illuminations", Il est la forme la plus fidèle d’une vie marquée par l’itinérance, forme épurée, lapidaire, emblématique d’une vie à l’intérieur de laquelle l’écriture s’insérera comme un aspect, privilégié certes, d’une aventure qui demeure exceptionnelle, placée sous le signe de la fulgurance. L’infatigable marcheur a largué les amarres. "Bateau ivre", il se livre à une attitude de scandale, interpelle quelques interlocuteurs, rédige rageusement une série de poèmes qui seront livrés à la publication, brocarde ses pairs, décide d’une rupture sans retour pour parcourir le monde. Écrire se révèle comme l’une des facettes d’une quête radicale, sans concession, visant l’affirmation d’une vraie vie. Lorsqu’il se donne congé de l'activité littéraire, Rimbaud se met en partance. Pour cela, il s’adonne à l’apprentissage de langues étrangères afin de sillonner des pays, ainsi qu’à l’exercice de métiers hétéroclites. Sans doute a-t-il pressenti combien l’aventure artistique ne pouvait aucunement constituer pour lui un cadre d’inscription pour son énergie désirante. Mallarmé a dit qu’il s’opéra vivant de la poésie. Certes, il quitte le cercle des poètes, mais précisément en accomplissant les prescriptions de Ronsard par le corps. Ce qui le porte excède la poésie. Œuvre et biographie se fondent, s’aventurent. Un beau matin de l’année 1854, le vingt octobre plus précisément, naît Jean Nicolas Arthur Rimbaud ou "l’homme aux semelles de vent", de Frédéric Rimbaud et Marie Catherine Cuif. Le jeune homme, dès son plus jeune âge, s’illustre par ses succès scolaires et son caractère rebelle. Il écrit, alors âgé de sept ans, "À mort Dieu" sur un mur d’église. Alors que ses réussites semblent lui promettre un avenir radieux, son professeur de quatrième, Mr Perette, pressent déjà toute la complexité du garçon: "Il finira mal. Rien de banal ne germera dans sa tête. Ce sera alors le génie du Bien ou du Mal".
"J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. La nature est un spectacle de bonté. Le sommeil d'amour dure encore, sous les bosquets l'aube évapore". Il est le deuxième enfant d'une paysanne, Vitalie Cuif, venue vivre à Charleville, et d'un militaire qui longtemps servit en Afrique, le capitaine Frédéric Rimbaud. Arthur a un frère aîné, Frédéric. Deux sœurs, Vitalie et Isabelle, compléteront cette famille vite appelée à se défaire. Le capitaine abandonne son foyer. Les enfants désormais vivent alors sous la sévère tutelle de leur mère, que Rimbaud appelle la"mère Rimbe", "la daromphe" ou la "bouche d'ombre" en souvenir du poème homonyme de Victor Hugo. Petite ville, petits esprits. Comment sortir de ce monde du second Empire sur lequel Napoléon III, surnommé Badinguet, exerçait son pouvoir ? Rimbaud découvre le milieu scolaire et, par là, paradoxalement, une certaine forme d'évasion, celle qui passe par les livres et les langues. Il s'évade dans les narrations qu'on lui donne et surtout dans ces étranges compositions en vers latins, exercices imposés aux collégiens de cette époque. Il brille dans ces morceaux imitatifs où, à sa manière, il réinvente le langage. On reconnaît ses mérites, et pour la première on le publie alors dans le très sérieux "Bulletin de l'Académie de Douai". Puis ce sont ses premiers poèmes en langue française, "Les Étrennes des orphelins". Dès l'âge de huit ans, Rimbaud fréquente l'Institut privé Rossat, à Charleville. En 1865, il entre au collège. C'est sur les bancs du collège qu'il rencontre Ernest Delahaye. Né un an avant Rimbaud, Delahaye noue avec le jeune Arthur des liens d'amitié qui se prolongeront toute sa vie. Certaines des lettres échangées entre les deux hommes ont été conservées et sont importantes pour retracer la vie du jeune poète, mais surtout aussi pour comprendre son rapport à la création littéraire. Au collège, Arthur se révèle vite être un "fort en thème" peu commun, remarqué et encouragé alors par ses professeurs. En 1869, Rimbaud a quinze ans. Toujours collégien, c'est un excellent latiniste: "Jugurtha", publié avec trois autres de ses compositions latines dans "Le Moniteur de l'Enseignement Secondaire" lui vaut alors le premier prix du concours académique. Entré en classe de rhétorique, il rencontre Georges Izambard. Cet enseignant lui fait lire Victor Hugo,Théodore de Banville, Rabelais et lui ouvre sa bibliothèque. La mère de Rimbaud n'apprécie pas l'amitié entre le jeune garçon et le professeur qui ne correspond pas à l'éducation stricte qu'elle entend donner à ses enfants. Izambard jouera un rôle important pour Rimbaud. il conserve notamment ses premiers textes dont l'ouvrage "Un cœur sous une soutane".
"Ah, quel beau matin, que ce matin des étrennes. Chacun, pendant la nuit, avait rêvé des siennes. De quel songe étrange où l'on voyait joujoux, bonbons habillés d’or, étincelants bijoux, tourbillonner, danser une danse sonore, puis fuir sous les rideaux, puis reparaître encore". En mai 1870, Rimbaud envoie à Banville trois poèmes, espérant leur publication dans la revue du "Parnasse contemporain": "Sensation", "Ophélie, et "Credo in unam", intitulé plus tard "Soleil et Chair". Ces vers ne seront pas publiés mais une revue, "La Charge" , lui ouvre deux mois plus tard ses pages pour "Trois Baisers", connu sous le titre "Première Soirée". À la fin du mois d'août, Rimbaud quitte Charleville pour gagner Paris. Le dix-neuf juillet, la France est entrée en guerre contre la Prusse. Rimbaud espère sans doute assister à la chute de l'empereur, affaibli par la bataille de Sarrebruck. Il est arrêté dès son arrivée dans la capitale. Il appelle Izambard à l'aide. Le professeur parvient à gagner Paris, fait libérer le jeune homme et le reconduit à Charleville à la fin du mois de septembre. En octobre Rimbaud fugue une nouvelle fois. Il part pour Bruxelles, puis Douai où il débarque dans la famille de Georges Izambard. Il y recopie plusieurs de ses poèmes. Ce recueil que Rimbaud confiera au poète Paul Demeny, ami d'Izambard, est connu sous le nom de "Cahier de Douai". Il participe probablement aux événements de la Commune de Paris pour laquelle il semble s'être passionné. C'est sans doute à ce moment qu'il compose "Les déserts de l'amour", où mûrit déjà ce qui fera le corps de la "Saison en enfer". Cette année-là, Rimbaud rencontre Auguste Bretagne. Cet employé aux contributions indirectes de Charleville a connu Paul Verlaine à Arras. Bretagne, passionné de poésie, féru d'occultisme, buveur d'absinthe encourage le jeune poète à écrire à Verlaine. Rimbaud, aidé de Delahaye qui joue les copistes, envoie quelques poèmes. Verlaine s'enthousiasme pour ces textes qu'il diffuse dans son cercle d'amis. Il prie Rimbaud de le rejoindre à Paris. À la fin du mois de septembre, il débarque dans la capitale. C'est sans doute juste avant ce voyage qu'il compose le "Bateau Ivre". À Paris, Rimbaud loge d'abord chez les parents de Mathilde, la femme de Verlaine, mais il se rend indésirable, et est bientôt contraint de se réfugier chez Charles Cros, Forain et Banville. Le jeune poète participe avec Verlaine aux dîners des "Vilains Bonshommes" et aux réunions du "Cercle Zutique" au cours desquelles la joyeuse bande compose alors des pastiches dont certains sont consignés dans un cahier, désigné par ses quatre éditeurs sous le nom d'"Album Zutique".
"On s'éveillait matin, on se levait joyeux, la lèvre affriandée, en se frottant les yeux, on allait, les cheveux emmêlés sur la tête, les yeux tout rayonnants, comme aux grands jours de fête". Les deux poètes hantent les cafés du Quartier latin. Ils mènent une vie dissolue, de provocation en beuverie. Mathilde Verlaine, excédée, quitte alors Paris pour Périgueux avec son fils. Verlaine, troublé par ce départ, écrit à sa femme une lettre suppliante. Mathilde lui fait savoir qu'elle n'acceptera de rentrer que si Rimbaud est renvoyé. En mars 1872, Rimbaud regagne les Ardennes. Mais Verlaine parvient à le faire revenir à Paris en mai. Il ne loge plus chez les Verlaine, mais dans une chambre rue Monsieur-le-Prince, puis à l'hôtel de Cluny. Début juillet, Rimbaud et Verlaine partent pour la Belgique. Mathilde découvre alors à Paris les lettres que Rimbaud a adressées à son mari de février à mai. Elle part aussitôt pour Bruxelles pour tenter de récupérer Paul. Verlaine accepte dans un premier mouvement de rentrer à Paris mais s'esquive au dernier moment. Début septembre, Rimbaud et Verlaine sont en Angleterre. Leur misère est grande et Verlaine est préoccupé par le procès en séparation de corps que Mathilde vient de lui intenter. Les deux poètes se séparent, Rimbaud retrouvant les Ardennes à la fin du mois de décembre. À la mi-janvier 1873, Rimbaud reçoit une lettre de Verlaine qui se dit malade et mourant de désespoir à Londres. La mère de Paul, toujours prompte à tout faire pour son fils, se rend à son chevet. Elle offre à Rimbaud l'argent du voyage. En avril, Verlaine et Rimbaud passent d'Angleterre en Belgique. Peu après, il rentre à la ferme familiale de Roche. Il commence à rédiger" Une saison en enfer". Mais Rimbaud s'ennuie. il rencontre de temps en temps Delahaye et Verlaine à Bouillon, à la frontière franco-belge. C'est là que Verlaine entraîne à nouveau Rimbaud vers l'Angleterre, à la fin du mois de mai. Les deux hommes se querellent et Paul prend au début du mois de juillet l'initiative d'une rupture. Il laisse Rimbaud sans un sou à Londres et gagne la Belgique, espérant renouer avec sa femme. L'échec de la tentative de réconciliation le conduit à rappeler Rimbaud auprès de lui à Bruxelles, mais les deux hommes se querellent encore. Verlaine tire deux coups de feu sur son ami qu'il blesse au poignet. Rimbaud est conduit par Verlaine et sa mère à l'hôpital Saint-Jean où il est soigné.
"Et les petits pieds nus effleurant le plancher froid, aux portes des parents tout doucement toucher, on entrait, puis alors les souhaits en chemise, Les baisers répétés, et la gaieté permise". Madame Verlaine persuade son fils de laisser partir Rimbaud mais, sur le trajet qui mène le trio à la gare du Midi, Verlaine porte la main à la poche où se trouve son revolver. Rimbaud s'affole et trouve la protection d'un agent de police. Arthur ne souhaite pas porter plainte, mais l'affaire est aux mains de la justice belge, Verlaine écope de deux ans de prison. Rimbaud n'est que légèrement blessé. Il sort de l'hôpital le vingt juillet et passe l'hiver dans la ferme familiale de Roche. En mars 1874, Rimbaud se trouve à Londres en compagnie de Germain Nouveau, un ancien du cercle zutique qui l'aide à copier des poèmes des "Illuminations", mais ce dernier décide bientôt de rentrer à Paris. Rimbaud se retrouve seul et désemparé. Il donne alors des leçons de français puis se résigne à retourner dans les Ardennes. Un an plus tard, il part pour l'Allemagne. Il est embauché comme précepteur à Stuttgart. Fin mars 1875, Rimbaud quitte Stuttgart avec, maintenant, le désir d'apprendre l'italien. Pour ce faire, il traverse la Suisse en train et, par manque d'argent, franchit le Saint-Gothard à pied. À Milan, une veuve charitable lui offre alors opportunément l'hospitalité. Il reste chez elle une trentaine de jours puis reprend la route. Victime d'une insolation sur le chemin de Sienne, il est soigné dans un hôpital de Livourne, puis est rapatrié le quinze juin à bord du vapeur "Général Paoli". Débarqué à Marseille, il est à nouveau hospitalisé quelque temps. Après avoir mûri des projets pour découvrir d'autres pays à moindres frais, Rimbaud reprend la route en mars 1876, pour se rendre en Autriche. Le périple envisagé tourne court. Dépouillé en avril à Vienne par un cocher puis arrêté pour vagabondage, il est expulsé du pays et se voit contraint de regagner Charleville. Désormais, il mène une vie de vagabondage, avec l'idée de trouver un emploi dans ce monde moderne. Ingénieur, agent de cirque, mercenaire. On le verra successivement dans tous ces rôles en Europe et même à Java, qu'il atteint en 1876 avec d'autres légionnaires volontaires recrutés par l'armée coloniale holandaise. Il déserte, revient sous un nom d'emprunt, Edwin Holmes, à bord d'un bateau de faible tonnage qui manque de naufrager.
"La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. La vie est la farce à mener par tous. Ah, voici la punition. En marche. Votre cœur l'a compris, ces enfants sont sans mère. Plus jamais de mère au logis et le père est bien loin". La suite de ces pérégrinations le mènera par deux fois à Chypre, en 1879 et 1880. Il doit interrompre ce deuxième séjour pour une cause qui reste peu claire, mais on peut croire qu'il prit la fuite à la suite de la mort, accidentelle ou motivée, de l'un des ouvriers qu'il avait sous sa coupe. Après avoir fait escale dans plusieurs ports de la mer Rouge, il se fixe à Aden où, pour le compte de l'agence des frères Bardey, il surveille un atelier de trieuses de café. Mais très vite il va servir, comme employé d'abord, comme directeur ensuite, dans leur factorerie de Harar, cette importante ville de quarante mille habitants au sud de l'actuelle Éthiopie. Harar n'appartenait pas encore aux Abyssins, mais était administrée par des égyptiens. Là, Rimbaud fait alors du commerce, achetant de l'ivoire, du café, de l'or, du musc, des peaux, en vendant ou échangeant des produits européens manufacturés. Il reconnaît aussi quelques régions jusque-là inexplorées, comme l'Ogadine, et transmet régulièrement un rapport à la Société Française de Géographie. En 1885, il signe en janvier un nouveau contrat d'un an avec Bardey. Lorsque, en juin, il entend parler d'une affaire d'importation d'armes dans le Choa, il dénonce son contrat et s'engage dans l'aventure. Il s'agit de revendre cinq fois plus cher à Ménélik, roi du Choa, des fusils d'un modèle devenu obsolète en Europe, achetés à Liège. Parti en novembre pour Tadjourah prendre livraison des fusils et organiser une caravane qui les acheminera jusqu'au roi, Rimbaud est bloqué plusieurs mois par une grève des chameliers. Il en profite pour nouer de nouveaux contacts.
"L'étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles, l'infini roulé blanc de ta nuque à tes reins, La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles et l'homme saigné noir à ton flanc souverain". En avril, la caravane est enfin prête à partir quand Rimbaud apprend l'ordre transmis par le gouverneur d'Obock. À la suite d'accords franco-anglais, toute importation d'armes est interdite dans le Choa. Rimbaud cache son stock dans le sable afin d'éviter une saisie. Il se plaint auprès du Ministère des affaires étrangères français, fait diverses démarches. Apprenant en juin qu'une expédition scientifique italienne est autorisée à pénétrer dans le pays, il s'arrange pour se joindre à elle. Malgré l'abandon de Labatut, principal instigateur de l'affaire et la mort de l'explorateur Soleillet, il prend en septembre la tête de la périlleuse expédition. Une chaleur de soixante-dix degrés pèse sur la route qui mène à Ankober, résidence de Ménélik. Il ignore que, pendant ce temps, "La Vogue" publie en France des vers de lui et une grande partie des "Illuminations". Il arrive à Ankober le six février, mais le roi est absent. Il doit gagner Antotto à cent-vingt kilomètres de là. Le roi l'y reçoit, accepte les fusils mais fait des difficultés au moment de payer. Il entend déduire de la facture les sommes que Labatut mort récemment d'un cancer lui devait, et invite Rimbaud à se faire régler le reste par Makonen, le nouveau gouverneur de Harar.
"J'ai tendu des cordes de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse. Un soir, j’ai assis la beauté sur mes genoux et je l’ai trouvée amère". Rimbaud fait donc route vers Harar, avec l'explorateur Jules Borelli. Il parvient à se faire payer par Makonen, mais il n'a rien gagné sinon, comme il l'écrit au vice-consul de France à Aden le trente juillet, "vingt et un mois de fatigues atroces". À la fin du mois de juillet, il part au Caire pour se reposer. Rimbaud est épuisé, vieilli, malade. "J'ai les cheveux absolument gris. Je me figure que mon existence périclite", écrit-il à sa famille. Dans une lettre au directeur d'un journal local, "Le Bosphore égyptien", il raconte son voyage en Abyssinie et au Harar. Les lettres envoyées à la fin de cette année témoignent de ce découragement. Rimbaud se plaint de rhumatismes et son genou gauche le fait souffrir. Il a pourtant assez de courage pour faire paraître dans le journal "Le Bosphore égyptien" une étude traitant de l'intérêt économique du Choa. Ce travail sera transmis à la Société de Géographie. Rimbaud songe un moment à se rendre à Zanzibar, puis à Beyrouth, mais un procès, lié à l'affaire Ménélik, le rappelle en octobre à Aden où il tente sans succès de faire du commerce. Rimbaud est à Aden au début de l'année 1888. En mars, il accepte de convoyer une cargaison de fusils vers Harar, mais renonce alors à une seconde expédition. Peu de temps après, il fait la connaissance d'un important commerçant d'Aden, César Tian, qui lui offre un poste de représentation à Harar. Rimbaud accepte, d'autant plus qu'il pourra en même temps travailler à son compte. Pendant trois ans, Rimbaud importe, exporte, mène ses caravanes à la côte. Mais il souffre de plus en plus.
"Les soirs d’été, sous l’œil ardent des devantures, quand la sève frémit sous les grilles obscures, irradiant au pied des grêles marronniers, hors de ces groupes noirs, joyeux ou casaniers, Je songe que l’hiver figera le Tibet, d’eau propre qui bruit, apaisant l’onde humaine, et que l’âpre aquilon n’épargne aucune veine". En 1891, Rimbaud est atteint d'une tumeur cancéreuse au genou droit, aggravée par une ancienne syphilis. Le quinze mars, il ne peut plus se lever et se fait transporter à Zeilah sur une civière. Il s'embarque pour Aden: "Je suis devenu un squelette, je fais peur", écrit-il à sa mère le trente avril. Le neuf mai, il se fait rapatrier et arrive le vingt-deux mai à Marseille où il entre à l'hôpital de la Conception. L'amputation immédiate de la jambe s'avère nécessaire. La mère de Rimbaud accourt alors à Marseille. Le vingt-cinq, l'opération a lieu. Rimbaud est désespéré. "Notre vie est une misère, une misère sans fin. Pourquoi donc existons-nous ?", écrit-il à sa soeur Isabelle le vingt-trois juin. À la fin du mois de juillet, Rimbaud, en a assez de l'hôpital. Il retourne à Roche où sa sœur Isabelle le soigne avec dévouement. Mais la maladie progresse et l'incite a revenir à Marseille où il compte sur les bienfaits du soleil et aussi sur la possibilité d'un retour en Afrique où ses amis l'appellent. Il arrive à Marseille à la fin août, en compagnie d'Isabelle qui l'assistera jusqu'à sa mort. Son état empire, il se désespère. Après une courte période de rémission, Rimbaud connaît plusieurs semaines d'atroces souffrances. Sa sœur parvient à lui faire accepter la visite d'un aumônier qui conclura bien légèrement à la foi du moribond. Il meurt le dix novembre. Il est âgé de trente-sept ans. Son corps est ramené à Charleville. Les obsèques se déroulent le quatorze novembre dans l'intimité la plus restreinte. Il est inhumé dans le caveau familial. Il n'y eut qu'un seul article dans la presse faisant alors état du décès d'Arthur Rimbaud, dans la rubrique nécrologie du journal "L'Écho de Paris" du six décembre 1891.
"J'ai embrassé l'aube d'été. Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombres alors ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes. Et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit". "Le malheur a été mon dieu", écrivait-il dans "Une saison en enfer". Ce bouillonnement intérieur, cette tempête faisant rage dans ce crâne abîmé, l’a suivi depuis l’éveil de ses sens et de sa conscience, et l’a conduit dans les strates les plus profondes de l’esprit humain. Toute sa vie, ce malheur, causé par le saisissement d’une réalité infernale, l’a poursuivi jusqu’à sa mort. Grâce au "dérèglement des sens" qu’il opérait à travers alcools, haschisch ou expériences sexuelles débridées, le jeune homme brillant est passé de modèle à fauteur de troubles. Refusant courbettes et génuflexions aux normes sociétales, cherchant l'épanouissement avec pour seul but de se déclarer "voyant" et de tirer la substance de son âme à travers la poésie, le dessein de Rimbaud semble avoir été de débusquer le sens profond d’une réalité décevante et affreusement dérisoire. Toute son œuvre, Arthur Rimbaud l’a écrite en six ans, entre l’âge de quinze et de vingt-et-un ans, puis il s’est tu à jamais. Ce silence, devenu mythe, ce mutisme poétique et quotidien reflète sans doute l’impossibilité ou le renoncement d’un poète torturé à communiquer ses sentiments et ressentis. En six ans, c’est comme si toute l’absurdité de l’existence lui était apparue dans sa poésie, une vérité saisie entre deux bouteilles d’eau de vie à la Alfred Jarry, de nombreux épisodes délirants marqué de jeux, ou autres provocations obscènes et blessantes vis à vis de ses pairs. En six ans, Rimbaud a ouvert tant de portes tellement larges sur la présence d’une réalité enfouie dans celle que l’on perçoit, qu’il arrive parfois que l’on doute de leur légitimité. Mais ses écrits demeurent, et nous rappellent à chaque instant la complexité de la vie qui fourmille dans nos corps, et le paradoxe de l’existence, miracle passé dans une prison sans gardien ni barreaux. Rimbaud se dépossède du verbe à vingt-et-un ans pour ouvrir d’autres pistes. Il a utilisé toutes les clefs du trousseau de l’écriture. Pour ouvrir de nouvelles portes, il lui faut d’autres outils. Il n’appartient pas à la République des lettres, et déclare aux poètes de son temps: "Je ne suis pas des vôtres". Il devient alors "l’homme aux semelles de vent" décrit par Verlaine.
"La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom. Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins et à la cime argentée je reconnus la déesse. Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. Au réveil il était midi". Il l’a toujours été, il n’a jamais tenu en place, c’est un bohémien dans l’âme. La route est omniprésente dans ses poèmes:"Je suis le piéton de la grande route". "J’ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme". Il cherche les cités splendides, la voie blanche, la brèche. Il décline le verbe aller à tous les temps. "J’allais sous le ciel, dans ma bohème". "J’irai dans les sentiers". Il écrit en marchant: "Petit Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course des rimes". Adolescent, il a gagné Paris à pied en six jours. En Abyssinie, il écrit à sa sœur Isabelle, qu’il parcourt entre quinze et quarante kilomètres par jour. Il cherche sans fin le lieu de l’illumination, dans la brousse par le sentier des éléphants, au désert en tête des caravanes qu’il mène des montagnes du Harar aux côtes de la mer Rouge. C’est le grand pèlerin du XIXème siècle. Un concentré de Lawrence d’Arabie et de Charles de Foucauld. Il aurait parcouru soixante mille kilomètres. Paul Verlaine, le sédentaire qui s’échappait dans l’absinthe, le surnommait avec admiration "le voyageur toqué". Rimbaud voulait se tenir libre. Toute sa vie, il a désiré l'invisible.
"Elle était fort déshabillée, et de grands arbres indiscrets, aux vitres jetaient leur feuillée, malignement, tout près, tout près. Assise sur ma grande chaise, mi-nue, elle joignait les mains. Sur le plancher frissonnaient d’aise, ses petits pieds si fins, si fins". A-t-il saisi ce qu’il voulait saisir ? A-t-il eu la vision du sens profond de ce qui l’entourait ? Ce jeune homme a-t-il, seul, compris la vie ? La réponse à ces questions figure dans ses poèmes, et chacun peut y voir ce qu’il désire appréhender. La réalité d’une strate supérieure au prosaïsme du monde, ou sa dimension purement illusoire. "Le talent, c’est le tireur qui atteint un but que les autres ne peuvent toucher. Le génie, c’est celui qui atteint un but que les autres ne peuvent même pas voir", a écrit un jour Schopenhauer. Arthur Rimbaud était ces deux tireurs. Son autodestruction, souhaitée, ne fut-elle pas une étape obligatoire dans l’affirmation de son talent ? La souffrance qu’il s’est infligée, avec laquelle il se mutilait en écrivant sur ce qui germait en lui, n’était-elle pas nécessaire pour entrevoir l’invisible ? Rimbaud incarne une génération artistique, et peut-être même humaine. Les tabous, ou plutôt verrous, imposés par les normes des sociétés occidentales furent explosés par la volonté du poète, et ce besoin irrépressible d’expérimenter les facettes de l’existence, bien trop précieuse et courte pour passer à côté. La renaissance, ou plutôt la naissance, voilà ce qu’était le véritable objectif de Rimbaud. Naître spirituellement pour pallier à une naissance physique et matérielle sans grand intérêt. Ses dernier vers et sa prose en général laisse penser que cette tentative d’accouchement fut vaine. Il reste seulement à espérer que ce grand personnage de la poésie française réussit à percevoir alors ce qui l’obsédait tant.
"Je regardai, couleur de cire un petit rayon buissonnier papillonner dans son sourire et sur son sein, mouche ou rosier. Je baisai ses fines chevilles. Elle eut un doux rire brutal qui s’égrenait lentement en claires trilles, un joli rire de cristal". Au seuil de sa vie se produit la catastrophe, une douleur au genou contraint au retour en France. La suite est connue, il est amputé et meurt. Sa folie ambulatoire n’a pas trouvé "le lieu et la formule". Le sans limite des terres d’Arabie n’a pas fait cadre au sans limite énergétique de cet homme qui a fini par échouer dans le désastre du retour. Cet homme n’a eu de cesse d’intriquer l’écriture à sa manière si personnelle de parcourir le monde qu’il nous laisse sur la question de savoir ce que la pratique d’écriture n’écrit pas, au sens où un écrit permet l’oubli, un oubli structurant qui offre de tourner la page pour s’orienter vers l’avenir. Quête jamais démentie d’un désir si farouche de s’avancer aux confins d’une vie à inventer, résonne comme un cri, cri jamais entendu car il n’avait pas de lieu où s’adresser. La méthode du voyant au blanc de lapage, le travail harassant au sol d’Arabie, nomadisme revendiqué s’abîment d’un corps défaillant, par défaut d’un autre corps, du corps d’un autre sur lequel sculpter, graver. L’ambiguïté du personnage achève de le rendre captivant. Pour Paul Claudel, Rimbaud fut touché par la grâce. Pour André Breton, préfigurant l’écriture automatique, il fut le précurseur du surréalisme. En menant jusqu'à leurs plus extrêmes conséquences les recherches de la poésie romantique, Rimbaud n'aura pas seulement bouleversé la nature de la poésie moderne, il aura aussi interverti l'ordre de la création poétique. Désormais, l'exigence lyrique précède l'œuvre, qui trouve alors son aboutissement, et non sa légitimité, dans la seule vie.
Bibliographie et références:
- Alfred Bardey, "L’archange, Arthur Rimbaud"
- Georges Izambard, "Rimbaud tel que je l’ai connu"
- Ernest Delahaye, "Mon ami Arthur Rimbaud"
- Jean-Baptiste Baronian, "Dictionnaire Rimbaud"
- Jean-Marie Carré, "La vie aventureuse d'Arthur Rimbaud"
- Marcel Coulon, "La vie de Rimbaud et son œuvre"
- Claude Jeancolas, "Arthur Rimbaud l'africain"
- Jean-Jacques Lefrère, "La vie d'Arthur Rimbaud"
- Henri Matarasso, "La vie d'Arthur Rimbaud"
- Jean-Philippe Perrot, "Rimbaud, Athar et liberté libre"
- Pierre Petitfils, "Arthur Rimbaud"
- Enid Starkie, "La vie d'Arthur Rimbaud"
- Jean-Luc Steinmetz, "Arthur Rimbaud"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Un autre homme m’a fait élargir fantasmatiquement et incommensurablement la collectivité fornicatrice. Il amorçait le dialogue en prétendant qu’il m’emmenait dans une chambre d’hôtel, dont il n’était pas utile de préciser la catégorie. Des hommes faisaient la queue jusqu’au couloir. Combien payaient-ils pour décharger dans mon con ? J’avançais: "Cinquante francs ?" Rectification doucement glissée dans mon oreille: "- C’est bien trop cher. Ils donneront vingt francs pour t'enfiler dans le con, trente francs pour t’enculer. Combien tu vas en prendre ?" - Moi, sachant bien que je sous-estime: "Vingt ?" "Coup de bite un peu sec donné comme un avertissement: "C’est tout ? Trente ! " De nouveau le boutoir au fond de monvagin. "- Tu en prends cent et tu ne te laveras pas. "Il y aura de très jeunes garçons qui déchargeront à peine entrés dans ton con. "Sur ton ventre et sur tes seins aussi, tu seras toute poisseuse." –Tu pourras dormir, ils continueront à te baiser. Et on reviendra le lendemain, le patron de l’hôtel amènera un chien, il y en a qui paieront pour te voir prendre par le chien. "Nous nous vantons souvent d'avoir aimé les romans à succès, surtout ceux qu’on n’a pas lus ou si peu et qui appartiennent au genre éprouvant des ouvrages “qu’il faut lire” parce que toute le monde en parle. La culture prend ici un tour décidément paradoxal. Il y a les livres qui se lisent et dont on ne parle pas et ceux qu’on prétend avoir lus parce qu’on en a entendu parler. Les plus illisibles ne sont pas ceux qu’on croit. Comment lire en effet un livre couvert par la rumeur des médias et des dîners en ville, comment entrer dans un livre qui ne résiste pas, si peu que ce soit, à la lecture et qui s’offre aussi facilement aux bavardages ? Les vrais livres se taisent. On ne sait pas trop encore quoi en penser, on ne les domine pas, on ne les circonscrit pas comme une quatrième de couverture qui se parcourt livre fermé. Il ne s’ensuit pas qu’un livre à succès immédiat, tel celui dont il va être question, soit nécessairement du genre à faire beaucoup de bruit pour rien. Sans doute, la meilleure méthode de s’en assurer serait encore d’aller y voir soi-même. Je ne l'ai pas fait, du moins pour le moment. Mon propos est ailleurs et a tout à gagner à cette ignorance, qui ne tient d’ailleurs, à strictement parler, qu’à celle de la lettre puisque pour ce qu’il en est de l’esprit la rumeur s’est chargée de le propager. L’intention n’est pas critique mais diagnostique. Il ne s’agit pas d’apprécier la valeur littéraire d’un livre mais d’interroger à partir d’un symptôme, d’un détail qui a fait signe d’époque, un mode de fonctionnement de la littérature contemporaine, plus précisément de ce qui s’appelle la demande littéraire. Quel type de fiction requiert un certain lecteur d’aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’il redemande ?
"Je suis toujours profondément admiratrice du temps suspendu dans lequel vivent les baiseurs et qui retient ma sympathie. Il peut s'être passé dix ans, que dis-je vingt ans et plus encore, depuis qu'ils ont joui avec une femme, ils vous en parlent, ou s'adressent à elle, comme si c'était hier." Le roman de Catherine Millet, publié en 2001, best-seller par malentendu, est un spécimen singulier, en apparence très paradoxal d’une telle stratégie anti-libidinale. Ce livre, en effet, n’est ni érotique ni pornographique. Bien que le sujet et les mots s’y rapportant charrient avec eux quelque chose de l’excitation liée à la sexualité, sa lecture n’est que ponctuellement et assez rarement troublante. L’auteur le revendique. "Je me situe dans l’ordre de l’échange verbal, sans intention d'établir une relation érotique, je ne tiens pas du tout à toucher l’interlocuteur ou l’interlocutrice dans le tréfonds de son instinct sexuel" écrit-elle dans l’avant-propos de l’édition de poche. Cette déclaration est cohérente avec la démarche profonde de Catherine Millet telle qu’elle transparaît à travers les aventures de son héroïne. "J’ai cessé d’être vierge à l’âge de dix-huitans mais j’ai partouzé pour la première fois dans les semaines qui ont suivi ma défloration. " L'auteur décrit d’emblée et de façon détaillée une pratique intensive des partouzes durant une période de sa vie qui a duré quelques années quand elle avait entre dix-huit et trente ans. Catherine M., on le comprend vite, n’est pas une jeune fille banale. Elle ne cherche pas la complicité féminine, n’est pas sentimentale, son objectif à cette époque n’est manifestement pas de séduire un amoureux pour la vie. Elle est plutôt un petit soldat du sexe, qui part à la découverte de territoires inconnus et à la conquête d’un destin. Elle évoque en effet une ignorance tardive et obstinée de la sexualité. Elle est passée sans transition de l’innocence des jeunes filles du temps passé, à une pratique licencieuse, sans interdit ni censure. Or que ce soit par les livres, les dictionnaires ou les amies, elle aurait eu les moyens de se renseigner. Cette ignorance est donc à mettre sur le compte d’une inhibition plutôt que sur celui d’un défaut d’information. Son approche particulière de la sexualité n’est sans doute pas étrangère à la levée de cette inhibition première. La volonté de découvrir a fait suite à l’interdit de savoir. Au début de l’âge adulte, la sexualité est, pour elle, un continent inconnu qu’elle a décidé d’explorer. Parallèlement à ce besoin de connaître, elle poursuit un autre objectif qui lui est sûrement tout aussi nécessaire, échapper au destin féminin. Il y a un jeune homme imaginaire en elle, téméraire et libertin, qui transforme ces séances de sexualité collective avec les hommes anonymes du bois de Boulogne ou des boîtes à partouze parisiennes, en autant d’aventures romanesques et mémorables.
"Leur plaisir est une fleur vivace qui ne connaît pas les saisons. Elle s'épanouit dans une serre qui isole des contingences extérieures et qui fait qu'ils voient toujours de la même façon le corps qu'ils ont tenu contre eux, celui-ci serait-il flétri ou rigidifié dans une robe de bure." Elle fait parler son héroïne avec une lucidité autorisant le lecteur à avoir sa propre opinion sur les motivations sous-jacentes de ses choix sexuels. Quand la romancière décide de raconter la vie charnelle de Catherine M., elle englobe manifestementdans le terme vie sexuelle les fantasmes de la petite fille et la pratique de la jeune femme. Mais nous ne sommes pas certains, qu’elle pense, que l’activité particulière de Catherine M., à l’époque des partouzes, avait pour objectif prioritaire d’étouffer le trouble lié aux fantasmes, qu’elle avait, à ce moment-là de sa vie, besoin d’un excès de sexualité pour lutter contre la sexualité psychique. Si le livre n’est pas excitant pour le lecteur c’est qu’il est issu d’une stratégie anti-érotique. En restant maître du jeu sexuel, elle peut en contrôler l’émoi. Cependant, la victoire de la maîtrise sur l’émoi sexuel n’est jamais acquise une fois pour toutes. C’est un combat à mener sans relâche car la pulsion sexuelle est toujours à l’œuvre. Dès que l’on a repéré ce fil conducteur, la lutte contre le trouble, toutes les particularités de la vie sexuelle de Catherine M. à cette époque-là, acquièrent une cohérence. La badinerie, la séduction, la drague, les préliminaires, tous ces moments qui, pour la plupart, précèdent l’acte lui-même confrontent à des degrés divers avec un émoi qui, s’il est souvent recherché, est ici redouté car il perturbe inévitablement le calme intérieur. Mais pourquoi donc ce M. plutôt que Millet, pourquoi cette élision manifestement parodique du nom propre ? L’auteur n’a en effet laissé aucun doute à ce sujet en faisant savoir urbi et orbi qu’elle est bien l’héroïne de ce récit d’une vie libertine, sans compter que Jacques Henric, son compagnon, a fait paraître en même temps un "Légendes" de Catherine M. accompagné de photos sur lesquelles on reconnaît Catherine Millet. Il ne fait pas de doute qu’un des ressorts de l’immense succès rencontré par le livre, tient à l’audace tranquille de la mise à nu de sa vie sexuelle par l’auteur elle-même et au contraste offert par l’image d’une femme douce et posée et l’âpre récit de sa jouissance. On peut y voir l’aveu courageux d’un désir de femme qui mène la danse de ses plaisirs aulieu de se faire le simple objet du désir des hommes. Comme Don Giovanni de Mozart, c’est elle qui compte et tient le catalogue de ses nombreux partenaires. Dans cette affaire libertine, il ne s’agit toujours que de savoir qui est le maître, ou la maîtresse, de cérémonie et qui est la dinde ou le dindon de la farce, bref qui en définitive tient les comptes du petit commerce amoureux entre les hommes et les femmes. Qu’une femme donne son corps n’implique pas qu’elle y perde latête. Ne dit-on pas une femme de tête pour une maîtresse femme ! Un aveu peut donc en cacher un autre. Alors, vertige et égarement du nombre qui chiffre l’excès libertin ou dénombrement de la liste des figurants par la maîtresse de ballet ?
"Je n'ai pas été très étonnée lorsque des critiques hostiles à mon livre ont été exprimées par des gens dont on peut croire, pourtant, qu'ils ont eux-mêmes une sexualité relativement affranchie. Ceux-ci doivent trouver leur plaisir dans la transgression, donc avoir besoin de maintenir des tabous, notamment dans la parole, pour continuer de jouir en cachette." La romancière a beaucoup insisté dans ses nombreuses interviews sur son souci de vérité, souligné en couverture par l’appellation "récit" et signifié dans le titre "La Vie sexuelle de Catherine M." Elle y affirme ainsi sa volonté de témoigner d’elle-même comme s’il s’agissait d’une autre, sans concession aucune à la fausse pudeur ou à l’utopie béate de la libération sexuelle. On n’est pas loin du récit des vies saintes mais au plus loin de l’imagerie sulpicienne, façon Bernanos donc plutôt que curé d’Ars. Charité bien ordonnée commençant par soi-même, Catherine Millet semble vouloir s’appliquer la définition lacanienne du saint, celui qui "décharite" en refusant l’aumône de l’amour ou de la sympathie compréhensive pour mieux dénuder la vérité du désir. On est d’autant plus porté à le croire qu’un constant et puissant rapport a toujours existé entre libertinage et religion, ainsi que l’atteste l’autre grand Dom Juan, celui de Molière. Comment d’ailleurs ne pas y croire quand l’auteur multiplie les "apparitions" télévisuelles ou photographiques pour attester de la troublante identité de l’auteur et de son personnage: "Catherine M., c’est moi !", "M. la scandaleuse, c’est moi !" Elle vient en quelque sorte légender son récit et son personnage en leur prêtant sa voix et son image. Il ne s’agit évidemment pas de lui demander des preuves mais de comprendre pourquoi, vrai ou faux, on la croit et on en redemande. Quelle idée de la vérité et de la littérature se font jour dans cette rencontre d’un livre et d’un public par l’intermédiaire de la personne de son auteur ?
" N'ayant jamais attribué au sexe une valeur sacrée, je n'ai jamais éprouvé le besoin de l'enfermement dans un tabernacle comme le font finalement ceux qui me reprochent de faire tomber tout mystère." Les romanciers sont toujours trop riches d'eux-mêmes. Il leur faut apprendre avant tout à s'oublier un peu pour écrire. Le scandale de la vérité n’est pas dans l’objet du récit lui-même, une vie sexuelle sans doute un peu particulière, il est dans son assomption publique. L’effet de vérité est supposé être dans ce passage du privé au public. Je suis la femme, ou l’ai été, et ne m’en dédis point. Mais pour qui cette vérité, et à quel usage ? Quand Sade écrivait ses romans, il ne prétendait nullement les avoir vécus quand bien même ils n’étaient pas sans quelque rapport avec sa vie, les comptes qu’il tenait étaient ceux de ses personnages et de ses fantasmes, sa littérature était de révolte contre le mur des prisons mentales et des enfermements arbitraires. Catherine Millet n’en est manifestement pas là, alors pourquoi lève-t-elle le voile sur sa vérité ? Témoignage sur une époque, celle des années soixante-dix, qui a fait de la sexualité sa religion ? Oui sans doute. Mais son récit participe manifestement d’un esprit plus actuel qui identifie affichage public des secrets privés et vérité. Ce n’est plus la littérature qui supplémente la vie en lui ouvrant les portes de la fiction ou du sens mais la vie qui sustente la littérature en se proposant d’en être la matière du reportage et du colportage sur la place publique. La vie devient une fiction plus vraie que nature qui s’apparente à un live show. Avant de s’exclamer "Madame Bovary,c’est moi ! ", Flaubert a dû passer par l’épreuve de l’écriture du roman. Il ne l’a pas su avant de s’être projeté dans la fiction de son personnage. Pour s’y retrouver, il lui a d’abord fallu s’y perdre, s’effacer devant lui jusqu’à l’impersonnalité héroïque qui lui donnerait l’occasion de surgir hors de lui dans l’espace romanesque. Le personnage de Madame Bovary est une fiction vraie qui offre à Flaubert de s’y reconnaître parce que la littérature est le masque et le détour nécessaire à la découverte surprenante de soi. "Madame Bovary, c’est moi" n’a rien de l’aveu public d’un secret privé, c'est une vérité sur soi induite par l’écriture même du roman, non une traduction, passage d’un idiome privé à la langue publique, mais une trahison de soi par soi dans le détour de l’œuvre. L’écriture est une trahison de l’auteur par ses personnages.
"Le désir exaspéré est un dictateur naïf qui ne croit pas qu'on puisse ni s'opposer à lui ni même le contrarier. Les plaisirs sont ressentis comme les plus intenses, les douleurs comme les plus profondes lorsqu'ils mobilisent le plus de canaux émotifs, qu'ils drainent une quantité incalculable de souvenirs heureux ou malheureux, d’espérances réalisées ou brisées. " Dans cette mise à nu, très franche et exhaustive, la romancière se meut en Catherine M. en se jouant de la distanciation. L’initiative sexuelle, dont on a vu comment elle avait été utilisée contre le trouble, est ici dirigée contre l’ennui. Ennui qui est lui-même venu se substituer à une timidité dont elle s’est débarrassée, semble-t-il, avec un certain soulagement. Or le lien entre la timidité et le trouble est facile à repérer. On peut dès lors se représenter la séquence suivante: le trouble, associé à des fantasmes sexuels sous-jacents, se traduisait par un état que l’héroïne a identifié comme de la timidité. Cet état émotionnel, même désexualisé s’est révélé pénible, il est alors réprimé et laisse place à l’ennui. Catherine M. ne trahit pas Catherine Millet, elle se contente de la publier en l’exposant au public. C’est en quelque sorte un "ready made" littéraire. On sait que le "ready made" d’invention du champienne consiste en la transformation d’un objet quelconque, banal de préférence, en œuvre d’art par la seule vertu du regard de l’artiste qui décide de son appropriation en l’exposant et en le signant de son nom. Critique d’art connue, elle se traite elle-même selon le destin moderne de l’art qui fait primer la valeur d’exposition sur la valeur d’expression. Mais si l’auteur feint de se dévoiler, il n’est pas sûr qu’elle ne s’en dissimule pasmieux. L’œuvre "ready made" est un artéfact qui soustrait l’objet quelconque à sa valeur d’usage et le coupe de la prose quotidienne lui donnant sens. Loin de consacrer l’intrusion de la réalité dans l’art, il annonce l’artificialisation de toute réalité.
"Comme je me suis décidée à lire les livres dont tout le monde parle ou a parlé, ceux qui font ou ont fait le buzz, me voilà empruntant celui-ci à la bibliothèque." Dans ce court roman où l'écriture cisèle la chair crûment, l'acte sexuel se voit souvent réduit à une focalisation technicisée et décérébrée qui ne se réfère qu'à elle-même, qui n'est attentive qu'à elle-même. Qui plus est, on décèle dans les scènes qui nous sont relatées moins des manifestations d'archaïsme, de primitivité que des pulsions de consommation. Désert de la conscience, vacuité de la considération envers autrui, recherche de la satisfaction égotique immédiate, présence du profit personnel. Ce ne sont donc pas tant les scènes pornographiques vécues qui font récit, que leur restitution-construction dans le paysage mental du sujet écrivant. Pour ce faire, Catherine Millet choisit une écriture visuelle, purement descriptive, privée d’interprétation morale ou amorale, d’effets de séduction. Il ne s’agit aucunement de jouer avec la libido du lecteur ou de la lectrice. La narratrice évoque moins le plaisir brut de sensations corporelles immédiatement vécues, que le plaisir distancié d’une mise en œuvre de sa sexualité. Les actes comptent moins en eux-mêmes que par leur intellectualisation, processus d’archivage et de remboîtement à posteriori dans un champ visuel, textuel et littéraire bien plus large que celui des circonstances et des situations. De ce fait, les mêmes scènes sexuelles semblent se répéter continûment, leur variation ressortant uniquement à l’architecture des corps et à leur inscription dans l’espace physique. Le nombre se rapporte à un fantasme de renouvellement continu et indistinct du partenaire sexuel, renouvellement indifférencié qui place le corps et la conscience dans une sorte de ballottement végétatif. Il y a dans cette idée de destinée et de fatalité quelque chose de romanesque par lequel on peut assimiler l’auteure-narratrice, personne réelle s’il en est, à un personnage de fiction agi par un déterminisme sur lequel il n’a aucune prise, un personnage tenant son rôle sans faillir jusqu’à l’excipit, qui aurait puévoluer tout aussi bien dans un roman de Bataille, de Sade, la violence bien sûr en moins, ou enfin de Pauline Réage.
"Aucun style, l'auteur a posé ses mots tels qu'ils sont sortis de sa tête. L'écriture est lourde, désordonnée, saccadée. Le style me fait penser à des discussions de comptoir ou de blablatages entre copines." Le balancement entre le déferlement et l'abandon de soi se construit dans l'espace du fait de la double position du sujet qui saisit ce qui l’environne et de l'objet saisi. Cette disjonction de l’être qu’enclenche le regard, voir et être vu, est exprimée dans une formulation qui, par sa syntaxe et son lexique, crée elle-même un effet de miroir. Mais le scénario de base, très élémentaire, ne cesse de se reformuler tout au long du texte, chaque acte sexuel n’étant que la réactivation d’une même image mobile, d’un même fantasme nourri depuis l’enfance. Une file indienne d’hommes vient se frotter au corps de la narratrice puis la pénétrer tour à tour, la topographie des lieux et les circonstances variant d’une réactivation du fantasme à l’autre. Si le désir est enclenché par le fantasme, ce dernier ne surgit jamais par inadvertance, il ne prend pas par surprise, il est la résultante d’un processus de reconstruction psychique qui confère à l’activité sexuelle un caractère tout cérébral, caractère souligné par l’auteur qui revient sans cesse sur la concentration mentale nécessaire à produire la scène et enclencher le désir. Viennent alors s’ajouter à cette image toutes celles produites par la filmographie pornographique, enregistrements personnels compris, participant également à générer le plaisir théâtral. Voir pour se voir être vu permet ainsi de briser l’écran entre le fantasme et le réel et de le maintenir. Le plaisir est affaire de clichés, d’images pétrifiées.
"Bref, je suis entrée dans la vie sexuelle adulte comme, petite fille, je m'engouffrais dans le tunnel du train fantôme, à l'aveugle, pour le plaisir d'être ballottée et saisie au hasard. Ou encore : absorbée comme une grenouille par un serpent." Dans ce roman où l'auteur se refuse à la fiction, à la narration et à la psychologie au profit du style de l’inventaire et du documentaire, le vocabulaire pornographique invariablement usité produit un même effet. La romancière prend soin d’utiliser le registre obscène dans ses descriptions, comme les protagonistes le font. Décrire précisément et vertement, c’est porter un éclairage cru, brutal, discordant sur des corps qui devrait être cachés. D’aucuns qui se verraient surpris parun regard extérieur durant un acte sexuel se dissimulerait, par pudeur, par honte, par ridicule. La sexualité nous projette en marge de la société et fait de nous, pour un temps, des êtres asociaux que la rhétorique pornographique associe aumoralement bas afin de rendre visible cette infraction. En usant du mot obscène, elle met en pièces les corps sociaux pour montrer les corps bestiaux, elle force le réel dans la mesure où elle crée l’obscénité là où il n’y a que des corps érogènes. Le mot ordurier vise à exprimer, à extraire l’image absente de ce corps sous-terrain, purement bestial, qui loge au tréfonds de nous, la bête tapie. Dans le dernier chapitre intitulé "Détail", elle aborde pour la première fois le thème duplaisir: "Je n’exagère pas si je dis que, jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, je n’ai pas envisagé que mon propre plaisir puisse être la finalité d’un rapport sexuel. Je ne l’avais pas compris." Catherine M. a dû faire l’impasse sur son sexe et son corps. Autant les sexes d’hommes sont précisément décrits et même classés, autant les sexes féminins sont absents. Dix pages avant le point final, il est question pour la première fois du clitoris, "sorte de nœud embrouillé, sans véritable forme propre, un minuscule chaos se produisant à la rencontre de deux petites langues de chair comme lorsque le ressac jette deux vagues l’une contre l’autre." L’imprécision et le flou dominent dans cette évocation alors même que la narratrice ne cesse tout au long du récit de rappeler sa faculté d’observation et son souci de l’exactitude en matière de description. Le corps féminin échappe à la radioscopie, il est conçu pour être sous le regard de l’autre masculin. Comment connaître son propre corps si on ne l’explore pas, si on ne l’écoute pas, si on ne le questionne pas dans sa relation intime au désir et au plaisir ?
"Ceux qui obéissent à des principes moraux sont sans doute mieux armés pour affronter les manifestations de la jalousie que ceux que leur philosophie libertine laisse désemparés face à des explosions passionnelles." Le but non avoué de la romancière n'est-il pas de s'auto-analyser tout au long de son récit, l'écriture remplaçant le divan. Dans la réduction de son nom restreint à l’initiale, résonnant comme un pseudonyme rappelant le masque des libertins, l’auteur mettrait donc en scène la fiction de sa mise à nu. Le libertin est athée et des croyances, il aime faire tomber les masques que par ailleurs il affectionne parce qu’ils entretiennent l’utopie d’une vie sans fard enfin réduite à sa pure et simple nudité. On prétend certes que la vérité sort toute nue du puits, faut-il pour autant en négliger les effets, si bien nommés ? N’auraient-ils pas dans leurs plis et replis beaucoup d’histoires à raconter ? Il était une fois une jeune fille qui, à l’âge de seize ans se piqua le doigt à un fuseau. Victime d’un sort, elle tomba dans un profond sommeil. La "Belle au bois dormant" devait dormir ainsi cent ans et, à son réveil, découvrir le prince charmant. Elle sut d’emblée lui parler car, nous dit Charles Perrault: "Elle avait eu le temps de songer à ce qu’elle aurait à lui dire, car la bonne fée, pendant un si long sommeil, lui avait procuré le plaisir des songes agréables." Certaines femmes éprouvent dans leur vie la nécessité de différer la rencontre amoureuse. "Le sexe avec tant d’ardeur, aspire à la foi conjugale, que je n’ai pas la force ni le cœur,de lui prêcher cette morale." Catherine M. est une "Belle au bois dormant" d’un genre très particulier. Fillette trop excitée par les assauts d’une sexualité précoce et perturbatrice, elle ne peut s’endormir et rêver tranquillement, alors, au lieu de dormir, elle "baise", et elle s’achemine lentement et assez tardivement vers la découverte de tous les plaisirs de la chair, au détriment parfois de la Littérature.
Bibliographie et références:
- Catherine Millet, "La vie sexuelle de Catherine M."
- Louis Aragon, "Le roman inachevé"
- Pauline Réage, "Histoire d'O"
- Robert J. Stoller, "L’excitation sexuelle"
- Jacques Henric, "Légendes de Catherine M."
- Maurice Duchamp, "La septième face du dé"
- Catherine Millet, "Jour de souffrance"
- Jérôme Garcin, "Bis repetita"
- Delphine Peras, "Les partouzes d'une intello"
- Charles Perrault, "Les contes de ma mère l’oye"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Tout instant de la durée est une création nouvelle. Ce que nous fûmes hier, ou ce que nous sommes aujourd'hui,nous ne le serons plus demain. Elle t'aura dit de venir. La nuit du rendez vous, vas-y, tu es venu et la porte reste close. Prends sur toi. Pas de paroles enjôleuses, pas de vacarme à la porte. Épargne à tes côtes la dureté du seuil. Le lendemain, il fera jour. Que tes paroles soient vierges de rancœurs, et ton visage lisse de tout signe de chagrin. Son dédain passera vite, en te voyant si détendu encore un service que tu devras à notre art. La chance est puissante. Laisse toujours ta ligne dans l’eau et tu attraperas un poisson quand tu attendras le moins". Chaque quinze février dans la Rome antique se jouait un rite sibyllin et envoûtant dont les origines demeurent assez mystérieuses. Les Lupercales semblent trouver leur justification dans plusieurs mythes, provenir de plusieurs instigateurs, invoquer plusieurs divinités et procurer plusieurs vertus. Voyage dans une festivité aussi nébuleuse que capiteuse, où purification et fécondation s’embrassent sous des odeurs de boucs et des hurlements de loups. Faunus, ou Lupercus, petit-fils de Saturne, est le dieu des bergers et des troupeaux. Il leur assure la fertilité et les défend contre les loups, et parfois, la nuit, dans les bosquets sacrés, brise le silence par des oracles tapageurs. Au nombre de douze, les Luperques, prêtres de cette divinité favorable, sont désignés parmi les anciennes familles patriciennes de Rome des Quinctiliani et des Fabiani, auxquelles s’ajoute la famille des Julii, à partir de Jules César. À l’aube du quinze février, deux d’entre eux sont nommés par le grand prêtre officiant pour assister au sacrifice de deux boucs et d’un chien sur l’autel de la grotte du Lupercal. Les deux jeunes hommes vêtus d’un simple pagne en peau de bouc sont marqués au front par le sang de l’holocauste, après quoi ils doivent rire aux éclats. Le couteau ensanglanté, trempé dans du lait, découpe en lanières le cuir des bêtes immolées. Les Luperques, totalement nus, éclusent du vin dans une course frénétique et euphorique autour du mont Palatin et dans la cité pour purifier la ville de leurs courroies bénies. Les femmes postées sur l’enceinte d’Urbs (ville) offrent volontiers leurs corps nu à la flagellation sacrée des lanières, pour la bonne cause. "Elles sont persuadées que c'est un moyen sûr pour les femmes grosses d'accoucher heureusement et, pour celles qui sont stériles, d'avoir des enfants", selon Plutarque, "Vies parallèles des hommes illustres"(cent ans après J.C.).
"La beauté est un bien fragile: tout ce qui s'ajoute aux années la diminue. Elle se flétrit par sa durée même. Ni les violettes, ni les lys à la corolle ouverte ne sont toujours en fleurs, et, la rose tombée, l'épine se dresse seule. Toi aussi, bel adolescent, tu connaîtras bientôt les cheveux blancs. Tu connaîtras bientôt les rides, qui sillonnent alors le corps. Forme-toi maintenant l'esprit, bien durable, qui sera l'appui de ta beauté: seul il subsiste jusqu'au bûcher funèbre". Le soir, avant qu’un grand banquet ne vienne clore la fête, chaque jeune fille glisse dans une jarre un parchemin marqué de son nom, et chaque jeune homme tire au sort celle qui l’accompagnera pour le dîner. De cette loterie amoureuse placée sous les auspices de Junon, protectrice des femmes, du mariage et de la fécondité, bon nombre de couples vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. À l’évidence, le sacrifice dans la grotte symbolise la mort, l’éclat de rire des jeunes hommes annonce le retour du souffle vital, annonciateur de la renaissance de la nature, le bouc illustre l’allégorie de la fertilité. Mais le chien ? "Immolé comme une victime propre à purifier" ou "l’ennemi naturel des loups" ? Plutarque lui aussi s’interroge. Ovide également. Si les Romains ont opposé l’exigence de vérité propre aux historiens aux fables mensongères des poètes, ils n’en avaient pas moins conscience que poésie et histoire étaient intimement liées. C’est en vers que Naevius et Ennius ont écrit l’histoire de Rome, et c’est en vers toujours, à une époque où l’historiographie était pourtant reconnue comme un genre littéraire à part entière, que Virgile et Properce ont évoqué les origines de la Ville ou qu’Horace a chanté Auguste. Étrange coutume qui en trois mouvements mêle rite initiatique, sauvagerie et superstition, avec une date et un lieu chargés de sens. L’année romaine commençait en mars avec la première lune du Printemps. Févier, mois funeste, pluvieux et froid, jours néfastes selon Plutarque, est introduit par Numa Pompilius dans le calendrier romain et veut dire "purification", comme nous l’explique Ovide. "Februa, chez nos pères, signifiait alors cérémonie expiatoire. Enfin tout ce qui est expiation pour la conscience de l'homme était désigné sous ce nom chez nos ancêtres à la longue barbe. Ce mois s'appelle donc Februarius, parce que le Luperque asperge alors tous les lieux d'eau lustrale, avec des lanières de cuir, et en chasse ainsi toute souillure, ou bien parce qu'on apaise alors les mânes des morts, et que la vie recommence plus pure, une fois les jours passés des cérémonies funèbres", "Les Fastes" (dix après J.C.).
"J'ai voulu supporter cette perte. J'ai voulu, je l'avoue, vaincre ma douleur. L'amour a triomphé. Je vous en conjure par ces lieux pleins d'effroi, par ce chaos immense, par le vaste silence de ces régions de la nuit, rendez-moi mon Eurydice. L'amour est une sorte de guerre. Tout peut se corrompre quand les âmes sont enclines au mal". Ce temps précédant les calendes de mars multiplie en effet les rites purificateurs: les Fébruales début février célèbrent alors la mémoire des morts, les Lupercales prolongent la purification personnelle et citoyenne, chaque maison fait l’objet d’un grand ménage de printemps pour saluer et accueillir le renouveau de la nature. Le point d’ancrage de cette cérémonie annuelle est ainsi la grotte du Lupercal, au pied du mont Palatin, où la fameuse louve a allaité Romulus et Rémus. Les jumeaux fondateurs de Rome, abandonnés nourrissons dans le Tibre, ont en effet échoué sous un figuier sauvage, également appelé Caprificus, le figuier du bouc, à cet endroit précis. Romulus aurait donc crée les Lupercales pour rendre hommage à la louve nourricière qui l’a sauvé avec son frère d’une mort certaine. La course des Luperques dénudés pourrait trouver ses origines dans un épisode que Plutarque nous rapporte datant d’avant la fondation de Rome, où les jumeaux, ayant perdu alors quelques troupeaux, prièrent Faunus puis coururent nus rassembler le bétail sans être indisposés par la chaleur. Quant à la flagellation fécondatrice, elle remonte sans doute à l’enlèvement des Sabines qui n’ont pas assuré la prolificité nécessaire à la fondation d’une ville, et quelle ville.Romulus aurait dit: "Que m'a donc servi l'enlèvement des Sabines ? Sommes-nous plus puissants ? La guerre. Voilà tout ce que nous avons gagné avec ces violences. Pour avoir à ce prix des épouses stériles, mieux eût valu s'en passer", écrit Ovide . Selon le poète, une voix se serait élevée dans le bois sacré en réponse à l’injonction du fondateur de Rome (Faunus ?). "Mères du Latium, qu'un bouc velu vous pénètre". Un devin fit une interprétation plus douce de l’ordre divin et l’on comprend mieux pourquoi les romaines se prêtaient de si bonne grâce au jeu de la fustigation. C’est aussi sur le mont Palatin que le roi Evandre, exilé d’Arcadie a fondé son royaume quelques siècles avant la fondation de Rome, qu’il avait nommé Pallantium en souvenir de sa ville natale. Qui de Romulus ou d’Evandre, dont Virgile disait "rex Evandrus Romanae conditor arci", le roi Évandre fondateur de la forteresse romaine, est-il le vrai fondateur de Rome ? selon "L’Énéide" (trente. J.C.). Les Lupercales sont-elles alors nées à l’initiative de Romulus ou d’Evandre ? Honorent-elles alors Faunus ou Pan ? En 494, le pape Gélase interdit définitivement le rite païen et immoral des Lupercales, et pour la faire oublier instaure la fête de la Saint Valentin de Terni, martyr du IIIème siècle, célébré le quatorze février, veille des Lupercales. La cérémonie antique tombe dans l’oubli, tandis que les jeunes gens, sous le regard bienveillant de Saint Valentin, tombent alors amoureux.
"S’il est glorieux de faire des conquêtes, il ne l’est pas moins de les garder. L’un est souvent l’ouvrage du hasard, l’autre est un effet de l’art. J’entreprends de chanter les métamorphoses qui ont revêtu les corps de formes nouvelles. Dieux, qui les avez transformés, favorisez mon dessein et conduisez mes chants d’âge en âge, depuis l’origine du monde jusqu’à nos jours". Afin d’illustrer la fragilité de la frontière entre histoire et poésie, nous nous intéresserons ici à l’exemple d’Ovide. Le poète latin, dans les "Fastes", a adopté la figure d’un historien des religions, s’inspirant de la méthode et de l’écriture propres à l’historiographie. Il a voulu expliquer l’origine de la fête et de ses rituels, ainsi qu’il l’a explicitement affirmé pour introduire le passage consacré aux Lupercales. C’est avec le regard d’un antiquaire qu’Ovide a abordé le passé. Il n’a pas adopté l’ordre chronologique caractéristique de l’écriture historique et il a, en apparence du moins, préféré suivre un ordre thématique, la nudité des Luperques d’abord, l’origine des noms lupercus et lupercal ensuite et la signification du rite de la flagellation enfin. Les recherches du poète ne se sont pas limitées au domaine linguistique, et les modernes s’accordent généralement à reconnaître la fiabilité des détails religieux des "Fastes". Certes, Ovide est moins complet sur la cérémonie des Lupercales que Plutarque, ce dernier a en outre mentionné l’immolation du chien, le détail des bandelettes trempées dans du lait et le rôle joué par les deux jeunes garçons. Le témoignage des "Fastes" n’en reste pas moins exact et précis. Le poète en effet a relevé la présence du "flamen dialis", fait deux fois allusion au rire rituel qui accompagnait le sacrifice et nommé les deux groupes de Luperques, les "Fabii" et les "Quintilii". En choisissant pour thème principal sur les Lupercales l’origine de la course des "luperci nudi", course qu’il a associée aux notions de transgression et de licence, il s’est en outre attaché à rendre compte de la spécificité de cette fête, décrite de manière similaire par Cicéron, Tite-Live,Virgile ou encore Properce. Bien qu’Ovide n’ait pas cité ses sources et se soit placé sous la seule autorité des Muses, son témoignage ne doit donc pas, nous semble-t-il, être considéré comme fantaisiste, parce que poétique. si la tradition est presque unanime à assigner la création de la cérémonie à Évandre, elle l’associait également à la légende de Romulus et de Rémus qui, avec les bergers du Palatin, auraient célébré dans leur jeunesse la fête de Pan-Faunus, dieu du monde sauvage. Ovide, dans sa dernière étiologie, a décrit les Lupercales comme une cérémonie destinée à assurer la fécondité des femmes. Alors que les Sabines de Romulus étaient atteintes par une épidémie de stérilité, un oracle de Iuno Lucina aurait indiqué qu’elle cesserait si on frappait les femmes avec des peaux de bouc. Telle aurait été l’origine du rite de la flagellation, repris plus tard par les historiens modernes.
"Avant la création de la mer, de la terre et du ciel, voûte de l’univers, la nature entière ne présentait qu’un aspect uniforme. On a donné le nom de chaos à cette masse informe et grossière, bloc inerte et sans vie, assemblage confus d’éléments discordants et mal unis entre eux. Le soleil ne prêtait point encore sa lumière au monde". Le témoignage des "Fastes" marque un tournant dans la tradition, tournant qui reflète le changement de sens des Lupercales sous le Principat. Pour faire oublier peut-être le souvenir de la célébration de l’année quarante-quatre av. J.-C. où César s’était vu offrir la couronne royale par Antoine, Auguste a alors transformé la signification de la cérémonie au moment où il l’a restaurée. Il en a moralisé le déroulement, en interdisant la course aux jeunes gens imberbes, et il l’a inscrite dans le cadre de sa politique nataliste. La "februatio" archaïque est devenue une fête destinée à assurer la fertilité. Les Luperques abattaient les caprins amenés devant le Lupercal. Au sujet de leur sexe les auteurs semblent diverger. Certains parlent des boucs, Plutarque mentionne des chèvres, mais Ovide parle tantôt des chèvres, tantôt des boucs. Le couteau ensanglanté était l’arme avec laquelle on venait d’abattre les caprins. En conséquence, le sang sur le couteau, et donc aussi celui sur le front des jeunes, en provenait. Si les deux jeunes étaient déjà passés dans le monde sauvage, il fallait encore que les autres Luperques en fissent autant. Ici intervenait le rite du travestissement. Les Luperques écorchaient des caprins et découpaient leur peau pour s’en faire des pagnes et des lanières, au moment de la course, ils étaient alors ceints de pagne. Après le travestissement, on procédait, vers midi, à achever le sacrifice lupercal. On procédait à l’"immolatio", la consécration de la victime à la divinité, en versant du vin sur son front et en promenant le couteau sacrificiel sur son dos. Les entrailles étaient apportées aux sacrifiants qui, après les avoir découpés en morceaux, les jetaient dans le feu de l’autel. Ils procédaient alors à la "profanatio" des chairs de la victime en y imposant la main, ce qui les faisait sortir de la propriété de la divinité et permettait alors leur consommation lors du banquet sacrificiel. Même si elles ne s’adressaient pas à la même divinité et avaient des modalités culturelles en partie différentes, les diverses cérémonies avaient une origine et une transformation historique similaires. De probables rites d’initiation de jeunes hommes à l’époque protohistorique, elles étaient devenues des cultes de purification fondés sur l’utilisation de toutes les forces du monde sauvage par l’entremise de la consommation des entrailles.
"Un dieu, si ce n’est la bienfaisante Nature elle-même, mit fin à cette lutte, en séparant la terre du ciel, l’eau de la terre, et l’air le plus pur de l’air le plus grossier. Quand il eut débrouillé ce chaos, et séparé alors les éléments enmarquant à chacun d’eux la place qu’il devait occuper, il établit entre les lois d’une immuable harmonie". Chaque groupe avait une fonction rituelle précise, les "Fabiani" faisant entrer en ville les forces sauvages, les "Quintiliani" veillant à ce que ces dernières n’y restassent pas à demeure. Après la manducation des entrailles et juste avant la course devait vraisemblablement avoir lieu le sacrifice du chien. Tandis que la course figurait l’irruption totale du monde sauvage à Rome, le chien était justement un excellent représentant de cette vie ordonnée et civilisée que les coureurs abolissaient. Une fois que le banquet sacrificiel bien arrosé était terminé, et qu’ils s’étaient séparés en leurs deux confréries traditionnelles, les Luperques commençaient dans la gaieté générale leur course, pendant laquelle ils fouettaient avec leur lanière caprine tous ceux qui se trouvaient alors sur leur chemin. La fustigation ne concernait pas que les femmes désirant devenir mères, mais toute la communauté romaine: hommes et toutes les femmes, y compris celles qui étaient déjà enceintes. En clair, les Luperques frappaient tous les Romains qui se tenaient sur leur parcours, ce qui donne raison aux anciens qui prenaient les Lupercales pour une purification du populus. Les Luperques coureurs étaient alors vus à Rome comme des "ludii", des histrions, ce qui veut dire qu’ils assuraient une performance, une mise en scène rituelle, dont le sens peut être compris grâce à leur statut et à leur accoutrement. En effet, alors que par leur passage rituel au monde sauvage les Luperques rejoignaient le domaine de Faunus, par leur habit en peaux de bête identique à celui de Faunus-Lupercus, ils faisaient bien plus, ils imitaient le dieu des Lupercales. Cela veut dire qu’à l’instar du flamen Dialis par rapport à Jupiter, les Luperques devenaient alors l’incarnation du sacré faunesque et fonctionnaient comme des "prêtres-statue", des signes vivants du patron divin, qui, par leur présence, figuraient, à la manière d’un double, la présence de Faunus. Les Luperques coureurs se présentaient, et donc se comportaient, comme des "Fauni". La fête en elle-même comportait toujours ainsi trois temps forts: les sacrifices, la course des luperques et un grand banquet. L'ordre ne changeait jamais.
"L'intervention des dieux, c'est à dire le destin, semble parfois injuste et cruelle. Tout, dans la nature, est sacré et l'on peut être sacrilège sans le vouloir, être puni sans l'avoir mérité. Sur la terre, jusque là commune à tous aussi bien que l'air ou la lumière du soleil, l’arpenteur défiant traça de longs sillons pour limiter les champs. L'homme ne se contenta plus de demander à la terre féconde les moissons et les aliments qu'elle lui devait, mais il pénétra jusque dans ses entrailles". "On célébrait la fête des Lupercales, qui, selon plusieurs écrivains, fut anciennement une fête de bergers, et a beaucoup de rapport avec la fête des Lyciens en Arcadie. Ce jour-là, beaucoup de jeunes gens des premières maisons de Rome, et même des magistrats, courent nus par la ville, armés de bandes de cuir qui ont tout leur poil, et dont ils frappent, en s'amusant, toutes les personnes qu'ils rencontrent. De nombreuses femmes, même les plus distinguées par leur naissance, vont au-devant d'eux, et tendent la main à leurs coups, comme les enfants dans les écoles. Elles sont persuadées que c'est un moyen sûr pour les femmes grosses d'accoucher heureusement et, pour celles qui sont stériles, d'avoir des enfants." (Plutarque, "Vie De César", LXI.). Avant le banquet qui se tenait pour clore les festivités, on organisait alors une sorte de loterie amoureuse, placée sous les auspices de Junon. Les jeunes filles inscrivaient leur nom sur une tablette qu'elles déposaient dans une jarre, et chaque jeune garçon tirait au sort le nom de celle qui l'accompagnerait tout au long du repas. Ainsi, la dimension érotique de la fête des Lupercales est réellement flagrante. Outre les luperques entièrement nus, les femmes mariées elles-mêmes se dénudaient partiellement pour être flagellées. L'empereur Auguste y mit cependant fin. Il exclut du collège des officiants les jeunes hommes imberbes, considérés comme trop séduisants et, pour que la cérémonie devienne un peu plus décente, il fit garder aux luperques les pagnes en peau de bouc. Au cours du IIème siècle après J.C. enfin, les femmes romaines d'un certain rang, restaient habillées, et tendaient simplement leurs mains aux fouets. Dans les premières années du christianisme, l'empereur romain Claude II prit également des mesures. Il interdit formellement le mariage aux militaires, tentés alors de demeurer dans leur foyer, afin de les forcer à combattre. Un prêtre se révolta contre cette mesure. Il célébrait ainsi des mariages chrétiens en secret. Nommé Valentin de Terni, il fut arrêté et emprisonné, décapité à la veille des Lupercales de deux-cent-soixante-dix.
"À cet âge les femmes sont plus savantes en l'amoureux travail , qui possèdent l'expérience qui seule fait les artistes. Par des soins elles compensent les outrages du temps, elles se prêteront pour l'amour à mille attitudes. Chez elle le plaisir nait sans provocation artificielle. Pour qu'il soit vraiment agréable, il faut que la femme et l'homme y prennent part également. Je hais la femme qui se livre parce qu'elle doit se livrer, qui n'éprouvant rien, songe à son tricotage". Les Lupercales étaient si populaires qu'elles survécurent à l'implantation et au développement du christianisme, bien que les dignitaires chrétiens n'appréciaient guère ces démonstrations publiques érotiques, ces flagellations obscènes et ces sacrifices païens. Ceux-ci eurent beau être interdits en l'an trois-cent-quarante-et-un, rien n'y fit. On célébra toujours les lupercales, plusieurs Papes échouèrent dans leurs tentatives, à les faire disparaître. Mais, avec le temps, les Lupercales évoluèrent défavorablement et, en lieu et place des nobles luperques nus, c'était désormais la canaille, qui en profitait pour semer le désordre dans les rues. Ce fut finalement le Pape Gélase, quarante-neuvième pape de l'Église catholique (494 - 496) qui décida de les abolir définitivement. Toutefois, la fête fut célébrée à Constantinople jusqu'au Xème siècle. Certains auteurs affirment que Gélase remplaça les lupercales par la "fête de la purification dela bienheureuse vierge Marie", fixée au quinze Février. D'autres prétendent qu'il y aurait substitué la célébration du martyr de Saint Valentin. "Quant au chien qu’on sacrifie, si cette fête est réellement un jour d’expiation, il est immolé sans doute comme une victime propre à purifier. Les grecs eux-mêmes se servent de ces animaux pour de semblables sacrifices. Si au contraire c’est un sacrifice de reconnaissance envers la louve qui nourrit et sauva Romulus, ce n’est pas sans raison qu’on immole un chien, l’ennemi naturel des loups. Peut-être aussi veut-on le punir de ce qu’il trouble les luperques dans leurs courses." (Plutarque, "Vie De Romulus", XXVII.). Si les lupercales étaient un des temps forts des célébrations religieuses dans la Rome antique, elles sont aussi restées dans les mémoires suite à un évènement politique, survenu en quarante-cinq avant J.C. Le quinze février, Antoine qui participait aux Lupercales en profita pour tendre à Jules César une couronne de lauriers, l'invitant ainsi à accepter le titre de roi. Les huées de la foule forcèrent César à repousser la dite couronne à deux reprises, le peuple romain, décidément, ne voulait pas d'un nouveau roi.
Bibliographie et sources:
- Georges Dumézil, "Les Lupercales anciennes à Rome"
- Jean-Yves Duval, "Les Lupercales, rites et symboles"
- John Scheid, "Les Lupercales, fêtes érotiques"
- Ovide, "Fastes I, II, III, IV, V et VI"
- Plutarque, "Erotikos, dialogue sur l'amour"
- Plutarque, "Vies des hommes illustres"
- Agnes Freda Isabel Kirsopp, "Les fêtes païennes à Rome"
- Karlis Konrads Vé, "Les rites des Lupercales"
- Daniel Babut, "Plutarque et l'érotisme"
- Jacques Boulogne, "Plutarque dans le miroir d'Épicure"
- Robert Flacelière, "Sagesse de Plutarque"
- Jean Leclant, "Dictionnaire de l'Antiquité"
- Paul-Marie Veyne, "Les Lupercales"
- Ellen Marie Wiseman, "Les Lupercales"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Ave Très haut amour, s'il se peut que je meure, sans avoir su d'où je vous possédais, en quel soleil était votre demeure, en quel passé votre temps, en quelle heure, je vous aimais. Très haut amour qui passez la mémoire, feu sans foyer dont j'ai fait tout mon jour, en quel destin vous traciez mon histoire, en quel sommeil se voyait votre gloire, Ô mon séjour". Ceux qui se sont intéressés à l’immense œuvre de Paul Valéry ont peut-être pu apercevoir une ombre derrière les mots et les pages, filiforme, mouvante, délicate et pleine d’absolu. Cette présence est celle d’une femme, d’une illustre inconnue qui a pourtant bien marqué son époque en étant l’amie du couple Maritain, du poète Rainer Maria Rilke ou encore du penseur allemand Ernst Robert Curtius, mais surtout en étant la maîtresse du poète Valéry qui l’a érigée en Béatrice, en Muse et Méduse. C’est la main mystique de Catherine Pozzi. Si son nom ne vous dit rien, c’est que son œuvre fut longtemps scellée dans les sous-sols de la B.N.F sur demande de la poétesse elle-même. De son vivant, elle refuse que certains de ses poèmes soient publiées et écrit à Jean Paulhan en novembre 1932, alors directeur de la prestigieuse revue La Nouvelle Revue Française: "Je ne les aime pas assez pour leur laisser faire l’amour avec vos cent mille lecteurs". Ainsi, un poème "Vale" et une nouvelle autobiographique, "Agnès", sont publiés, quelque peu sous la contrainte, par l’auteur. Le poème car Catherine a cédé alors à l’opiniâtreté de Jean Paulhan, "Agnès" pour doubler Paul Valéry qui avait commencé une nouvelle inspirée de celle de sa maîtresse. "C’est une femme. Ces trois mots-là pèseront lourd, hélas, sur l’œuvre de Marie Jaëll. Ils seront cause longtemps que ceux qui pourraient la comprendre, ne liront pas ses livres. Dès la parution de son premier article, Catherine Pozzi pose la question du devenir des œuvres féminines. Dans "Le problème de la beauté musicale et la science du mouvement intelligent", c’est à propos de la compositrice et musicologue Marie Jaëll, qui lui enseigna le piano et sa méthode. La citation résonne étrangement aujourd’hui, car elle peut s’entendre aussi à propos de l’œuvre de Catherine Pozzi elle-même. On pourrait d’ailleurs poursuivre le parallèle jusqu’à leurs postérités, puisque le journal de Marie "Jaëll" vient d’être publié. Catherine Pozzi (1882-1934) a pris conscience très tôt de son statut de femme, notamment parce qu’elle eut tout le loisir de comparer l’éducation reçue par son frère Jean et la sienne. Leur père Samuel Pozzi était pourtant un esprit éclairé. Chirurgien, premier titulaire de la chaire de gynécologie à la Faculté de médecine de Paris, il fréquentait les milieux littéraires, artistiques et mondains. Alors que son frère étudie au lycée Condorcet puis à la Sorbonne, le bagage de Catherine Pozzi est beaucoup plus fragmentaire. Elle doit se contenter de gouvernantes, de précepteurs ou de cours privés pour demoiselles. Pour autant, consciente de ses lacunes, elle n’a de cesse de se perfectionner, passant la première partie du baccalauréat à l’âge de trente-six ans, la seconde à quarante-cinq ans. Elle étudie ensuite la biologie et réfléchit à l’hérédité et aux liens avec les ancêtres dans un essai publié sous le titre de "Peau d’âme" (Corrêa, 1935). Enfant et jeune fille, elle écrit un journal intime, l’interrompt lorsqu’elle se marie avec Edouard Bourdet, puis le reprend et le tiendra jusqu’à la fin de sa vie. L’édition en a été établie par Claire Paulhan, en1987 pour les années 1913-1934 et en 1995 pour 1893-1906. Son journal, son essai philosophique et son œuvre poétique restent posthumes. Elle n’a, de son vivant, publié que sept articles, un poème, une nouvelle intitulée "Agnès".
"Quand je serai pour moi-même perdue et divisée à l'abîme infini, infiniment, quand je serai rompue, quand le présent dont je suis revêtue aura trahi, par l'univers en mille corps brisée, de mille instants non rassemblés encore, de cendreaux cieux jusqu'au néant vannée, vous referez pour une étrange année, un seul trésor". "Agnès" a d’abord été publiée dans la Nouvelle Revue française, avec pour seule signature les initiales C.K.. Même le rédacteur en chef, Jean Paulhan,ne connaît pas l’identité de l’auteur qu’il publie. Paul Valéry avait tout d’abord proposé le manuscrit anonyme à Marguerite Caetani, princesse de Bassiano, mécène de la revue "Commerce", avant que Jean Paulhan n’accepte alors "cette fraîche merveille". Le sommaire du premier février 1927 est particulièrement prestigieux, C.K. est publié à la suite d’écrits de Rilke et de Larbaud et juste avant ceux de Gide et de Proust. Ce qui est, a posteriori, un heureux hasard, puisque Catherine Pozzi et Rilke, le traducteur de Paul Valéry, se connaissaient et que les Cahiers de Malte Laurids Brigge ont probablement inspiré l’écriture d’"Agnès". Ce numéro provoque une certaine animation dans le milieu littéraire, chacun essayant de deviner qui se cache derrière ces initiales. La seule information connue étant le rôle d’entremetteur de Paul Valéry, rapidement le bruit court qu’il en est l’auteur, ou bien sa fille Agathe. On pourrait croire que Jean Paulhan se moque déjà des théories sur l’écriture féminine lorsqu’il écrit à Paul Valéry: "L’opinion commune est que C.K. est unhomme. Pourtant on dit qu’"Agnès" ressemble à une toile de Marie Laurencin". Seule Anna de Noailles soupçonnera la vérité, ayant reconnu Samuel Pozzi dans le portrait du père. Jean Paulhan fait alors parvenir à Catherine Pozzi des exemplaires d’un tirage à part de la NRF d’"Agnès". Cependant il n’est pas mis dans la confidence de l’édition horscommerce de cinquante exemplaires, financée par l’autrice, qui va connaître un grand succès commercial auprès des collectionneurs. Paul Valéry s’était d’ailleurs proposé de l’illustrer, mais il préféra ne plus mêler son nom audestin d’"Agnès", s’étant alors engagé auprès de sa femme à ne plus jamais avoir de relations avec Catherine Pozzi. Si elle a pu être vexée que Paul Valéry soit soupçonné d’en être l’auteur, elle est profondément déprimée lorsque, en mai, leurs deux noms sont associés: "Quelle que soit l’œuvre que je publie, ce sera toujours lui, puisque l’on croit que nous "travaillons ensemble", que l’on n’attribue pas, en général, à l’influence de la lune, l’éclat du soleil. "Agnès"est moi, et tout entière. Et je l’aime comme j’aimais moi. Depuis hier, je ne m’aime plus". Première déchirure.
"Vous referez mon nom et mon image de mille corps emportés par le jour, vive unité sans nom et sans visage, cœur de l'esprit, ô centre du mirage, très haut amour". Si sa réaction est aussi virulente, c’est que l’histoire de la publication d’"Agnès" rejoint celle de sa rédaction, exacerbe plus encore sa rivalité avec Paul Valéry et ses propres contradictions. Alors que le public se demande qui est C.K., cette signature seule est au contraire transparente pour ses proches, puisque ce sont les initiales de son prénom et d’un de ses surnoms, "Karin". La matière autobiographique de la nouvelle en devient évidente. La narratrice d’"Agnès", jeune fille solitaire au sein de sa famille bourgeoise, dont le père mondain est la plupart du temps absent, établit un programme en vue de se perfectionneret invente un être imaginaire à qui elle écrit. Enfant et adolescente, Catherine Pozzi a pratiqué ces formes épistolaires, instaurant un dialogue avec un double qu’elle rêve de rencontrer. Cette âme sœur, Catherine a pensé la rencontrer plusieurs fois. En Audrey Deacon, à qui "Agnès" est dédié, ou André Fernet, tous deux morts très prématurément, et enfin en Paul Valéry au début des années vingt. Partageant alors l’intérêt de celui-ci pour les mathématiques et la philosophie, Catherine Pozzi se met au service de son œuvre en lui faisant part de ses recherches ou en classant et annotant ses Cahiers. Au début de leur liaison, en 1922, elle rédige une première version d’"Agnès". Elle avouera ensuite: "Je n’ai pu écrire que parce qu’un instant je m’étais aimée". Paul Valéry exprime son admiration, mais elle ne se sent pas encouragée alors à poursuivre. Quatre ans plus tard, "j’ai décidé brusquement de la publier, après avoir lu, sur un cahier de Valéry, une version "arrangée" de mon travail qu’il allait publier un jour, comme je vis imprimées dans Eurêka, des pages de mes pages, ou Rhumbs, des passages" (21 avril 1927). L’utilisation par Paul Valéry de leurs réflexions communes la blesse de plus en plus. Elle reprend, termine et souhaite publier, mais le piège se referme à nouveau sur elle puisque après le refus d’un directeur derevue sollicité par Marie de Régnier, c’est à Paul Valéry qu’elle demande de l’aide, celui-là même qu’elle accuse de la piller. On comprend mieux pourquoi, malgré son goût pour l’anonymat, elle se décide à révéler son identité à Jean Paulhan, au moment où la rumeur laisse entendre qu’"Agnès" est le fruit d’une collaboration avec Valéry. En juin 1931, Catherine Pozzi soulignera encore plus clairement le caractère autobiographique d’"Agnès" en la complétant d’une courte suite, le récit d’une nuit de noces (dix août 1921 dans son journal), et en souhaitant quel’ensemble soit placé en tête de son journal qui commence en 1913, après son mariage avec Edouard Bourdet.
"La poésie est au-dessus des règles et de la raison. Quiconque en discerne la beauté d’une vue ferme et rassise, il ne la voit pas, non plus que la splendeur d’un éclair. Elle ne pratique point notre jugement, elle ravit et ravage". De plus, le vingt-cinq août 1927, elle écrit: "Je veux seulement que l’on publie le poème dont j’ai donné une copieà H. de Régnier et suivant la version que je vais tenter d’écrire sur mon exemplaire d’Agnès". "Ave atque Vale", écrite n mai 1926 est à la fois l’adieu, qui en latin équivaut aux deux premières syllabes du nom de famille de son destinataire et une réponse littéraire à Valéry, après la découverte de son pillage d’"Agnès". En choisissant son exemplaire d’auteur comme support de la version définitive de son poème, écho d’une première tentative de rupture avec Paul Valéry, elle marque matériellement le lien, avec toutes ses ambiguïtés, entre cette œuvre et leur relation. Probablement trop intime et crypté, elle refusera de le communiquer à Jean Paulhan et il ne sera publié qu’après sa mort sous le titre "Vale" avec une ponctuation différente et une variante. Profondément éprise, elle ne cache aucun de ses états d’âme à Paul Valéry, mais s’en éloignera définitivement un an plus tard. Si elle a réalisé son rêve de double fusionnel, à l’image de ses annotations dans les Cahiers de Paul Valéry et des dessins de ce dernier dans ses carnets, cela provoque chez elle trop de souffrances et de jalousie. Elle est prise entre deux feux, avec d’un côté son envie de travail intellectuel sans public ni publication, en parfaite osmose avec lui, et de l’autre,sa volonté de revendiquer ce qui intellectuellement lui appartient, et de rejeter le mode de vie de Paul Valéry, qu’elle méprise de plus en plus, en particulier au moment de son élection à l’Académie française. En mettant en lumière les contradictions de Paul Valéry, elle ravive les siennes, passant souvent de la modestie à l’orgueil et à l’arrogance sans transition: "Je sais que je vous vaux". Pourtant, la question de la publication et de la signature, chez Catherine Pozzi, dépasse sûrement la problématique de la domination intellectuelle et sociale: "Je ne puis m’habituer à lire mon nom au bas d’un poème, comme à propos d’Agnès, qui était également un jeu du hasard". Catherine Pozzi était une reine solitaire, très entourée mais très seule. Connue des salons parisiens, elle en demeurait pourtant à l’écart et se contentait de petits cercles amicaux réunis chez elle, en conversations que les correspondances nous révèlent avec beauté. La première rencontre qui fut sans doute le début de son travail acharné de connaissance est Marie Jaëll, professeur de piano et grande théoricienne du toucher musical. Puis, vient André Fernet, c’est lui son "Très haut amour" et non Paul Valéry qui fut, certes, d’une importance capitale dans sa vie, car c’est à André Fernet qu’elle écrit, chaque premier janvier, dans son Journal, à partir de 1916(année de la mort de son ami), une prière adressée à "Ma vie, mon esprit" ou encore "André, pareil à mon esprit".
"Le jardin de Juillet s'étendait sans limites, car les paysans de ce pays n'élèvent pas de murs entre leurs vignes, seulement des haies qui sont aux pampres confondues". Paul Valéry, 1920-1928, c’est l’amour passion, ainsi tout aussi bon que tout aussi mauvais, c’est l’Éros et le Thanatos. Catherine Pozzi pouvait l’appeler autant "Lionardo Mio"que "Hell". Mais ils s’aimèrent et les lettres que renferment la correspondance témoignent d’une véritable complicité dans le travail. C’était une relation d’esprit à esprit, l’un mystique et l’autre rationaliste à l’extrême. Lorsque Catherine Pozzi mourut, Paul Valéry écrit dans son Cahier XVII: "Non so cosa sentire. E multo di tutto, mi rammento che il primos comparso doveva significarsi all’altro". Après leur rupture, quatre grandes figures, des maîtres pour Catherine Pozzi.Jacques Maritain, Charles Du Bos, Louis Massignon et Ernst Robert Curtius qui vouaient à Catherine Pozzi une véritable admiration pour son esprit et l’agilité avec laquelle elle maniait les concepts scientifiques et philosophiquesde son époque. Les lettres de Catherine Pozzi sont une œuvre à part entière. Ernst Robert Curtius souligne d’ailleurs dans une lettre: "Elles sont autre chose que des communications: des créations". Il plane sur l’œuvre de CatherinePozzi un voile noir qui rend compte du profond malaise du poète face à elle-même. Ce moi qu’elle tente de cristalliser se heurte à un esprit plein de doutes mais aussi à un corps mourant. Le poète Catherine Pozzi apparaît ainsi comme un archétype du poète lyrique qui se lamente d’une vie trop courte, d’une incompréhension de l’univers et d’une résignation face à l’inconnu. Les étapes de la création d’"Agnès" et de sa publication s’enchevêtrent de manière significative avec l’évolution de la passion, celle-là concrète partagée avec Paul Valéry. Grand frère, ami, amant, autant d’images divines, mélangées à une évocation idéale d’elle-même. Solitaire incomprise de ses proches, Catherine adressa à cet incube dix années durant des lettres passionnées. Le cadre familial d’Agnès est aussi celui de Catherine Pozzi. Comme le "Vincent" du conte, le père, le séduisant docteur Pozzi, menait une vie indépendante. Négligée par son père, Catherine l’était par sa mère totalement absente d’Agnès. En revanche, la grand-mère s’y trouve au premier plan sans compenser le vide affectif. Catherine demeure en attente. Elle se laisse épouser, par un ami de la famille: Édouard Bourdet, illusion chez l’un et l’autre. Elle doit se résigner à une existence dénuée d’amour, à une "vie larvaire". Elle commence, en juin 1913, atteinte de tuberculose, à tenir son journal d’adulte.
"Un espace de fleurs divisé par quatre allées droites, de quoi marcher cent pas, laissait marcher la fantaisie sur cent hectares, des ceps au ciel. Mais à vos pieds les passe-velours, trop nombreux par tige, ronds comme des mandarines, un frelon au cœur, envoyaient jusqu'à vos genoux une odeur orange et à votre main la couleur de votre sang avait fait une seule rose, et elle approfondissait l'azur". "Quand j’étais jeune fille, gosse, adolescente, est-ce que mes plus belles heures n’ont pas été passées sur des cahiers analogues, à évoquer mes dieux ? Chers dieux que le mariage a fait fuir, revenez, vous vous êtes trompés, je suis seule comme avant". Son père est assassiné. Catherine se replie sur le travail qu’elle se donne, de s’enfermer avec tous ses morts, d’écrire son journal, mais cette désillusion encadrée, analysée cèdera à la belle illusion, Paul Valéry. Paul-Valéry est intimement associé à "Agnès". L’ayant rencontré en juin 1920, Catherine Pozzi pense avoir découvert l’homme qu’elle cherchait depuis toujours. Son double, un être qui partagerait alors sa vie intellectuelle et dont la souveraine maîtrise de l’esprit s’accompagnerait d’une tendresse également profonde. Elle songe au début de cette liaison à cet amant idéal qu’Agnès ne cesse d’évoquer. Elle doit vite déchanter. Très rapidement surgissent des différences fondamentales, sources de heurts multiples et virulents entre les amants. Valéry est la cause de la déception la plus douloureuse que Catherine ait jamais connue. En fait, personne n’aurait pu rester à la hauteur des rêves. Elle reproche à Valéry sa mondanité, son égoïsme, son cynisme et son attachement à sa famille. Admiratrice éperdue au début, fière de sacrifier son œuvre à la sienne, Catherine Pozzi, tout au long d’une liaison de huit années deviendra de plus en plus critique et se posera même en rivale. La rédaction finale d’Agnès date de la dernière phase de leurs relations et témoigne d’un effort pour s’arracher à la domination intellectuelle de Valéry. Elle en avait lu quelqueébauche à Valéry dont elle redoute un plagiat. Jean Paulhan publie la Nouvelle sans nom d’auteur en février 1927.
"Vous étiez assis sur un banc. C'était les dahlias que vous regardiez, ils jouaient déjà dans l'automne, ils étaient déjà, ce matin, dans le faste soir, ils accompagnaient déjà de cris épanouis les raisins qui n'étaient pas mûrs, comme au chant des vendanges passées". En mai 1927, un journal parisien associe son nom à "Agnès" mais assure que Paul Valéry a collaboré à l’ouvrage. Cette rumeur plonge Catherine dans un abattement profond: "Agnès est moi, et toute entière, et je l’aime comme j’aimais moi. Depuis hier, je ne m’aime plus". Dès lors, l’objet de la passion, c’est la passionnée. Valéry tient à ce que Catherine conserve l’anonymat de façon à apaiser ses propres difficultés conjugales. Ce grand périple dans l’histoire de Catherine et tout au long de ses carnets intimes permet de mesurer, d’apprécier cet écart entre les perspectives, tôt ouvertes, et toujours cultivées, d’un amour au-delà des images et des mouvements des corps et des événements s’opposant, se rapprochant, d’un engagement passionnel à l’égard d’un homme inclus lui-même dans un corps, une image, une histoire. Grande illusion que cette rencontre d’un autre elle-même. En 1920, elle s’était persuadée que toute différence entre deux êtres pouvait être annulée par leur lumineuse identité spirituelle. Elle a su, a cru donner un nom et un visage à quelqu’opérateur autre elle-même,regardant-regardé, tout ou partie d’un moi absolu. Mais elle est consciente à la différence de l’érotomane de ce qui "dans le coup de foudre" s’impose à elle, comme une décision de l’autre. Cela s’impose mais, c’est aussi son choix .Le rapport à l’écriture est une arène centrale de leur rencontre, de leurs reflets l’un-dans-l’autre, de leur vitalité, de leur haine. Avec ou sans Valéry, Catherine confirme son orientation vers une passion du savoir dont Valéry lui-même ne saisissait pas l’immense extension. Comment ne pas y retrouver l’écho du père et de l’Idéal du moi que soutient l’image du célèbre Docteur Pozzi car le père de la grande passion n’est nullement forclos. Catherine Pozzi meurt à Paris le trois décembre 1934, minée par la tuberculose, la morphine et le laudanum. Elle est inhumée aux côtés de sa mère au cimetière Beauferrier de Bergerac, en Dordogne, non loin de la propriété familiale de "La Graulet" où elle fit tant de séjours: "La Graulet ! La Graulet ! Quand serai-je là-bas ? Loin de Paris et de ses misères, La Graulet, champs verts pleins de fleurs, herbes hautes qui vous cachent tout entier, sources pures courant sous la mousse,repos, repos, repos sous les vieux arbres. Loin, loin, bien loin de Paris et de ses misères. Oh mon cher Périgord".
Bibliographie et références:
- Agnès Besson, "Catherine Pozzi, une femme au miroir de la modernité"
- Pierre Boutang, "Karin Pozzi et la quête de l'immortalité"
- Nicolas Cavaillès, "Correspondance de Catherine Pozzi avec Raïssa"
- Mireille Diaz-Florian, "Catherine Pozzi, la vocation à la nuit"
- Marc Merchat, "Catherine Pozzi ou le miroir brisé"
- Juliette de Clermont-Tonnerre, "Catherine Pozzi ou la sacrifiée"
- Lawrence Joseph, "Catherine Pozzi, une robe couleur du temps"
- Anne Malaprade, "Catherine Pozzi, architecte d'un univers"
- François-Bernard Michel, "Les muses et les femmes de Paul Valéry"
- Pierre-Antoine de Lestrange, "Catherine Pozzi, ou l'oubli injuste"
- Françoise Simonet-Tenant, "Catherine Pozzi"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"La tempête s'emballait. Vainement elle cherchait, de ce qui l'exaspère, le difficile secret dans les mollesses qu'elle chavire. La caravelle, de toutes ses forces, se contractait". "Irrépondable". Il fallait un néologisme à Jacques Audiberti, qui n’en était pas avare, pour se dérober avec élégance devant une question de Georges Charbonnier à propos de l’orientation de tel ou tel de ses projets narratifs vers le roman ou vers le théâtre. Audiberti est l’un des rares auteurs français à avoir pratiqué de façon continue le poème, le drame, le roman, l’essai. Victor Hugo est, sur ce point comme en d’autres, le grand devancier, d’ailleurs référence permanente pour Audiberti. Dans cette même famille, on pourrait ajouter le nom d’Alfred Jarry. Regardons, par exemple, dans l’œuvre du poète, deux romans. Il s’agit de "La beauté de l’amour", roman en vers et de "Dimanche m’attend", roman. Le premier est de 1955. Le second de 1965, achevé d’imprimer le 16 juin, quand l’auteur, qui avait préparé l’édition, décède le 10 juillet. À première vue, ni l’un ni l’autre, n’ont l’apparence d’un roman; le premier ressemblerait plutôt à un livre de poèmes, le second à un journal. Si l’on écoute Audiberti, le message "roman en vers" accolé à "La beauté de l’amour" s’adresserait à la poésie plutôt qu’au roman, à une poésie par trop mallarmisée, dont Audiberti dit qu’elle est "nue et offerte". Offerte à quoi ? Offerte à qui ? "Offerte peut-être au néant". Contre celle-ci, le poème continue d’avoir affaire avec la narration, même après Baudelaire et surtout Mallarmé. "Le Chêne et chien", roman en vers de Raymond Queneau (1937) le disait déjà, dans une certaine mesure. Le diront encore "Une vie ordinaire", roman poème de Georges Perros, ou tel roman versifié de Réjean Ducharme. On se souvient que l’avait accompli, plus antérieurement, Raymond Roussel. Soit. Mais si l’on pose qu’Audiberti adresse aussi, par là, quelque message au roman lui-même en tant qu'art, on a certainement quelque chose à glaner. En réalité, le poète comme le romancier ne sait jamais comment la création littéraire survient.
"Elle se bouchait les oreilles au bruit de ses mâchoires dont éclate l'os délicat. Cernée par les vagues ameutées, elle leur demandait, pourtant, de la porter, de la masquer." La beauté de l’amour" se compose de vingt-quatre unités numérotées en chiffres romains, comprenant toutes une suite de vers, le plus souvent des quatrains comptés rimés. Vingt de ces vingt-quatre unités donnent, entre le titre et les vers, une sorte de carton narratif, comme dans un film muet, ou semblables encore aux titres développés de Boccace, de Cervantès, de Dickens, de Dumas. La rédaction de ces cartons est extrêmement concrète, précise, concise. Chacun est isolé sur une page qui lui est réservée. Les cartons s’enchaînent et racontent. Ils forment un récitatif. Intercalés, sont les arias. De fait, la table des matières mentionne un "Chant second" mais, chose curieuse, néglige de le gratifier de "Chant premier". Cantate, épopée. Rien n’empêche le lecteur de nommer le "roman". Pourtant, il y a une datation de l’histoire racontée, des personnages avec noms et diminutifs, un mystère d’arbres volés, un amour, des retournements de situation,des voyages d’île en île, un exil, une séparation, un oubli dans le vacarme d’une usine d’engrenages en pleine activité.
"Perdue dans une bave massive, elle frissonnait aux jambes chaque fois qu'une gifle liquide l'écrasait dans l'élasticité diluvienne, laquelle prenait sa part de la bourrade allongée et, de plus belle, s'ébouriffait" . Les actes sont posés dans leur suite, ils n’ont pas à être commentés, justifiés, éclaircis. Ils conservent une large part de mystère. Il n’y a pas d’accumulation narrative gorgeant de significations les mobiles supposés des personnages. On peut à bon droit se demander ce que le vers français a à faire avec le roman, genre international et de langue véhiculaire ? Quelle idée d’aller chercher des difficultés de traduction pour un art transparent qui se vante de n’en avoir cure ?" Pour que le navire avance plus vite, on lui parle de la mer". Non, ces deux parfaits alexandrins classiques, comme les aimait Audiberti, ne sont pas tirés d’un des chants de "La beauté de l’amour". En fait, masqués par une disposition deprose, ils forment l’incipit de "Dimanche m’attend". Ces deux premiers vers en appellent deux autres, si l’on veut rester dans la logique traditionnelle de la forme. Mais, abruptement, nous voilà prévenus. "En l’honneur de la vie aux funèbres trompettes, j’entreprends d’écouter, dans mon corps, jour par jour, l’écho de ce futur qui ne cesse, dès qu’on le touche, de devenir du passé." Tel est le premier paragraphe complet, comme si, en complément du message de "La beauté de l’amour", il fallait ici faire flotter le vers sur la prose du roman. On sait qu’Audiberti ne cessera, toute sa vie, de pratiquer la poésie régulière, non sans la déclarer, ici même, dans l’histoire des lettres ou finie dans celle d’Audiberti seulement.
"Notre vieille orthographe combine la virtualité monodique élocutoire, panorama, et la convention visuelle, houseaux. Tout doucement, ce roman s’achemine vers un statut de dernier roman et de dernier livre qui de l’œuvre sera la clef de voûte". Commencer par "Dimanche m’attend" pour lire Audiberti ne serait sans doute pas de mauvaise politique. C'est un livre testamentaire, mais dirait-on seulement auto-testamentaire. Il n’y a rien d’autre à transmettre qu’un retour final sur sa propre matière première; le concert concret et actualitaire d’une vie où s’enracinent au présent, le temps le plus bref qui soit, les histoires à raconter, comme les "coups de gueule" chantés. À plusieurs reprises, Audiberti s’insurge contre une mécompréhension de sa démarche qui, lit-il trop souvent, se mettrait en position de "mystifier" ses lecteurs. "Dimanche m’attend" est la confession finale, comme la conviction dernière que le roman, le drame, le poème d’Audiberti, si délirants qu’ils peuvent paraître, ont des fondations concrètes liées intimement à l’homme qui les élabore et jusqu’où le lecteur peut aller voir. L’histoire d’amour de "La beauté de l’amour" est belle jusqu’à la séparation et jusqu’à l’oubli même du visage aimé, inclus. Il n’est pas besoin de s’étaler ou d’en faire l’aveu pour que le lecteur puisse fort bien en subodorer des indices aussi discrets que sincères. De toute façon, l’homme-auteur n’est ni simple ni un, mais plusieurs fois double. Il est vivant et mort, il est poème et roman. Il est Jacob et l’ange en train de se combattre.
"Nous tenons à elle pour l'unique chance de maîtrise professionnelle qu'elle nous consent, à nous scribes rêveurs. De périodiques hurluberlus s'attellent à la réformer". Audiberti ne sait jamais en réalité comment le poème survient. Il se surprend dans les brancards de son poème. Il trace sur son calepin des mots informes mais d'une rare beauté. Il montre la nécessité, comme Artaud pour le théâtre, d'une poétique universelle, système de signes, qui vaudrait pour la planète, pour l'homme nouveau, global, qui naît, analogue à l'immense système chinois ou hindou mais cette fois, non plus restreint à un espace mais généralisé, engendrement infini d'espaces différents. Audiberti a entrevu exactement cette urgence dans ses réflexions sur le théâtre et dans ses chroniques de film. La poésie nouvelle sera "concrète" ou ne sera plus. Chaque langue est un fragment d'une langue générale inconnue. On saurait ainsi la résolution des contradictions, une particularisation universelle. Chacun nourri du système de signes communs engendrerait sa propre lecture, singulière, et enrichirait par miracle l'ensemble. Artaud et Audiberti, avant les recherches sémiotiques et sémantiques actuelles, ont eu l'intuition de cette impérieuse nécessité.
"Le dernier en date s'appelle Beslais, dignitaire éducatif que démange l'envie de s'épeler Bélé. Sous prétexte de rigueur logique et d'efficacité pratique ils sont plus poétistes que le poète. Ils croient en effet que le langage, pour ne pas dire le verbe, doit adhérer, hermétique, exact, collant et consubstantiel à l'ensemble". La poésie engendre des sens, elle n'est pas simple productrice de signes pluriels. Les études sur le mythe sont utiles à la compréhension d'Audiberti, et là encore, nous le saisissons dans sa poétique, à l'intersection d'une poésie du signe vide de type dada et d'une poésie du sens, de type surréaliste. Sa poétique et sa poésie sont indissociablement liées. Être poète, pour Audiberti, c'est engendrer des illuminations transformatrices chez le lecteur, être démiurge, voyant et pédagogue. On est loin du "jeu de quille" de l'exercice de la rhétorique ou de de l'esthétique. Il ne s'agit que de la vie, et la poésie est une éthique. En ce sens, à la suite de Hugo, de Mallarmé, de Baudelaire, comme les surréalistes, il affirme la nécessité active du vrai poème. Alors les corrections s'opèrent dans le sens d'une présence rythmique et matérielle plus dense, propre à ouvrir les fenêtres du lecteur. C'est la matérialité même du poème, baigné dans le souffle primordial entrevu autrefois, qui signifie la scansion, les relations, les images, l'univers mythique. le poète est un plongeur, un "mineur de fond". Audiberti n'est pas un génie verbal naturellement doué dont la facilité confond, mais bien au contraire un être au désir impérieux qui par des corrections "suées" donne l'allure d'une aisance souveraine.
Œuvres et recueils poétiques:
-" L’Empire et la Trappe" (1930)
- "Race des hommes" (1937)
- "Abraxas" (1938)
- "Des tonnes de semence" (1941)
- "Urujac" (1941)
- "Carnage" (1942)
- "La Nouvelle Origine" (1942)
- "La Nâ" (1944)
- "Monorail" (1964)
- "Les médecins ne sont pas des plombiers" (1948)
- "La Pluie sur les boulevards" (1950)
- "Marie Dubois" (1952)
- "La Beauté de l’amour" (1955)
- "La Poupée" (1956)
- "La Mégère apprivoisée" (1957)
- "La Hobereaute" (1956)
- "Les tombeaux ferment mal" (1963)
- "Dimanche m’attend" (1968)
- "Entretiens avec Georges Charbonnier" (1965)
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Cela peut-être génial sans que ce soit idiot". "Un baiser apaise la faim, la soif. On y dort. On y habite. On y oublie . La longue et froide Henriette était l’esclave de la moue que dessinaient ses lèvres dès qu’elle se mettait à parler". Audiberti, lorsqu'il reçoit en 1938 le premier prix Mallarmé, est reconnu par Paul Valéry, Léon-Paul Fargue, Paul Fort, comme un nouveau poète dont le système de sons et de formes ouvre un espace inconnu, trouée anachronique, puisque les surréalistes ont liquidé la forme fixe et le vers ancien. Mallarmé avait été le maître de Benjamin Péret et d'André Breton, et Valéry publiait à "Littérature" en 1920. Mais en mars 1938, cette consécration par un jury presque exclusivement symboliste, cette reconnaissance officielle ne pouvait que gêner et même empêcher une diffusion parmi les nouveaux poètes. Car l'esthétique d'Audiberti ne satisfait ni les symbolistes attardés, ni les néo-classiques qui peuvent lui reprocher son incontinence, son incohérence et son obscurité, ni les nouveaux qui refusent tout cadre. Desnos n'a-t-il pas été exclu pour excès de rimes ? Pourtant André Breton et ses amis admiraient Roussel et Jarry, poètes versifiant. Jacques Audiberti, qui est ce bloc compact, ce rempart de syllabes, ce roc carré sans prénom, Audiberti, le génitrix de ces titres étranges: "Abraxas", "L'Empire et la Trappe", "Urujac", "Des tonnes de semences", "La Nâ", "Monorail", "Race des hommes", "Carnage", "Ange aux entrailles", l'écrivain poète au rythme impérial ? En1947, de New York, Saint-John Perse répond ainsi à une lettre: "Il y a longtemps cher Audiberti, que je suis votre voile à l'horizon. J'en connais l'angle et la hauteur. J'aime votre gréement et votre plan de voilure et l'allure même qui vous est propre de naissance." Bachelard est enthousiasmé à son tour par cette œuvre qui surgit vierge et fraîche.
"La moue d’un perpétuel délit, d’un renoncement triste et moqueur. Elle était toute entière marquée par ce détail de son apparence, et, par lui, sans cesse repoussée aux renfrognures, contaminée en défiance". Audiberti, invité en Egypte en 1955 rencontrera Gabriel Bounoure, vieil ami de Suarès, qui déjà en 1938 dans la N.R.F, avait publié un compte rendu admiratif de "Race des hommes", une des rares critiques de l'époque. Dans une lettre de 1955, il lui dit son admiration: "Je suis très épris de vos romans, ils expriment une sensibilité entièrement nouvelle, en correspondance avec la culture scientifique moderne, la culture des électrons. Vous avez rompu avec ce mythe de l'unité du concevable." Des premiers poèmes envoyés à Jean Rostand ou publiés dans "Le Réveil d'Antibes" au dernier poème inédit publié dans le numéro spécial N.R.F en 1965, nous distinguons quatre périodes déterminées par l'activité même d'Audiberti. De 1914 à 1925, c'est l'époque de la gestation d'un style, de la recherche d'un rythme propre au travers des poètes passés admirés: Victor Hugo, Leconte de Lisle, Heredia, Baudelaire, Edmond Rostand alors en 1912, au faîte de la gloire. Les nouveaux poètes comme Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont n'étaient pas connus à Antibes. Le vers libre et l'effervescence du Paris de Revedy, autour d'Apollinaire, de Jacob, de Cendrars, puis bientôt de Reverdy ne pouvaient influencer le jeune Audiberti. Les années de formation sont toujours tributaires du milieu et des rencontres. Jusqu'en 1925, il est un disciple des maîtres classiques du Parnasse. Cette influence sera prépondérante car il préférera toujours le vers solide et carré à la musicalité, à la méthode de Verlaine, puis surtout d'Apollinaire. Il faut y voir une double influence du milieu culturel: l'école et les livres lus dans l'enfance et la jeunesse et du milieu naturel: l'architecture du Fortcarré et des Remparts de Vauban, la solidité massive de l'église et du château Grimaldi, leurs tours carrées compactes devant le déferlement de la mer, sa présence claire et miroitante et sa violence secrète, la luminosité de l'air, tout concourt à une lucidité sans brumes ni mélancolie, enfin la présence d'un père solide et d'un grand-père maternel, véritable colosse d'où naîtra le mythe des géants. La langue elle-même, l'antibois, aux sonorités pleines et rauques, façonne l'oreille de l'enfant qui, plus tard donnera au français une coloration chaude et cuivrée, un martèlement très vivace qui n'a rien de la marche lourde, piétinante et académique d'un Péguy ni de la lenteur mystique parfois lancinante d'un Claudel.
"Sa bouche eût-elle pris, dans la parole, une autre forme, que la fille Laclef, peut-être, se fût joyeusement déliée en complaisances d’amour et de feu envers la vie". L'influence d'un parler local est fondamentale si l'on veut comprendre la puissance rythmique populaire d'Audiberti et sa virtuosité linguistique. Un poète épique authentique ne peut naître que dans le peuple, en contact avec ses légendes, le travail, le language de la rue et des métiers. Son rire burlesque et goguenard ne peut se former que dans un bain réaliste. Antibes, avant 1920, n'a pas encore subi la vague touristique, les collines sont encore couvertes de figuiers et d'oliviers. L'enfant vit des moments d'exaltation intense sur la colline de la Garoupe encore vierge de maisons, ivre de puissance etde rêve devant l'immense tapis vert-bleu immobile à ses pieds, avec l'appel magique de la Corse, face au cap d'Antibes. Napoléon résonne étrangement dans sa mémoire. Il vit dans la ville qui a refusé de se rallier à l'Empereur revenant alors triomphant de l'île d'Elbe. Sa chambre d'enfant est tapissé d'aigles impériaux. On comprend son admiration pour Victor Hugo. Ce n'est pas un thème littéraire, mais une expérience rêvée. Les civilisations s'entrecroisent à Antibes. Les traces archéologiques des Ligures, la présence des Grecs, des Arabes, des Romains, des anciens cultes païens, la présence d'un port et l'appel vers le Moyen-Orient ou l'Afrique, la luxuriance d'une végétation exotique alors importée, palmiers, cactus, eucalyptus. Tout favorise la naissance d'une imagination exubérante dont le foisonnement est marquant dans ses récits. La deuxième période coïncide avec son arrivée à Paris en 1925, à l'âge de vingt-six ans: chance remarquable, il fait la connaissance au journal où il travaille, comme pigiste de commissariat de banlieue, de Benjamin Perret, qui lui révèle les surréalistes. C'est la deuxième influence fondamentale. Cette période sera couronnée à la suite de ses premières œuvres par le prix Mallarmé. En 1938, il publie son premier récit ésotérique "Abraxas", l'un des plus beaux livres de son temps. La période s'achève avec la publication de "Des tonnes de semences", livre qui ferme la séquence hermétique avec"Latvia", dernier poème vraiment obscur et ouvre la veine ample, aux rythmes assouplis, à la plus vive clarté. Paulhan de la N.R.F lui demande des chansons joyeuses et populaires, il ne veut plus de poèmes hermétiques et trop ardus.
"Le cirque est reparti, laissant un rond dans l’herbe et puis moi je suis seule et je tourne dedans. Je tourne comme un vieux cheval". De 1940 à 1947, va s'épanouir la période la plus féconde de sa vie. Il n'est plus au "Petit Parisien" depuis début 1940, il va donner des articles à "Aujourd'hui" et à "Comoedia" des poèmes dans quelques revues et surtout il va avoir du temps libre. Il partira dans le Massif central avec l'exode, il ira en Savoie pour un long séjour, puis à la fin de la guerre il sera à Antibes. Cette période est centrale pour comprendre la mythologie d'Audiberti, il découvre d'autres lieux que les espaces privilégiés de son enfance. Audiberti n'est pas un poète clos dans ses souvenirs locaux, c'est le poète de l'espace, de l'air, de l'eau et de la terre, animé par un feu interne inépuisable. Il faut lire ses poèmes comme les chants d'un vaste récit fragmenté dont la prose produit l'espace propice. L'auteur est un arbre à poèmes dont la sève inépuisable engendre des végétations exotiques, des bourgeons d'êtres et de rêveries que tout à chacun peut librement poursuivre à sa guise. La dernère période de 1948 à 1965 se manifeste, au contraire, par un renversement remarquable, un transfert vers une production théâtrale. Les récits, aussi riches, n'ont plus la saveur épique d'une savane et d'une végétation exubérante de lyrisme. Une nouvelle manière s'impose, le récit populaire, avec l'invasion de l'argot et de la langue vive de la rue. C'est une autre richesse qui donnera aux poèmes un ton âpre, rauque, de balade populaire, prévisible dans "Race des hommes" mais pleinement épanoui maintenant avec toute la gouaille d'un homme de soixante ans qui voit l'impuissance de son art poétique à transformer le monde. Progressivement, il a su assouplir son instrument jusqu'à pouvoir lui faire dire la rue.
"La tempête s'emballait. Vainement elle cherchait, de ce qui l'exaspère, le difficile secret dans les mollesses qu'elle chavire. La caravelle, de toutes ses forces, se contractait. Elle se bouchait les oreilles au bruit de ses mâchoires dont éclate l'os délicat". Naissance à Antibes, le 25 mars 1899. Fils unique de Louis Audiberti, maçon, et de son épouse Victorine: "Je suis né à l'extrême rebord du XIXème siècle. C'est donc entre la fin du XIXème siècle et la Grande guerre que j'ai fait des études au Collège d'Antibes". Dès l'âge de douze ans, il écrit des poèmes. Installé à Paris en 1924 et reporter au "Journal", puis,dès l'automne, au "Petit Parisien, " j'appris en quoi consistent les crimes, les incendies, les tabassages, toute la poésie de la banlieue ". Il a pour collègues Benjamin Péret et André Salmon. Il épouse en 1926 une jeune institutrice venue de la Martinique et en a deux filles, Jacqueline et Marie-Louise. En 1930, son premier livre, un recueil poétique publié à compte d'auteur, "L'Empire et la Trappe", est salué par Valery Larbaud, qui l'introduit auprès de Jean Paulhan par Jean Cassouet, Maurice Fombeure. Au cours des années suivantes, il publie des poèmes dans diverses revues, Les Nouvelles littéraires, La NRF, Les Cahiers du Sud, puis un second recueil, Race des hommes, et sa première pièce, "L'Ampélour."
"Cernée par les vagues ameutées, elle leur demandait, pourtant, de la porter, de la masquer. Perdue dans une bave massive, elle frissonnait aux jambes chaque fois qu'une gifle liquide l'écrasait dans l'élasticité diluvienne, laquelle prenait sa part de la bourrade allongée et, de plus belle, s'ébouriffait". Pendant la seconde guerre mondiale, il suit Le "Petit Parisien" en exode, mais ne fait plus partie de la nouvelle équipe qui le fait reparaître à Paris en octobre 1940. Il se met alors à gagner sa vie comme critique cinématographique à "Comoedia". Il collabore aussi à La NRF de Drieu La Rochelle et nourrit l'espoir de fonder une revue littéraire. En 1942, malade, il revient dans sa ville natale, à Antibes où il rédige "Rempart et La Beauté de l'amour". Quand il regagne Paris, il séjourne souvent à l'hôtel "Taranne", il tente de "vivre de sa plume". Découverte de l'écriture théâtrale: "Le Cavalier seul" (1952). Parallèlement, il publie des romans: "Cent jours" (1950), "Marie Dubois" (1952), "Le Soldat Dioclès" (1956), "Lagune hérissée" (1958), "LesTombeaux ferment mal " (1963). Il donne des critiques, à La Nouvelle NRF, aux "Cahiers du Cinéma", où FrançoisTruffaut le soutient avec admiration. Prix des Critiques, en 1964: " Dans un salon de l'avenue Victor-Hugo, je dois faire face aux photographes. L'habituelle cohue féminine se brasse autour de ma personne fuyante que mon énorme frousse des contacts amène aux confins de la pure impalpabilité". Il parle "à la radio, rue François-ler, à propos d'"Ange aux entrailles". L'appareil, à hauteur de voix, me métallise et me fortifie vaguement. Pompeux et poupin, le critique Alain Bosquet me ditavant de nous y mettre: "Accepterez-vous que je vous demande, au cours du dialogue enregistré, si vous vous considérez comme un poète mineur ? - Mineur, soit ! Mais de fond." Cancer de l'intestin, qui nécessite deux opérations. À l'instigation de Jacques Baratier, il retravaille la matière de son journal dont il biffe les dates avant d'en remettre la dactylographie à son éditeur. "- Marre ! Marre ! Marre !" sont les derniers mots qu'il écrit avant de s'éteindre, le 10 juillet 1965. Son ami Claude Nougaro lui rend un vibrant hommage cette même année avec sa "Chanson pour le maçon", allusion au père d'Audiberti. Il est inhumé dans le caveau de sa belle-famille au cimetière parisien de Pantin dans la trente-deuxième division.
Bibliographie et références:
- Laurent Allard, "Jacques Audiberti, le poète"
- Gaston Bachelard, "Poétique de la rêverie"
- Nelly Labère, " Jacques Audiberti, l'imaginaire de l'éclectique"
- Gérard-Denis Farcy, "Les Théâtres d'Audiberti"
- Bernard Fournier, "Métamorphoses d'Audiberti, une biographie"
- Jacques Jouet, "Audiberti"
- Monique Pantel, "La Chemise de Nuit"
- Michel Giroud, "Audiberti"
- Pierre Grouix, "Jacques Audiberti"
- Claude Nougaro, "Chanson pour le maçon"
- Maxime Le Forestier, "Monsieur Audiberti vous parle d'inconnu"
Bonne lecture à toutes et à tous.
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"Moi, je crois que je suis malade. Je vais à Nice voir un médecin, car j'ai des hippocampes et des fleurs qui s'impriment la nuit sur mon thorax. Seule la mort, en pétrifiant les plus chers visages permet de croire définitive leur expression et définitif aussi le sentiment qui en naît au plus secret de nous". Dandy mondain et révolutionnaire communiste, la personnalité de René Crevel échappe à tous les univers sociaux. Cette figure originale du mouvement surréaliste s’attache à concilier poésie et révolution sans lien de subordination de l’une à l’autre. L'auteur apparaît comme l’enfant terrible du surréalisme. Il se méfie de l’écriture automatique et du récit des rêves qui tentent de retranscrire l’imaginaire avec de simples techniques. Dans les débats au sein du groupe surréaliste, René Crevel se rapproche des positions de Paul Eluard. Le combat politique est nécessaire mais ne doit pas se faire au détriment des expériences littéraires. René Crevel est également lié au peintre Max Ernstet à son individualisme libertaire. Il rejette la discipline et le tempérament autoritaire d’André Breton, bien qu’il partage souvent ses idées. Dans les récits qu'il publie entre 1924 et 1933, la réflexion d'idées est enchâssée dans une trame narrative, en une proportion qui s'est accrue au fil du temps. "Détours" (1924), "Mon corps et moi" (1925) et "La Mort difficile" (1926) sont l'expression du "mentir-vrai" autobiographique. Crevel y transpose, de manière à peine voilée, sa vie et ses angoisses. Le suicide de son père et la haine ressentie pour sa mère s'y trouvent toujours convoqués de manière systématique, sur le ton de la dérision et de l'humour noir. La mort souvent l'a fasciné dans sa vie.
"La poésie lance des ponts d'un sens à l'autre, de l'objet à l'image, de l'idée au fait précis". "Quant à ces affirmations que le mouvement sans cesse renouvelle, chacune est de quelque vérité, mais que le temps limite et qu'on ne saurait confondre avec la vérité." La part de la réflexion y est faible. Méditation introspective sur l'éthique, "Mon corps et moi" élargit le cours de ses interrogations douloureuses à l'esthétique. En moraliste de tradition française, Crevel se préoccupe ici de savoir quel crédit on peut accorder à l'introspection pour offrir une image véridique de soi. Par leur construction rigoureuse mais ouverte, leur liberté, leur charme d'écriture, ces livres, surtout "Mon corps et moi", sont un document essentiel sur l'esprit de la jeunesse des années vingt, en même temps que des oeuvres majeures du XXème siècle. "Babylone"(1927), "Êtes-vous fous ?" (1929) et "Les Pieds dans le plat" (1933) sont des romans dont la trame est repérable dans un système de référence spatio-temporel, mais truffés de digressions pamphlétaires voire vulgaires. L'écriture romanesque de Crevel est d'une extrême originalité. Méfiant, comme tous les surréalistes, à l'égard du roman, qui facilite les solutions imaginaires face aux problèmes éthiques ou politiques que nous avons à affronter, il invente un style en pot-pourri qui conjugue le ton pamphlétaire et l'interrogation introspective dépourvue de complaisance.
"La plus égoïste des femmes toujours saura mieux s’oublier que le plus détaché des hommes". "Demander secours à des présences extérieures c'est croire au miracle des échanges". Il y ajoute une aptitude étrange à jouer avec les mots pour leur faire produire des épisodes narratifs. Parfois, des métaphores donnent lieu à des tableautins: ainsi dans "Babylone", un grand-père, déchu de son autorité débonnaire, frissonne comme la Grèce à l'annonce de la mort de Pan. Dans le même roman, une petite fille reste perplexe devant le mot "roulure", par lequel les adultes stigmatisent la conduite de la femme de chambre: il s'ensuit une séquence de cosmologie rêveuse, où la terre roulant dans l'espace se laisse amputer de copeaux fabuleux. Dans "Êtes-vous fous ?", nombreux sont les épisodes construits sur des métaphores filées. Le roman en acquiert une dimension fantastique. Dans "Les Pieds dans le plat", ce mode d'écrire prend une dimension plus provocatrice encore, quand les refrains, chansons et proverbes servent de tremplins à des rêveries masturbatoires. Mêlant le goût de la cocasserie et celui du sarcasme, ce style débouche souvent sur des pages lyriques où l'émotion visionnaire surréaliste l'emporte.
"L'homme baisse les paupières, pour se rappeler certains mois dont les matins lui souriaient, de toutes leurs fenêtres ouvertes, chantaient à douce voix de fleuve, accompagnés en sourdine par les caresses d'ombre. Mais l'automne, soudain, a voulu que se gerçât du sel des larmes ce qui de la peau ne peut mentir." À ce titre, Crevel est proche de certaines pages des poètes du "Grand Jeu", dont il a fugitivement été l'ami. Ainsi,dans "Les Pieds dans le plat", l'évocation d'un fait divers, des Africains qu'un capitaine peu scrupuleux a embarqués comme passagers clandestins, grillant près des chaudières, puis jetés à la mer, laisse surgir comme une apothéose la vision d'une métamorphose: "Jambes de noyés, usées par le caprice des lames, dans les précipices sous-marins, vous vous mettez à refleurir d'une vie transparente de nageoires. S'allument les monstres électriques. Points d'interrogation à tête de cheval, des hippocampes montent verticaux. Les algues s'élèvent en arcs de triomphe."
"Elle porte collier de visages en papier mâché, mais son chignon joue à l'arc de triomphe." "Pour que ne pût jaillir aucun geyser, le sol lui-même fut écrasé sous les plus lourdes pierres. L’être qui déguisait les apparences et sa propre médiocrité sous les noms flatteurs de conscience, de réalité, espérant vivre parmi prétextes et mensonges aussi tranquille que le rat dans son classique fromage". L'interrogation sur l'échange, aussi bien l'échange entre personnes humaines que l'échange économique dans la société, fonde peut-être l'unité de cette oeuvre attachante. La douleur des échanges humains s'étale dans les premiers récits, notamment dans "Mon corps et moi". La douleur de blesser ceux qu'on aime est exprimée de façon lancinante, non moins que la douleur de savoir d'où procède cette impulsion qui ressemble à une fatalité. René Crevel se désintéresse de la politique. "Tous les étendards sont faits pour nous dégoûter des couleurs" résume Crevel. Le noir devient la seule couleur politique attirante, car l’anarchie incarne la révolte absolue. L'auteur demeure un écrivain fascinant dont les livres furent autant de brûlots jetés contre le conformisme de la pensée bourgeoise. Parmi les romans de Crevel, il faut retenir "Détours"(1924), "Mon corps et moi" (1925), "La mort difficile" (1926), puis "Babylone" (1927). "Êtes-vous fous ?" est publié en 1929. Suivra "Les pieds dans le plat" (1933), puis un récit posthume, "Le roman cassé" édité en 1989.
"Nous ne croyons plus au système métrique. Nul ne saurait auner les rêves, les désirs". "Il me semble que ça me serait égal d’avoir une toute petite vie très médiocre pourvu que je ne sois plus (enfin) toujours torturé dans ma chair." Le portrait ne serait pas complet s'il n'était fait mention des essais et des contributions aux manifestes surréalistes,et à de nombreuses revues. René Crevel fut un essayiste de grand talent. Dans ses essais, "L'esprit contre la raison"( 1927), Le clavecin de Diderot (1932), il est possible de saisir la démesure angoissée du personnage qui affronte de plain-pied la pensée de Freud à peine connue en France. L'œuvre de Crevel manifeste un scepticisme rigoureux à l'égard de toute mise en forme idyllique de l'identité. L'idéalisation non mortifère de la femme, la valorisation d'une bisexualité psychique heureuse sont de rares refuges dans une œuvre qui par ailleurs fait appel au mode tragique. Les romans de Crevel sont traversés par l'angoisse de mort. Avons-nous vraiment abandonné cette littérature fantomatique dumoi qui cherche inlassablement un corps-refuge ? L'écriture fait sens parce que le corps manque et que l'affect se trouve émoussé. En ces temps d'autofiction, Crevel demeure d'une exigence absolue qu'un René Char avait saluée.
Œuvres et recueils romanesques:
- "Détours" (1924)
- "Mon corps et moi" (1925)
- "La Mort difficile" (1926)
- "Babylone" (1927)
- "L'Esprit contre la raison" (1928)
- "Êtes-vous fous ?" (1929)
- "Les sculpteurs nouveaux" (1930)
- "Les peintres nouveaux" (1930)
- "Dalí ou l'anti-obscurantisme" (1931)
- "Le Clavecin de Diderot" (1932)
- "Les Pieds dans le plat" (1933)
- "Le Roman cassé" ( publication posthume)
- "La sagesse n'est pas difficile" ( publication posthume)
Bonne lecture à toutes et à tous.
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"Lui, un homme d’action autrefois était devenu une étonnante machine à rêve comme ceux qui ont longtemps habité la mer ou les pampas. Quand le visage est obligé de sourire pour des besoins professionnels, il faut bien que notre humaine tristesse se réfugie quelque part." Comme Apollinaire et la plupart des poètes de son temps, Jules Supervielle s'est trouvé engagé dans la longue querelle de la tradition et de l'invention. Mais entre l'ancien et le nouveau, entre l'ordre et l'aventure, il n'a pas voulu choisir, s'établissant plutôt dans "l'entre-deux." Il naît le 16 janvier 1884 à Montevideo, en Uruguay. Drôle de petit pays qu’il faudrait visiter le temps d’un mélancolique été austral, pour y errer sur les traces de trois curieux poètes francophones. Les deux autres eurent des trajectoires plus fulgurantes, plus éphémères aussi puisqu’ils n’atteignirent pas la trentaine. Le premier est Isidore Ducasse, qui se dira comte de Lautréamont, auteur des sulfureux "Chants de Maldoror", y vit le jour en 1846 et mourut mystérieusement en 1870, quatorze ans avant la naissance de Supervielle. Le second est Jules Laforgue, poète symboliste et traducteur de Walt Whitman, qui naquit aussi à l’embouchure de la Plata en 1860 avant de devenir lecteur de l’impératrice allemande Augusta de Saxe-Weimar-Eisenach et de mourir de phtisie en 1887. À l’été 1884, la famille Supervielle, mère basque et père béarnais fraîchement émigrés, revient passer quelques semaines en France pour présenter le nouveau-né à la famille. C’est dans "Boire à la source", ses confidences parues en 1933, que Jules raconte l’épisode dont il ne peut se souvenir. Et pour cause, il n’a que huit mois. Ses parents, dans une maison de campagne, boivent l’eau d’un robinet qui n’avait pas été ouvert depuis longtemps. Ils s’effondrent quelques heures plus tard dans d’atroces convulsions, s’alitent avec une forte fièvre et meurent très vite, sans savoir ce qui leur arrive, ni que l’autre est mort, ni qu’ils ne reverront pas leur fils. Sans rien savoir du tout sinon que l’eau d’Oloron-Sainte-Marie n’avait pas très bon goût. Empoisonnement au vert-de-gris ? L’enfant de huit mois ne sait rien non plus, lui qui hurle dans son berceau tandis qu’agonisent ses parents. il n’y a pas de plus belle formule pour parler de la naissance, dira-t-il bien plus tard. Car le miracle demeure: le petit Supervielle ne regrettera jamais le jour que deux morts lui ont donné. Il aime trop la vie pour cela.
"Toujours l’horizon ou le mur de leur chambre a quelque confuse nouvelle à leur annoncer. Nul ne savait mieux que lui mêler son présent aux conditions atmosphériques, à la couleur du ciel, aux bruits de la rue, à ceux de son appartement". Cette vie commencée dans le drame se poursuit dans le mensonge. Il a de la chance, il ne faut pas l’oublier. L’oncle a créé sa banque sud-américaine en 1880 et la famille de petits horlogers bijoutiers du Sud-Ouest a fait fortune grâce à l’aventure américaine. Élevé deux ans en France par sa grand-mère, il vit jusqu’à ses dix ans en Uruguay, avec sa tante et son oncle, eux-mêmes frère et sœur de ses propres parents, qui l’élèvent comme leur fils, avec leurs propres enfants, un frère-cousin, quatre sœurs-cousines. Le gamin qui n’a pas su ce qui arrivait dans la chambre pyrénéenne ne saura pas davantage qui sont ces gens qu’il prend pour ses parents et qui l’aiment comme tels. Devenu adulte, le poète considèrera toujours qu’il fut bien heureux d’avoir échappé à la folie. Ou plutôt, de l’avoir frôlée en la domptant, de n’avoir jamais cédé à ses vertiges, ses prestiges. Trop modeste pour ça peut-être, le petit Jules qui écrivait à neuf ans, justement l’année de la découverte de la vérité toute nue et pas très belle, ses premiers mots. Un poème en espagnol. Le seul qu’on lui connaisse puisqu’il dira avoir "fermé les portes de l’âme" à l’espagnol et lui avoir toujours préféré, comme langue d’écriture, le français. Il semble bien qu’elle ne lui servira qu’à ça, l’écriture. À exorciser les monstres d’abord. Poète de la douceur, il met toute sa colère dans ses personnages de contes: "Guanamiru", l’improbable géant de la pampa qui tente de domestiquer un volcan, "Bigua" le voleur d’enfants. J’aime que l’ogre chez lui soit oxymorique, comme nombre de ses titres d’ailleurs ("Le Forçat innocent", "Les Amis inconnus", "Oublieuse Mémoire"). Cet ogre ne dévore personne, il explose en feu d’artifices et finit par lancer des bombes de bonne volonté. Imagination débordante. L’écriture est la seule manière qu’il a trouvé de dompter le double qui le menaçait. Les ombres de ce que nous pourrions devenir, il nous reste à les clouer sur des pages pour les empêcher de nuire. Il le fera avec des gestes d’entomologiste tendre. Il s’écartèle en papillon, jouit de toutes ses métamorphoses: "Chacun a toujours en luide quoi devenir autrui", le lapin peut devenir zèbre et l’éléphant s’envoler, le serpent se fait aigle et le furet devient la branche même sur laquelle il tentait de courir. Les mots servent à ça, prodige d’être et de ne pas être le même.
"Il y eut des miracles: la tortue se dépêcha, l'iguane modéra son allure, l'hippopotame fut gracieux dans ses génuflexions, les perroquets gardèrent le silence". "Reste immobile, et sache attendre que ton cœur se détache de toi comme une lourde pierre". Les mots servent aussi à autre chose de plus fondamental. À réparer le gamin abandonné qui restera toute sa vieun géant insomniaque, encombré de lui-même, de ses bras et de ses songes, de ses désirs et de ses lassitudes. Les mots, comme des petits soldats pour mettre en ordre l’anarchie de l’âme ? La racine soldatesque de la poésie, les mots guerriers pour combattre la nuit. Le jeune poète est modeste parce qu’il ne cherche pas à recréer le monde avec sa poésie, mais à l’ordonner pour le supporter. Se pourrait-il que les vers ne soient que des camisoles de force pour nous empêcher de verser dans la démence ? À moins que les mots ne soient des guerriers, mais pour servir quelle guerre ? Celle de soi contre soi ? "En attendant il me faut vivre sans prendre ombrage de tant d'ombre." Quand on dit de Supervielle qu’il est un écrivain sain, et simple, on le fait sourire. Il sait bien, lui, qu’il n’écrit que pour tenir à distance la folie et le morbide, l’effroi et le doute, la rupture de ban et l’effondrement. Il les apprivoise comme tous les animaux qui traversent son arche de Noé, ses crocodiles bienveillants et ses antilopes effarouchées, ses chiens errants et les chevaux du temps qui galopent toujours trop vite. On l’aime justement, Supervielle, parce qu’il est de cette lignée qui sait la magie vaine du poème, sans puissance thaumaturgique. Sans miracles pour ressusciter les morts qu’elle ne ramènera jamais. La magie pourtant subsiste, plus douce et moins flamboyante, la simple magie réparatrice. Lignage de ceux qui savent que l’on écrit pour se réparer, pas pour réparer le monde, pour se sauver, pas pour sauver qui que ce soit d’autre. "Je retrouve dans ma plénitude ce que je n'osais plus envisager." Il n’est pas si triste d’ailleurs, Supervielle, plutôt mélancolique, ou bien c’est d’un humour triste, autre oxymore, d’un vague à l’âme qui nous sourit sans y croire. Il a été un gamin choyé par sa famille d’adoption, un adolescent libre et voyageur, un rentier sans contrainte, un mari et un père comblé. Sa femme, Pilar, rencontrée à dix-neuf ans, fut autant que l’on sache son unique et véritable amour. Elle lui donna six enfants désirés, trois fils et trois filles. Il n’est pas triste, il est comme ces grands oiseaux qui planent, l’air dépossédé d’eux-mêmes, à la poursuite d’on ne sait quel poisson volant. Qu’est-ce qui le rend si fou de nuages alors, comme s’il voulait les suivre par-delà les mers qu’il n’a cessé de traverser dans tous les sens, lui qui n’aura jamais pris l’avion de sa vie ? Il est un peu comme eux, trop fluide et battu par les vents pour être bien certain d’exister réellement: "Les nuages, c’est du ciel qui pense à la terre et, comme elle, voudrait devenir consistant." "Un homme à son corps enchaîné, et ce qu'on appelle douceur."
"La peur de la folie que j’ai connue pendant la première moitié de ma vie me faisait fuir les impressions étranges qui m’habitaient et si mes monstres ne sont pas terrifiants c’est que je ne pouvais les tolérer qu’apprivoisés." Suffisamment neurasthénique, pour imaginer, sur le pont de l’un de ces cargos qui font la traversée de l’Atlantique, l’un des contes les plus douloureux de la littérature française. L’enfant de la haute mer qui s’ennuie dans un village sous les flots, en attendant que passe une voile au loin, est né du songe d’un marin qui pensait trop fort à sa petite fille morte. Croit-il vraiment, qu’en pensant très fort à ses parents, il les fera revivre sous la mer ? Qu’est-ce qui le fait courir derrière des fantômes, l’exilé perpétuel, celui qui vient du dehors et qui ne va nulle part, qui n’est tout à fait chez lui ni ici ni ailleurs, ni dans le seizième arrondissement parisien ni dans la pampa, ni à Oloron-Sainte-Marie. Homme de peu de dogmes, il ne fait pas de politique et ne paraît pas s’y intéresser outre mesure. C’est qu’il a déjà beaucoup à faire avec la vie, la mort et les voyages. Il traverse la Première Guerre mondiale sans s’en apercevoir, occupé qu’il est alors à lire Rimbaud et Hugo. Il est d’ailleurs mobilisé, s’occupe de la censure postale où son don des langues fait merveille et contribue à l’arrestation de l’espionne Mata Hari, dont il intercepte un courrier écrit à l’encre sympathique. C’est probablement l’épisode le plus romanesque d’une vie sinon bien sage. Supervielle est panthéiste plus que mystique, et ne trouve pas de refuge dans une pensée religieuse avec laquelle il joue dans "La Fable du monde", mais comme on s'amuse avec des mythes. C’est qu’il a trop à faire avec la beauté du monde, l’immensité de la mer. Quel besoin d’aller chercher dans le surnaturel ce que la nature lui accorde en abondance ?
"La poésie vient chez moi d'un rêve toujours latent. Ce rêve, j'aime à le diriger, sauf les jours d'inspiration où j'ai l'impression qu'il se dirige tout seul." Il se met au théâtre, qui lui semble une initiation à la transparence de la parole. Il le conçoit comme une école de l’anti-hermétisme, de l’anti-obscurité. Une main tendue, celle des raconteurs d’histoire, vers le grand public. En lui, dit-il, "le conteur surveille le poète", et c’est ce qui donne à chacun de ses textes une allure de petit apologue. On les relit pour en sonder la morale. On les répète pour les avoir bien en bouche, comme un comédien le ferait. Ses passions de la maturité vont aux grands classiques, La Fontaine et Shakespeare. Comme si l’essentielle anarchie, une fois domptée, ne pouvait déboucher que sur un miracle de pureté. En 1951, il donne l’un des plus beaux arts poétiques qui n’ait jamais été écrit, une sorte de plaidoyer sans fioritures pour une poésie de l’émerveillement, de la sincérité, de la décantation, de l’étrangeté domestiquée. C'est le récit autobiographique intitulé "Boire à la source." Drôle de funambule encore que celui qui, gardant un pied dans le noir, veut quand même courir vers la lumière. Le poète échappe à la transe mais ne veut rien perdre de la magie qui la justifiait. La surface doit être limpide mais le miracle profond. Poète de la nuance et du fondu enchaîné, de l’esprit d’escalier et des métamorphoses nocturnes, des intermittences du cœur et de la raison, Supervielle l’orphelin, dont la colère aurait pu prendre le pas sur la douceur, n’aura finalement de cesse de rendre hommage à la vie, et ce faisant d’apporter des raisons de vivre à ceux qui s’encherchent indéfiniment. L'oeuvre de Supervielle est orientée vers un espoir. Elle tend vers la clarté. Elle évolue positivement de l'entre-deux à l'ubiquité, de la plainte à l'articulation de la joie. Elle se penche "à la fenêtre du monde."
Œuvres et recueils poétiques:
- "Les poèmes de l'humour triste" (1919)
- "Débarcadères" (1922)
- "L'Homme de la pampa" (1923)
- "Gravitations" (1925)
- "Le Voleur d'enfants" (1926)
- "Le Survivant" (1928)
- "Le Forçat innocent" (1930)
- "L'Enfant de la haute mer" (1931)
- "La Belle au bois" (1932)
- "Boire à la source" (1933)
- "La Fable du monde" (1938)
- "Le Corps tragique" (1959)
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Méridienne d'un soir.
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"Je ne suis qu’un peu d’air, mais tellement sensible que tout semble à l’envi me désigner pour cible et pourtant je ne te suis rien et tu m’oublies. C’est ta peur de la mort qui nous réconcilie". Il y a des poètes de la douceur, comme il y a des poètes de la colère. Supervielle en fait partie. Figurons-nous le un instant, grâce à la plume de Claude Roy: "Grand, maigre, plissé, caverneux, mal déplié dans son corps, comme un cheval qui se souvient d’avoir été préhistorique et de n’avoir pas eu de nom encore dans les dictionnaires des hommes à venir." Supervielle hante vaguement nos réminiscences écolières à la manière des vieux fantômes las et fatigués. Il fut pourtant nommé "Prince des poètes" par ses pairs, quelques jours avant de rendre l’âme en 1960. On trouve ses œuvres poétiques complètes en un volume à la Pléiade, mais ses contes n’ont jamais été édités en recueil, son autobiographie est introuvable et aucune biographie ne lui a jamais été consacrée. Les enseignants encore férus de poésie l’aiment et le font aimer à leurs élèves. Les enfants qui grandissent oublient qu’ils apprirent à lire avec lui et le passent à la trappe des grands dédaignés. "Mais avec tant d’oubli comment faire une rose. Avec tant de départs comment faire un retour ? ", se demandait-il déjà, lucide et trop conscient lui-même des pièges de la mémoire. On le prend facilement pour un poète ornemental, celui qu’il faudrait faire lire dans les cours d’école ou les maisons de retraite. Et peut-être est-ce vrai, mais pas pour les raisons que l’on croit. L’innocence et le goût de la fable, l’amertume conciliante et la nostalgie des choses passées ne seraient-elles réservées qu’aux "à peine nés", aux "presque morts" ? À l'élection de l'entre-deux comme espace privilégié de l'écriture, la biographie du poète apporte une première explication. Né à Montevideo, en Uruguay, de parents français, Jules Supervielle est à peine âgé de huit mois lorsque son père et sa mère, en août 1884, traversent l'Atlantique et rejoignent la France où ils disparaîtront accidentellement quelques mois plus tard. D'abord recueilli par sa grand-mère maternelle au Pays basque, Supervielle s'en retourne à Montevideo avec son oncle en 1886. Il en reviendra huit ans plus tard pour entreprendre ses études secondaires à Paris, au lycée Janson-de-Sailly. Son imaginaire d'orphelin va se loger entre deux mondes. Ses premiers essais d'écriture vont tenter tant bien que mal de conjurer l'oubli et de consoler la perte. La première plaquette de poèmes que Supervielle publie à compte d'auteur, en 1901, s'intitule "Brumes du passé". Elle s'ouvre sur un court texte: " À la mémoire de mes parents": Il est deux êtres chers, deux êtres que j'adore, mais je ne les ai jamais vus, je les cherchais longtemps et je les cherche encore. Ils ne sont plus ... Ils ne sont plus ..."
"Je n'ai rien reçu de vous depuis mon arrivée. J'espère avoir un mot cette semaine ! Mon adresse, jusqu'à la fin Juin toujours la même. Vous me manquez beaucoup. J'ai ici de gentils camarades mais quand je parle avec eux. Il me semble que nous ne donnons pas aux mots le même sens. Il faudrait tous les définir, un à un et encore." Fasciné par le vide et l'absence, le poète adolescent ne peut alors que s'essayer à des évocations mélancoliques dont le caractère très conventionnel suffit à démontrer combien elles font office de diversions à la douleur ou de déni d'une vérité insupportable. Supervielle entre en poésie en s'efforçant de boucher un trou. Il n'est pas encore à même de faire entendre sa voix, puisqu'il lui faut avant suturer les lèvres de sa blessure intime et éluder son "moi profond." Le lyrisme sentimental de ses débuts entremêle des influences étrangères, un peu de Parnasse pour la description, un peu de symbolisme pour le rêve éthéré, et beaucoup de musique verlainienne pour l'inflexion des "voix chères qui se sont tues. Si limité soit-il, cet originel rapport à la poésie ne manquera pas d'infléchir la trajectoire tout entière de l'oeuvre de Supervielle dont il semble qu'une part importante tende vers un classicisme naïf. C'est dire qu'elle maintiendra jusqu'au bout un rapport à la tradition du vers et à sa mélodie ayant pour objet d'inscrire contradictions et déchirures dans une langue de la continuité qui les apaise. "Pour moi, avouera-t-il dans "Naissances", ce n'est qu'à force de simplicité que je parviens à aborder mes secrets essentiels et à décanter ma poésie profonde." Paul Éluard lui écrivit un jour: "Vos poèmes m’aident à vivre. "Ce n’est pas rien, ni si fréquent, un poète qui aide à vivre. Supervielle est de ceux, bien rares au XXème siècle, qui se sont toujours refusés aux charmes vénéneux du mystère qui fait les beaux jours de l’entre soi poétique. Voici un poète qui ne supporte pas de n’être pas compris. "Personnellement je suis un peu humilié quand une personne sensible ne comprend pas un de mes poèmes. Je me dis que ce doit être ma faute et je tourne et retourne mon poème pour voir d’où elle provient. Quand j’ai voulu dire quelque chose et pas autre chose, je tiens à ce qu’on saisisse exactement ma pensée." Il s’excuse même par avance dans la "prière d’insérer" de son recueil titré "Le Forçat innocent" : "S’il m’est arrivé, dans les précédents recueils, de tomber dans le désordre, sinon dans l’hermétisme, ce fut toujours malgré moi. Et j’espère que cette fois."
"Marins qui rêvez en haute mer, les coudes appuyés sur la lisse, craignez de penser longtemps dans le noir de la nuit à un visage aimé". Supervielle est venu à la poésie pour survivre. Ce n’est pas un littérateur, mais un homme qui tente de transmuter des cauchemars en leçons existentielles. Comment fabrique-t-on avec des mots quelque chose qui permette de survivre à l’abandon ? Comment devient-on celui que l’on est ? Et comment s’assure-t-on que celui que l’on est devenu est bien le même que celui qu’on était ? Ces questions qui l’occuperont toute sa vie n’ont pas surgi des limbes. Il nous faut retourner à son enfance pour les comprendre. Jules naît le 16 janvier 1884 à Montevideo, en Uruguay. Issu d'une famille de banquiers d'origine basque, très vite orphelin, ses parents furent emportés par le choléra, il fut élevé par des membres de sa famille d'abord en Uruguay, puis en France. La perte de ses parents influencera sa sensibilité et lui inspirera des oeuvres sur les thèmes du manque, de l'absence et de la mort. En France, le jeune Supervielle, qui déjà parlait le français, l'anglais, l'espagnol et le portugais, découvrit les poètes du dix-neuvième siècle comme Alfred de Vigny, Leconte de Lisle, Victor Hugo et surtout Lautréamont. C'est ainsi que ses premiers poèmes furent d'inspiration clairement parnassienne. Après avoir effectué son service militaire, il décrocha une licence d'espagnol à la Sorbonne et revint en Uruguay. Il s'y maria l'année suivante avec Pilar Saavedra. Son amour pour Pilar lui inspira le recueil "Comme des voiliers" (1910). Puis il retourna à Paris tout en continuant à faire de fréquents voyages en Amérique Latine. En 1919, parurent "Voyage en soi", "Paysages", "Les poèmes de l'humour triste", "Le goyavier authentique", dédiés à sa mère, ces poèmes créent des images de paysages terrestres et maritimes, d'arbres, de plaine et de montagnes vus à travers les yeux du poète-voyageur. Il trouvera cependant sa vraie voix poétique avec "Débarcadères" (1922). Désormais bien installé dans le milieu littéraire parisien, il devint l'ami de Valéry et de Michaux, publia les recueils qui, dans la lignée de "Débarcadères", continrent ses meilleurs poèmes: "Gravitations" (1925), "Le forçat innocent" (1930) et "Les amis inconnus" (1934).
"Il faut savoir être un arbre durant les quatre saisons, et regarder pour mieux se taire, écouter les paroles et ne jamais répondre. Il faut savoir être tout entier dans une feuille et la voir qui s'envole". Dans le même temps, il écrivit également de la prose, avec "L'homme de la pampa" (1923), roman d'une extrême inventivité, "Le voleur d'enfants" (1926) et "Le survivant" (1928). Supervielle était en Uruguay lorsque la seconde guerre mondiale éclata, et il vécut très mal cet exil. Son amour de la France et sa santé défaillante l'inspireront pour écrire le recueil intitulé "Poèmes" (1945). En 1946, il revint à Paris en tant qu'attaché culturel honoraire uruguayen. Son ultime recueil, "Le corps tragique" fut publié en 1959, il meurt l'année suivante, le 17 mai 1960. Élu prince des poètes par ses pairs la même année, il est inhumé à Oloron-Sainte-Marie.
Bibliographie et références:
- Jacques Arthaud, "La poésie selon Supervielle"
- Béatrice Bailly, "Jules Supervielle"
- Louis Cattiaux, "Transhylisme"
- Michel Collot, "Œuvres poétiques complètes"
- Claude Roy, "Jules Supervielle"
- Sabine Dewulf, "Jules Supervielle ou la connaissance poétique"
- Jacques Le Gall," Les Pyrénée"
- Odile Felgine, "L'Ecriture en exil"
- Ignacio Bajter, "Jules Supervielle"
- Jacques Le Gall, "Les Pyrénées. Saint-Jean-Pied-de-Port"
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"Nos paroles sont lentes à nous parvenir, comme si elles contenaient, séparées, une sève suffisante pour rester closes tout un hiver ou comme si, à chaque extrémité de la silencieuse distance, se mettant en joue, il leur était interdit de s’élancer et de se joindre".Tenter de cerner la poétique de René Char est un sujet attirant par sa difficulté même. Quelle méthode adopter ? À ne considérer que le nombre de pensées qu'il a consacrées à la vocation de poète, à la nature et à l'exercice de la poésie, la tâche devrait pourtant être aisée. Nul poète, peut-être, parmi les contemporains, n'a laissé tant de jalons le long de sa route. Mais dès qu'il s'agit d'introduire parmi ces pensées quelque structure qui rende leur ensemble comparable à telle autre poétique, le terrain vient à manquer. C'est que cette structure serait parfaitement étrangère à ce qu'elle prétend expliquer. Continuant à réfléchir à l'élusivité de ce qui s'obstine ainsi à fuir toute tentative de définition, le lecteur de René Char finit par comprendre que la clef du mystère doit résider dans son élusivité même. Cerne-t-on le vent ? Emprisonne-t-on l'éclair ? Or, chez lui, toute démarche, est mouvement perpétuel et s'abolit dans son accomplissement, orientée qu'elle est vers l'unique. On ne saurait réduire aux rouages d'un système le cheminement d'une pensée qui évite si obstinément de repasser sur ses propres traces une seconde fois. Non seulement le poète se refuse-t-il ainsi à encourager imitateurs et disciples futurs. Il se force lui-même à quitter sa propre piste, à ne jamais "demeurer". "Epouse et n'épouse pas ta maison." ("Feuillets d'Hypnos") Qu'est-ce à dire, sinon que la tension créatrice provient de cette apparente entorse à la logique ordinaire, impératif d'épouser et de pas épouser tout à la fois. Qu'épouser soit vu comme une prise en charge totale, cela ressort du fait que le poète ne réclame cette unité que pour la scinder, tout aussitôt. À qui ne se donnerait qu'à contrecœur, à moitié, il ne serait pas nécessaire d'ordonner la séparation brutale et salutaire. "Epouse et n'épouse pas ta maison", c'est l'exigence de la plus haute intensité dans chaque "habitation" successive; chaque geste, chaque démarche, chaque image auront la nouveauté des commencements et l'éclat des choses menacées. Leur apparition unique tire leur prix justement de ce qu'ils ne reviendront pas. Mais se peut-il qu'une poétique soit fondée sur une telle discontinuité ? Oui, à condition justement d'admettre qu'il existe une poétique de la discontinuité. Or, chez ce poète qui s'identifie à la force et à la mobilité du vent, le mot, c'est "Quitter", titre d'un groupe de poèmes. On pourrait citer la tendance de René Char à l'aphorisme pour illustrer ce goût pour l'unique et pour l'absolu sur le plan de la création poétique.
"Notre voix court de l’un à l’autre, mais chaque avenue, chaque treille, chaque fourré, la tire à lui, la retient, l’interroge. Tout est prétexte à la ralentir". Engagé dans les maquis et refusant toute publication pendant la durée de la guerre, René Char semblait entériner l’incompatibilité entre l’action sur le terrain et l’action par la poésie, "dérisoirement insuffisante". La lecture approfondie de "Fureur et Mystère" incite cependant à nuancer de telles affirmations. Les questions abordées au fil des articles permettent de cerner les caractéristiques d’une poésie résistante qui refuse de se dire "poésie de la Résistance. "Il y est question notamment des relations entre l’action et le verbe, du recours au silence poétique et à l’obscurité, du choix des formes, du rôle joué par la figure de Sade. Souvent, dans l'histoire de la poésie, la double exigence de l'esthétique et de l'éthique a été ainsi réunie en une seule et même exigence. Mais cette affirmation unifiante a parfois abouti au sacrifice de l'une ou de l'autre exigence. Soit que l'engagement du poète monopolise sa vision jusqu'à lui faire croire que la beauté, nécessairement, suivra la fidélité, soit qu'orgueilleusement il réduise l'éthique à l'esthétique, le poème devenant la totalité de son engagement. Chez Char, les deux exigences sont maintenues dans une tension dialectique qui force le poète à une expansion constante de son être. Le donné est accepté pour ce qu'il est, y compris toutes ses laideurs qui sont sans doute les courbes mêmes de la volonté poétique jaillie d'elles comme leur négation. Toute expérience n'en est que plus pleinement vécue. Aborder la vie et ses émotions en littérateur n'avance en rien la littérature. Fraternelle, la poésie de René Char l'est parce qu'il vit la fraternité et non parce qu'il l'aurait choisie comme sujet et ambiance de sa poésie. Mais la vie en expansion, c'est déjà chez René Char l'expansion de la parole telle que la passerelle de l'artifice s'avère rapidement superflue. On est tenté de penser qu'aux yeux du poète une insuffisance dans l'expression pourrait bien provenir, chez ceux qui cherchent la poésie sans la trouver, d'une insuffisance de vie. L'idéal serait que tout poème fût cela, en effet. Mais les grands poèmes sont ceux de "l'instant de la déchirure", alors que la parole cesse d'être simplement le contenant de la réalité et du songe et le lieu de leur affrontement, et qu'elle devient elle-même poème, alors qu'en dehors de ces moments privilégiés elle avait simplement "penché pour le poème." Quels sont ces moments heureux de la création ? Il se pourrait que ce soient simplement les moments malheureux de la vie et que "l'instant de la déchirure" par laquelle la vie fait irruption dans le poème soit aussi instantde déchirure pour l'âme. Et ne s'agirait-il pas, en fait, de la même déchirure ? "Etre poète, c'est avoir de l'appétit pour un malaise dont la consommation, parmi les tourbillons de la vie, provoque, au moment de la fin, la félicité."
"Tiens vis-à-vis des autres ce que tu t'es promis à toi seul. Là est ton contrat. La lucidité est la douleur la plus proche du soleil. Les arbres ne voyagent que par leur bruit". Cet emprisonnement du vécu l'éternisait sans l'idéaliser. René Char portait trop de respect et d'amour à la vie pour vouloir lui conférer une beauté autre que celle qu'elle possède en étant exactement, et souverainement, elle-même. Ainsi, le poème ne saurait fournir au poète l'occasion de vivre une expérience substituée à celle qu'en fait il n'a pas vécue. Le poème, dans ce sens, est véhicule d'inachèvement plutôt que de perfection: " Magicien de l'insécurité, le poète n'a que des satisfactions adoptives. Cendre toujours inachevée." Nous voyons là une des raisons pour lesquelles René Char a dépassé le surréalisme. L'imprévu lui-même peut devenir prévisible. Habitué à voir s'entrechoquer des images inattendues, le lecteur pourrait finir par considérer l'inattendu lui-même comme un procédé. Est-ce à dire que Char ne se soucie pas de l'expression poétique ? Tout au contraire. C'est parce qu'il s'en soucie au plus haut point qu'il se refuse à s'installer dans une forme poétique et dans une imagerie éprouvées une fois pour toutes. Que le poème doive être une réussite sonore, avec tout ce que cela comporte d'harmonie et de puissance suggestive, cela va de soi aux yeux de René Char. Sans ces qualités, pas de véritable poésie, pas de poème, tout simplement. Un poème ne mérite son nom qu'à force de risques. Char ne parle pas de littérature engagée; il ne connaît d'autre parole qu'engagée, dans une vie qui l'est également. Pour lui, écrire se définit à tout moment comme "l'acte poignant et si grave d'écrire quand l'angoisse se soulève sur un coude pour observer et que notre bonheur s'engage nu dans levent du chemin." N'est-ce pas là l'image même de la création devant l'absurde telle que la conçoit Camus ? C'est de Sisyphe que Char nous parle lorsqu'il parde de la condition du poète. Or Sisyphe n'est grand que parce qu'il est menacé. La création absurde telle que nous la vivons au XXIème siècle diffère des notions plus anciennes de la création surtout par la lucidité inhérente, selon elle, au regard du créateur. Cette lucidité a pour revers l'angoisse, et la poésie moderne connaît nul bonheur qui n'ait pour témoin l'œil fixe de l'angoisse. C'est là son inconfort. Impossible de s'endormir. Le poète connaît la solitude dans la mesure où nul autre ne s'aventure aussi loin que lui dans la connaissance de l'instable. Car à ce degré solitaire de conscience et de lucidité le poète, plus que jamais, retrouve autrui. La poésie est "commune présence", et "le poème est toujours marié à quelqu'un."
"Nous vivons avec quelques arpents de passé, les gais mensonges du présent et la cascade furieuse de l'avenir. Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux". Le silence est un acte poétique à part entière. La parole doit être laissée un moment en suspens avant d’être relayée par l’action. La poésie de Char est aux antipodes de celle d’Aragon, épopée, "bel canto" ou "carmen." Si le silence et la "parole entravée" sont constitutifs d’une certaine poésie moderne, chez Char ils témoignent d’une violence consentie pour échapper à la rhétorique et à la gratuité des images. Le silence est résistance contre la propagande nazie, mais aussi contre le bavardage littéraire. Aucun culte de l’ineffable toutefois dans l’écriture de Char. Le silence est le préalable d’une parole authentique, la poésie est le "non encore formulé", le refus de la forme figée. La poésie est parole d’enfance, parole émergente. La "voix d’encre" ne parle jamais qu’à "l’asymptote du silence." Char indéniablement fuit le style "cocardier." Le poème en prose est allégé malgré la gravité du propos. Les nombreuses occurrences du motif de l’apesanteur traduisent le refus de toute morale édictée, au nom d’une conception nietzschéenne de la liberté. N’obéissant qu’à ses propres règles, cette forme coïncide avec une "morale du soulèvement, de l’autonomie, du dépassement." Les ressources propres à la poésie y atténuent le sérieux de la sentence, tout en maintenant intacte l’énonciation d’une éthique de la révolte. Hostile à toute résolution des contraires, le poème en prose vit de mystère, d’ambiguïté et d’hybridité. Le poème n’est ni plainte, ni consolation, ni charme, ni divertissement, ni maniérisme, ni quête d’un sacré galvaudé, ni rhétorique gratuite. La poésie est un faire qui, travaillant avec la résistance de la langue, produit des "accès de sens" comparables à des "accès de fièvre", fulgurants, aphoristiques. La poésie se fait combattante. Pour porter cette fureur, les mots se font silex, ils sont "repères éblouissants" ou au contraire rêveurs, inquiétants. Lieu d’une expérience resserrée, l’écriture doit être précise et efficace comme les tirs du maquis. Mais elle se déploie aussi en "extension", adoptant toutes les formes et toutes les énonciations possibles. La dureté, les antagonismes, l’insécurité l’emportent. Les métaphores fluides, le lyrisme musical n’y ont pas leur place. "Les Feuillets d’Hypnos", ce sont des notes rapides, intermittentes comme l’action, ajustées à elle, au plus précis, au plus bref. Parallèlement sont revendiquées, dès le texte liminaire, les plus hautes exigences morales. La poésie de Char est solidaire d’une poignée d’hommes réunis dans un paysage bien localisé du Vaucluse, à la fois champ de bataille et refuge. La nature complice se personnifie et souffre. Le poète préconise un engagement "terrestre", sensoriel et païen malgré sa soif d’infini. La présence silencieuse, pure, précaire est exacerbée par l’idée de la finitude. Les villageois, bergers, artisans, vagabonds, cueilleuses de mimosas,"princes" de la terre, sont les défenseurs d’une nature et d’un monde menacés, et le poète est le "conservateur des infinisvisages du vivant." L’homme qui lutte est lucide, assoiffé, espérant indéfiniment, apte à transformer la défaite en victoire.
Œuvres et recueils poétiques:
- "Les Cloches sur le cœur", (1928)
- "Arsenal", (1929)
- "Le Tombeau des secrets", (1930)
- "Ralentir Travaux", (1930)
- "Le Marteau sans maître", (1934)
- "Moulin premier", (1936)
- "Dehors la nuit est gouvernée", (1938)
- "Seuls demeurent", (1945)
- "Feuillets d'Hypnos", (1946)
- "Fureur et Mystère", (1948)
- "Lettera Amorosa", (1953)
- "La Parole en archipel", (1952-1960)
- "Dans la pluie giboyeuse", (1968)
- "Sur la poésie", (1974)
- "Œuvres complètes", (1983 Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade)
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"Donc, certain orgueil persuadé de son pouvoir de décider, et me déclarant apte à tirer parti du bien et du mal, du beau et du laid, et me donnant aussi la méfiance de tous les systèmes, Tzara, vous aviez raison et l’absence de systèmes est encore un système, en un même instant et sans les concilier jamais, assemble scrupules et cynismes". Si le destin de René Crevel fut tragique, c'est aussi qu'il indiqua de façon magistrale la dissidence de l'écrivain à l'époque où se développait le discours contestataire de l'avant-garde dans la France des années 1920. Il fallait un René Crevel, figure à la fois pure, généreuse et solitaire, afin que le surréalisme soit perçu comme un nouvel académisme qui mettait à l'écart le discours romanesque et pratiquait, sous l'égide d'André Breton, une exclusion de l'homosexualité dont Crevel devenait l'incarnation dérangeante. Il fallait un René Crevel pour que la question du politique soit pensée, dans la France des années 1930, sous la forme du militantisme et non pas seulementde manière marginale à la faveur de l'adoption de manifestes littéraires. L'œuvre de Crevel est très peu lue. Elle connaît aujourd'hui un succès d'estime du fait de l'émergence récente des études gays et lesbiennes dans le champ littéraire. Il en va de même des travaux qui interrogent les marges du mouvement surréaliste. Il n'est pas sûr cependant que Crevel se fût reconnu entièrement dans ces catégorisations identitaires. L'œuvre échappe au discours manifestaire, elle n'est d'aucune manière un témoignage. Pour ces raisons, Crevel demeura fidèle à la portée excessive du désir. Il refusait la sexualité monogamique, il refusait la sublimation outrancière de la femme. Il refusait de faire de cette dernière un instrument de reproduction. Ses détracteurs les plus acharnés le taxèrent de misogyne. Face à cette disposition du refoulement au cœur de la vie psychique, on peut comprendre que René Crevel affirme dans son œuvre un dédain pour l'autobiographie. L'affirmation est néanmoins paradoxale, car l'auteur ne cesse de revenir à soi dans une œuvre qui se caractérise par la disposition de motifs biographiques insistants. René Crevel naît à Paris le dix août 1900, rue de l'Échiquier, à proximité de la porte Saint-Denis. Il habitera par la suite rue de la Pompe dans le XVIème arrondissement. Son père est directeur d'une imprimerie, sa mère, femme austère et rigide, veille à l'éducation de ses quatre enfants. Il apprend le piano, va au catéchisme et suit sa scolarité au prestigieux lycée Janson-de-Sailly. En 1914, alors qu'il a quatorze ans, son père se pend dans l'appartement familial. Il en restera à jamais traumatisé, sa mère ayant cru bon de le conduire devant le corps afin de lui montrer la lâcheté de l'acte suicidaire du père. Il en conçut une haine à l'égard de sa mère et une certaine misogynie qui sera plus tard cause d'amours malheureuses avec les femmes. En 1918, il entame des études de lettres et de droit à la Sorbonne mais ne suit pas les cours de manière assidue. Au cours de son service militaire, effectué à la caserne parisienne de Latour-Maubourg, il se lie d'amitié avec un groupe de jeunes écrivains qui s'intéresse aux mouvements d'avant-garde.
"Il est obligé de reprendre une conscience plus précise de soi, de se tâter, de se dire que le danger naît peut-être de la façon dont il présente son tourment plutôt que de ce tourment même". En 1921, ils fondent ensemble une revue, "Aventure". Le groupe est frappé par la polémique qui oppose les partisans de Tristan Tzara, chef de file du mouvement Dada, à ceux d'André Breton, chef de file du mouvement surréaliste. René Crevel délaisse définitivement les études. Il s'engage auprès de Tzara, mais entretient cependant de bonnes relations avec Breton qui l'invite en septembre 1922 à initier les surréalistes aux sommeils hypnotiques. De là datent les premières frictions avec Robert Desnos, membre qui contribuera à tenir Crevel à l'écart du surréalisme. Personnage très mondain, pamphlétaire et iconoclaste, Crevel participe à l'essor du mouvement surréaliste expurgé des Leiris, Aragon, Desnos et Artaud. Son existence se passait en de constantes allées et venues dans les maisons de santé. Il s'y rendait épuisé pour réapparaître renaissant, florissant, neuf, luisant et euphorique. Mais cela durait peu. La frénésie de l'autodestruction le reprenait vite et il recommençait à s'angoisser, à refumer de l'opium, à se battre contre d'insolubles problèmes moraux. Dans un fragment autobiographique de "La Mort difficile", publié en 1926, il raconte lui-même ce moment en ces termes: "Avait commencé des recherches pour une thèse de doctorat es lettres sur Diderot romancier, quand, avec Marcel Arland, Jacques Baron, Georges Limbour, Max Morise, Roger Vitrac, il fonda une revue, "Aventure", qui lui valut d'oublier le XVIIIème siècle pour le XXème. C'est alors qu'il connut Louis Aragon, André Breton, Paul Éluard, Philippe Soupault, TristanTzara." René Crevel occupe dans le surréalisme une place à part, toute de paradoxe et de défi. Il est surréaliste, certes, mais à la différence de Benjamin Péret, inscrit au parti communiste depuis 1926, et de André Breton, Louis Aragon, Paul Eluard et Pierre Unik, engagés en janvier 1927 dans les rangs du même parti avec prudence et pour une période limitée, René Crevel jette sa jeune fougue et sa générosité sans réserve dans l'utopie socialiste et l'engagement au parti.
"J'ai trop écouté les médiocres, qui croient que la bête souffrant du corps ou l'angoisse de ce qui est le moins beau de l'âme peuvent quelque chose. Et je redresse la tête. J'irai à Paris dans une ou deux semaines. Je sors de cette sale année 1927 comme d'un tombeau". Homosexuel ou bisexuel, et respecté dans cette "différence" par un groupe réputé intolérant sur ce chapitre, il cherche sans fin à se comprendre, par le détour de fictions semi-autobiographiques qui l'engagent dans une littérature de l'aveu et de l'auto-analyse. Atteint de tuberculose en 1926, il passe de nombreux mois en Suisse, comme Eluard, et parfois en sa compagnie, puis, de retour à Paris, il se jette dans une activité mondaine frénétique. Le style baroque et la réflexion caustique de Crevel sur son temps n'ont guère d'équivalent en ce siècle. Ses modèles littéraires sont empruntés au XVIIIème siècle, à D. A. F. de Sade, et à Denis Diderot, comme écrivain et comme prosateur, à qui il consacre un ouvrage, "Le Clavecin de Diderot" (1932). Diderot y devient sous sa plume audacieuse le grand ancêtre du matérialisme léniniste. Durant sa courte vie, autant que la tuberculose le lui permette, l'auteur explore le jeu des rapports mondains. Il fréquente les salons, notamment ceux d'Etienne de Beaumont, de Marie-Laure de Noailles, de Violette Murat, de Jean-Louis de Faucigny-Lucinge. C'est une façon pour lui de dénier l'existence des classes sociales, tout en restant fidèle à ses amis surréalistes, qui feignent d'ignorer cette fascination, et à ses convictions antifascistes, qui le rendent toujours proche des communistes. À partir de 1930, il participe avec ardeur aux activités du groupe d'André Breton et en devient même l'un des membres les plus virulents si l'on en juge par ses pamphlets et essais de l'époque. De l'année 1933 jusqu'à sa mort, il soutient énergiquement les intellectuels allemands qui fuient le nazisme et apporte son soutien aux comités de défense.
"Ainsi Diane qu'il se reprochait, la minute antérieure, de maltraiter devient soudain l'accusée. Toujours la même histoire: tendresse tant qu'il aura besoin d'elle, et indifférence, mépris injuste dès qu'elle ne lui sera plus nécessaire ?" Le 16 juin 1935, il participe à une réunion de conciliation qui lui fait rencontrer les proches de la ligne du parti communiste, Tristan Tzara, André Malraux, Louis Aragon, Ilya Ehrenbourg pour débattre de la présence d'André Breton au Congrès international des écrivains. Il échoue à imposer André Breton. Il apprend parallèlement le même jour qu'il souffre de tuberculose alors qu'il se croyait guéri. La nuit suivante, il s'enferme chez lui, laisse une lettre pour son amie Tota Cuevas de la Serna, griffonne quelques mots sur un papier qu'il épingle au revers de sa veste: "Prière de m'incinérer. Dégoût," puis prend une forte dose de barbiturique et se suicide au gaz. Il meurt ainsi à Paris dans la nuit du 17 au 18 juin 1935, âgé d'à peine trente-cinq ans. Homosexuel et surréaliste, mondain et militant révolutionnaire, sa beauté fascina tous ceux qui le côtoyèrent. Cependant, il se débattit dans ses drames personnels, la haine éprouvée envers sa mère, l'obsession du suicide, la maladie, ses amours malheureuses, la grave crise économique, la montée des fascismes, la bureaucratisation des partis révolutionnaires. René Crevel a longtemps fait figure d'archange du surréalisme. Entré très tôt dans la légende, le génial et merveilleux Crevel appartient pourtant à cette cohorte de poètes méconnus qu'on cite le plus souvent sans les lire. Or, son itinéraire littéraire et personnel mérite sans nul doute une attention plus soutenue.
Bibliographie et références:
- Paul Antoine, "Crevel ou la malédiction"
- François Buot, "Crevel"
- Paola Dècina Lombardi, "Crevel, le surréaliste révolté"
- Michel Carassou, "René Crevel"
- Frédéric Canovas, "L'Écriture rêvée"
- Claude Courtot, "René Crevel"
- Torsten Daum, "René Crevel"
- Lawrence R. Schehr, "La vie de René Crevel"
- Jean-Michel Devésa, "René Crevel ou l'esprit contre la raison"
- Simon Harel, "Les nuits blanches de René Crevel"
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"Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque, et à te regarder, ils s’habitueront à te regarder, car il n'y a que deux conduites avec la vie: ou on la rêve ou on l'accomplit." L'hiver surtout, ou au début du printemps, quand le soleil est encore haut, la lumière éblouit sur le chemin de l'Isle-sur-Sorgue, oblige presque à fermer les yeux. Non pas la lumière apprêtée, paresseuse, de la côte provençale, mais une lumière dure et sauvage, drue, celle de la Provence des confins des Basses-Alpes. On arrive à l'Isle-sur-Sorgue par des routes bordées de roseaux. Jaunes et desséchés dès l'automne, verts, hauts sur tiges l'été. Lorsqu'on entend leurs feuilles bruire dans le vent, on sait que l'on se trouve dans le pays de René Char. La plaine étale ses cultures que partagent les files sombres des cyprès, chaque haie fait au soleil un royaume, chaque rigole d'irrigation prépare les primeurs et les fruits. Basse, la montagne ferme l'horizon. Une rivière très féminine roule ses courants à travers la campagne, les lisse, les fait scintiller par éclairs, entraîne de longues herbes, s'attarde sous les branches amies. Tant d'humidité, de clarté, de tièdeur, réjouit les oiseaux. La lavande éclaire au loin les pierres des collines, et les chiens aboient près des fermes, à l'heure de la sieste. C'est le pays de René Char. Cette terre, il convient de la présenter d'abord pour parler du poète. Non pas, que Char pouvait, même de loin, être considéré comme un poète du terroir. Nulle poésie n'embrasse plus totalement l'homme et l'univers, n'est plus éloignée d'une restriction, fût-elle géographique. Mais cette terre natale, toujours présente à ses mots, semblait le témoin invisible et permanent de sa création. Jouant souvent le rôle d'un contrepoids à la condensation de sa pensée, elle a peut-être permis à Char de créer la matière poétique qui est la sienne. Elle est le domaine inépuisable, le garant de la vérité des mots. Presque à cette croisée de routes où la petite ville dresse, comme une surprenante cathédrale, la Caisse d'épargne et son jardin, il fallait quitter l'ombre des immeubles, le bruit, les terrasses des cafés et leurs tables de marbre pour obliquer un peu sur une voie plus modeste. Passée la grille, c'était le parc de sa maison de famille. Sa tendresse et sa mélancolie, faites de platanes et d'herbe, de marronniers, de frondaisons claires, de tilleuls et d'allées que négligeait le râteau, menaient au fond du jardin à la Sorgue silencieuse et à ses prestes lueurs. Toute une enfance s'y tenait encore dans les arbres, au moindre vent, et dans la prairie, au moindre grillon. La nostalgie veillait toujours dans les branches quelle que fût l'heure du jour, mais une nostalgie salubre et constructive. Une allée courbe menait à la demeure. Fragile le matin, dans les dentelles blanches de la gelée. Plus large aurait-on dit, et pleine d'énigmes le soir. Sourde d'un coté et sonore de l'autre lorsque soufflait le mistral. Une allée verte, ombreuse, bordée de lierre. Il y avait toujours un temps où l'on se demandait s'il n'était pas absent, parti en promenade dans les prairies voisines ou le long de la rivière.
"L'essentiel est sans cesse menacé par l'insignifiant. L'impossible, nous ne l'atteignons jamais car il nous sert de lanterne. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler." C'était une grande maison, construite bourgeoisement à la fin d'un siècle qui croyait aux dogmes de la science et du progrès. Elle n'était pas assez ancienne pour avoir été aimée longtemps, mais elle avait le charme de tout ce qui est un peu délaissée. On la sentait sensible et vulnérable, donc menacée. Les portes en tournant faisaient des échos. Char était installé dans une pièce surélevée sur le jardin, de dimensions assez vastes, dont le plafond peint dans un style de mairie figurait une allégorie du commerce et de l'industrie. L'inventaire du lieu ne variait guère depuis des années. Une petite table, devant un poêle à bois, où il travaillait. Une bibliothèque vitrée, près de la fenêtre, une autre table chargée de papiers et de livres. Sur la cheminée, la photographie de Rimbaud adolescent, la reproduction en couleur du "Prisonnier" de Georges de La Tour, rouge et noire, rapportée du maquis et piquée sur une planche. Le visage, fermé sur son sommeil, d'une dormeuse au drap remonté, la "Sainte Ursule"de Carpaccio. Dans l'angle, sur un tronc d'arbre scié, était posé un oiseau de bois peint, leurre de chasseur. Il y avait dans la pièce une bonne odeur de bûches consumées. Aujourd'hui, par suite d'un partage successoral, les arbres du parc ont été saccagés, la demeure a disparu derrière le plus laid des immeubles collectifs. Il avait préféré se réfugier sur le coteau, à l'écart de la petite ville dans une maison blanche avec des cerisiers, un platane et de jeunes arbres plantés devant un champ de lavande. Au loin, le dessin bleu du Lubéron et des Alpilles. Il y a deux âges pour le poète; l'âge durant lequel la poésie, à tous égards, le maltraite, et celui où elle le laisse follement embrasser. Mais aucun n'est entièrement défini. Et le second n'est pas souverain. La guerre de 1914 nous avait aussi laissé un livre: "Calligrammes". Mais pour Apollinaire, la guerre était un objet de poèmes, un sujet somme toute heureux. Tandis qu'au contraire, c'est avec une pleine conscience des dangers immédiats comme du péril que courait la qualité humaine dans l'avenir que Char, en menant le combat du maquis, a pris le parti de miser sur l'homme, sur sa valeur. Or la Résistance va lui apporter une dimension nouvelle. Car "Feuillets d'Hypnos" est le signe de la rencontre de Char avec une réalité plus forte, plus proche de l'humain, à une période où tout de la condition humaine semblait être remis en question et menaçait de sombrer. La position du poète, la portée et le parcours de son engagement dans la guerre, il les a définis avec la plus grande lucidité dans ces "Quatre billets à F.C" dont les dates s'échelonnent de 1941 à 1948. On y trouve la générosité et le courage de l'homme, la règle du devoir à accomplir parce que l'honneur commandait qu'on l'accomplît, nullement l'ivresse d'une aventure, mais toujours le double sentiment de l'atroce, de l'inéluctable et la volonté discrète et irrépressible de se retirer.
"Avec ceux que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n'est pas le silence. Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver". Mais la résistance armée, et ses nécessités d'existence et de combat ont mis René Char dans le contact intime dela terre et de ses pouvoirs, celui des embuscades et des repaires, et dans le contact des hommes, revenus en quelque sorte à leur dépouillement dans le jour tragique de l'action. Pendant ces années, la poésie et le danger ont vécu l'un par l'autre. Le poète a trouvé dans l'action passagère et impitoyable, les plus durables règles d'une éthique exceptionnelle qu'il n'hésite pas à associer au quotidien. Le poète embrasse l'homme et le monde, dévoilant leur échange subtil, découvrant la richesse et l'opportunité de leurs relations réciproques. Il était juste là pour témoigner. Né le 14 juin 1907, Char a étudié à Aix-en-Provence. Il a publié son premier livre "Cloches sur le cœur" en 1928 sous la forme d'une compilation de poèmes écrits entre 1922 et 1926. Au début de 1929, il fonde la revue "Méridiens" avec André Cayatte et publie trois numéros. En août, il envoie vingt-six exemplaires de son livre "Arsenal", publié à Nîmes, à Paul Éluard, qui lui rend visite à l'automne à L'Isle sur la Sorgue. Fin novembre 1929, Char s'installe à Paris, où il rencontre Louis Aragon, André Breton et René Crevel et rejoint les surréalistes. Sa profession de foi du sujet a été publiée en décembre dans le douzième numéro de "La Révolution surréaliste". Il est resté actif dans le mouvement surréaliste jusqu'au début des années 1930, mais s'est progressivement éloigné du cercle à partir du milieu des années 1930. Tout au long de sa carrière, les œuvres de Char ont paru dans diverses éditions, souvent accompagnées d'œuvres de personnalités telles que Kandinsky, Picasso, Braque, Miró, Matisse et Vieira da Silva. Au début des années 1940, il a eu une relation avec l'artiste suédoise Greta Knutson. Durant la seconde guerre mondiale, Char entra dans la clandestinité en 1940 et combattit aux côtés de Gilbert Lély dans la Résistance contre l'occupation allemande. L'expérience de ces événements qu'il a vécu est presque totalement retranscrite dans son livre de poèmes en prose "Feuillets d'Hypnos". Malgré qu'il refusa de publier quoi que ce soit pendant l'occupation, "Feuillets d'Hypnos" a quand même été écrit entre 1943 à 1944, des poèmes en prose qui traitaient surtout de la résistance et qui ont été publiées en 1946. Ce livre a connu un grand succès. Au cours des années 1950 et 1960, malgré des expériences brèves et malheureuses au théâtre et au cinéma, Char atteignit sa pleine maturité en tant que poète. Dans les années 1960, il participe à la bataille contre le stationnement d'armes atomiques en Provence.
"Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima ? Il cherche son pareil dans le vœu des regards. L'espace qu'il parcourt est ma fidélité. Il dessine l'espoir et léger l'éconduit. Il est prépondérant sans qu'il y prenne part. Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. Et à son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s'inscrit son essor, ma liberté le creuse". Char était un ami et un trés proche collaborateur d'Albert Camus, de Georges Bataille et de Maurice Blanchot. Mais il était aussi ami avec beacoup d'artistes comme Pablo Picasso, Joan Miró et Victor Brauner. Il devait être dans la voiture impliquée dans l'accident qui a tué Camus et Michel Gallimard, mais il n'y avait pas assez de place et il est rentré ce jour-là en train à destination de Paris. Le compositeur Pierre Boulez a écrit trois arrangements de poésie de Char, "Le Soleil des eaux", "Le Visage nuptial" et "Le Marteau sans maître." En 1955, René Char rencontre le philosophe allemand Martin Heidegger à Paris. Il l'invita plusieurs fois, malgré son ancienne attitude envers le national socialisme, à se rendre en Provence avant de prendre définitivement ses distances avec lui. Il était ami avec le poète Paul Éluard, l'écrivain et philosophe Albert Camus et l'ancien historien Paul Veyne. De nombreux peintres importants, Juan Gris, Henri Matisse et Georges Braque ont illustré les manuscrits de ses poèmes. En octobre 1987, il épouse Marie-Claude de Saint-Seine, une éditrice. Mais il Il meurt le 19 février 1988 d'une crise cardiaque. Il est inhumé au cimetière communal de L'Isle-sur-la-Sorgue, dans le caveau familial. Son courage n'était pas une légende et on comprend le magnétisme de cet homme auprès de ses compagnons d'armes, des femmes qui l'aimèrent et de ses amis écrivains. On comprend pourquoi ils restèrent auprès de lui, malgré ses colères tonitruantes. Auréolée de lumière, l'épaule droite basculant vers l'avant comme celle d'un demi de mêlée, la gourmandise de la lèvre répondant à la franchise du regard, le capitaine Alexandre, refusait toute idée d'engagement ou de littérature engagée mais à ses yeux un poème ne méritait son nom qu'à force de risques. Ce n'est pas la moins étonnante réalisation de René Char que d'avoir su garder à la poésie sa saveur fraternelle à travers le surréalisme et la résistance, la plongée dans l'absurde, et la tentative de résurrection par le langage.
Bibliographie et références:
- Danièle Leclair, "René Char. Là où brûle la poésie"
- Louis Leboucher, dit Georges Mounin, "Avez-vous lu Char ?"
- Christine Dupouy, "René Char"
- Jean-Claude Mathieu, "La poésie de René Char"
- Dominique Fourcade, "René Char"
- Philippe Castellin, "René Char"
- Jean Voellmy, "René Char ou le mystère partagé"
- Isabelle Ville, "René Char: une poétique de résistance"
- Laure Michel, "René Char. Le poème et l'histoire"
- Dominique Bellec, "le poète et le maquis"
- Richard Seiler, "René Char, Capitaine Alexandre"
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"Et par le pouvoir d’un mot, je recommence ma vie, je suis né pour te connaître, pour te nommer: liberté". "Entre autrefois et aujourd’hui, il y a eu toutes ces morts que j’ai franchies sur de la paille. Je n’ai pas pu percer le mur de mon miroir". L’œuvre d’Éluard se situe dans une période troublée de la première moitié du XXème siècle, une époque de violence que le poète a vécue de plein fouet durant les deux guerres mondiales, comme infirmier dans la première, comme résistant dans la seconde, un moment de remise en cause radicale des valeurs qui touche les arts et la littérature. La fécondité de la poésie, des recherches dans le domaine artistique, s’inscrit sur le fond très sombre de cette nuit où l’humanité se perd en des souffrances inouïes, dues aux blessures infligées aux hommes par d’autres hommes, au renversement de toute morale, à l’absence de toute foi. Si la poésie ne peut s’expliquer par ses seules conditions d’émergence, il est certain que ces conditions l’orientent. De même, la sensibilité du poète ne peut être exemptée de la réflexion, non comme une explication, mais comme une aimantation particulière des images et des thèmes d’élection. La poésie transforme en expérience esthétique les éléments d’une expérience personnelle pour l’ouvrir à une dimension idéale, qui pourra rencontrer le lecteur, et éclaircir son univers et sa propre vie. L’émotion que provoque le poème est spécifique, elle n’est pas du même ordre que les sentiments éprouvés dans les affections réelles, elle est une sorte de vécu qui mêle affects et pensées, à travers la lecture, fût-elle silencieuse, de même que l’image du poème ne renvoie pas à une réalité existante telle quelle. Elle invente une réalité née de la rencontre des signes sur la page réenchantée. La Guerre l’avait livré à l’éclatement de toute certitude, et la terreur en Europe continuait de menacer, interdisant rêve et liberté, mots d’ordre majeurs du mouvement pour leur force d’insurrection. L’œuvre d’Éluard doit s’entendre dans cet effondrement, et cette quête de valeurs neuves au cœur de laquelle la poésie se veut manifestation sensible de la vérité, en un univers où tout la refuse. En cela, elle incarne la modernité, dénonçant la crise du langage, pariant pourtant sur une œuvre à venir. Grâce à un court séjour parisien à l’automne 1913, des contacts sont pris pour la publication des "Premiers poèmes", sans doute par l’intermédiaire d’Aristide-Jules Gonon, relieur et bouquiniste, avec lequel le jeune homme s’est lié quelques mois plus tôt et qui devient son mentor. Ces textes sont signés Paul-Eugène Grindel, et imprimés à compte d’auteur; le poète les reniera plus tard. Le recueil contient des ballades en octosyllabes, des sonnets en alexandrins, des rondeaux, traversés de personnages de Pierrot, à la manière de Laforgue et de Verlaine. Les formes renvoient à la poésie de Villon et de Charles d’Orléans, en une tonalité parnassienne. On comprend que le futur poète de "Capitale de la douleur" ait ensuite renié ces vers de jeunesse frôlant le pastiche, de Baudelaire à Verlaine.
"Je t’aime pour ta sagesse qui n’est pas la mienne. Pour la santé. Je t’aime contre tout ce qui n’est qu’illusion." Malgré leur maladresse, ces textes d’extrême jeunesse attestent la conscience de la poésie comme forme, structure, vers, héritages des canons des vers rimés. L’invention se produira sur ce fond de tradition poétique. Ce sont plutôt les images convenues qu’Éluard a dû regretter. La forme atteste la volonté de donner une unité à ces proses rythmées. L’expérience de la guerre va emporter pour un temps ces jeux, tout en leur conférant une essentialité. En avril 1914, le poète quitte le sanatorium de Clavadel en compagnie de sa mère. Gala est rentrée en Russie au début de l’année. La biographie oppose les deux amours, maternel et passionnel, mis en scène par le poème "Le Fou parle" publié en janvier 1914 dans la revue "Le Feu", évoquant le déchirement du jeune homme entre mère et fiancée. Le repos à la villa de Montmorency louée pour l’été est de courte durée. La guerre éclate au mois d’août et le jeune poète se présente au conseil de révision en novembre pour être incorporé en décembre. Une bronchite lui vaut presqu’aussitôt de se retrouver à l’hôpital de Gentilly. L’année 1915 se passe entre le fort d’Ivry, au 21ème régiment d’infanterie coloniale, et les hôpitaux, hôpital Broca, puis hôpital Cochin en octobre. En décembre, le garçon de vingt ans est affecté à la 22ème section d’infirmiers, d’abord dans le Xème arrondissement, puis près de Mantes, à Rosny-sur-Seine, où il ne reste que quelques mois pour partir en juin 1916 vers la Somme, sur le front. S’il avait jusque-là eu un rôle administratif qui lui laissait le loisir de lire, il y côtoie la mort de très près, dévoué à leur correspondance à la place des blessés. Les poèmes sont traversés de dures images, échos de cette expérience, et le souci de résister. "Le Devoir" a été polycopié à dix-sept exemplaires par le poète infirmier. Il est signé Paul Éluard, sans doute pour distinguer l’activité poétique au cœur de ces mois de guerre, l’élever au-dessus des contingences. Eugène Grindel avait déjà utilisé le patronyme de sa grand-mère à l’occasion de lettres échangées avec le relieur Jules Gonon. "Les Poèmes pour la paix" sont constitués de quintils, de quatrains et d’un tercet en vers réguliers, octosyllabes, décasyllabes, alexandrins, chantant par anticipation heureuse la réunion des hommes et les retrouvailles des êtres aimés. Le lyrisme qui s’ouvre à l’humanité concurrence alors la découverte de la force du proverbe. En effet, outre le projet de démultiplier les onze "Poèmes pour la paix", s'ajoute la volonté d'adjoindre dix autres poèmes, sous le titre "Appel à tous pour la liberté."
"Pour ce cœur immortel que je ne détiens pas. Tu crois être le doute et tu n’es que raison. Tu es le grand soleil qui me monte à la tête". "Les Animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux", publié en 1920 avec cinq dessins d’André Lhote s’ouvre sur une préface parue dans Littérature, n° 5, en juillet 1919. Le recueil écrit peu après la démobilisation d’Éluarden 1919, est travaillé par le souci d’une poésie, lieu de dialogue entre les hommes, dans un contexte de l’après-guerre, mais aussi par l’inquiétude purement esthétique quant à la pérennité du critère de goût subjectif, beauté et sentimentalité y étant refusées. Ces recherches formelles s’approfondissent au moment de rencontres dans les mois qui précèdent et ceux qui suivent la démobilisation d’Éluard. En mars 1919, en faisant la connaissance d’André Breton, il rencontre aussi Louis Aragon et Philippe Soupault. Leur revue prône une exigence radicale, loin des compromissions d’hommes de lettres, jugeant sévèrement Gide et Valéry, les aînés un temps respectés. Ce désir spectaculaire de désastre répond au naufrage des valeurs, vécu par les jeunes gens qui ont eu vingt ans durant la guerre. Après les années d’isolement, s’ouvre pour Éluard une période d’effervescence intellectuelle. Vient alors l'époque légère et débridée du dadaïsme et du surréalisme. Qu’on le veuille ou non, écrira longtemps après Breton, dans "Le surréalisme et la peinture", c’est sur les passes de Max Ernst que le livre s’est éveillé, physiquement éveillé, de son sommeil séculaire. Les pages qu’il en a non plus ornées mais véritablement enchantées sont autant de "paupières qui se sont mises à battre." Le surréalisme naît alors de cette origine. L’écriture automatique constitue un procédé créatif, fondé sur l’automatisme psychique. Elle postule une convergence. Éluard apporte une réponse à travers le lyrisme d’une poésie distancée, en conservant une forme de classicisme dans ses vers. Il montre que la poésie est à la fois un art qui excède l’art et un art de mémoire. C’est une singularité revendiquée, celle d’une voix que l’on ne peut assimiler à aucune autre, à la fois proche, et à l’écart des voix de ceux qu’il a pourtant côtoyés et avec lesquels il a partagé le goût parfois iconoclaste de la liberté d’expression artistique. Paul Éluard, comme la plupart des surréalistes, a par ailleurs exprimé son hostilité à l’égard de la religion, en particulier du christianisme.
"J'étais si près de toi que j'ai froid près des autres. Laissez-moi seul juger de ce qui m'aide à vivre". Ce bref rappel est nécessaire pour comprendre le paradoxe qui consiste à vouloir montrer que l’amour célébré constamment par le poète est une forme de l’adoration, que la femme aimée est divinisée et que sa poésie reprend tous les éléments d’un véritable culte. Sur quelles traditions s’appuie Éluard ? Quels sont les conséquences de ce déplacement de la religion sur l’amour dans le cas du poète ? L’amour, dans la poésie d’Éluard, est la substance de la communion universelle. De très nombreux poèmes, disent cette joie vitale de chanter la femme aimée. Chanter et aimer sont posés dans une équivalence parfaite. C’est bien le même regard ébloui qui est porté ici sur la femme aimée. Plus que l’amour, sous-entendu mais nullement dit, l’émerveillement est l’unique émotion exprimée. Il naît de la fascination devant un "paysage féminin", naturel et surnaturel, qui nous introduit dans ce qu’on pourrait appeler un merveilleux amoureux. Le poème est un hymne de louange. Des images à connotation laudative se succèdent. L’isotopie de l’eau est installée. Le terme est répété avec insistance dans chacun des trois premiers vers. Le poète explore toutes ses résonances; pureté, transparence, vie, fécondité, origine. Que l'on ne s'y trompe pas, Paul Éluard est le poète de l'amour sacré. L’eau est source de fécondité. Elle donne la vie, mais elle peut aussi avoir des connotations négatives: la fuite, la mort. Les images négatives, ici, sont annulées, conjurées par le troisième vers: "tu es l’eau détournée de ses abîmes." Elle est une eau positive, qui ne se perd pas, qui ne détruit pas. Reste le pouvoir de fécondité qui se diffuse dans tout le poème. L’eau, la terre. L’association suffit à exprimer la fertilité. C’est aussi une prière. Ici, il s’agit d’une forme élevée de la prière de louange. Le poète célèbre la femme aimée. L’atmosphère du poème est celle du recueillement devant un mystère sacré, un culte dont le poète est le fidèle. La gravité du ton contribue au registre sublime qui est recherché. Un univers simplifié est mis en place par le regard amoureux du poète. L’harmonie entre la femme et le monde s’exprime par un système d’échos. Les reflets entre la femme et le monde sont rendus par une structure en miroir. La femme semble accomplir des miracles. L’écriture en parataxe asyndétique, sans ponctuation, juxtapose phrases et propositions, sans connecteurs logiques, ni temporels. Une mystérieuse causalité est suggérée entre les phénomènes ainsi juxtaposés.
"Je te cherche par-delà l’attente. Par-delà moi-même. Et je ne sais plus tant je t’aime. Lequel de nous deux est absent". Cette femme qui apparaît dans une eau qui s’ouvre pour elle peut chez certains lecteurs être porteuse d’une référence culturelle: la déesse Vénus naissant dans les flots. Ce ne serait pas la première fois qu’il associerait la femme à une divinité païenne. Dans "Capitale de la douleur", il retrace avec insistance la vision qu’il a eue des yeux de la femme qui deviennent de "véritables dieux", des dieux oiseaux mythologiques. Le vocabulaire éluardien est simple. Élémentaire cosmologique: le feu, la terre, l’air, l’eau; élémentaire climatique et météorologique: jour, nuit, aurore, ciel, étoiles, soleil, lune, nuage, brouillard, brume, orage, tempête, tonnerre, neige; élémentaire végétal: l’herbe, les arbres, les racines, les feuilles, les fleurs, les fruits; élémentaire animal: l’animal, le cheval, le poisson, l’oiseau; anatomique et physiologique: le corps et ses parties: visage, cheveux, yeux, bouche, mains, seins, taille, jambe, etc.; élémentaire dans le domaine des affects et de leurs manifestations: amour, cœur, angoisse, peur, colère, fatigue, ennui, rire, larmes, pâleur ou rougeur. La même simplicité gouverne le choix des adjectifs et des verbes. L’union entre la nature et la femme est explicite. L’idée d’une lumière, d’une transparence absolue, se confirme. La lumière déjà transparente, se simplifie, se décompose en un surcroît de pureté, dans ses couleurs élémentaires. L’eau et la lumière, symboles de vie, de pureté, de divinité, sont réunies et métamorphosées. C’est une des images préférées d’Éluard, celle d’une femme qui inonde le monde de lumière. Elle se poursuit à travers les termes sacrifice et flamme. C’est bien la flamme du sacrifice qui est ici évoquée. L’image, devenue cliché, de la "flamme amoureuse" est ainsi revivifiée. Le recours même indirect, même voilé, à cette rhétorique précieuse signale l’héritage culturel de cette poésie. La femme crée un monde nouveau. Tout s’établit. Elle l’offre au poète et à tous les hommes. C’est elle-même qui chante, qui se chante. Le terme hymne appartient aussi au lexique religieux. Cette image évoque la figure du poète lyrique. Les cordes de l’arc-en-ciel évoquent ici celles d’une lyre. On sait que le poète lyrique Orphée est lié à la nuit. La Nature lui obéit et il s’ouvre les portes de l’au-delà. La femme chante à la place du poète qui s’efface devant elle. Telle un miroir, elle capte jusqu’à l’écriture du poète amant, en renvoie une image sublimée, comme elle renvoie sa propre image indéfiniment et l’image du monde. Un souffle rythmique parcourt sa poésie. Si Éluard se sent parfois trahi par les mots, nul besoin de remonter le temps et de faire appel au "désespoir mallarméen." L'écrivain se définit en tant que poète. Chercheur heureux ou malheureux d'une certaine adéquation entre les mots et la réalité et non comme héritier spirituel d'un Rimbaud ou d'un Mallarmé. On voudrait que tout soit dit après avoir signalé que la poésie d'Éluard est celle de la facilité, de l'évidence, du dépouillement grammatical. Elle qui veut traduire sans gratuité ni mensonge le "flux ininterrompu" de la vie. Le poète avait la certitude de l'unité de son chant. Sa visée était de posséder le monde. Car au-delà des mots se dégagent la confidence d'un homme secret et sa sensibilité souffrante.
Œuvres et recueils poétiques:
- "Premiers Poèmes" (1913)
- "Le Devoir" (1916)
- "Les Animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux" (1920)
- "L'Amoureuse" (1923)
- "La Courbe de tes yeux" (1924)
- "Capitale de la douleur" (1926)
- "L'Amour la poésie" (1929)
- "La Vie immédiate" (1932)
- "Les Yeux fertiles" (1936)
- "Cours naturel" (1938)
- "Liberté" (1942)
- "Courage" (1943)
- "Notre vie" (1947)
- "Poèmes politiques" (1948)
- "Le Phénix" (1951)
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"La terre est bleue comme une orange. Jamais une erreur les mots ne mentent pas". "Il y a des mots qui font vivre et ce sont des mots innocents. Le mot chaleur, le mot confiance, amour, justice et le mot liberté. Le mot enfant et le mot gentillesse". Paul Éluard est le nom de plume du poète français Eugène Émile Paul Grindel (1895-1952), un des fondateurs du surréalisme, mouvement de révolte et de rupture. Son lyrisme s’épanche grâce à la poésie involontaire découlant du songe et de l’imaginaire sans toutefois perdre son honnêteté. Sa force poétique associe le secret et la simplicité. Sa poésie devient engagée: son devoir, celui de tout poète selon lui est de s’enfoncer dans la vie des hommes. Ses images spontanées s’expriment dans une équivalence rythmique et soutiennent cet engagement. L'année où il compose à Saint-Tropez le conte pour enfants "Grain-d'Aile", avec Jacqueline Duhême, est son annus mirabilis. Paul Éluard publie "La Jarre peut-elle être plus belle que l'eau ?", "Le Phénix", "Le Visage de la paix" et "Pouvoir tout dire." Il meurt l'année suivante, d'un arrêt du cœur, le 18 novembre 1952, à son domicile de Charenton, aux portes de Paris. Il avait cinquante-six ans. Son premier biographe soulignait: "Voici un poète qui se présente à nous avec une œuvre d'apparence légère, composée de poèmes courts pour la plupart, écrits avec des mots familiers et dont les images sont parfois la simplicité même." Plus que tout autre, Éluard fut le poète de la liberté, de l'amour passionné et de la Résistance. Ses poèmes sont marqués pour la plupart par une fraîcheur naïve, une simplicité juvénile qui ont toujours séduit les lecteurs. Les titres de ses principaux recueils en témoignent: "Mourir de ne pas mourir" (1924), dont le titre a été inspiré par Thérèse d'Avila, "Capitale de la douleur" (1926), "L'Amour, la poésie" (1929), "La Vie immédiate" (1932), "Cours naturel" (1938), "Le temps déborde" (1947). "La nuit n'est jamais complète, il y a toujours puisque je le dis, puisque je l'affirme au bout du chagrin une fenêtre ouverte". Marqué par Rimbaud, influencé par le comte de Lautréamont, il a su, en vers et en rimes, transfigurer l'amour et ses valeurs subversives. Souvenons-nous de son poème le plus universellement célèbre, "Liberté", publié en 1942. D'abord intitulé "Une seule pensée et adressé à la femme aimée", il en fera un hymne à cette liberté chérie et alors meurtrie, dont on rappellera le premier des vingt-et-un quatrains qui le composent. "Sur mes cahiers d'écolier, sur mon pupitre et les arbres, sur le sable, sur la neige, j'écris ton nom". Poète de la Résistance intérieure, on lui doit également l'initiative de l'anthologie "L'Honneur des poètes", publiée clandestinement en juillet 1943, et réunissant Aragon, Desnos, Ponge, et Tardieu. Éluard avait fait sienne la revendication inflexible de Lautréamont: "La poésie doit être faite par tous, non par un", qui deviendra, dans sa bouche, "la poésie doit avoir pour but la vérité pratique." Dès lors, le poète quittera les cimes et les nuages pour devenir "celui qui inspire, bien plus que celui qui est inspiré." Depuis, la Terre peut être "bleue comme une orange mais jamais une erreur, les mots ne mentent pas."
"Une fenêtre éclairée. Il y a toujours un rêve qui veille, désir à combler faim à satisfaire". Trop longtemps confondu avec celui d'un enfant exemplaire du XXème siècle, l'itinéraire de Paul Éluard est pourtant vraiment unique: gravement malade dès son adolescence, cet homme qui ne savait pas dire non, pour peu que l'enjeu fût de poésie, de fraternité ou d'amour, brûla sa vie sans souci d'économie d'aucune sorte. Poète et intellectuel d'un âge oublié où les mots se mesuraient aux armes, Éluard a peut-être vaincu l'oubli parce qu'il célébra aussi la beauté simple et lumineuse, sensuelle et pure, de l'union amoureuse. Enfant unique d'un comptable et d'une couturière de Saint-Denis, dans la banlieue parisienne, Eugène Émile Paul Grindel, qui choisit en littérature le nom de sa grand-mère maternelle, connut rapidement une enfance choyée et heureuse. Le succès de son père dans des affaires immobilières lui permit très tôt de passer des vacances en Suisse, d'aller apprendre l'anglais à Southampton, bientôt de se soigner dans le sanatorium de Davos, en Suisse, lorsqu'il fut atteint de tuberculose pulmonaire en 1912. Bien plus tard, à la mort de son père, Éluard hérita d'une véritable fortune, qu'il dépensa très vite en voyages, en œuvres d'art, en mode de vie enfin, loin de toute volonté de posséder quoi que ce fût d'une manière définitive. S'il faut rappeler ces réalités, c'est que toute une hagiographie, communiste d'inspiration, a longtemps présenté le poète de Saint-Denis comme un prolétaire que ses origines devaient forcément conduire aux engagements futurs, alors que ces engagements vinrent d'une réflexion et surtout d'une certaine pratique de la poésie. En réalité, Paul Éluard était loin de toutes ces considérations. "Un cœur généreux, une main tendue une main ouverte, des yeux attentifs, une vie la vie à se partager". Au cours de son séjour forcé au sanatorium de Davos, Éluard lit beaucoup, compose ses premiers poèmes et publie à son retour à Paris quelques textes en prose, "Dialogue des inutiles", préfacés par le premier amour fou de sa vie, Helena Dimitrievnia Diakonova, surnommée Gala. Il l'a rencontrée au sana. Par-delà la guerre et sa mobilisation, rendue particulièrement dangereuse par sa santé fragile, Éluard entretient avec la jeune femme une correspondance passionnée. Il épouse Gala au cours d'une permission, en février 1917. En juillet 1917 paraît une plaquette de poèmes, le "Devoir et l'Inquiétude", qui évoquent de façon simple et poignante les souffrances des hommes du front. En 1918, ce sont les "Poèmes pour la paix" qui poussent Jean Paulhan, initiateur essentiel et durable pour Éluard, à faire la connaissance du jeune homme. Dès lors tout s'enchaîne: présenté à Breton et à Aragon, Éluard passe par le dadaïsme, manifestations scandaleuses auxquelles, il participe avec joie avec Gala, fonde sa propre revue, "Proverbe", dans laquelle il expérimente les techniques poétiques et les jeux de langage du surréalisme. Il écrit beaucoup. En 1920 "Les Animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux"; "Les Nécessités de la vie, les Conséquences des rêves", trace de l'intérêt des surréalistes pour la vie nocturne et pour toutes les manifestations qui se placent en dehors de la raison et de la conscience lucide.
"Il n'y a pas de hasard. Il n'y a que des rendez-vous. Pleure: les larmes sont les pétales du cœur. Je t’aime pour toutes les femmes que je n’ai pas connues". Devenus inséparables de Simone et André Breton, Éluard et Gala, qui les accompagnent en voyage, rencontrent Ernst à Cologne. Une amitié profonde naît entre Éluard et Ernst, qui écriront ensemble en 1922 les "Malheurs des immortels". À cette époque, où ils habitent à Saint-Brice, près de Montmorency, la maison de Paul et Gala est le rendez-vous de tous les artistes et des poètes qui inventent l'art du premier XXème siècle: Desnos, Ribemont-Dessaignes, Paulhan, Soupault, Aragon, Picabia. Mais malgré cette vie intense et amicale, Éluard traverse une crise personnelle et conjugale assez grave pour qu'il disparaisse littéralement pour un tour du monde d'où il revient à la fin de 1924. À son retour, il s'engage totalement dans le surréalisme, qui vient de se donner avec le "Manifeste des bases théoriques." S'il rédige une quantité de manifestes collectifs, s'il se livre à tous les jeux avec le langage qui visent à en détruire le conformisme et le pouvoir de terreur ou de silence, Éluard écrit aussi, pour lui-même, une œuvre originale. Cette part intime de la poésie éluardienne est particulièrement sensible dans "l'Amour, la poésie", où, sur fond de rechute tuberculeuse, de désespoir de la relation avec Gala, qui le quitte en août 1929 pour vivre avec Salvador Dalí, de crise économique de la Grande Dépression. "Je t’aime pour tous les temps où je n’ai pas vécu. Pour l’odeur du grand large et l’odeur du pain chaud". Au moment où il perd Gala, en plein désespoir, Éluard rencontre René Char et Georges Sadoul, amis pour toujours. Éluard fait bientôt la connaissance de Nush Benz, actrice et chanteuse, sa deuxième merveilleuse compagne, qu'il épouse en 1934. Il n'a pas cessé de militer au sein du mouvement surréaliste ni d'écrire, tantôt avec Breton, tantôt avec Char, des œuvres collectives: "Ralentir travaux", avec Breton et Char", "l'Immaculée Conception" avec Breton, la même année. Plusieurs voyages, une croisière en Méditerranée, un séjour à l'île de Sein, l'amour de Nush font des années 1931-1935 une des périodes les plus heureuses de la vie d'Éluard, malgré la montée du fascisme, malgré son exclusion du particommuniste. Nush, photographiée par Man Ray, modèle préféré de Picasso, devient la véritable égérie de ce groupe qu'on pouvait croire inséparable, mais le Front populaire et la guerre d'Espagne creusent le désaccord avec Breton. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, Éluard a beaucoup agi, jamais il n'a cessé d'être un intellectuel révolutionnaire, beaucoup écrit aussi. "Les Yeux fertiles" (1936) chante les deux faces du mystère bouleversant de la vie, l'amour et la poésie, et célèbrent la "Femme avec laquelle j'ai vécu, femme avec laquelle je vis, femme avec laquelle je vivrai, celle qui met "au monde un corps toujours pareil, le tien", celle en qui vient se mirer la nature. L'année 1936, celle où se tient à Londres l'exposition internationale du surréalisme, Éluard prononce à l'occasion une conférence: "l'Évidencepoétique." S'il y célèbre toujours le surréalisme, qui a travaillé à "réduire les différences qui existent entre les hommes", il appelle l'homme à s'emparer de "tous les trésors aussi bien matériels que spirituels qu'il entasse, depuis toujours, au prix des plus affreuses souffrances, pour un petit nombre de privilégiés aveugles et sourds à tout ce qui constitue la grandeur humaine" ; en même temps, il y définit le poète comme celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré.
"Pour la neige qui fond pour les premières fleurs. Pour les animaux purs que l’homme n’effraie pas. Je t’aime pour aimer." Ni sa mobilisation ni sa semi-clandestinité, à partir de 1942, ne tarirent l'écriture d'Éluard. En 1939, il composa la première partie de "Livre ouvert". En 1941, "Moralité du sommeil et "Sur les pentes inférieures". Ayant demandé sa réinscription au parti communiste clandestin, Éluard choisit de combattre avec ses mots: dans "Poésie et Vérité" paraît le fameux poème "Liberté", dont la diffusion massive par la RAF sur la France occupée fit de lui, un homme traqué, contraint de changer de nom et de changer aussi sans cesse de cache. Comme l'a bien compris Claude Roy, ce poème a fait brutalement d'Éluard, un mythe et pas seulement un type classique de "poète engagé." Éluard, compagnon de cette lutte, déduit la liberté de l'amour et le rêve collectif des foules du monde à travers son expérience personnelle. Dès 1940, des millions d'hommes et de femmes ont été véritablement amoureux de la liberté. Ils ont lu et compris "Liberté" comme on comprend une déclaration d'amour. Chargé de constituer dans la zone nord le Comité national des écrivains, Éluard regroupe autour de la Résistance Vercors, Jean Paulhan, Louis Aragon et Elsa Triolet, Jean Cassou, Jean Tardieu, Robert Desnos, Lise Deharme, et Lucien Scheler. L'activité résistante d'Éluard le conduit encore à consacrer beaucoup de force aux Lettres françaises, le journal de Jacques Decour et Jean Paulhan. Réfugié en Lozère, il publie sous le pseudonyme de Jean du Haut les "Sept Poèmes d'amour en guerre" (1943). "Au Rendez-vous allemand" (1944-1945) bouclera le cycle des poèmes de guerre. "Je t’aime pour toutes les femmes que je n’aime pas. Qui me reflète sinon toi-même je me vois si peu. Sans toi je ne vois rien qu’une étendue déserte." La poésie de guerre d'Éluard est une poésie engagée, vibrante de l'espoir que les coupables seront punis, simple aussi en ce qu'elle porte la parole d'un peuple humilié. En contrepartie, elle court le risque de devenir prêcheuse et partisane. Éluard le savait, qui répondit dans un texte des Poèmes politiques" (1948) à ses amis exigeants qui se détournaient de lui quand il chantait son pays entier comme une rue sans fin. Poésie ininterrompue, dès 1946, avait déjà esquissé ce travail d'autocritique sous la forme d'un dialogue avec l'amante, évoquant tous les risques: celui de la lassitude quotidienne. La figure lumineuse de Nush, son corps gracile écartaient alors cependant le danger. Mais hélas, la mort vint la frapper, en novembre 1946. Elle avait quarante ans. Bouleversé, désespéré, il voulut mourir. Aidé par ses amis, par l'écriture encore, il finit par accepter que Nush ne fût plus là. Ses derniers textes politiques, "Une leçon de morale", ainsi que son activité militante disent ce qu'il espérait de la fraternité. Éluard rencontra son dernier amour, Dominique, qu'il épousa en 1951 et en hommage à laquelle il écrivit son dernier poème d'amour, "le Phénix", l'oiseau magique, semblable au désir qui renaît perpétuellement. Il travaillait à son "Anthologie" sur l'art lorsqu'il mourut d'une crise cardiaque, le 18 novembre 1952. Malgré le clivage commode et largement décrit entre un Éluard surréaliste et un Éluard communiste, il existe une grande unité dans la vision politique et esthétique de ce poète faussement clair. Elle tient dans la volonté de maintenir ensemble ce qu'il est si tentant de séparer, l'amour et la révolution, le couple et la collectivité. Elle exige un incessant mouvement de va-et-vient et de partage, la volonté de concilier l'imaginaire et le réel, car l'imaginaire permet de refuser la stérilité, aussi bien dans la perspective artistique que dans la perspective politique. Le peintre et le poète sont bien de ceux qui donnent à voir. Ils éclairent le monde extérieur mais aussi leur monde intérieur, miroir individuel où l'universel vient se mirer.
Bibliographie et références:
- Nicole Boulestreau, "La poésie de Paul Éluard."
- Marc Dachy, "Dada et les dadaïsmes."
- Jean-Charles Gateau, "Paul Éluard ou le frère voyant."
- Jacques Gaucheron, " Paul Éluard ou la fidélité à la vie."
- Raymond Jean, " Paul Éluard par lui-même."
- Laurent Jenny, "Surréalisme et espace psychique."
- Jean-Claude Mathieu, "Inscriptions et écritures. Leiris, Éluard, Char."
- Michel Murat, "Le surréalisme."
- Louis Parrot, "La poésie de Paul Éluard."
- Marcel Raymond, "De Baudelaire au surréalisme."
- Robert D. Valette, "Paul Éluard."
Bonne lecture à toutes et à tous.
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"La peinture ne célèbre jamais d'autres énigme que celle de la visibilité. Elle fait obstacle à la vision pour mieux capter l'invisible. Les hommes aiment le merveilleux, de quelque couleur qu'il soit ils courent ça et là, ils s'agitent,se tourmentent pour fuir l'ennui. Ils se précipitent et vont étouffer pour voir une tragédie qui les déchire, quoique bien souvent ils n'y gagnent que de funestes idées. On risque moins avec la peinture le remède est presque toujours plus près du mal". "On devrait toujours s’excuser de parler peinture" écrivait Paul Valéry. Les critiques s’en chargent avec plus ou moins de bonheur, les modestes forment une appréciation nuancée, les polémiques détruisent, les intellectuels ou réputés tels jargonnent. Pierre Igon (1922-2006) lui s’exprimait peu, courtois et très discret il disait simplement "ça se regarde". Par ailleurs il ne donnait pas de titre à ses œuvres, ceux-ci sont souvent ajoutés a posteriori et ne constituent pas pour autant des légendes. Le visuel ne se laisse pas enfermer dans des mots, les réalités plastiques échappent à toute réduction. L’image n’est pas le symbole et le non-figuratif n’est pas la voie royale de l’abstraction. L’aventure de Pierre Igon est ainsi significative d’un parcours générationnel assez classique mais singulier. Quant à l’inspiration. C’est de l’observation aiguë de la nature, ou plutôt de la création qui n’a cessé de féconder ses productions, ses carnets de notes en témoignent: fleurs, plantes, insectes, curiosités géologiques, paysages des Pyrénées et d’ailleurs, qui mériteraient toute notre attention. Cependant à partir de cette vision amoureuse du créé, Pierre Igon ne se contente alors pas d’une transcription réaliste ou naturaliste de ce qu’il perçoit car, au-delà des apparences formelles, il est parmi les peintres qui abstractionnent le réel c’est-à-dire qui passent de l’image au symbole, cet art relève d’un travail progressif de stylisation et d’abstraction. L’objet existe d’abord, l’on en fait un signe ou un symbole, il cesse bientôt de devenir identifiable.Pierre Igon abstrait total ? Non mais plutôt non-figuratif avec le champ presque infini qu’ouvre cette perspective immense, lyrique, attentive au monde, à la création dans ses moindres détails réinterprétés et transfigurés.
"L’art est une abstraction, c’est le moyen de monter vers Dieu en faisant comme notre divin Maître, créer. Le seul réel dans l’art, c’est l’art. L’art, est à l’image de la création. C’est un symbole, tout comme le monde terrestre est un symbole réel du cosmos". Toutefois Pierre Igon ne serait-il pas un romantique moderne tant le sentiment de la nature, la création l’habitent, le hantent dans la multiplicité de son travail, le cosmos dans ses plus petits fragments, alvéoles, insectes, et animaux. Tous ces éléments paraissent parfois issus d’un microcosme et souvent traversés par des forces telluriques qui contribuent à la construction d’un univers plastique contrasté et librement structuré, les cernes noirs, la générosité des couleurs, la configuration des compositions souvent très centrées. En 2006, à Toulouse, la galerie Tiny Factory n’a pas voulu organiser une véritable rétrospective mais plutôt faire quelques choix d’atelier significatifs, pour respecter la mémoire d’un peintre qui aurait pu connaître une plus large audience si les mondanités circonstancielles l’avaient davantage servi. Sa modestie l’a peut-être desservi. Mais sa peinture est là, d’une force rayonnante, d’une solidité édifiante qui résistera au vent des modes. L’exposition de 1987 au musée des Augustins témoignait de l’ampleur de son œuvre. Des critiques d'art rendent compte avec pertinence de la complexité de cette œuvre polymorphe dont il ne faut pas négliger la dimension religieuse. Certes Pierre Igon incarne magnifiquement tout un courant d’art multiforme (1950-1980) issu des années quarante qui a alors perduré et dominé jusqu’en 1970 mais dont les prolongements continuent encore de nos jours avec de beaux éclats. S’il n’y a pas chez Igon l’inquiétude théorique d’une pureté du pictural par la seule raison que sa pensée ne peut être que picturale, il y a constamment l’interrogation de la tradition, du pictural et du sacré. Aujourd’hui avec de telles œuvres et de telles interrogations, Igon est de ceux qui témoignent à leur créneau de la vitalité d’un art dont il assure le devenir et l’avenir. "Plus l’art voudra être philosophiquement clair plus il se dégradera alors et remontera vers le hiéroglyphe enfantin plus au contraire l’art se détachera de l’enseignement et plus il montera vers la beauté pure et désintéressée", écrivait Charles Baudelaire. Pierre Igon semble en avoir fait son credo.
"L'art, c'est la création propre à l'homme. L'art est le produit nécessaire et fatal d'une intelligence limitée, comme la nature est le produit nécessaire et fatal d'une intelligence infinie. L'art est à l'homme ce que la nature est à Dieu". Trente années de peinture. Quand il s’agit de Pierre Igon, cela suffit largement à faire une œuvre. Non point tant pour des raisons quantitatives. Pas un amateur d’art, sans doute, n’a attendu cette rétrospective, et l’accumulation que forcément elle propose, pour savoir qu’Igon portait en lui un monde, qu’au fil des ans, patiemment, obstinément, silencieusement, il le faisait accéder à l’existence visible. Qui n’a pas compris, il y a aujourd'hui trois quarts de siècle, que ce peintre secret et discret était doué d’une force créatrice implacable ? Que pour sa part il n’attendait rien du monde extérieur, ni des modes, ni du regard d’autrui. Que cet homme infiniment civil, à la courtoisie toujours calme et souriante, et fort peu loquace, surtout devant sa peinture, poursuivait sans ostentation un grand rêve intérieur. Un rêve dont on ne pouvait rien dire, dont il n’y avait rien à dire, avec les mots, qu’ils fussent quotidiens ou savants. Mais dont lui-même élaborait les signes propres à le révéler. Qui n’a peu ou prou senti très vite qu’Igon se livrait, palette en main, à une alchimie de l’indicible, qui pût lui permettre de dresser de toile en toile rien d’autre que le cadastre de son intériorité ? Il aurait pu, certes, ne pas tenir ses promesses premières. On se souviendrait alors de lui comme d’un talent éphémère. À l’inverse, comme devant toute rétrospective d’un artiste vivant, il y a quelque danger à s’abandonner à la contemplation d’un univers qu’on pourrait croire achevé, définitivement clos sur lui-même, alors qu’il demeure gros, évidemment, de tout son futur et que dans le temps même qu’on espère le saisir enfin d’un seul regard, on voit bien qu’il est toujours porteur d’une immense part d’insaisissable. Nous sommes dans un domaine où chaque instant retentit constamment sur le passé. À la lumière de ses toutes dernières œuvres, on regarde alors quelque peu différemment celles des années cinquante et soixante. L'artiste a sans cesse évolué.
"La peinture est un art, et l’art dans son ensemble n’est pas une création sans but qui s’écoule dans le vide. C’est une puissance dont le but doit être de développer et d’améliorer ainsi l’âme humaine". Tout comme ces dernières éclairaient a posteriori les toiles figuratives des années antérieures. Igon affectionnait avant la représentation de crânes et d’animaux écorchés. Dans une harmonie volontiers sourde, des cernes vigoureux aimaient affirmer les formes. On aurait pu croire qu’on avait affaire à un peintre animalier tenté par un misérabilisme à la Buffet. Et voici que les dernières toiles nous contraignent à orienter différemment notre regard. Le passage d’Igon à l’abstraction n’a fait que donner de la force à ses signes dont l’ossature noire des graphismes s’apparente assez à des figures mystérieuses de peintures rupestres ou de totems. L’essentiel, dès 1953, c’était déjà les cernes, non les crânes. Initialement, au cœur des problèmes liés à la psychologie de l’art se trouvent les lois de la perception artistique, qui sous-entendent que l’image véhicule du contenu et du sens, tandis que la forme de l’œuvre, en stimulant l’apparition des émotions, favorise la perception à travers l’identification de l’auteur et du spectateur, l’identification de leurs images, ainsi que la fusion des sens et du vécu esthétique. Dès lors, l’apparition de l’art abstrait peut être envisagée comme un phénomène entièrement nouveau. Du point de vue du rapport de la forme et du contenu, il se distingue profondément même des orientations de ce qui a été désigné par "l’art pour l’art". La principale différence est qu’en ce qui concerne le contenu, le signe objectif, le sens, n’est plus au premier plan, désormais occupé par une symbolique subjective et impénétrable sauf aux initiés. Aussi la forme extérieure acquiert-elle un rôle indépendant, souvent prépondérant. Le mot latin "sensus" est habituellement traduit par sensation, perception, sentiment, et le mot "abstraho" par abstraire, extraire, tirer de. Ainsi, l’action d’abstraction se comprend-elle alors comme l’extraction d’un élément ou d’un groupe d’éléments issus d’un objet appréhendé par les sens, suivie d’un examen mental de ces éléments.
"L’art véritable n’est pas seulement l’expression d’un sentiment, mais aussi le résultat d’une vive intelligence. L’œuvre d’art n’est pas le reflet, l’image du monde, mais elle est à l’image du monde". Les penseurs de tout temps et de toute origine ont longuement étudié, débattu et approfondi ces questions situées au croisement des disciplines, mais aucun n’a pris en considération un fait pourtant simple et connu, dont l’examen aurait obligé à reconsidérer entièrement le cœur du problème lié à l’étude de l’intellect, et plus généralement de la réflexion et de la perception. Il s’agit de l’apparition du langage chez l’enfant. Mais ce n’est certainement pas le lieu de remettre sur le tapis le vieux débat abstraction-figuration, d’autant que dès qu’on le soulève, c’est en général pour conclure que c’est un faux débat. Il n’est peut-être pas sans intérêt quand même d’aborder l’univers de Pierre Igon en le replaçant dans les conditions qui l’ont vu éclore, en le jaugeant ainsi d’abord par l’impact qu’il eut sur le premier public appelé à voir cette peinture. Il est certain qu’en 1952, dans une ville comme Toulouse, sa nouveauté était quasi-totale. Non parce qu’il s’agissait d’une peinture "abstraite", mais d’une certaine "abstraction". Elle avait d’emblée le handicap de toutes les connotations du mot "abstrait", celui-ci évoquait d’autant plus un art combinatoire purement formel s’adressant à la cérébralité, non à la sensibilité, que la notion de "peinture abstraite" renvoyait en priorité à l’abstraction géométrique, faute d’une information qui fut à la mesure exacte de son époque. On percevait assez mal alors que cette peinture-là aurait pu tout aussi bien s’appeler "concrète", du moment qu’à défaut d’être un dialogue avec le monde extérieur, la nature, les objets, comme on voudra, elle n’en était pas moins une empoignade avec ces données sensibles et tout à fait réelles, objectivement réelles, que sont les couleurs, les formes de la toile.
"En art, il faut croire avant d'y aller voir. Je ne fais ni de l’art pour l’art, ni de l’art contre l’art. Je suis pour l’art, mais pour l’art qui n’a rien à voir avec l’art, car l’art a tout à voir avec la vie". Il n’est pas tout à fait vrai de dire qu’une toile "abstraite" n’a pas de "sujet", puisque son sujet c’est elle-même. Les premières peintures non-figuratives d’Igon apparurent donc à Toulouse dans un contexte somme toute assez peu favorable. Et, le contraire eût été étrange, elles suscitèrent quelques polémiques. Mais lors même qu’un assez large public était encore hostile ou indifférent à la non-figuration, qu’on vît en elle imposture, provocation, ou facétie, et, dans tous les cas, barbouillage, les toiles d’Igon imposèrent à tous, spontanément, le respect. L’œil était certes souvent perplexe, mais admiratif aussi. Il y avait là une qualité de facture qui ne mentait pas. Une beauté rayonnante qui désamorçait alors toute velléité de raillerie. Par-dessus tout, un climat qui piégeait le cœur tout autant que le regard. Beaucoup ont alors perçu pour la première fois avec autant de netteté, que le mystère à l’état pur pouvait être ainsi une dimension de l’art. Que "comprendre" une toile n’était alors pas nécessairement déchiffrer ce qu’elle est censée représenter, ou raconter. Que ce peut être, aussi, se laisser simplement envahir par ce pur objet qui s’appelle la toile et n’indique ni ne signifie rien d’autre que lui-même. Il faut dire que cette peinture avait tout pour plaire. Des matières raffinées jouant voluptueusement sur des bruns chauds et sur des mordorés. Des contrastes subtils de valeurs, où des formes sombres et floues émergeaient de plages claires et comme embuées. Un espace tout à tour opaque et aéré, qui se reflétait pour ainsi dire constamment sur lui-même sans jamais déboucher sur une réalité saisissable, un climat de poésie évanescente, jamais mièvre pourtant, car le graphisme était toujours très soigneusement structuré.
"Ce qui importe par-dessus tout dans une œuvre d’art, c’est la profondeur vitale de laquelle elle a pu jaillir. Une œuvre d’art a un auteur, et pourtant, quand elle est parfaite, elle a quelque chose d’essentiellement anonyme. Elle imite l’anonymat de l’art divin. Ainsi la beauté du monde prouve un Dieu à la fois personnel et impersonnel, et ni l’un ni l’autre". Ses toiles des années soixante avaient tout pour être, au sens classique des mots, de la belle peinture, séduisante et par elle-même très émouvante. Tout. Sauf le sujet. Et pourtant. L’ultime clé, croit-on, de son pouvoir de fascination, c’est qu’elle restait de la peinture "évidente". Même si elle ne se réfère plus au contexte trop lisible des apparences, on la sent longuement portée et habitée par l’artiste, et jaillie dans une nécessité impérieuse et informulable en termes de raison. Igon ne s’est jamais départi de ce souci, peut-être totalement inconscient, d’évidence plastique qui, alors à l’opposé de toute construction intellectualiste, confère à chacune de ses toiles une sorte de vérité organique, en fait un être autonome pleinement achevé, se suffisant à lui-même, enfermant ainsi dans ses limites la totalité de sa propre et nécessaire organisation interne. Il suffit de voir comment d’apparents déséquilibres de formes, avec des mises en page alors presque acrobatiques, se replient, se bouclent en quelque sorte sur eux-mêmes pour retrouver un équilibre supérieur et comme idéal. Evidence formelle et évidence de l’expression se sont toujours, chez lui, confortées l’une l’autre. C’est pourquoi sans doute, et dès 1960, le regard se sentait sécurisé, comblé, par cette peinture qui, si elle ne donnait rien d’autre à voir que les couleurs, la lumière et les formes, appelait pourtant une "lecture", sollicitait du regard qu’il erre, circule, revienne et reparte,se pose alors ici, puis se faufile ailleurs, un peu comme devant la représentation d’un simple paysage.
"Avant l’œuvre, œuvre d’art, œuvre d’écriture, œuvre de parole, il n’y a pas d’artiste, ni d’écrivain, ni de sujet parlant, c’est la production qui produit le producteur, le faisant naître ou apparaître en le prouvant". Il y a toujours un moment où une image quelconque, abstraite ou hasardeuse, un nuage, une tache au plafond, la lézarde d’un mur, finit par "prendre", devient la représentation de quelque chose. Les premières toiles non-figuratives d’Igon se donnaient comme si "évidentes" que maintes d’entre elles pouvaient renvoyer, involontairement sans doute, à une nature que le peintre aurait rêvée, plutôt que de la décrire. Une sorte de pesanteur structurelle des moyens mis en œuvre tirait cette peinture vers une représentation vague, lointaine, purement allusive certes, disons, sur un terrain que l’œil trouvait malgré tout familier. Bref, il y avait, dans ces symphonies fugitives, d’une tristesse souvent automnale et féerique, à la flamande, quelque chose d’aussi poignant et d’aussi naturel que la nature. Et très vite, une nouvelle décantation s’est opérée. Sans renoncer à ce que sa peinture conserve son atmosphère propre et soit l’expression spécifique de sa sensibilité, Igon, de ce qui était jusqu’ici sa manière, a dégagé son écriture. Il a sacrifié le clair-obscur et le flou au profit d’un espace de plus en plus rigoureusement plan, qui laissait de moins en moins de place au trompe-l’œil. Et qui devint à la limite la pure page blanche sur laquelle allait s’inscrire un pur langage de signes. Naquit alors sous son pinceau ce vocabulaire étrange fait de couleurs et de traits noirs, souples et puissants qui savaient conserver le dynamisme du geste qui leur avait donné naissance. Signes plastiques qu’il fallait chaque fois articuler les uns sur les autres, et organiser en un tout cohérent qui, sans jamais répéter la toile d’avant, entretienne avec elle une évidente parenté. Infinies créations, créatrices chacune de son propre absolu, tout en exprimant chacune le même au-delà, le même rêve intérieur qui leur donnait corps et nécessité. Il est à noter que très peu de ses œuvres sont figuratives.
"Toute grande œuvre d’art est le fruit d’une humilité profonde. La pensée sort de l’œuvre, et jamais une œuvre ne sort d’une pensée. Nulle découverte n’a jamais été faite par déduction logique, aucune œuvre d’art sans calcul, ni métier; dans l’une comme dans l’autre interviennent les jeux émotifs de l’inconscient". C’est alors qu’on vit apparaître la large calligraphie d’Igon, ses signes noirs ou couleur de rouille inscrits sur de vastes fonds blancs, rouges ou beiges. Ses formes arrondies au puissant chromatisme, closes, bloquées, comme prisonnières de grilles imaginaires ou d’un filet dont les mailles ne laisseraient échapper que des taches de couleurs et des traces impalpables de gestes. La toile se concentre parfois sur un noyau complexe, sur une zone apparemment chaotique ancrée sur une grande plage calme. Elle éclate parfois en véritables mouvements browniens. Les détails s’enchaînent et s’articulent comme des pattes ou des mandibules d’insectes. L’espace s’étale librement à l’infini, pour mieux laisser se condenser des agglomérats d’une matière imaginaire où la moindre tache colorée se charge d’un poids considérable. Les cernes peuvent se briser, le geste peut devenir très ample, les formes éclater à leur tour, c’est toujours, de toile en toile, le développement d’un langage qui s’invente, se découvre alors lui-même constamment en s’écrivant. Un langage chiffré, bien sûr, à ceci près qu’il n’y a pas à le déchiffrer. Car il est sa propre magie, elle se suffit à elle-même. Ce n’est pas un hasard si, quand il fait de la sculpture, par adjonction d’éléments, d’ailleurs, et non par taille du matériau, ou quand il peint sur des cylindres, ce qui pour lui revient presque au même, Igon rejoint spontanément le langage totémique. Il aimait travailler aussi sur des matériaux bruts.
"Le but de l’art, c’est la délectation. L’art conserve la mémoire d’une grande beauté. Toute habilité dans un art quelconque mérite des éloges". Sa peinture a toujours été le verbe silencieux de quelque incantation, la mise à plat de quelque cérémonial à la fois somptueux et inconnu. C’est pourquoi, quand on parle à son propos de"signes", mais il ne faut pas songer seulement au sens strict du terme, au côté "caractères chinois" que son graphisme eut au début de sa carrière. La couleur aussi est signe pour lui, et ce n’est pas un hasard non plus s’il n’a que progressivement élargi la palette sourde de ses débuts. Il l’a fait avec circonspection, presque avec crainte, en s’y préparant longtemps en tout cas, passant des camaïeux bruns et or, au blanc, au rouge et à l’ocre, puis au bleu, beaucoup plus tard encore au vert. Comme si chaque couleur recelait en elle quelque sortilège avec lequel on ne joue pas impunément, quelque secret pouvoir qu’il faut dompter, maîtriser, avant de le libérer sur la toile. Si Pierre Igon a fui très tôt le monde réel et ses apparences, puis s’il a dépouillé sa peinture de tout ce qui pouvait y renvoyer par glissement vers l’illusion ou l’allusion, ce fut à coup sûr pour aller au-delà de ce réel, pour explorer une "terra incognita", forcément irrationnelle et subjective, mais dont il savait bien, puisqu’il est peintre, qu’elle n’a pas d’existence hors du geste de peindre. Chacune de ses toiles balise son itinéraire intérieur. À ceci près qu’ici le chemin n’a d’autre réalité que ses propres jalons, il ne leur préexiste pas. Ainsi a-t-il révélé à elle-même, en la construisant, son œuvre. Un monde plastique parfaitement autonome, replié sur ses propres secrets, mais constamment ouvert sur son propre enrichissement, un monde impénétrable parce qu’il est porté par un langage hermétique, au sens originel du terme, fascinant justement pour cela, doué d’un trouble et puissant pouvoir émotionnel parce qu’il a su donner forme et couleur aux plus indicibles pulsions de l’imaginaire. Ce pionnier nous quitte le cinq juin 2006, à l'âge de quatre-vingt-trois ans.
Bibliographie et références:
- Jean Anciaume, "Pierre Igon, le peintre discret"
- Hélène Minaux, "Pierre Igon, le magicien des couleurs"
- Maurice Pezet, "L'art abstrait de Pierre Igon"
- Pierre Descargues, "Un génie méconnu, Pierre Igon"
- Jean-Claude Lamy, "L'obscession des couleurs de Pierre Igon"
- Yann Le Pichon, "Un pionnier nommé Pierre Igon"
- Claude Roger-Marx, "Cent tableaux de Pierre Igon"
- Michel Roquebert, "Pierre Igon, le précurseur de l'abstrait"
- Paul Dumas-Ricord, "Pierre Igon, le cadastre d’une intériorité"
- François de Valence, "Mon ami, Pierre Igon"
- Charles Sorlier, "Pierre Igon, et la jeune école toulousaine"
- John Sillevis, "Pierre Igon, ou la magie de l'abstraction"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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“His body was urgent against her, and she didn't have the heart anymore to fight. She saw his eyes, tense andbrilliant, fierce, not loving. But her will had left her. A strange weight was on her limbs. She was giving way. Shewas giving up. She had to lie down there under the boughs of the tree, like an animal, while he waited, standingthere in his shirt and breeches, watching her with haunted eyes. He too had bared the front part of his body andshe felt his naked flesh against her as he came into her. For a moment he was still inside her, turgid there andquivering. Then as he began to move, in the sudden helpless orgasm, there awoke in her new strange thrillsrippling inside her. Rippling, rippling, rippling, like a flapping overlapping of soft flames, soft as feathers, runningto points of brilliance, exquisite and melting her all molten inside. "
"Un délicieux jour de soleil, de larges touffes de primevères fleurissant sous les buissons, d'innombrables violettes tachant les sentiers, des bourgeons à demi épanouis, des fleurs entrouvertes. Des bouquets de noisetiers, un lavis de renoncules. Une clairière tapissée d'anémones, la caresse du soleil sur le buste des premières jonquilles."
"Des anémones jaunes fleurissaient de toutes parts, grandes ouvertes, dans le nouvel éclat de leur lustre jaune; c’était le jaune, le jaune puissant de l’été qui commence. Et les primevères s’épanouissaient largement, en un pâle abandon, d’épaisses touffes de primevères qui avaient perdu leur timidité. Le vert luxuriant et sombre des jacinthes était comme une mer d’où s’élevait le bleu pâle des boutons". L'harmonie de l'écriture imaginative est le miroir de l'âme de l'auteur et l'expression artistique de sa personnalité projetée dans l'univers sacré de la littérature, perfection de la nomination. Les mots sont l’achèvement linguistique de toute création. Constance Chatterley s'adosse contre le tronc d'un jeune chêne palpitant sous sa paume, se laissant envahir par le silence, au plus profond des bois, cède au désir de rejoindre Mellors, le garde-chasse au charme sauvage, qui l'attend alors dans la pénombre de sa cabane, un "taudis d'objets hétéroclites" dont elle fait pourtant son sanctuaire, car c'est là qu'elle renaît, en brisant les tabous de la vieille Angleterre puritaine pour offrir son corps aux assauts les plus voluptueux, d'un "homme des bois", la pire des infamies, pour cette femme mariée qui se meurt d'ennui dans le manoir de Wragby, au cœur des houillères, dans les Midlands. Cette histoire, histoire d'une double transgression, conjugale et sociale, c'est bien sûr, celle de "L'Amant de Lady Chatterley", récit d'une passion foudroyante dans le plus exquis des empires, celui des sens. Réduire ce roman à un simple récit érotique serait lui faire offense car, en double lecture, David Herbert Lawrence nous livre, avec une sensibilité lucide, une sensuelle intelligence de la féminité, sa vision désabusée de l'humanité. Alors que l'ère industriel d'après-guerre transforme les paysans en ouvriers et les terres en mines, les Chatterley, retranchés dans le cossu domaine familial surplombant les bois de Sherwood, près de Sheffield, dans le Nottinghamshire au cœur de l’Angleterre, mènent l'existence oisive des privilégiés de la classe supérieure post-victorienne. Derrière les apparences, la demeure se révèle pourtant une cage dorée pour le couple, en proie à une grande frustration. Revenu du front paralysé jusqu'au bassin, Sir Chatterley, aristocrate grand teint, est désormais contraint de se déplacer en fauteuil roulant. Cet homme réduit dans sa virilité, partageant son temps entre l’amertume des conversations entre anciens combattants, et la gestion rigide de l’usine qu’il dirige, demeure dépendant des soins de son épouse et de l'infirmière, Ivy Bolton. N'ayant plus guère que leur entente intellectuelle à lui offrir, il écrit des romans. Mais Constance refuse de glisser dans un apitoiement solitaire. En bonne épouse, elle soutient l'épanouissement de son mari romancier, plus populaire que talentueux. Leur domaine appartient à cette morne campagne anglaise marquée du sceau noir de l'industrie minière. La pluie tâchant les sols comme les cœurs.
"Lentement, lentement, la blessure de l'âme commence à se manifester, comme une meurtrissure d'abord légère, mais qui, à la longue, enfonce toujours plus profondément sa douleur, jusqu'à remplir l'âme entière. Et, quand nous croyons que nous sommes guéris et que nous avons oublié, c'est alors que le terrible contrecoup se fait le plus cruellement sentir". Constance menace de sombrer dans la neurasthénie, étouffée par cette chape de plomb qui pétrifie sa morne existence et la vie mélancolique du manoir familial. Décidant d'abandonner sa carrière littéraire pour prendre en main ses affaires, Lord Chatterley parachève inexorablement l'éloignement de sa femme. Dans ce huis clos déliquescent, Constance ressent alors sa vie auprès de Clifford comme un sacrifice. Elle a l'impression de dépérir à Wragby Hall, son corps endormi ne demande qu'à s'éveiller. Sir Chatterley a épousé Constance, jeune et belle écossaise, un mariage arrangé entre gens de la bonne société. Constance Reid fut élevée entourée d'intellectuels, dans "un milieu esthétique, libre de conventions." Adolescente heureuse, jeune fille élevée dans la liberté, elle a vécu sa première expérience sexuelle comme une dépréciation, à laquelle elle devait se soumettre, sans en tirer aucune émotion, plus attirée par des rencontres riches en réflexion. Son quotidien lui apparaît morne jusqu'au jour où elle se donne à un premier amant. En autorisant tacitement son épouse à des étreintes charnelles, Lord Clifford Chatterley juge froidement la situation. Désormais, seule une liaison peut assurer le lignage de son nom, Il reconnaîtra l'enfant à l'unique condition d'ignorer l'identité du père. Confinée dans le vaste domaine, elle s’évade de plus en plus souvent en forêt, dernier refuge de beauté et de sauvagerie face aux lugubres paysages des houillères.
"Cette promenade avec Clifford ne réussissait guère. Entre lui et Constance il y avait une tension que chacun d’eux faisait semblant de ne pas remarquer mais qui était là tout de même. Soudain, de toute la force de son instinct de femme, elle le repoussait. Elle voulait se libérer de lui et surtout de son "moi", de ses mots, de cette obsession qu’il avait de lui-même, cette obsession infinie, monotone, mécanique, qu’il avait de lui-même". Le romancier privilégiait la réécriture à la correction. Alors, le roman livre au lecteur une richesse incomparable de décorset de descriptions sentimentales, de passions comme de déchirements. La vie de Constance bascule le jour où, au détour d'une clairière, offerte comme une brèche dans la tranquillité du bois, elle fait la connaissance du garde-chasse du domaine. C'est la rencontre avec un homme qui fait sa toilette, offrant son torse nu, au regard troublé de Constance. Oliver Mellors, fils de mineur, devenu soldat de l’armée des Indes, volontairement retiré, lettré mais taiseux, est la voix nouvelle qui s'élève, pleine d'humilité et de bon sens. Ainsi surgit l'homme des bois, avec l'odeur des arbres, de l'humus et du désir. Constance se laisse pénétrer par l'odeur des fleurs. Le corps de la jeune femme veut ressusciter et s'embraser au soleil du printemps. Elle succombe à cet homme dans ce monde silencieux en cueillant chaque instant de cette nature préservée. Tout est vérité dans cette forêt de Sherwood, sa vérité, leurs vérités. La légèreté de la lumière qui les enveloppe, les courbes de leur corps se faisant écho, entre l'odeur des jacinthes, le cri des geais, vertige clandestin d'un amour sans interdit dans un écrin de verdure. La mutuelle attirance de la belle fiévreuse et de la brute suspicieuse, l'insensible rapprochement, entre leurs corps, leurs désirs qui s'apprivoisent et fusionnent, leurs âmes convergeant l'une vers l'autre. Deux êtres se libérant de leur passé, alliance des contraires laissant entrevoir la possibilité d'un autre monde. Le roman résonne comme une renaissance, celle de Lady Chatterley. Elle qui ne connaissait que le plaisir intellectuel. En découvrant la sensualité, devient une "femme nouvelle" dans une résurrection, à la fois spirituelle et charnelle. Comme un éloge de l'absolu, une quête éperdue de l'innocence aux antipodes de toute obscénité. La recherche du plaisir, de la jouissance, et de la découverte des corps sont analysées avec pudeur. L'évocation des étreintes charnelles est décrite avec une extrême précision organique, sans crainte de nommer les choses, dans un style direct et cru, poétique et sensuel, bestial mais jamais vulgaire. D.H. Lawrence va jusqu'aux confins de l'intimité, en évitant la surenchère du fantasme. C'est l'intimité nue, vibrant d'une irrésistible sensualité.
"Elle s'irritait contre cette manie de tout mettre en mots. Les violettes étaient les paupières de Junon et les anémones des épouses inviolées. Comme elle détestait les mots qui se mettaient toujours entre elle et la vie. C'étaient eux les violateurs, ces mots tout faits qui suçaient la sève des choses vivantes". Le romancier écrivit pas moins de trois versions complètes sur une période s'étalant sur tois ans, de 1926 à 1929. Nous devons ce chef-d'oeuvre à l'obstination d'un auteur préférant sa liberté d'expression à une carrière lucrative. Lorsque David Herbert Lawrence en débute l'écriture, en octobre 1926, il a quarante et un ans. Retiré dans les collines de Toscane, il se remémore les paysages verdoyants de son enfance, de la forêt de Sherwood, parcourue par d'innombrables ruisseaux. Il écrivit une première version, puis une seconde, "Lady Chatterley et l'homme des bois" ayant inspiré la cinéaste Pascale Ferran, enfin, entre janvier et avril 1928, la version définitive, qu'on lit aujourd'hui. David Herbert Lawrence, décida de faire imprimer son roman alors à Florence, à mille exemplaires, à compte d'auteur. Condamné pour obscénité et pornographie, subissant de multiples censures, une édition expurgée ne sortira qu'en 1932. Ce n'est qu'en 1960, que la version originale du roman paraîtra en Angleterre. La maison d'édition britannique Penguin Books fut acquittée à la suite d'un procès. Dans l'opposition de deux univers, intellectuel et sensoriel, l’éloge de la nature est l'attrait majeur du roman. La forêt devient le rempart de leur amour, celui-ci naît et grandit de l’hiver au printemps, érotisant fleurs et fruits. "Les anémones jaunes étaient en foule maintenant, largement ouvertes, se chevauchant les unes les autres, d’un jaune éclatant." Le désir alors empourpre le roman d'une beauté primitive et sensuelle, le frémissement des feuilles, comme le lent apprivoisement des amants. Le récit initiatique à l'écriture somptueuse, empreint d’un naturalisme mystique, est d’une indéniable richesse. Entre"Tess d'Urberville" de Thomas Hardy, "Howards End" d' E.M. Forster, et "Madame Bovary" de Flaubert. "L'Amant de Lady Chatterley" conjuguant à la fois, les nuances du plaisir féminin et le portrait saisissant d'une société en mutation, est bien ce roman "sain et nécessaire" que Lawrence s’enorgueillissait d’avoir écrit, l'amour d’une châtelaine pour son garde-chasse. Réflexion de l'auteur sur la répression de la sexualité, et ses effets dévastateurs sur la jeunesse, que l’enfant, au lieu de combler besoin narcissique et désir d’immortalité, ne ferait que décupler la rage irrépressible du père au point d’empêcher son fils d’accéder à la pleine jouissance de soi. Le roman illustre cette hypothèse à travers le personnage du jeune mari revenu du front mutilé au point de ne pouvoir engendrer une descendance. Frappé d’interdit jusqu’en 1960 et l’auteur contraint à l’exil, Il est étrange que l’on n’ait retenu que la deuxième partie du livre relatant la quête érotique scandaleuse de la femme. Il est plus étrange encore que l’on ait nié la première partie, deux cents pages, figurant la mutilation physique et psychique de l’homme par suite des décisions mortifères de ses "pères." Ce double déni, dans son silence tonitruant, nous invite à l’interroger. Le couvert de la gloire et de l’honneur à défendre la patrie masquerait-il plaisir de la soumission etpassion romantique de la mort, préférables à l’amour de la vie et à son expression ? C’était la thèse de l’auteur britannique.
Bibliographie et références:
- Mark Adshild, "Magic words of D.H Lawrence"
- Patricia Cornwell, "L'univers de D.H Lawrence"
- Henry Miller, "Le monde de D.H. Lawrence"
- Frédéric Monneyron, "Bisexualité et littérature"
- Catherine Millet, "Aimer D.H. Lawrence"
- Jean-Paul Pichardie, "D.H. Lawrence"
- Anaïs Nin, "D.H. Lawrence"
- Ginette Katz Roy, "Cahiers D.H Lawrence"
- Anton Francesco Grazzini, "D.H Lawrence"
- C. Bourgois, "Éros et les Chiens"
- Pascale Ferran, "Lady Chatterley"
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"La disparition de cette flamme qui était sa vie le laissait séparé d'elle, et complètement étranger à elle. Elle comprenait à présent combien ils étaient éloignés. Dans son sein montait une épouvante glacée, à cause de cet étranger avec qui elle avait vécu comme une seule chair. Était-ce vraiment cela que masquait la chaleur de la vie: l'isolement complet, absolu ? Elle était comme une forêt, comme le sombre entrelacs du bois de chênes et le bruissement silencieux de ses milliers de bourgeons éclatés. En même temps les oiseaux du désir dormaient dans le vaste et complexe dédale de son corps. Elle se leva, et se mit vivement à retirer ses bas, puis sa robe et ses dessous. II retint son souffle. Ses seins effilés et aigus d'animal bougeaient à chacun de ses mouvements. Elle avait une couleur d'ivoire dans la lumière un peu verte."
"Il éveillait chez la femme une compassion et une tendresse incontrôlables, et un désir physique tout aussi incontrôlable. Ce désir, il ne le satisfaisait pas. Il jouissait toujours si vite, avant de s'abandonner sur la poitrine de la femme, recouvrant un peu de son insolence, tandis qu'elle demeurait effarée, déçue, désorientée. Mais elle apprit bientôt à le retenir, à le garder en elle après l'orgasme. Alors, il se montrait généreux, étrangement puissant". Un style incomparable, un rythme sensuel et une luxuriance végétale, on ne peut lire l'œuvre de D.H Lawrence sans apprécier la singularité d'une écriture à l'harmonie novatrice basée sur des anaphores et une syntaxe symbolique et abstraite. L'homme de lettres travaille avec précision et un grand art poétique l'éclosion de la nature et l'éveil amoureux. Lawrence chantait la nature dans le réel. Entre 1926 et 1928, il produisit trois versions complètes de son célèbre roman, assez différentes les unes des autres pour être considérées comme œuvres à part entière. Seule la troisième version fut publiée du vivant de l’écrivain. Vu les menaces de censure, Lawrence fit imprimer son livre à compte d’auteur à Florence et à Paris et le fit distribuer clandestinement. Ce n’est qu’après le fameux procès de 1960 que les éditions Penguin purent diffuser le roman dans sa version intégrale en Angleterre. Plutôt que de l’expurger comme on le lui demandait avec insistance, Lawrence envisagea même un instant de proposer la première version, beaucoup plus sage, à son éditeur anglais. Nombreux furent les malentendus qui entourent un des plus grands écrivains britanniques du XXème siècle. Aux uns, il paraît un érotomane, aux autres, le prophète d'une renaissance à partir de l'harmonie sexuelle. Alors que d'autres encore interprètent sa nostalgie d'une force virile intacte comme étant la marque d'une sympathie pour l'idéologie fasciste. En fait, Lawrence avait autant de répugnance pour la licence que pour l'oppression, autant peur du viol de la personnalité que d'une dépendance quasi féminine dont il sentait en lui l'attrait. Toute son œuvre vise à trouver un impossible équilibre entre ces forces contraires, quête qui suppose mais transcende la sexualité. Les mots d'un de ses personnages qui "hait le sexe et ses limites" s'appliquent admirablement, quoi qu'on en pense, à Lawrence lui-même.C'est bien sans limites d'ailleurs qu'il se voulait, fasciné par le cosmos comme par l'individu, créateur d'une œuvre profondément diverse où son talent éclate dans tous les genres: poèmes pareils à des cris, romans dont l'autobiographie et l'auto-analyse ne sont jamais absentes, nouvelles qui illustrent de façon cruelle et incisive la guerre des sexes, essais critiques et philosophiques où le moraliste s'interroge sur lui-même par le biais des autres, récits de voyages, où le lecteur trouvera, réunis en une étonnante symbiose, le génie du lieu et le reflet d'une personnalité puritaine et déchirée. Le nom de l’écrivain D.H Lawrence semble à jamais associé à celui de son héroïne, la sulfureuse Lady Chatterley. Publié en Angleterre plus d’une trentaine d’années après sa mort, "L'Amant de Lady Chatterley" suscita, des deux côtés de la Manche, également dans la plupart des pays, où il fut publié, de vives polémiques de littérature, de morale et surtout de censure. Le roman ne fut pas interdit en France et fit la gloire posthume de l'auteur mais les critiques furent sévères. L'ouvrage tient-il de l'érotisme ? Un auteur classique peut-il tout se permettre ? Portrait d'un écrivain, complexe et profond, libre et fécond, esprit rebelle dont l’oeuvre reflète son inadaptation au monde. Né le onze septembre 1885, dans une ville du sombre pays minier du Nottinghamshire, au centre de l’Angleterre, David Herbert était l’avant-dernier d'une famille très modeste de cinq enfants. Son père, Arthur John Lawrence, mineur frustre et violent, presque analphabète, avait séduit sa mère, par sa prestance, Lydia Beardsall, une institutrice issue de la bourgeoisie. Possédant une éducation supérieure à son mari, elle transmit à son fils, l'ambition et la passion des livres. L'adolescent de santé fragile, fut tendrement choyé par sa mère. Profondément attaché à elle, il éprouvait au contraire, révulsion et honte pour son père, brutal et alcoolique.
"Dans sa beauté et sa pureté, la liberté d'une femme était infiniment plus merveilleuse qu'aucun amour sexuel. Le seul ennui, c'est que sur ce point, les hommes avaient tant de retard sur les femmes. Comme des chiens, ils tenaient absolument à ce sexe". Dans tous ses écrits, "Femmes amoureuses", "Amants et fils", ou "Kangourou", l'auteur cherchera à expulser le malheur des premières années de sa vie en réhabilitant le charnel, l’état de nature de l’homme qui serait, selon lui, détruit, perverti par une approche trop cérébrale et trop civilisée de la sexualité. Son œuvre prône un retour au " sacré primitif." Ainsi, son enfance fut marquée par les conflits incessants entre ses parents. En 1910, au poète Rachel Annand Taylor, il écrivit:"Leur mariage fut un combat charnel, sanglant. Je suis né en haïssant mon père: d’aussi loin que je puisse m’en souvenir, je frissonnais d’horreur quand il me touchait." Il étudia au Nottingham High School, mais en sortit à l’âge de seize ans pour gagner sa vie comme apprenti. Raillé par les ouvrières de la manufacture, il démissionna peu après de cet emploi pour raison de santé. Une bourse lui permit d'étudier durant deux années à l’université de Nottingham. Sortant diplômé en 1905, il devint instituteur à la Davidson Road School à Croydon, faubourg du sud de Londres. David Herbert, jeune homme rêveur et sensuel, écrivit ses premiers poèmes. Ils furent présentés par une amie d'enfance, Jessie Chambers, à F. Madox Ford, écrivain et critique littéraire, qui décida de les éditer, en 1909, dans sa revue: " The English review." Jessie Chambers, fille d’un fermier de la campagne environnante, habitait à Haggs Farm. Au cours de longues promenades, les deux jeunes gens évoquaient leurs lectures communes. Ces souvenirs heureux servirent de décor à son premier roman, "Le Paon Blanc", publié en 1911. La disparition de sa mère en 1910, le plongea dans une immense tristesse. L'année suivante, une grave pneumonie contraint Lawrence à abandonner l’enseignement. Il décida alors de se consacrer pleinement à l'écriture. Il trouva un substitut à la figure maternelle, rencontrant une femme mariée à l'un de ses anciens professeurs, voyant en elle, une "nouvelle mère dévorante." De six ans son aînée, née baronne Frieda von Richthofen, férue de psychanalyse, elle l'initia aux plaisirs charnels, alors qu'il lui fit découvrir la poésie. Il l'épousa deux années plus tard, le treize juillet 1914, après un périple, riche en péripéties, en Autriche et en Italie. L'origine allemande de Frieda et son antimilitarisme lui causèrent de très nombreuses tracasseries. La guerre faisant rage, soupçonné d'espionnage, les autorités britanniques lui refusèrent la délivrance d'un passeport. En 1915, il publia son roman "L’arc-en-ciel." Le premier volet romanesque de trois générations d'une même famille d'épouses amoureuses. Lydia, Anna et Ursula, dans l’Angleterre de la fin du XIXème siècle, en pleine mutation, passant d’un monde rural à une société industrielle. Ursula Brangwen, jeune femme moderne, réalise enfin les aspirations de sa mère et de sa grand-mère, accédant à l'indépendance et à la pleine conscience d’elle-même. Le roman fut immédiatement censuré et interdit en raison "d’outrances", paraissant aujourd’hui timides. Lawrence n’eut de cesse de "proclamer que les mystères de la chair étaient aussi sacrés que les mystères de l’esprit." Sa rencontre avec Frieda, voua D.H. Lawrence à une errance à laquelle ce fils de mineur du Nottinghamshire, jeune romancier n'était nullement promis.
"Elle trouvait quand même que les plus belles parties de son corps étaient cette longue chute de hanches, à partir de la naissance du dos, et la rondeur endormie et paisible des fesses. Pareilles à des dunes de sable, disent les Arabes, avec leurs longues pentes douces. Elisabeth le regarda. La bouche pendait un peu, légèrement ouverte sous la moustache. Les yeux mi-clos ne semblaient pas vitreux dans la demi-obscurité". Lawrence préférait réécrire que corriger. Plaidoyer contre l'argent et le monde industriel ? Roman de la lutte des classes ? Poésie pastorale ? La création de Lawrence est un mélange de tout cela. L'Italie accueillant le couple, l'auteur en conserva une tendresse particulière, ne cessant d'y revenir pour célébrer "l'indicible beauté ", de Capri à Taormina en Sicile, au Lac de Garde en Lombardie. Lawrence termina son roman "La verge d’Aaron", abordant les thèmes de l’amitié, de l’art, et dela vanité du monde. En quête de sensations, il rayonna depuis la Sicile en Sardaigne, à Malte puis dans le nord de l'Italie. Il rédigea également "Sardaigne et Méditerranée", relatant son voyage en Sardaigne, décrivant une île indomptée aux paysages s'étalant à l’infini. Puis vinrent les "Etudes sur la littérature classique américaine", suivies de deux ouvrages philosophiques: "Etude de l'Inconscient" et "Fantaisie de l’inconscient", et bon nombre de poèmes composant le recueil "Oiseaux et Fleurs." Autre lieu-clé pour l'écrivain nomade, le Nouveau Mexique, où ulcéré par ses déboires avec la censure anglaise, il crut trouver un monde neuf, idéalisé, libéré de l'homme et de ses lois, envisageant de fonder une communauté. Vinrent ensuite, l'Australie, Mexico, la Californie. De chaque lieu nouveau, Lawrence saisit immédiatement la singularité. Entre 1923 et 1925, le couple séjourna à Taos, au Nouveau-Mexique dans le ranch de la romancière new yorkaise, MabelDodge Luhan, donné en échange du manuscrit original "Amants et fils." L’écrivain, inspiré par les croyances ancestrales des Indiens, chercha à explorer la régénération de l’homme, par un retour au sacré primitif, dans la fusion du Christ et du Dieu Quetzalcoat, s'approchant de l'harmonie naturelle du corps et de l’âme. La vivacité des perceptions et la grâce de l'écriture livrant toute la fraîcheur, avec en écho les thèmes structurant l'œuvre. En 1925, Lawrence et Frieda rentrèrent en Angleterre. La même année, l'auteur écrivit "St Mawr", "L’Étalon." Il devint alors le centre d’une cour d’admiratrices se considérant comme ses disciples, dont les querelles juvéniles pour retenir son attention devinrent légendaires. Lors d'un court séjour à New York, apprenant alors qu’il était condamné par la tuberculose, Lawrence décida de regagner l’Europe.
"Why don’t men marry the women who would really adore them ? The women start adoring too late. Elle appréciait l'intériorité de ce reste de forêt, le mutisme réticent de ces vieux arbres. Ils incarnaient en même temps la puissance du silence et la vitalité d'une présence. Eux aussi patientaient, avec obstination, avec stoïcisme, dans la puissance de leur silence". Dès lors, le couple mena dès lors une vie errante, en Angleterre, Allemagne, France, Espagne, Suisse et surtout en Italie. En 1926, Lawrence publia "The Plumed Serpent", effectuant son dernier séjour en Angleterre. Les époux Lawrence se lièrent d’amitié avec Aldous Huxley. "L'amant de Lady Chatterley" fut publié en 1928 à Florence. David Herbert passa les derniers mois de savie à la Villa Beau Soleil, à Bandol dans le Var. Sa tuberculose s’aggravant, il fut admis au sanatorium de Vence où il mourut le deux mars 1930 à l’âge de quarante-cinq ans. Lors de ses obsèques, Frieda et ses amis lui dirent: " Good bye, Lorenzo", sa tombe fut recouverte de mimosas. Le treize mars 1935, ses cendres furent déposées dans la chapelle funéraire édifiée par Frieda dans leur ranch à Taos. David Herbert Lawrence, au cours de son errance, ne cessa d’explorer les profondeurs de l'âme, abordant la thématique de l’inceste, de l'Œdipe, de l’ambivalence et de la bisexualité. Vouant un véritable culte pour le phallocentrisme de Dionysos, supplantant dans sa réflexion, l’asexualité chrétienne conventionnelle. Certains esprits critiques virent à tort en cela, un penchant misogynique. L'écrivain voyageur, "pèlerin sauvage", suscita incompréhension, controverse et censure. L’influent T. Eliot répandit l’idée pernicieuse d'une amoralité dans "After strange gods." Passant volontairement la seconde partie de sa vie en exil, il décrivit les effets déshumanisants de l’industrialisation. Prolifique, plus de quarante ouvrages, près de mille poèmes, de nombreux récits de voyages, et une correspondance réunie par Aldous Huxley qui la tenait pour exceptionnelle. Sa réputation d'écrivain érotique masqua son authentique talent. Edward Morgan Forster, succédant à Aldous Huxley dans une nécrologie, contesta cette perception, le décrivant comme "le plus imaginatif des romanciers de la génération." La réhabilitation débuta dans les années 1950, notamment grâce au critique littéraire de Cambridge, F. R. Leavis, démontrant l'intégrité artistique et l'éthique profonde de l'écrivain, le situant dans la tradition romanesque britannique. D. H. Lawrence fut un écrivain anglais du XXème siècle, controversé et original, éternel voyageur, exilé perpétuel, en quête d'un "primitif sacré", rénovateur profond de l'expression romanesque contemporaine.
Bibliographie et références:
- Henry Miller, "Le monde de D.H. Lawrence"
- Simon Leys, "L'ange et le cachalot"
- Frédéric Monneyron, "Bisexualité et littérature"
- Catherine Millet, "Aimer D.H. Lawrence"
- Jean-Paul Pichardie, "D.H. Lawrence"
- Anaïs Nin, "D.H. Lawrence"
- Ginette Katz Roy, "Cahiers D.H Lawrence"
- Ivan Bounine, "D.H Lawrence"
- Anton Francesco Grazzini, "D.H Lawrence"
- C. Bourgois, "Éros et les Chiens"
- Pascale Ferran, "Lady Chatterley"
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"En maillot de bain sur la plage, télescope en main, l’assassin, par un heureux hasard, repéra Marie et sauta alors dans une barque de location. Vois, la maison approche, ses neuf fenêtres ouvrent et se ferment à mesure que je respire; touche ces murs gris dotés d‘écailles trempés par la brume". Une muse au troublant profil de femme oiseau, tout droit venue d'Égypte pour séduire des surréalistes amoureux. Une photo en noir et blanc. Celle d’une femme au long visage, frange courte et bouche généreuse ponctuée d’un grain de beauté dont le regard s’échappe. Une beauté qui fleure les seventies, robe à ramages, épais cigare entre les doigts. La poétesse au temps de sa splendeur. Ni muse, ni épouse, la postérité n’a pas retenu son nom. Hors des cercles littéraires, il ne parle à personne, ou presque. L’œuvre de Joyce Mansour dérange ou intrigue autant que son personnage. Disons-le d’emblée, il est tout à fait sommaire, comme Hubert Nyssen l’affirma en son temps, de réduire Joyce Mansour à une égérie érotomane du surréalisme ou même à un ange du bizarre. Il est plus juste de voir que l’insolence de son langage, la perversité de ses métaphores, l’obscénité de certaines de ses images, les conflagrations illuminant ses dialogues, l’humour dévastateur de ses imprécations, mais également parfois un réalisme bouleversant, sont d’un poète qui défie le temps et la mort avec les seules armes dont il dispose. Joyce Mansour échappe aux codes, aux schémas imposés par la littérature et la société. Méprisant la notion de l’art pour l’art, elle incarne, de la façon la plus naturelle, la plus nécessaire, cette "liberté du désir" prônée par André Breton, pour trouver sa voie, sa voix: "Tu aimes coucher dans notre lit défait. Nos sueurs anciennes ne te dégoûtent pas. Nos cris qui résonnent dans la chambre sombre. Tout ceci exalte ton corps affamé. Ton laid visage s’illumine enfin. Car nos désirs d’hier sont les rêves de demain." Joyce Mansour, Patricia Adès de son vrai nom naît le 25 juillet 1928, à Bowden en Grande-Bretagne. Ses parents sont de nationalité britannique et de confession juive. Ils appartiennent à la haute société égyptienne et résident au Caire. La jeune Joyce reçoit alors une éducation bourgeoise. Le premier séisme intervient en 1944. Sa mère, Nelly Adia Adès, décède des suites d’un cancer. La mort traverse sa vie pour la première fois et ne la quittera plus, jusqu'à l’obsession. Trois ans plus tard, Joyce Adès rencontre Henri Naggar, qu’elle épouse en mai 1947. Son jeune mari est foudroyé par un cancer en octobre 1947. Deuxième séisme. Joyce se replie sur sa douleur. C’est à cette époque qu’elle naît à la poésie, pour exprimer et contrer sa douleur. Un an plus tard, elle fait la rencontre de Samir Mansour, un homme d’affaires franco-égyptien des plus avisés, qui devient son deuxième mari. Dès lors, britannique de naissance, Joyce Mansour va alors apprendre et écrire en français.
"Il approcha à grands coups de rame, les yeux globuleux de plaisir, la bouche pleine d'un clapotis animal, un lourd serpent noir pendant hors de son nombril. Pousse la porte qui ne se fermera qu‘une fois pour ne jamais plus s'ouvrir, cette porte que je frôle et blesse ainsi que ma verge l'abîme quand elle te pénètre brutalement". Dès lors, par le fruit du hasard, et forte de ses connaissances littéraires étendues, elle se rapproche du mouvement artistique. En effet, c’est au cours d’une réception en Égypte, qu'elle se lie d’amitié avec Claire Klein. Cette dernière, femme d’un ministre égyptien, anime le principal salon du Caire, et a ouvert sa porte au mouvement surréaliste "Art et Liberté" fondé en 1938 par le poète Georges Henein, Ramsès Younane et Fouad Kamel. Henein ne tarde pas alors à apprécier la poésie comme la personnalité de Joyce Mansour, qui "donne voix à ses réflexes. Nous sommes ici dans le domaine de la parole immédiate qui prolonge le corps sans solution de continuité. À chaque organe son verbe comme une poussée de sève, comme une flaque de sang." Georges Henein est alors le personnage central de l’avant-garde artistique du Caire. Il vient de rompre avec les surréalistes français, qui peinent à retrouver leur vitalité d’avant-guerre. "N’êtes-vous pas frappé de constater que ce qui a maintenu le surréalisme depuis la fin de la guerre, ce sont les actes et les œuvres individuels, tandis que tout ce qui tendait à l’expression collective aboutissait au plus cruel échec, quand il ne minait pas l’édifice patiemment élevé ?" C’est néanmoins Henein, dont la rencontre est décisive, qui va révéler le surréalisme à Mansour. Mais c’est de France que vient l’aide attendue. Elle publie "Cris", son premier recueil, grâce à Georges Hugnet. Humour noir, automatisme lapidaire, poèmes visionnaires, vers cinglants, images foudroyantes et hallucinatoires, la parole prend forme dans l’angoisse, car la douleur transforme le monde en une cacophonie générale.Ainsi débute le mythe de l’étrange poétesse, cette merveilleuse et ténébreuse beauté orientale, pleine d’humour, érudite et amicale, qui déteste la banalité et fume le cigare, "mon onzième doigt", dont les boîtes recyclées lui servent derangement pour sa correspondance et ses vers, dont les feuilles de protection en bois servent de support au poème.
"Marie crut qu’il était envoyé de Dieu. "Je me noie", gargouilla-t-elle. L'assassin se jeta à l'eau et répondit avec tristesse : "Tu es mon ombre, ma lumière. Tu es nous deux. - Je me noie", hurla Marie, son âme singulière adossée à une peur immense. Elle flottait entre deux eaux, les membres mous, résignée à une mort précoce". L'originalité de l'auteure ne doit pas faire de l'ombre à son grand talent. Nombreux furent ceux qui chantèrent ses louanges de son vivant. Derrière une grande élégance, son absence totale de pudeur dénote une forme de révolte, essentiellement féminine, contre le despotisme sexuel de l'homme, qui fait souvent de l'érotisme sa création exclusive. Réinventant la poésie, amie et admirée de Michel Leiris, André Pieyre de Mandiargues ou Henri Michaux, complice de Hans Bellmer, Sébastien Matta, Pierre Alechinsky ou Wifredo Lam, qui tous illustrèrent ses recueils, Joyce Mansour fut sans aucun doute un écrivain majeur du courant surréaliste. Son œuvre elle-même suffit d’ailleurs à en témoigner. Seize volumes de poésie, quatre recueils de fictions narratives, une pièce de théâtre, enfin une centaine d'articles parodiques publiés. Les surréalistes ont un pape, André Breton, qui les agrège tous, notamment autour de rituels comme celui du rendez-vous vespéral au café. Là, rive droite ou rive gauche selon les époques, le pape attend ses disciples, les regardant arriver dans les miroirs. Joyce Mansour en est. Breton a découvert et aimé ses écrits, sa poésie crûment érotique. Il est subjugué par la femme, étrange et exotique. Car elle a su le conquérir. En 1953, elle lui adresse un exemplaire de son premier recueil de poèmes "Cris" accompagné d’un bristol: "À Mr Breton, ces quelques "cris" en hommage." Il en aimera le "suave parfum ultra-noir d’orchidée noire" et tombera définitivement sous son charme.
"Saignée, irradiante de folie hypnotique, était nue à mes pieds. Saignée, au visage de mythe et au corps de puma, était nue sur la plage. Saignée, belle forêt de nacre, savoureuse fleur de massacre, sexe insatiable aux langues de vipère". Dès lors, unis par des liens passionnels, les deux artistes qui s'admiraient mutuellement pour leur art respectif, ne se quitteront plus. Ils passeront onze années entre 1955 et 1966, jusqu’à la mort de Breton, à déambuler dans Paris, àchiner des objets et pièces d’art océaniens. Elle est la dernière héroïne du surréalisme. Même si elle correspond aux canons de la femme-enfant espiègle chère aux surréalistes, Breton célèbre la "suprême espièglerie de ses écrits." Elle est une sorte d’antithèse aux canons relationnels des surréalistes avec les femmes. L'œuvre de Joyce Mansour estavant tout celle d’un poète. D’un grand poète, même, à en croire ceux qui, de Pieyre de Mandiargues à Alain Jouffroy, en passant par Henry Maxhim Jones ou Philippe Audouin, ont pris la plume pour lui rendre hommage, publiquementou en privé. Écrivain en herbe, c’est d’ailleurs à la poésie qu’elle s’adonne dès son plus jeune âge. En 1953, "Cris"révèle au public une soixantaine de textes bouleversants, aussi violents dans leurs thèmes que dans leurs termes,et dont la crudité et la hauteur de ton contrastent avec la révolte étouffée des productions contemporaines. L’accueil enthousiaste que lui réservent les surréalistes, et André Breton en particulier, encourage d’ailleurs la jeune femmedans cette voie et elle donne en 1955, sous le titre "Déchirures", un second recueil qui non seulement tient les promesses du précédent, mais même porte la fureur imprécatrice à un plus haut degré d’incandescence encore. Dans sa maturité, c’est, enfin, à la poésie qu’elle reviendra exclusivement, publiant une dizaine de recueils jusqu’à sa mort. Pourtant, c’est davantage à ses très nombreux contes que Joyce Mansour doit sa fragile renommée.
"Saignée aux seins d'écume, aux offrandes terrifiantes, aux odeurs de sauvage. Saignée qui recule a mesure que ma main avance vers tes cuisses ouvertes, sois toujours ouverte devant moi, Saignée. Nous irons habiter la maison de ma jeunesse". Tout est paradoxe chez cette femme chétive et orientale, à la beauté solaire et mystérieuse, pleine d'humanité et d'humour. Exempte de toute référence à quelque entité extérieure, muse ou souffle divin jadis célébrés par les romantiques, la poésie s’apparente en effet pour elle à une substance interne, voix ou corps étranger qui émane d’unespace originel du moi bien antérieur à la séparation des langues et des sexes, mais auquel ni l’introspection ni l’effusion ne donnent accès. Avec "Cris", recueil construit sur les ruines d’un passé dévasté, la poésie fait en effet l’expérience de la douleur, de l’angoisse, de l’effroi paroxystiques, à la limite du formulable. Hantés par des images douloureuses du passé, la plupart de ces poèmes ont trait à la mort d’êtres chers, la mère et le premier époux del’écrivain, emportés par un cancer à quatre années de distance, dont le souvenir harcèle sans relâche l’écriture. Se devine d’ailleurs, en filigrane de ses premiers textes, un véritable mythe du poète, idéal inaccessible incarné par quelques prédécesseurs, certes, mais aussi rôle dans lequel il s’agit d’entrer pour, peut-être, trouver à y ancrer une identité à la dérive, écartelée entre plusieurs cultures et plusieurs langues. Ainsi l’écriture se place-t-elle d’abord, par le jeu des références, sous le signe d’illustres ascendants, de Baudelaire à Rimbaud, Apollinaire ou Michaux,comme pour esquisser en filigrane le portrait de ce poète que la jeune femme s’efforce, à ce moment, de devenir.
"Ton corps modèlera mon lit perméable et maculé de ton sang comme autrefois, tu cueilleras mes rêves qui tombent sur le parquet en flocons de joie et tu tremperas leurs tiges dans l'eau pour les vases de demain". Chez elle, pas de faux-semblant ou de pruderie, la poésie se fait plaisir charnel dans l'affrontement violent des mots. On a reproché au poète la force de ses images, mais ce n’est pas seulement l’érotisme ou l’onirisme qui sont placés sous le signe de la violence, de l’affrontement, mais la vie elle-même: "Le sexe ressemble alors beaucoup à la guerre."Tout chez elle, qui est également dotée d’un humour hors-norme, nous renvoie à notre condition d’être périssable. Aussi la femme est-elle l’objet d’une haine ambiguë qui découle d’un processus d’autodestruction: mère, sœur ou rivale, double-ennemie en tous cas. Quant à l’œuvre en prose, elle s’est élaborée parallèlement aux recueils de poèmes, et ne fait que prolonger, en les développant, les grands thèmes, les obsessions de l’étrange demoiselle, l’érotisme, le rêve, la mort, la maladie, l’humour, le fantastique, le merveilleux, le sexe et l’humain. Loin, en effet, d’être subordonné à une forme verbale particulière, son art dépasse les catégories génériques et même franchit les frontières de l’expression littéraire. Il peut être trouvé en vers comme en prose, en récit comme en théâtre, en écriture comme en peinture. La poésie est toujours, en quelque sorte, la troisième dimension de son œuvre, ombre fascinante qui hante l’écriture sans que le sujet puisse cerner, au juste, ce qu’elle est. Car si Joyce Mansour fit œuvre de poète, cette œuvre peut avant tout se lire comme une série de stratégies successivement déployées pour mettre au jour ce que désigne cette propriété, cette qualité substantielle dont la belle jeune femme a très tôt l’intuition qu’elle fonde son identité, sans pouvoir la saisir par les moyens de la réflexion. Là est sa grande richesse.
"Toi qui avales mon sexe sans quitter le ciel, toi qui glisses a travers murs, plaisirs, crimes; ta voix résonne dans mes veines comme une cloche de montagne, femmes aux pensées verticales, aux orifices vibrants, je porterai ton corps vers la maison de mon choix, fauchant les obstacles d'un seul regard de ton sein vengeur". Afin d'étoffer son art, à la fin de sa vie, elle a exprimé la volonté de s'émanciper totalement du mouvement surréaliste. Aussi sa deuxième période littéraire sera-t-elle, en premier lieu, celle d’un retour à la poésie, terme entendu ici dans l’acception, formelle, de parole en vers. Avec "Rapaces", en 1960, et "Carré blanc" en 1965, la jeune femme donne deux recueils poétiques majeurs, plus amples que les premiers, où elle compile notamment les textes clairsemés dans diverses revues au cours des années précédentes. C’est aussi en poésie qu’elle fera ses adieux définitifs à Breton, dédicataire posthume des "Damnations", et encore en poésie qu’elle réaffirmera, en 1969, son engagement surréaliste, dans "Phallus et Momies." Mais l’expérience de la prose ne s’en poursuit pas moins activement, avec la publication consécutive, entre 1961 et 1967, de cinq récits qui seront, en 1970, recueillis sous le titre "Ça." Au mythe du poète a succédé un mythe du livre. À cette étape de son parcours, la poétesse part en quête d’un "livre total", ce livre-somme qui puisse recueillir une infinité d’expériences visant en premier lieu à établir la poésie sur un autre plan que discursif. C’est, d’ailleurs, le désir d’ouverture à l’autre qui prédominera, dans la dernière période de son œuvre. C’est, en effet, au seuil du tombeau que résonnera la voix qui se fait entendre dans "Trous noirs", dernier recueil de Joyce Mansour, où les dessins de Gerardo Chávez se font le support d’un essai de représentation de la mort. Et c’est là, peut-être, son ultime conquête, rejoindre son double artistique en peinture. En 1984, la muse orientale apprend qu’elle est atteinte d’un cancer, maladie dont elle a la hantise, et qui l’emporte à son tour le vingt-sept août 1986.
Bibliographie et références:
- Stéphanie Caron, "Le surréalisme de Joyce Mansour"
- Marie-Claire Barnet, "La Femme cent sexes"
- Alain Marc, "Écrire le cri"
- John Herbert Matthews, "Joyce Mansour"
- Marie-Laure Missir, "Joyce Mansour, une étrange demoiselle"
- Richard Stamelman, "Poésie et éros chez Joyce Mansour"
- Georgiana Colvile, "Scandaleusement d'elles"
- Pierre Bourgeade, "Joyce Mansour"
- Jean-Louis Bédouin, "Anthologie de la poésie surréaliste"
- René Passeron, "Le surréalisme oriental"
Bonne lecture à toutes et à tous.
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"La discrétion est la première des vertus. On lui doit bien des instants de bonheur. Il y a un moment dans les batailles, où, dans une lutte égale, les deux parties sentent l'inertie de leurs moyens et l'inutilité de leurs efforts, où l'épuisement des forces, et le sentiment de la conservation, inspirent aux combattants un même penchant vers la retraite. Ce moment de relâchement, saisi par l'homme supérieur qui sait profiter de cette disposition morale pour employer les moyens qu'ila su réserver, détermine toujours la victoire en sa faveur." "Un je-ne-sais-quoi-de-malicieux", c'est en ces mots qu'une de ses admiratrices décrivait le baron Dominique-Vivant Denon (1747-1825), séducteur sans beauté, collectionneur sans scrupules et touche-à-tout sans limites. Celui que ses contemporains qualifiaient d'"un des phénomènes les plus vivants de notre époque" est surtout resté dans les mémoires comme "l'œil de Napoléon". C'est en effet grâce à lui que le Louvre s'enrichit, pour quelques années, des plus belles œuvres d'art de l'Europe, le temps d'acquérir une légitimité et une ambition qui depuis n'ont pas faibli. Dominique-Vivant Denon sera aussi appelé Vivant-Denon ou baron Denon, d'après le titre à lui conféré par Napoléon. Séducteur, auteur d'un roman libertin à succès, "Point de lendemain", il collectionne les conquêtes féminines. Grand voyageur, il effectue des missions en Italie, en Russie et en Suisse où il rencontre Voltaire avant de parcourir l'Europe à la suite des troupes napoléoniennes. Ses très bonnes relations avec Joséphine de Beauharnais, épouse du général Bonaparte, lui valent d'être nommé par ce dernier à la tête de l'équipe scientifique destinée à l'accompagner en Égypte. Doyen à cinquante-et-un ans des savants de l'expédition d'Égypte, il ne s'en montre pas moins infatigable. Dessinateur et graveur talentueux, il publie en 1802 le recueil de son travail, soit pas moins de trois cents dessins et croquis, sous l'intitulé: " Voyage en basse et Haute-Égypte". Il vaut à son auteur d'être nommé directeur général du Musée central des Arts, futur musée Napoléon puis musée royal, aujourd'hui musée du Louvre. Dans cette fonction, le baron Denon amasse les œuvres d'art pour nourrir ce qu'il veut être "le plus beau musée de l'univers", et il y parvient.
"Il en est des baisers comme des confidences: ils s'attirent, ils s'accélèrent, ils s'échauffent les uns les autres. En effet le premier ne fut pas plutôt donné qu'un second le suivit. Voilà ainsi les lèvres des femmes". Libertin, auteur d'un conte licencieux "Point de lendemain" qui inspira Louis Malle dans "Les Amants", il nait à Givry en Saône-et-Loire, près de Chalon-sur-Saône le quatre janvier 1747 et il meurt à Paris le vingt-sept avril 1825. Il a traversé tous les régimes, Louis XV, Louis XVI, la Révolution, la Terreur, le Directoire, l'Empire et la Restauration au cours d'une vie bien remplie de soixante-dix-huit ans. Une existence tantôt calme, tantôt frénétique, méditative, ou bien à cheval, au milieu des canons. Il aura fréquenté Frédéric de Prusse, Pie VII, Robespierre, Napoléon, Joséphine, Diderot, Voltaire et Stendhal. À la chute de l'Empire, ayant remis à Louis XVIII sa démission de toutes les charges officielles qu'il occupait, Denon n'en continue pas moins de se consacrer aux arts, à sa collection. Il entreprend d'écrire son "Histoire de l'art" et y passe les dernières dix années de sa vie à préparer les planches de cet ouvrage. Ni historien ni archéologue, ni théoricien ni savant, Denon n'en fut pas moins estimé par les personnalités les plus éminentes de son temps. La richesse de son parcours, la diversité de ses expériences avaient fait de lui un personnage recherché et c'est certainement dans la conversation, art dans lequel, selon ses contemporains, il excellait, que l'on pouvait goûter le mieux la qualité de son esprit. Homme du XVIIIème siècle par son approche de l'art en "connaisseur", Denon fut aussi un pionnier par l'originalité de ses goûts et le désir qu'il avait de les faire partager. Sa vie est très bien résumée par lui-même: "Je n'ai rien étudié, parce que cela m'eût ennuyé. Mais j'ai beaucoup observé, parce que cela m'amusait. Ce qui fait que ma vie a été remplie et que j'ai beaucoup joui". Outre le droit qu’il étudia parce que ses parents le destinaient à la magistrature, il travailla le dessin et la gravure et trouva le temps d’écrire une comédie en trois actes et en prose, "Julie et le Bon Père" (1769), œuvre médiocre qui ne fut jamais jouée et à laquelle se borna sa carrière d’auteur dramatique. Il fréquente la Faculté de droit de Paris, tout en s'initiant, auprès de Noël Hallé, au dessin et à la gravure. Dans l'atelier il rencontre les frères de Saint-Aubin, Augustin et Gabriel. En 1768, Augustin fait son portrait. Dominique Vivant renonce à la magistrature et se tourne définitivement vers les arts, en particulier le dessin, pour lequel il a des dispositions. C'est le début d'une longue et brillante carrière "artistique".
"L'amour veut des gages multipliés: il croit n'avoir rien obtenu tant qu'il lui reste à obtenir. L'homme est un tissu de romans, voilà le secret de ma vie". Romanesque, son entrée foudroyante et énigmatique, à vingt-deux ans, à la cour de Louis XV, en intimité avec le roi. On ne sait comment il s’introduisit à la Cour, mais en 1769, il fut chargé de la conservation des pierres collectionnées par la marquise de Pompadour, puis devint gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, ce qui l’amena à connaître Versailles dont il prit le bon ton. On ignore de même la route qui lui ouvrit la carrière diplomatique. Sa première mission le mena en 1772, à Saint-Pétersbourg, où il passa deux années. La seconde le conduisit à Stockholm où, pendant quatre mois, il fut le secrétaire de l’ambassadeur Vergennes, lequel restera son protecteur quand il deviendra ministre des Affaires étrangères. Une troisième mission, en Suisse, le fit passer par Ferney où il fut reçu par Voltaire, dessina son portrait qu’il grava et mérita son amitié. En 1777, il publia un conte galant bien dans le goût du temps, "Point de lendemain", œuvrette charmante, souvent rééditée, cependant que sa carrière se poursuivait à Naples où il avait été nommé, en 1776, attaché d’ambassade. Promu chargé d’affaires en 1782, il resta dans ce royaume jusqu’en 1785, tout en effectuant des voyages en Italie méridionale, à Rome, en Sicile et à Malte. Il observait les œuvres d’art, apprenait à bien les connaître, pratiquait le dessin, la gravure, s’y perfectionnant. Sa carrière diplomatique ayant pris fin à la demande de la reine des Deux-Siciles, il revint à Versailles en août 1785. Sa pension de diplomate s’ajoutant à la fortune héritée de son père, assurait son indépendance et lui permit de se consacrer entièrement aux beaux-arts. Il est élu en 1787, membre de l'Académie royale de peinture et de sculpture comme "artiste de divers talents" après la présentation de la gravure: "Adoration des bergers" d'après Luca Giordano. Il revient à Paris en 1793, en pleine Terreur, pour éviter la confiscation de ses biens. Il doit sa radiation de la liste des émigrés à l'intervention de son ami le peintre Jacques-Louis David. Pour lui complaire, il grave le Serment du Jeu de paume, pièce de dimensions exceptionnelles. II fait encore, à l'eau-forte et au lavis, un remarquable portrait de Bertrand Barère à la tribune, d'après un dessin de Jean-Baptiste Isabey. David lui confie la gravure de ses costumes républicains, ce qui lui donne l'occasion de s'attirer la sympathie de Robespierre.
"J'étais ingénu, je la regrettai, j'avais vingt ans, elle me pardonna et comme j'avais vingt ans, que j'étais ingénu, toujours trompé, mais plus quitté, je me croyais l'amant le mieux aimé, partant le plus heureux des hommes". Roman fabuleux et bizarre impunité qui le suit partout durant la terreur. Il subsistait grâce à son burin et devint graveur national. Le neuf thermidor changea tout cela et le rendit à la vie mondaine. Il semble avoir connu le général Bonaparte par l’intermédiaire de son épouse dont il fréquentait le salon. De toute façon, ayant été agréé, il s’embarque à Toulon en 1798 pour participer à l’expédition d’Egypte. Il devient alors membre de l’Institut fondé au Caire, dessine beaucoup de ruines, et accompagne Desaix en Haute-Egypte, jusqu’aux cataractes du Nil. Sa santé de fer, sa bonne humeur légendaire et son courage impressionnent si favorablement le général Bonaparte que Denon sera alors un des rares membres de l’expédition qu’il ramènera en France en 1799. Denon est bientôt membre de l'Institut d'Égypte. Il publie deux articles dans "La Décade égyptienne, journal de l'Institut et participe dans des commissions chargés de décrire les monuments égyptiens. Il est de retour en France en 1799, en même temps que Bonaparte. Sa contribution la plus importante aux travaux de la "commission des sciences et des arts" est certainement le récit de ses déplacement en Égypte: "Voyage dans la Haute et Basse Égypte, publié en 1802 et qui a connu quarante rééditions au cours du XXème siècle. Sur le plan scientifique, cet ouvrage ne peut pas être comparé avec la monumentale "Description de l'Égypte", produit par la totalité des savants de la Commission des sciences et des arts. Cependant, sa publication en 1802, les gravures, et leurs commentaires abondants, le "Voyage dans la Haute et Basse Égypte" joua un rôle majeur dans le développement de l'égyptomanie auprès du grand public et stimula certainement ensuite les premières tentatives de déchiffrement des hiéroglyphes.
"L’emplacement qu’occupent les pyramides de Sakkara, a environ deux lieues et demie de largeur, de l’est à l’ouest, sur sept de longueur, du nord au sud. On y trouve beaucoup de fragments de vases de purification en granit, en albâtre et en porphire, matières précieuses dont le goût s’était introduit au tems où existait Memphis". Un formidable personnage de roman, écrivant lui-même son roman, à la plume ou au burin. Il pourrait s'intituler "Histoired'un Faune", puisque "le Faune" était le surnom que lui avaient donné les femmes de sa jeunesse. Un faune qui finirait couvert de gloire, de titres et d'honneurs. Le coup d’État du dix-huit brumaire portant Bonaparte au pouvoir bénéficie à Denon. Le dix-neuf novembre 1802, le premier Consul le nomme directeur général du muséum central des arts, qui devient le musée Napoléon, puis le musée royal du Louvre, ainsi qu'administrateur des arts. Sont alors placés sous son autorité le musée des Monuments français, le musée spécial de l'École française de Versailles, les Galeries des palais du gouvernement, la Monnaie des médailles, les ateliers de la chalcographie, de gravures sur pierres fines et demosaïque, la manufacture de Sèvres, la manufacture de Beauvais et la manufacture des Gobelins. Pragmatique, Denon sait profiter des circonstances. Il prend part à toutes les grandes entreprises de Napoléon, et il l'accompagne dans ses grandes campagnes. C'est lui qui est l'initiateur de l'enrichissement du Louvre avec des dépouilles des musées des pays conquis. Lui qui avait signé en 1796 la pétition pour appuyer les thèses de Quatremère de Quincy contre le déplacement des œuvres d'art saisies à Rome, fait, sept ans plus tard, un discours flamboyant devant ses confrères de l'Institut pour saluer l'arrivée des antiques en provenance d'Italie. Vivant Denon fait une quête quasi obsessionnelle d'augmenter les collections, en repoussant les limites chronologiques et géographiques du musée. C'est aussi dans l'intention de faire du Louvre un véritable "outil" novateur au service de l'histoire de l'art, un instrument pédagogique pour tous les publics.
"J'allai ensuite visiter les ruines de Pompéia, les plus intéressantes qui existent dans l'univers. Pour remplir la tâche que je m'étais imposée, de faire dessiner et de dessiner moi-même tout ce qui avait été découvert, il fallait le faire à la dérobée, car je n'avais pu en obtenir la permission" .Vivant, que la Grande Armée appellera bientôt "l'huissier-priseur de l'Europe", va faire manœuvrer, pour une guerre qu'il est seul à mener sur un plan secret, des milliers de soldats. Elle sera un bataillon de conquête chargé de rapporter des trophées. Chateaubriand a eu ce raccourci de génie: "Bonaparte a dérangé jusqu'à l'avenir". En l'espace d'une dizaine d'années, Denon organise le plus grand rassemblement d'œuvres d'art qui ait jamais existé. Objets, tableaux, sculptures, dessins, antiques, ainsi que livres et manuscrits sont prélevés dans les collections princières des territoires conquis par Napoléon, afin de créer "le plus beau musée de l'univers". Au travers des manufactures placées sous son autorité et par le biais des commandes qu'il passe aux peintres, sculpteurs et graveurs, Denon suit et oriente la création artistique, en la soumettant pour une bonne part à la propagande impériale. Dans ce contexte, il est étonnant que le directeur des Arts ne se soit pas davantage engagé dans les débats esthétiques de son temps. Il n'intervient officiellement qu'une seule fois, à propos de la statue du Premier Consul commandée à Chaudet pour le Corps législatif. Elle fournit à Denon le prétexte à un vibrant plaidoyer en faveur du nu à l'antique dans la sculpture. Mais Denon, avant tout, est et restera jusqu’à la fin de l’Empire, le conseiller très écouté de Napoléon et l’exécuteur de ses idées, car l’Empereur en a beaucoup, souvent excellentes, parfois moins bonnes. Le cinq août 1812, Denon est récompensé par le titre de baron. C'est enfin la gloire.
"Sire, mon âge avancé, ma santé dérangée me commandent le repos immédiat. J'ose donc le demander à votre Majesté."La chute de l’Empire et la Première Restauration n’affectent pas la situation du Directeur du Musée, redevenu celui du Louvre. Il n’en sera pas de même après les Cent-Jours, car les coalisés, vainqueurs à Waterloo, exigeront la restitution des œuvres d’art conquises par la France: négociations que Denon mènera à bonne fin et qui seront les dernières de sa carrière. En octobre 1815, il adressera au roi Louis XVIII une démission devenue inéluctable. Denon n'en continue pas moins de se consacrer aux arts, à sa collection. Il entreprend d'écrire son "histoire de l'art" et y passe les dernières dix années de sa vie à préparer les planches de cet ouvrage. Les dernières années de sa vie s’écouleront paisiblement dans l’aisance matérielle, parmi ses collections d’œuvres d’art, de sculptures et de tableaux, véritable musée privé d’une très grande richesse. Il assiste aux séances de l’Institut, se montre assidu aux expositions et jouit de nombreuses amitiés. Dominique Vivant Denon meurt le vingt-sept avril 1825, à l'âge de soixante-dix-huit ans au huit quai Voltaire à Paris et est inhumé au cimetière du Père-Lachaise, dans la dixième division. Le peintre Antoine-Jean Gros et le géographe Edme François Jomard prononcent son éloge funèbre. En avril 1826 sa collection est vendue aux enchères. Son ampleur peut être évaluée en consultant la catalogue, qui comporte deux-cent-vingt-cinq pages. C’était un petit homme très laid, avecun menton en galoche et le front dégarni, débordant de vitalité, pétillant d’esprit. Son immense culture, le charme de sa conversation et ses manières affables, faisaient de lui un convive recherché et l’ornement des salons. Napoléon, qui avait découvert en Egypte son courage physique, ainsi que sa puissance de travail, se reposait sur son jugement artistique. Le Denon sut aussi se faire aimer des artistes de son temps qu’il aida de maintes façons, tout en se montrant exigeant surla qualité de leurs travaux. "La discrétion est ma vertu favorite, on lui doit bien des instants de bonheur." (Vivant Denon)
Bibliographie et références:
- Bernard Bailly, "Dominique Vivant Denon"
- Catherine Bonfils, "Dominique Vivant Denon"
- André Chastel, "L'art français, le temps de l'éloquence"
- Marie-Anne Dupuy-Vachey, "Les itinéraires de Vivant Denon"
- Albert de la Fizelière, "Œuvre originale de Vivant Denon"
- Claude Lougnot, "Vivant Denon, un roman"
- Jean Marchioni, "Vivant-Denon ou l'âme du Louvre"
- Judith Nowinski, "Baron Dominique Vivant Denon"
- Vicomte Révérend, "Armorial du Premier Empire"
- Ulric Richard-Desaix, "Molière du cabinet de Vivant Denon"
- Philippe Sollers, "Le Cavalier du Louvre"
Bonne lecture à toutes et à tous.
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"La lumière picturale est au peintre ce que l'or est à l'alchimiste. Il faut juger le peintre pour comprendre l'image.Je suis profondément croyant et conformiste. L'art de peindre n'est que l'art d'exprimer l'invisible par le visible. La machine envahit terre et ciel, va aux profondeurs de la mer et jusqu’au désert sans crainte de troubler l’air du matin. On va de plus en plus vite, on n’a même plus le temps de soupirer à l’instant de disparaître. L’art en ce siècle mécanique ne serait-il pas parfois le miracle ? La peinture n'est pour moi qu'un moyen d'oublier la vie. Un cri dans la nuit. Un sanglot raté. Un rire qui s'étrangle alors. Tout est impondérable dans les régions spirituelles où s’aventure l’artiste, il y règne un ordre plus vrai que celui du contrôleur des poids et mesures. L'art n'est que choix, sélection, et même hiérarchie intérieure. L'homme que j'ai devant moi, c'est son âme que je veux voir". GeorgesRouault, (1871-1958), un artiste profondément spirituel, exprime dans son art son identification avec la pauvreté et la souffrance. Au sommet de son art, ses tableaux ressemblent à des vitraux et reflètent sa nature religieuse et sa formation première dans son univers mystique. Rouault est né à Paris d’une famille pauvre durant la Commune de 1871. Son grand-père lui fait connaître l’art de Courbet, Daumier et Manet. Rouault est apprenti chez Tamoni et Hirsch, des fabricants et des restaurateurs de fenêtres en vitrail. Fils d'un ébéniste breton, Alexandre François Joseph Rouault, et d'une fruitière parisienne, Marie-Louise Champdavoine, il voit le jour dans une cave de la rue de la Villette dans le dix-neuvième arrondissement, au cours d'un bombardement des Versaillais. Il suit les cours du soir de l'École nationale supérieure des arts décoratifs. Employé par Hirsch de 1887 à 1890, puis en 1891, il est admis à l'École des beaux-arts de Paris dans l'atelier de Jules-Élie Delaunay et, à la mort de ce dernier, entre dans l'atelier de Gustave Moreau où il côtoie Henri Matisse, Albert Marquet, Henri Manguin, Albert Huyot, Pierre Marcel-Béronneau et Léon Lehmann auquel il restera très lié. Il participe à deux reprises sans succès au concours du prix de Rome, la première fois en 1893 avec "Samson tournant la meule", pour lequel il obtient le prix Chenavard en 1894 et, en 1895, avec "Jésus parmi les Saintes femmes", pour lequel il obtient le prix Fortin d'Ivry. En 1898, il est nommé, selon les vœux du maître, conservateur du musée Gustave-Moreau, à Paris, dès son inauguration cette année-là. C'est pour lui une période difficile, sa famille part pour l'Algérie, et sa santé l'oblige à faire deux séjours en Haute-Savoie. En 1901, il fréquente l'abbaye de Ligugé et y fait la connaissance de Joris-Karl Huysmans. Aux côtés des fauves, tels Henri Matisse, Albert Marquet ou André Derain, il participe au Salon d'automne de 1905. Il aborde des thèmes liés à une observation critique de la société: juges, avocats, salles d’audience, miséreux, émigrés, fugitifs, sont autant le reflet d'une révolte face à la misère humaine qu'un prétexte à des recherches sur les couleurs. Il a une influence sur le travail du sculpteur italien César Giris.
"Tout comme la poésie, la sculpture ou la peinture, la vie a ses chefs-d'œuvre précieux. Un peintre c'est quelqu'un qui essuie la vitre entre le monde et nous avec de la lumière, avec un chiffon de lumière imbibé de silence". En1904, il fait la connaissance de Léon Bloy dont l'œuvre le touche profondément et de façon durable. Quelques années plus tard, il fréquente à Versailles le philosophe catholique Jacques Maritain. C'est entre 1906 et 1907qu'il commence à peindre des céramiques. En janvier 1908, il épouse Marthe Le Sidaner (1873-1973), sœur du peintre Henri Le Sidaner, qui lui donnera quatre enfants. Il considère l’écrivain André Suarès son son "frère en art". Profondément catholique, il reconnaît dans cette humanité souffrante le visage du Christ qu’il recherche dans de nombreuses toiles évoquant sa Passion, à l'exemple du tableau "Le Christ bafoué par les soldats" (1932). Ce thème récurrent "perd son accent moralisateur pour prendre une nouvelle tension dramatique, dans un lyrisme fait d'abandon ascétique qui voit dans la splendeur de l'image un reflet céleste". Dès 1910, les collectionneurs et les marchands reconnaissent la grande force de son œuvre, notamment Maurice Girardin ou Ambroise Vollard qui, en 1917, lui achète l'ensemble des toiles de son atelier, soit près de huit cents œuvres. C'est en 1917 qu'il se lance dans la gravure, et quatre ans plus tard, en 1921, Michel Puy réalise sa première biographie. En 1938, le Museum of Modern Art de New York fait une exposition de son œuvre gravé. C'est l'année suivante au mois de septembre qu'il s'installe à Beaumont-sur-Sarthe, qu'il quittera en juin 1940, pour y revenir de 1943 à 1946. En 1946, après la mort de Vollard, il se trouve en procès avec les héritiers. Le tribunal lui reconnaît la propriété de ses œuvres. Georges Rouault brûle alors trois-cent-quinze de ses tableaux en 1948 en présence d'un huissier. Dans ces mêmes années, il entretient alors une correspondance épistolaire avec le peintre Jacques Duthoo qui s'inspire alors des travaux du maître. Il arrête de peindre subitement en 1957. Il meurt le treize février 1958 en son atelier-domicile, au numéro deux, rue Émile-Gilbert dans le douzième arrondissement. Le gouvernement français lui fait des obsèques nationales à l'église Saint-Germain-des-Prés de Paris et il est inhumé au cimetière Saint-Louis de Versailles. Son prestige en tant que coloriste et graveur n’a cessé de s’étendre, notamment au Japon et en Corée. Il est considéré comme l'un des peintres religieux les plus importants du XXème siècle. Son dernier atelier, installé dans un appartement près de la gare de Lyon, est conservé par sa famille dans l'état où il l'a quitté et sert de siège social à la Fondation Georges-Rouault. L'aménagement en fait un atelier inhabituel.
"La profonde souffrance est le plus grand peintre des portraits. Il est bien rare que le modèle aime son peintre. Ce que nous montre le peintre ou le sculpteur n'est pas ce qu'on voit autour de nous. Ce que nous voyons voile la profondeur qui est à l'origine de la forme. La peinture est un art et l'art dans son ensemble n'est pas une vaine création d'objets qui se perdent dans le vide, mais une puissance qui a un but et doit servir à l'évolution et à l'affinement de l'âme humaine". Rouault occupe une place très singulière parmi les artistes du XXème siècle. Contemporain du cubisme, de l'expressionnisme et du fauvisme il n'a jamais revendiqué l'appartenance à l'un de ces mouvements. Souvent catalogué "peintre religieux" il est avant tout indépendant. Ce n'est pas dans un système abstrait qu'il trouve son inspiration, mais dans la réalité la plus immédiate comme dans la spiritualité la plus élevée. Il est de ceux qui n'ont pas besoin de sujets religieux pour que leurs œuvres soient empreintes d'un caractère sacré. Les dernières années de sa carrière se caractérisent par une explosion des couleurs et une véritable ivresse de la matière, cette ultime période est la plus éclatante de son œuvre et son couronnement. Tel un alchimiste, Rouault a poursuivi dans le secret de son atelier ses expériences et ses recherches reprenant sans cesse ses toiles pour les transformer et les mener à maturation. La poursuite permanente d’un savoir faire pictural et l’expression, quelquefois douloureuse, d’une sensibilité écartelée entre rêve et réalité sont les deux poumons qui donnèrent vie et respiration à son art. La peinture fut pour lui une confession ardente. Gustave Moreau a été le grand initiateur de Georges Rouault à l’univers pascalien. Il aimait à l’entretenir de Baudelaire, de Nerval, de Pascal, des solitaires de Port-Royal, de Nicole aussi, de Racine, de Vigny. Sur sa table de chevet, Rouault gardera le livre des "Pensées". Dans l’éducation de ses enfants, il revient de manière très privilégiée sur Pascal. Si Gustave Moreau a été le premier initiateur, l’amitié avec André Suarès a contribué à fortifier cetteinitiation. Formé par Moreau et Suarès au monde des Pensées, Rouault n’en a pas un savoir technique, érudit, universitaire, mais une compréhension intuitive, intérieure. Il se souvient de certaines pensées qu’il ne cherche pas à élucider de manière analytique mais qui l’habitent profondément sans cesse, comme "le cœur a ses raisons". À l’esprit cartésien, voltairien, s’oppose la lecture de l’Écriture Sainte qui incline le cœur à la foi. Rouault restera un lecteur de la Bible et bâtira une œuvre de peintre-exégète. Peu à peu les thèmes bibliques vont irriguer son art. Rouault consacre une part très importante de son œuvre à des paysages inspirés de l’Écriture. Nombre de ses toiles porteront le titre de "Paysage biblique". Certains tableaux évoquent des lieux de la Terre Sainte.
"Lorsqu'on s'est fait peindre par un peintre célèbre, il ne reste qu'une ressource: ressembler alors à son portrait. Peinture. Art de protéger les surfaces plates des intempéries, de les exposer à la critique. Je ne suis ni dessinateur ni peintre. Mes dessins sont de l'écriture dénouée et renouée autrement". Rouault peint des paysages bibliques,il peint aussi des personnages bibliques comme "Marie" (1937) et inlassablement le visage du Christ, la Croix où l’Écriture prend à ses yeux sens et unité. À la catégorie des paysages bibliques et à celle des personnages bibliques, on pourrait ajouter la catégorie des scènes bibliques, comme "La fuite en Égypte" (1938). Enfin, certains titres donnés à des œuvres profanes les enracinent de fait dans le texte sacré comme "Exode". Les écrits de Rouault sont aussi parcourus de références bibliques. C’était un artiste familier des textes bibliques essentiels, un peintre-exégète. Sur sa table de chevet, il y avait, à côté des "Pensées", la Bible. Pascal apparaît comme un lecteur passionné de l’Écriture. Sa sœur Gilberte souligne, qu’"il la savait toute par cœur". C’était sa lecture de prédilection. Sur sa table de chevet demeure le Livre sacré qu’il étudie, médite, sur lequel il ne cesse de réfléchir. Lecteur, traducteur et interprète de la Bible, penseur-exégète, Pascal découvre aussi dans la Bible un style, une manière décrire, qui lui tiendra alors lieu de modèle, ainsi qu’une manière de penser. C’est le "Livre des livres", le Livre du tout qui élucide tout l’homme et s’adresse à tous les hommes. "Les Pensées" constitueront une interprétation de l’Écriture. Pascal et Rouault ont en commun d’être tous deux des hommes de Bible. Exégètes, Rouault et Pascal sont aussi des moralistes. L’auteur du Miserere aime à peindre les mœurs, la nature humaine. Il ne voit dans la société que rejet des faibles et jugements aveugles. En lisant les "Pensées" qui dénoncent la relativité des lois établies, Rouault avait pu se convaincre des limites inhérentes à toute justice humaine et en lisant la Bible, les prophètes, garder l’idéal d’une véritable justice. À la suite de Pascal, Rouault appréhende la société, le monde comme dominés par la tromperie. Penseur tragique, Pascal est le penseur de la mort comme Rouault, peintre tragique, est le peintre de la mort. Si il peint la misère, le mal, il n’en oublie pas pour autant la dignité de l’homme, le bien. Aux portraits de Filles, s’opposent dans sa peinture, les figure de Véronique ou encore Jeanne d’Arc. Dans une perspective paulinienne, soulignée aussi par Pascal, l’existence est pour lui combat de la chair et de l’esprit. Le bien et le mal s’affrontent à travers l’aventure des formes et des couleurs. L'artiste Rouault n’a pas seulement une lecture esthétique de la création mais aussi profondément éthique.
"Les communautés de bâtisseurs, les ateliers collectifs de peinture à la Renaissance ont dû ainsi connaître lamême exaltation qu’éprouvent ceux qui travaillent à un grand spectacle. Encore faut-il ajouter que les grands monuments demeurent, tandis que le spectacle passe et qu’il est dès lors d’autant plus aimé de ses ouvriers qu’il doit mourir un jour". S’il se sait lui-même, comme tout homme, faillible, il croit à la vertu, l’honnêteté. Il faut souligner l’admirable rectitude morale, austère, scrupuleuse, héroïque au besoin de ce grand artiste toujoursresté artisan. Il y a en Rouault une pureté, presque janséniste. La révolte a comme contrepoint la bonté. Il peint "La veuve", "Le pauvre ou l’orphelin" (1929), "Le fugitif" (1945), ceux que la Bible appelle les "anawim", et pour lesquels le croyant est appelé à éprouver un amour de prédilection. Son regard se tourne vers les déshérités, les abandonnés. Le critère d’authenticité de l’amour du divin, du Christ, se situe dans l’amour des humbles. "Va conquérir l’âme de ton frère souffrant ou malheureux, aime-la comme ton âme. C’est ton plus beau trophée,et ce sera la Toison d’Or reconquise". Pascal et Rouault mettent en œuvre une esthétique du mystère où le beau relève du caché. Ils rejettent une beauté de l’apparence à laquelle ils opposent une beauté de la vérité, exprimée à travers un style du dépouillement, un lyrisme dense, sobre et tragique. Tous deux, sans appartenir à la catégorie des poètes, écrivent des poèmes, se révèlent de profonds poètes, et leur langage, expressif, intense, poignant, se trouve centré sur le langage poétique comme trace brûlante de la vie intérieure. Leur esthétique, inspirée de la Bible, s’attache à conjuguer simplicité et profondeur. La foi a constitué l’axe de leur œuvre et de leur vie. L’un a témoigné de l’absolu par le langage pictural, l’autre par le langage apologétique. Rouault se présente comme un peintre-témoin, à l’image de Pascal, penseur-témoin, et son œuvre, de même que les "Pensées", a tous les traits de l’authentique témoignage. Un artiste qui ne s’engage pas de tout son être, viscéralement, dans son art, n’est qu’un dilettante. Les entrailles représentent comme le lieu d’unité du corps et de l’esprit. L’art du poignant, aux profondes résonances humaines, se situe aux antipodes de l’art du divertissement. Pour Rouault, à la suite de Pascal, la seule beauté véritable, poignante, est celle qui touche l’homme en ses entrailles. L’art de Rouault apparaît intensément et mystiquement toujours anthropocentré.
"Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable: la poésie, la musique, la peinture, le discours public. Quel supplice que celui d'entendre déclamer pompeusement un froid discours, ou alors prononcer de médiocres vers avec toute l'emphase d'un mauvais poète". En même temps que le regard du peintre se centresur l’homme, il se centre sur le Christ. Rouault se situe alors précisément, de même que Pascal, aux antipodes de l’anti-christianisme de Nietzsche. L’Homme-Dieu apparaît comme le personnage essentiel de son aventure picturale. "Christ" (1938), "Christ solitaire" (1937), "Christ sur le lac de Tibériade" (1939). Christ toujours et partout, forme centrale qui donne sens à l’acte de peindre. Rouault, qui en peignant l’homme cherche l’absolu, aime à peindre le Christ au milieu des hommes. "Le Christ dans la banlieue" (1920-1929), "Christ et pauvre"(1937), "Christ et lépreux" (1938). C’est la présence de Jésus au milieu des hommes, des pauvres, des enfants, des faibles, qui scelle la dimension sacrée de l’humanité. De même que Rouault peint le visage de l’homme, il peint avec passion le visage du Christ qui, tragiquement, l’élucide. Avec la "Tête du Christ" (1939), la "SainteFace" (1951), c’est la plus haute vérité du visage qu’il donne à contempler. Le christianisme christocentré de l’auteur du "Miserere" retrouve celui de l’auteur des "Pensées". Les écrits comme les œuvres de Rouault convergent vers la Croix comme le centre de leur quête. Sa peinture biblique, pascalienne est essentiellement une peinture de la Passion. Citons "Christ aux outrages" (1942), "Passion" (1943), Crucifixion (1939, 1950). L’art de Rouault relève d’une éthique et d’une esthétique de la Croix. L’existence est via crucis. Pascal est penseur de la Croix comme Rouault est peintre de la Croix. Ils sont des témoins qui témoignent du Témoin. Rouault peint la foi comme Pascal pense la foi. Face au tout, il n’y a que le rien. Croire ou ne pas croire, tel est l’unique choix, âpre, tragique, déchirant, que proposent l’œuvre du peintre et celle du penseur. À une pensée du salut chez Pascal répond une peinture du salut chez Rouault. Il y a ainsi une symétrie parfaite.
"Les idées ne sont rien, si l’on n’y trouve une peinture des sentiments, les médailles que toutes les sensations ont frappé dans un homme. Notre imagination a des mirages qui nous trompent souvent. Le vrai germe est parfois étouffé et n'apparaît que tardivement. Gautier et les Goncourt se croyaient, nés pour la peinture. Rousseau n'a compris qu'à quarante ans qu'il était écrivain". L’art de Rouault, alors loin de toute sécheresse conceptuelle, se présente comme un art du cœur, son œuvre comme une œuvre cordiale. Le peintre lui-même avait conscience que l’élément cordial représentait une caractéristique essentielle, originale, de son éthique et de son esthétique. La peinture de Rouault est une peinture du cœur. Cœur de l’être humain mais aussi cœur du Christ. Dans "Le clown blessé" (1932) par exemple, le cœur s’ouvre à la détresse humaine. La beauté artistique sans la circoncision du cœur n’est alors que vanité, vacuité. Pascal, comme après lui Rouault, voit à travers le cœur la profondeur humaine où l’amour rencontre l’absolu. L’attachement de Rouault à l’intériorité se manifeste sur le plan pictural par la représentation de scènes d’intérieur. Ainsi des toiles: "Intérieur" (1937),"Stella Vespertina" (1946), "Intimité chrétienne" (Christ et enfants) (1952). Même lorsque Rouault ne peint pas des scènes d’intérieur, son regard sur l’homme, le monde demeure intériorisé. Il représente du dedans la nature, la banlieue, les êtres. Le monde intérieur se superpose au monde extérieur. En séparant l’esprit du cerveau, Rouault ne l’identifie pas à la "mens intellectualis". Plutôt que cérébral, l’esprit est sensible. Il y aune sensibilité charnelle et une sensibilité spirituelle. Pour Pascal le lieu de la sensibilité se situe d’abord dans le premier ordre, elle ne s’en trouve pas moins purifiée pour autant, son lieu profond dans le troisième ordre. Aux paysages bibliques-mystiques de Rouault, il convient de mettre en contrepoint la peinture des visages bibliques-mystiques, avec au centre la face du Christ. Le visage mystique représente la vérité du paysage mystique. Rouault appartient à la rare lignée des peintres mystiques, exceptions dans l’histoire de l’art. Le mysticisme auquel peut se rattacher le peintre n’est pas un mysticisme idéalisé mais un mysticisme engagé.
"La littérature est un agrément, comme la peinture, l'aquarelle et la musique, une distraction noble et permise, un moyen d'embellir les heures de la vie et les ennuis de la solitude. La peinture est une cérémonie en solitude. Il faut dans les désirs imiter la nature. Qui ne peint pas les champs d'une même peinture, et par ses changements et ses diversités, fait briller à nos yeux différentes beautés". Si Georges Rouault constitue une exception dans l’art du XXème siècle, c’est qu’il a conquis son unique originalité en puisant à l’intérieur du livre des "Pensées" posé sur sa table de chevet. De même que la pensée de Pascal, pour qui Dieu est un Dieu caché, un Dieu se cachant, non un Dieu mort, restant mort, comme celui de l’Insensé de Nietzsche, se présente comme une pensée témoignante, confessante, la peinture de Rouault se définit aussi comme une peinture témoignante, confessante. En unissant expérience artistique et expérience du sacré, Rouault retrouve une alliance première. L’art à l’origine n’exprimait que le sacré et le sacré ne s’exprimait que dans le langage de l’art. Mais pour Rouault, comme pour Pascal, le sacré, afin de toucher l’homme, doit assumer le profane. Ainsi existence et révélation, tel est le constant battement des "Pensées", tel est aussi le perpétuel dialogue à l’œuvre dans l’art sacré pour l’auteur du "Miserere". La proximité entre Pascal et Rouault se fonde sur des données objectives, indéniables. Le peintre conservait sur sa table de chevet, affirmation confirmée par le témoignage de ses proches, les "Pensées". Son maître, Gustave Moreau, l’entretenait de Pascal, de Port-Royal. Ses amis, André Suarès, le sage conseiller, et Marcel Arland, fréquenté régulièrement à partir de 1930, se sentaient proches de l’auteur des "Pensées" et lui ont consacré le premier "Puissances" de Pascal, le second "Avec Pascal". Rouault est un peintre-moraliste, Pascal un penseur-moraliste. Soucieux de concret, ils peignent et pensent des êtres réels, vivants, non des idées, des concepts abstraits. Leur attirance pour la spiritualité et la mystique s’harmonise avec une volonté de perfection dans les formes et les couleurs pour l’un, dans le langage pourcl’autre. Tous deux, fidèles à l’ordre du cœur, de l’esprit et du mystère, demeurent de rares témoins de l’aurore.
Bibliographie et références:
- André Suarès, "Georges Rouault, le peintre de la misère"
- Véronique Bastien, "Georges Rouault, la peinture sacrée"
- Enrico Crispolti, "Le peintre Georges Rouault et la divin"
- Marc Restellini, "Le sacré chez Georges Rouault"
- Lionello Venturi, "La peinture de Georges Rouault"
- Albert Kostenevitch, "L'art de Georges Rouault"
- Geneviève Nouaille-Rouault, "Georges Rouault, mon père"-
- Harry N. Abrams, "Pascal et Georges Rouault"
- Bernard Grasset, "Le divin dans l'art de Georges Rouault"
- Fabrice Hergott, "Georges Rouault, la peinture sacrée"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Celui qui n'ose pas regarder le soleil en face ne sera jamais une étoile. Voir le monde dans un grain de sable et le paradis dans une fleur sauvage, tenir l'infini dans le creux de sa main et l'éternité dans une heure. L'arbre qui fait verser aux uns des larmes de joie n'est aux yeux des autres qu'une chose verte qui se dresse en travers du chemin. Certains ne voient dans la nature que ridicule et difformité. D'autres, c'est à peine s'ils voient la nature. Mais aux yeux de l'homme d'imagination, la nature est l'imagination même. C’est avec les pierres de la loi qu’on a bâti les prisons, avec les briques de la religion, les bordels. Pour créer la moindre fleur, des siècles ont travaillé". Le temps a rendu justice à celui qui, longtemps considéré comme un fou, fut le grand poète, graveur et visionnaire que l’on sait, éternel enfant, éternel "primitif" que son ardeur imaginative, son lyrisme, sa violence condamnèrent à n’avoir de renommée que posthume. Autodidacte, William Blake (1757-1827) dénonce la raison tyrannique des philosophes, s’enflamme pour la révolution. Ses admirations sont aussi significatives que ses refus. Il préfigure quelques-unes des lignes de force du romantisme et goûte certains de ses grands intercesseurs, Swedenborg, Shakespeare, Dürer. Une vie intérieure puissante, une simplicité mystérieuse et désarmante guide son bras. Dans "Le Mariage du Ciel et de l’Enfer", il proclame alors l’unité humaine, attaque la prudence et le calcul au nom de l’épanouissement de l’être réconciliant désir, sagesse et raison. L’amour comme la haine étant nécessaires à la vie, c’est le choc des contraires qui provoque le surgissement de la force créatrice et la progression de l’être individuel. Il oppose ainsi la raison à la vision intuitive, à laquelle va sa préférence. "L’astre Blake étincelle dans cette reculée région du ciel où brille aussi l’astre Lautréamont. Lucifer radieux, ses rayons revêtent ainsi d’un éclat insolite les corps misérables et glorieux de l’homme et de la femme" (André Gide). Bien que considéré comme peintre, il a peint quelques tableaux à l'huile, préférant l'aquarelle et le dessin, voire la gravure et la lithographie, il s'est surtout consacré à la poésie. William Blake, peintre, poète, graveur, prophète est né en 1757 au-dessus d’une échoppe de bonnetier, à Londres. De toute son existence, il ne quitta guère sa ville. Implantée dans cette sphère étroite, sa vie fut, à première vue, banale, sans aventure, centrée sur son travail de graveur. Elle échappe pourtant dans une large mesure, écrit Georges Bataille, qui consacra à Blake une étude dans "La Littérature et le Mal", aux "limites communes de la vie". C’est que Blake, au-delà du cercle restreint où il se déplaçait, de son occupation absorbante, des soucis d’une vie quotidienne difficile, voyait bien d’autres scènes et d’autres mondes.
"Celui qui veut conquérir la joie, malgré lui, la brisera. Mais celui qui, quand elle passe, sait doucement l'embrasser pourra toute sa vie en profiter". Sur la réalité prosaïque de l’univers extérieur, il donna la préférence à son pouvoir de vision, opposé à la simple vue, qu’il appelle alors "génie poétique" ou "génie prophétique", "imagination", ou par d’autres termes encore. L’imagination lui représentait un monde plus précis, plus vivant et plus vrai que celui qui nous est livré par le regard. Mais, insistait-il, un tel pouvoir ne lui était pas réservé. Chaque homme à l’origine le possède. "De même que tous les hommes sont semblables par la forme extérieure, de même, ils sont semblables par le génie poétique". Opprimés par la vie, lancés dans des poursuites sans intérêt, argent, pouvoir, paraître, ayant de ce fait perdu leur état de disponibilité, la plupart oublient le don qu’ils possédaient enfants, le sentiment d’éternité qui lui est lié. Cette capacité, il en fit très tôt l’expérience. Dieu d’abord, qui lui apparaît à la fenêtre, puis un arbre chargé d’anges et, un jour, parmi les ramasseurs de foin, des anges, encore, visions inspirées par la Bible. Sur la fin de sa vie, le soleil, bien différent de la pièce d’une guinée que verrait un avare, mais disque resplendissant d’esprits qui chantent en chœur "saint, saint, saint". Ces images se sont imprimées dans son imagination avec une si grande intensité que la vision s’est produite, projetée devant lui, la différence entre monde extérieur et intérieur effacée. Il ne voyait pas, comme il l’a écrit, "par ses yeux", mais "à travers". Et ce qui lui apparaît à travers, au-delà du monde sensible dont le témoignage lui sembla toujours douteux, à tout le moins insuffisant, c’est la réalité spirituelle, telle que la représente l’Imagination. Ainsi, cette "double vision" lui révélera non pas l’oiseau qui fend l’air, spectacle que nous montre l’organe œil, mais l’immensité que traduit son vol. "Ne comprends-tu pas que le moindre oiseau qui fend l’air est un monde de délices fermé par tes cinq sens ?" Dans le vol de l’oiseau, c’est l’illimité qui nous est donné, et la joie que procure une telle liberté. Pourvu que nous sachions "voir", c’est-à-dire que nous vivions par l’imagination cette expérience, éprouvant en nous-même la sensation de l’envol et de l’espace, l’oiseau qui fend l’air nous porte dans une tout autre région de l’être que celle qui est définie et bornée par les sens. Le vol de l’oiseau nous dévoile l’infini dont nous sommes faits. William Blake était un pur poète.
"Le chemin de l'excès mène au palais de la sagesse. Il importe peu qu'un homme prenne la bonne route ou la mauvaise, pourvu seulement qu'il la suive avec sincérité et dévotion, jusqu'à sa fin, car toute route le conduira à son but. Ceux qui répriment leur désir, sont ceux dont le désir est faible assez pour être réprimé". Si les portes de la perception étaient nettoyées, chaque chose apparaîtrait à l’homme pour ce qu’elle est infinie". Mais nous sommes enfermés en nous-mêmes, à tel point que nous ne percevons plus que par les "fissures étroites de la caverne", écrit Blake se souvenant de sa lecture de Platon. De notre époque il avait tout prévu et de la sienne tout compris. Il ne fut pas entendu de ses contemporains qui, mis à part quelques esprits amis, l’ignorèrent. Il fut même jugé fou en raison de ses visions et parce qu’il s’entretenait avec les esprits, il ne s’en cachait pas, tout au contraire. Il vécut pauvre et incompris, sans pourtant jamais renoncer à sa vision, à sa mission, à laquelle il consacra l’essentiel de son art, de sa vie. Newton, Bacon, Locke étaient ses bêtes noires, ses ennemis déclarés et, selon lui, ceux du genre humain, même si dans ses écrits tardifs, à la fin de Jérusalem, ils bénéficient de la réconciliation universelle, la science venant se ranger aux côtés de la poésie dans l’harmonie des contraires. Newton, que représente une saisissante gravure de Blake, assis dans les eaux de la matière, mesure l’univers à l’aide d’un compas. C’est le monde de la "vision simple", expliqué, mesuré, mis en ordre, monde géométrique fait de particules de matière dure et solide, alors que Blake les voit brillantes comme des "joyaux de lumière". Celui de l’économie moderne et des "sombres moulins sataniques" qui broient et écrasent l’homme, celui d’hier comme d’aujourd’hui. Froideur rationnelle de la science divorcée de l’imagination, le système qui comptabilise et uniformise, c’est la technologie nouvelle et la production industrielle exclusivement occupée du nombre et de la masse. Non que Blake ait détesté les découvertes de la science dont il a donné de poétiques descriptions. C’est à ses prémisses qu’il s’attaque, à la prédominance donnée à la raison, domination qui implique l’exclusion de tout un ensemble de savoirs traditionnels considérés comme inadéquats par l’esprit rationnel. Newton est selon Blake l’annonciateur du matérialisme moderne, cette philosophie qui consiste à placer toute réalité non dans l’esprit, mais dans la matière, et que Blake avait donc en horreur. C’était là, a-t-il dit, la maladie la plus grave de l’âge moderne, la cause de notre absence de vision et celle de la mort intérieure de nos sociétés.
"Si les portes de la perception étaient purifiées, toutes les choses apparaîtraient à l'homme telles qu'elles sont, infinies. Car l'homme s'est enfermé, jusqu'à voir toutes choses au travers des étroites fentes de sa caverne". La philosophie matérialiste que combattait déjà Blake n’a fait depuis lors que croître et s’imposer. En 1945, dans un livre intitulé "Le règne de la quantité et les signes des temps", René Guénon écrivait: "Parmi les traits caractéristiques de la mentalité moderne, nous prendrons ici tout d’abord la tendance à tout réduire au seul point de vue quantitatif, tendance si marquée dans les conceptions “scientifiques” de ces derniers siècles qu’on pourrait presque définir notre époque comme étant essentiellement et avant tout “le règne de la quantité”. Mais, plus précisément, Blake s’attaque à ce qui va devenir le mode de fonctionnement principal du monde moderne, "le système", dont il eut à souffrir directement dans son métier et qui repose sur les lois de la marchandisation. C’est la conversion de l’art en argent qu’il accuse. "Partout où on a en vue l’argent, on ne peut justifier l’art, mais seulement la guerre", son enrôlement au service du profit, son évaluation, ainsi que celle de l’homme, en termes de chiffres et de la quantité. Dans son " Adresse publique", une suite de notes écrites après l’échec de l’exposition qu’il avait montée autour de ses propres œuvres et la publication, en 1809, du Catalogue descriptif, il dénonce: la soumission des esprits à l’air du temps, à l’opinion ambiante, aux modes et à tous leurs diktats. Esclavage qui implique alors le renoncement à penser par soi-même, dans la solitude, à l’abri du conformisme général. À son habitude, prenant de la hauteur, dépassant ce moment de l’Histoire, il élargit son propos. Il décèle une tendance à l’uniformisation, le "commerce" nécessitant pour plus d’efficacité la production massive des mêmes biens, et donc alors, bientôt, une forme d’enrégimentement des esprits formés à ce mode de fonctionnement, par la masse. "Le commerce ne peut supporter le mérite individuel. Son estomac insatiable doit être nourri par ce que tous peuvent faire aussi bien. William Blake, dans ses positions était avant-gardiste.
"Sans aucunes contraintes, il n'est pas de progrès. Attraction et répulsion, raison et énergie, amour et haine, sont nécessaires à l'existence de l'homme. Ce qui est maintenant prouvé ne fut jadis qu’imaginé". La crainte de Blake étant que ceux-là seuls qui savent faire la même chose, et pensent de la même façon, se prêtant aux lois du marché, aient le droit d’exister dans une société uniformisée, parce qu’ils sont des rouages utiles à la machine à produire, tandis que les autres, ceux qui ne sont pas conformes, qui pensent et créent par eux-mêmes, restent en marge de ce vaste mécanisme, ignorés, laissés pour compte. Pour Blake, soucieux au plus haut point de l’intégrité de l’homme, la division des tâches, quand la conception est séparée de l’exécution et que le travail devient purement machinal, était inacceptable. "Une machine n’est pas un homme ni une œuvre d’art, elle est destructrice de l’humanité et de l’art". Une machine, c’est-à-dire l’instrument qui exécute, ou l’ouvrier réduit à accomplir les mêmes gestes, auquel on a ainsi dénié la faculté de penser. Autrement dit, cesser de croire dans le pouvoir de l’esprit revient à se soumettre sans plus de résistance aux lois de l’économie. Celles-là détruisent l’art véritable, ou encore "l’homme véritable", la figure de l’artiste-poète-créateur étant au centre de son œuvre. Au nom de l’argent, elles assassinent la part vivante de lui-même, le transformant ainsi en une "ombre", un "spectre", selon ses propres termes. Épris de la Révolution, il en suivit l’éclosion avec espoir, puis, venue la Terreur, avec désillusion. Bientôt, il cessa de croire dans la politique. "Je suis vraiment attristé de voir mes contemporains se soucier de politique. Si les hommes politiques étaient sages, le plus arbitraire des princes ne pourraient leur faire de mal. S’ils n’ont pas cette sagesse, le plus libre des gouvernements ne peut être qu’une tyrannie. Homme de gauche, il le resta toute sa vie, en révolte contre l’ordre établi, antimonarchiste, anticlérical, pacifiste, défiant l’autorité, ses institutions et ses lois. Pour prophétique que soit sa poésie, elle présente, mêlée au message religieux, une suite de références aux événements de l’époque comme un énoncé de ses espoirs et déceptions. "Dans la vie, sois toujours prêt à dire ton opinion, et le lâche t'évitera".
"L'homme croit voir le monde à travers deux yeux, deux petites ouvertures étroites, et les choses lui apparaissent dès lors limitées et à distance. En réalité, nous ne voyons pas le monde à partir de petites ouvertures, deux petites fissures mais à partir de l'espace infini. Quand on s'éveille à cette vision sans voyant, alors les choses sont unes avec l'infini, deviennent elles-mêmes l'infini". Est-ce à dire que la liberté que revendique Blake et la confiance en l’homme dont elle témoigne autorisent la libération des instincts, tels qu’ils sont liés à "nos corps mortels végétatifs" ? Il n’en est rien. "L’Homme n’a pas de corps distinct de son âme, car ce qu’on appelle corps est une partie de l’âme perçue par les cinq sens. Toute jouissance est d’ordre spirituel. Blake a constaté l’insuffisance de son évangile libertaire, il n’y renonce pas mais chemine au-delà. On ne trouve pas de contradictions avec ses premiers textes. Mais on y découvre un point de plus: le pardon, le pardon absolu, inconditionnel, profond, lié à l’amour. Au bout de grands travaux sur lui-même, assouplissant sa vision pour y faire entrer la promesse d’un salut universel, il se reconvertit au christianisme. Jésus ne meurt pas sur la croix mais il y abandonne ce qui attache l’homme au monde, la sujétion à des lois restrictives et punitives, la soumission au monde sensible qui n’est alors qu’un reflet trompeur, l’attachement au "moi", au faux moi enclos en lui-même, avec son maladif appétit de puissance,"the satanic selfhood". Dans cette dépossession de soi se réalise la plénitude. Rouvrir les fontaines de lavie, rendre l’homme à lui-même et à la joie qui est en lui, telle est la mission du poète. La poésie, qui "nie et détruit la limite des choses, a seule la vertu de nous rendre à son absence de limites", écrit Georges Bataille. C’est par la poésie que Blake entendait délivrer l’homme de la geôle où il est enclos, lui restituant la vision double, c’est-à-dire le pouvoir dont il dispose, qui est de percevoir en lui-même l'essence de la vie.
"La prudence est une riche et laide vieille fille à qui l'incapacité fait la cour. Autrefois, les poètes de l'antiquité peuplaient le monde sensible de dieux et de génies, auxquels ils donnaient les noms, et qu'ils revêtaient des attributs, des bois, des ruisseaux, des montagnes, des lacs, des peuples, des cités, et de quoi que ce soit que leurs nombreux sens élargis pussent atteindre". Blake lui-même sacrifia ainsi ambition, argent, reconnaissance à sa conception de la poésie et du divin, qu’il voulut mettre au service de tous. Ce fut sa vertu, écrit Bataille, de dépouiller la figure individuelle de la religion comme de la poésie et de leur "rendre cette clarté où la religion a la liberté de la poésie, la poésie le pouvoir souverain de la religion". Livré à un matérialisme écrasant, passif, emprisonné, l’homme, écrit W.B. Yeats, que Blake inspira, "cogna à la porte". Il y cogne toujours. Mais Blake ne prône aucune liste de vertus, nulle recette, nulle règle de conduite. Il se contente de dénoncer le faux et d’exalter le vrai, qui loge dans l’esprit poétique. Dans cette vie, à ce stade de l’Histoire, l’esprit nous parle uniquement dans les révélations de la poésie. Elle seule est capable de dévoiler à l’homme la réalité de ses enfers et de ses ciels. La nouvelle "bonne nouvelle" est que la joie est en nous, et qu’elle n’est pas une question de circonstances mais de vision. "La joie que nous avons en vue ne tire sa dépendance d’aucun objet extérieur, elle arrache l’homme aux contingences, le hisse au-dessus de lui-même et ouvre devant lui la voie qui mène à la vraie vie". La vision poétique, consistant à percevoir le vivant, possède le pouvoir de nous conduire hors de nos enfers vers le ciel que des moments privilégiés nous ont fait entrevoir. "L’Enfer est ouvert au Ciel". En même temps, il fait figurer dans plusieurs expositions de l'Académie royale des peintures allégoriques, historiques et religieuses. Il publie en 1790 "The Marriage of Heaven and Hell", satire du "Heaven and Hell" de Swedenborg. Ses quarante dessins gravés par Luigi Schiavonetti pour une édition du poème "The Grave" (1808) de Blair sont très admirés,de même que sa grande estampe, le "Pèlerinage de Canterbury" (1809). Sa mort, le douze août 1827, à l'âge de soixante-neuf ans, interrompt l’illustration de "The divine comedy" (1825-1827) de Dante. Il est enterré, en compagnie de sa femme, au cimetière de Bunhill Fields, dans la banlieue Nord de Londres.
Bibliographie et sources:
- Gerald Eades Bentley, "William Blake"
- John Johnson, "Memoirs of the Life of William Blake"
- Hervé Le Tellier, "William Blake poesy"
- Peter Ackroyd, "Life of William Blake"
- Pierre Boutang, "William Blake: manichéen et visionnaire"
- Armand Himy, "William Blake, peintre et poète"
- Christine Jordis, "Vision prophétique de William Blake"
- John Yau, The wild children of William Blake"
- François Piquet, "Blake et le sacré"
- Kathleen Raine, "Imagination chez William Blake"
- David Worrall, "William Blake et ses mécènes"
Bonne lecture à toutes et à tous.
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"Je fais certainement de la peinture et de la sculpture et cela depuis toujours, depuis la première fois que j'ai dessiné ou peint, pour mordre sur la réalité, pour me défendre, pour me nourrir, pour grossir, grossir pour mieux me défendre, pour mieux attaquer, pour accrocher, pour avancer le plus possible sur tous les plans, dans toutes les directions, pour me défendre contre la faim, contre le froid, contre la mort, pour être le plus libre possible, le plus libre possible pour tâcher, avec les moyens qui me sont aujourd'hui les plus propres, de mieux voir, de mieux comprendre ce qui m'entoure. On peut comparer le monde à un bloc de cristal aux facettes innombrables. Selon sa structure et sa position, chacun de nous voit certaines facettes. Tout ce qui peut nous passionner, c’est de découvrir un autre tranchant, un nouvel espace". Alberto Giacometti (1901-1966) fait partie des principaux sculpteurs modernes de l'après-guerre, mais fut aussi peintre et dessinateur. On le compte parfois parmi les artistes de l'école de Paris. Personnalité artistique forte, il a traversé avec grâce l'époque surréaliste avant de trouver une voie personnelle tournée vers la forme humaine. Ses silhouettes se singularisent par leur caractère filiforme, voir leur dissolution dans l'espace. Giacometti a travaillé sur la notion d'échelle, primordiale chez lui. Il fut l'un des plus grands du XXème siècle, au même titre que Picasso. Alberto Giacometti est né dans le petit village de Borgonovo dans le canton suisse des Grisons le dix octobre 1901. Il passe ses premières années scolaires dans le village voisin de Stampa. Il a une enfance heureuse. Son père qui est artiste l'initie au travail de peintre. Dans l'atelier, son parrain, le peintre Cuno Amiet lui enseigne les dernières techniques, et les autres membres de sa famille contribuent à son développement artistique en posant pour lui en tant que modèles. Peu de temps avant d'obtenir son diplôme d'étude secondaire, Giacometti abandonne l'école en 1919 pour se consacrer entièrement à l'art. Il est l'aîné de quatre enfants. Son frère Diego nait en 1902, sa sœur Ottilia en 1904, son dernier frère, Bruno, en 1907. Sa première sculpture, exécutée dans les années 1913-14, est un buste de son frère Diego. En 1920 et 1921, Alberto Giacometti voyage en Italie. Il découvre des villes, Venise, Padoue, Rome, Florence et Assise, mais aussi des peintres, Le Tintoret, Giotto et Cimabue, qui le marquent pour le restant de sa vie. C'est lors d'un de ces voyages qu'il fait la connaissance d'un vieil Hollandais qui mourra sous ses yeux. Il dira que cette triste expérience a transformé son rapport au monde, donnant à son art, un caractère très souvent dépouillé, inquiet et onirique, retravaillant sans cesse la forme symbolique du réel.
"Seule la réalité crue est capable de réveiller l'œil, de l'arracher à son rêve solitaire, à sa vision, pour le contraindre à l'acte conscient de voir, au regard". Décidé à rejoindre Paris, il arrive le sept janvier 1922. Il loge dans l'atelier d'Archipenko et fréquente assidument l'atelier d’Antoine Bourdelle avec qui il travaille jusqu'en 1927, à l’Académie de la Grande Chaumière, à Montparnasse. Il vit très seul et visite le Louvre. Il découvre le cubisme, l’art africain et la statuaire grecque et s'en inspire dans ses premières œuvres. Ses sculptures sont en plâtre, parfois peintes ou coulées en bronze, technique qu'il pratiquera jusqu'à la fin de sa vie. Il emménage alors en octobre 1926, au quarante-six, rue Hippolyte-Maindron, dans le quatorzième arrondissement, dans la "caverne-atelier" qu'il ne quittera plus, malgré la petite taille et l'inconfort des lieux. Son frère Diego le rejoint de façon permanente en 1930. Bien que l'essentiel de sa production soit fait à Paris, Giacometti retourne régulièrement en Suisse où il travaille dans l'atelier de son père à Maloja, hameau de Stampa. En 1925-1926, il fréquente Henri Laurens et Jacques Lipchitz. En 1927 et 1928, Giacometti expose ses premières œuvres au Salon des Tuileries. L'artiste obtient ses premiers succès grâce à des oeuvres abstraites: des têtes et des figures aplaties, à la surface lisse, marquées de faibles dépressions qu'il appelle "plaques" ("Femme cuiller", 1926). Il crée des objets qui sont des évocations de violence, de sexe et de mort ("Femme égorgée", 1932). L'artiste se rapproche des surréalistes et expose, à partir de 1930, aux côtés de Joan Miró et Jean Arp, à la galerie "Pierre" avec laquelle il a passé un contrat en 1929. Il rencontre Tristan Tzara, René Crevel, Louis Aragon, André Breton, Salvador Dalí, André Masson. Il adhère officiellement au groupe surréaliste parisien en 1931. Il crée des gravures et des dessins pour illustrer des livres de René Crevel, Tristan Tzara et André Breton. Il se présente tel un sujet en "chantier" permanent, remettant sans cesse en cause son appréhension du réel, apportant sa marque à une épaisseur anthropologique du visible. Sartre, dont Giacometti a exécuté douze portraits, et qui fréquentait son atelier, évoque les dessins préparatoires de ses sculptures. Il ressent les statues de Giacometti comme des "grumeaux d’espace", restes d’une terreur devant un visible qui déclare pourtant renouveler sa visibilité.
"Je n'avance qu'en tournant le dos au but, je ne fais qu'en défaisant. La sculpture est l'interrogation. Le dessin est la base de tout et dans un incendie, entre un Rembrandt et un chat, je sauverais le chat". Avec le groupe surréaliste, il participe d'octobre à novembre 1933 au sixième salon des surindépendants en compagnie de Man Ray, Yves Tanguy, Salvador Dali, Max Ernst, Victor Brauner, Joan Miró, Vassily Kandinsky, Jean Arp et Meret Oppenheim. C'est au cours de ce salon qu'il présente son œuvre "L'oiseau silence". L'inquiétude, l'incertitude, la violence sont les caractéristiques des sculptures de cette époque: "Cube", "Femme qui marche", "Femme couchée qui rêve", "Femme égorgée", "Cage", "Fleuren danger", "Objet désagréable à jeter", "Table", "Tête crâne", "Pointe à l'œil", "Le palais à quatre heures du matin". La plupart de ses œuvres de jeunesse ou surréalistes sont connues par leur édition en bronze faite dans les dix dernières années de la vie de l'artiste. Il expose aux galeries Pierre Loeb et Georges Petit. Sa première exposition personnelle a lieu en mai 1932 à la galerie Pierre Colle. Son père, Giovanni Giacometti, décède le vingt-cinq juin 1933 à Glion, près de Montreux en Suisse. Accablé de chagrin, Alberto ne peut conduire les funérailles. L'année suivante il organisera une grande exposition en souvenir de son père. Dès 1939, les figures sculptées deviennent très petites. En décembre 1941, il quitte Paris pour Genève. Parti rendre visite à sa mère, Annetta, il ne peut pas rentrer en France, les allemands ayant supprimé les visas. Diego surveillera l'atelier pendant son absence. En septembre 1945, Giacometti revient à Paris où il est rejoint, en 1946, par Annette Arm, rencontrée à Genève en 1943 et qu'il épouse le dix-neuf juillet 1949 à la mairie du quatorzième arrondissement. C'est pendant cette période que s'affirme le nouveau style de Giacometti, caractérisé par de hautes figures filiformes. Sa production est stimulée par les relations qu'il renoue avec le marchand new-yorkais Pierre Matisse qui accueille sa première exposition personnelle d'après-guerre en janvier 1948. Grâce à la reconduction des accords passés avec le galeriste, Giacometti peut faire fondre en bronze, huit de ses nouvelles sculptures dont "L'Homme qui pointe", un premier "Homme qui marche". Suivent, "Les Trois Hommes qui marchent" et "Les Places".
“L'idée de faire une peinture ou une sculpture de la chose telle que je la vois ne m'effleure désormais plus. Maintenant, c'est comprendre pourquoi ça rate, que je veux.” Une première rétrospective a lieu en 1950 à la Kunsthalle de Bâle. La même année, "La Place", achetée par le Kunstmuseum de Bâle, est alors la première des œuvres de Giacometti à entrer dans une collection publique. En novembre, il expose encore chez Pierre Matisse à New-York. C'est seulement en juin 1951, qu'a lieu sa première exposition d'après-guerre à Paris, à la galerie Maeght, où son ami Louis Clayeux l'a convaincu d'entrer. Il y présente des œuvres déjà montrées à la galerie Matisse et plusieurs œuvres nouvelles, toutes en plâtre, dont "Le Chat et Le Chien". Contrairement à la légende qui veut qu'Aimé Maeght ait permis à Giacometti de faire fondre ses œuvres en bronze, Giacometti peut faire fondre ce qu'il veut, depuis 1947, grâce à Pierre Matisse. La construction de l’espace intérieur de Giacometti et celle de son atelier forment un tout singulier, construction autour de l’appropriation du visible. On peut supposer, dès lors qu’une énergie psychique circule, un jeu meurtrier entre la proximité de l’objet et l’immensité de l’espace, une détermination à élaborer une mythologie se déployant dans l’espace du visible. Giacometti peut s’inscrire dans un destin mythique. Les lignes de ses dessins suivent le sillage de sa vie: fluide, légère, perdue, reprise, gommée, multipliée, aventureuse. Questionnement du proche et du lointain. Il semblerait que son art tienne dans la discontinuité. Le vide comme forme vitale, irruption du futur du dehors dans le dedans. Giacometti féconde la matière altérée, une substance avide. La présence active du vide viendrait comme une plainte, un ressassement. Les sculptures sont ainsi rongées et pourtant elles jaillissent. Une tension, une respiration faible, une ouverture infinie se verticalisent.
"Et l'aventure, la grande aventure, c'est de voir surgir quelque chose d'inconnu chaque jour, dans le même visage, c'est plus grand que tous les voyages autour du monde. Je n'aime l'œuvre d'un peintre que quand j'aime la plus mauvaise, la pire de ses toiles, je pense que chez tous la meilleure toile contient les traces de la pire, et la pire celles de la meilleure, et tout ne dépend que des traces qui l'emportent". À partir du milieu des années 1950, Giacometti réduit ses motifs à des têtes, des bustes et des figures. En 1955, des rétrospectives ont lieu à l'"Arts Council England" à Londres et au musée "Guggenheim" de New-York, ainsi qu'une exposition itinérante en Allemagne dans les villes de Krefeld, Düsseldorf et Stuttgart. Représentant la France à la Biennale de Venise, en 1956, Giacometti expose une série de figures féminines réalisées entre janvier et mai, un peu moins grandes que nature, connues par la suite sous l'appellation de "Femmes de Venise", même si certaines furent montrées pour la première fois à Berne la même année. En septembre, il expose pour la troisième fois à la galerie Maeght, avec un essai de Jean Genet. Il rencontre le professeur japonais Isaku Yanaihara dont il réalisera de nombreux portraits. En 1960, il crée la sculpture la plus importante de toute son œuvre, "Homme qui marche". Cette sculpture est considérée en ce début de XXIème siècle comme un chef-d'œuvre dans l'histoire de l'art. Giacometti n’a pas la certitude du trait, le dessin bute sur l’impossibilité de rendre ce qu’il voyait. Cependant, il a fondé une œuvre de dessins qui, à défaut d’être aboutis, sont élaborés, construits, classiques, inachevés, produisant un effet de style. L'artiste se sent impuissant et désorienté quand il copie le visible. Ceci reste un leitmotiv fondamental et vital dans sa sculpture. Ici, nous sommes dans l’après-coup, dans une recherche a posteriori d’une cohérence du destin enrapport avec un visible troublant. Giacometti passe de la réduction des dimensions à un tout autre type de sacrifice: la minceur de la figure à nouveau grande. Il reste une trace distancielle, une ligne légère mais sans renvoi dimensionnel.
"À ce moment là, je commençais à voir les têtes dans le vide, dans l'espace qui les entoure. Quand pour la premièrefois j'aperçus clairement la tête que je regardais se figer, s'immobiliser dans l'instant, définitivement, je tremblai de terreur comme jamais encore dans ma vie et une sueur froide courut dans mon dos. ce n'était plus une tête vivante, mais un objet que je regardais comme n'importe quel autre objet, mais non, autrement, non pas comme n'importe quel autre objet, mais comme quelque chose de vif et mort simultanément". Le destin des statues de Giacometti est-il d’échapper au présent ? La temporalité psychique n’est sans doute pas assez étudiée dans l’histoire de l’art. Que pourrait donc apporter l'analyse face à l’œuvre d’art qui justement est en rupture avec le déroulement normal d’une temporalité ? Le rituel reste un moyen d’échapper à la désintégration totale. Genêt pense d’ailleurs que Giacometti, en apportant de la solidité au socle de ses statues, accomplit un rituel. Le rituel du geste sculptural chez Giacometti offre un résultat magique en métamorphosant les perspectives de la réalité, alors que l’esthétique du XVIIIème siècle voulait que la beauté réside dans l’intention, les procédés. Si Genêt parle de l’art de Giacometti comme un "art de clochard supérieur", c’est que l’on touche là au plus près de la douleur pure, Genêt y ajoute la souffrance, la solitude, le rituel, la magie. La mort défait le corps dans une violence visuelle, le volume corporel n’existe pas, quelque chose a été arraché, le pouvoir mortifère se placerait dans la tête et la mort, comme travail psychique chez Giacometti, abstrait le visible. Cet espace de mort évoque une mort abstraite avec réduction de la figure humaine. Il réalise des sculptures minimalistes, dont certaines peuvent se nicher dans des boîtes d’allumettes et d’autres aux dimensions colossales. Ce que l’on retient de lui ? Des silhouettes presque charnelles, au caractère fuselé et élancé qui se perdent dans leur espace.
"J'écrirai des choses nouvelles, elles se formeront. Autrefois je voyais à travers l'écran des arts existants. J'allais au Louvre pour voir des peintures et des sculptures du passé et je les trouvais plus belles que la réalité. J'admirais plus les tableaux que la vérité. La sculpture repose sur le vide". Elle subit l’inachèvement à cause des hésitations de Giacometti sur les dimensions et le socle, et le traitement graphique des faces. Vers 1950-1960, l’artiste revendiquera cette aventure de la ressemblance comme "résidu d’une vision". Il recherche là une ressemblance essentielle, tout en réfutant l’esthétique réaliste des bustes romains classiques et des moulages directs dont il récuse le non-sens, la froideur. En réalité, il vit un drame: renoncer à la part évidente du ressemblant. Du coup, la dissemblance prend valeur de contrecoup, alors que le support de la ressemblance, le visage s’effrite. Les têtes restent illimitées, vagues, objets insignifiants. Giacometti peut accéder à la beauté lisse de formes jusqu’au "déchiquetage dramatique" et la désintégration, en passant par l’ouverture progressive des formes. Le vide s’y insinue en effectuant une opération de corrosion des contours. Giacometti s’engage alors dans une gestuelle agressive en tranchant les contours en lames. Il reste étonné devant sa recherche, refuse le vocabulaire propre à la représentation, de la tradition esthétique qui adonné à la mimèsis une place fondamentale. Le second degré du dessin que Giacometti a atteint n’a pas les mots pour distinguer le fait d’être des façons d’être. Ainsi, avec Giacometti, on peut démultiplier les interprétations d’une carence dimensionnelle où la matière reste privée de sens. À l’automne 1962, Giacometti se rend à Londres où la Tate prévoit une grande rétrospective pour 1965. Il y revoit Isabel Rawsthorne et Francis Bacon. Giacometti et Bacon se vouent une grande admiration mutuelle. À Zurich se prépare simultanément une grande rétrospective au Kunsthausprévue pour l’hiver 1962. L’état de santé de Giacometti est préoccupant. Fumeur invétéré, il souffre depuis longtemps de bronchite chronique. Manque de sommeil et forte consommation de café et d’alcool qui rythment sa vie nuisent également à sa santé. En 1963, il est opéré d’un cancer de l’estomac. Il meurt d’une péricardite le onze janvier 1966 à l’hôpital cantonal de Coire. Il est inhumé auprès de la tombe de ses parents. À la Fondation Giacometti suisse de Zurich vient s’ajouter en 2003 la Fondation Giacometti à Paris, légataire universelle d’Annette, décédée en 1993.
Bibliographie et références:
- Yves Bonnefoy, "Alberto Giacometti, biographie d’une œuvre"
- Jean Clair, "Un souvenir d’enfance d’Alberto Giacometti"
- Claude Delay, "Giacometti, Alberto et Diego, l’histoire cachée"
- André Du Bouchet, "Alberto Giacometti"
- Thierry Dufrêne, "Alberto Giacometti. Les dimensions de la réalité"
- Jean Genet, "L’atelier d’Alberto Giacometti"
- Charles Juliet, " Alberto Giacometti"
- Michel Leiris, "Pierre pour un Alberto Giacometti"
- James Lord, "L'art d'Alberto Giacometti"
- Jean Soldini, "Alberto Giacometti, le colossal"
- Véronique Wiesinger, "L'atelier d'Alberto Giacometti"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Vous êtes mon palais, mon soir et mon automne, et ma voile de soie et mon jardin de lys, mon parc et mon étang de roseaux et d’iris". Exigeante poétesse de la Belle Époque, mais fragile et crépusculaire, toujours en quête d'absolu et d'inaccessible perfection, Renée Vivien (1877-1909) était une femme libre exprimant dans ses poèmes ses amours saphiques, passionnées, mais souvent malheureuses. Méprisée par la critique de son temps, l'auteure britannique de langue française, voix du Parnasse oubliée, à la vie tragique et tumultueuse, osait déclarer son amour pour une femme, à l'époque où la société condamnait pourtant l’homosexualité, considérée alors comme une maladie mentale, dans un univers littéraire réservé aux hommes. Les femmes de lettres étaient alors dénommées, avec ironie, les "bas-bleus." Mais qu’importe les conventions, Renée Vivien prenait la plume avec courage en publiant des textes lesbiens, mais aussi très féministes, condamnant le mariage et rejetant la maternité. Jugée trop sulfureuse et accusée de perversité, "Muse aux violettes" ou "Sappho 1900", ses surnoms, se contentait d’éditions confidentielles à compte d’auteur. Renée Vivien naît à Londres, le 11 juin 1877, sous le patronyme de Pauline Mary Tarn d’un père rentier, John Tarn, et d’une mère américaine, Mary Gillet Bennet. Elle grandit en partie entre Paris et Fontainebleau, étouffée par les préceptes de l’Église anglicane paternelle et la sévère éducation catholique qui prévaut en France à cette époque, et plus particulièrement dans l’institution où ses parents les ont placées, elle et sa sœur cadette Antoinette. C’est là qu’elle rencontre les sœurs Shillito, d’autres jeunes américaines élevées comme elle dans une famille aisée, cultivée et cosmopolite. Entre Pauline et l’aînée des Shillito, Violette, les liens d’amitié sont si forts et leurs comportements si tendres qu’ils éveillent les soupçons des surveillantes de l’internat. Elles se font sermonner, voire réprimander. Entre les deux jeunes filles, l’intimité est exaltée par des traits de souffrances communes. Pauline a perdu son père, qu’elle admirait énormément, à neuf ans. Accablée, seule face à ses maux, elle est très tôt attirée par la morbidité.
"Vous êtes mes parfums d’ambre et de miel, ma palme, mes feuillages, mes chants de cigales dans l’air, ma neige qui se meurt d’être hautaine et calme". Violette quant à elle, sans être souffreteuse, donne à tous ceux qui l’approchent l’impression d’être éphémère, comme au bord de la vie. À Pauline qui cependant se projette et affirme haut et fort, dès son adolescence, qu’elle veut être poète, Violette répond: "Je ne serai rien." Quand la veuve Tarn, remariée, décide de rentrer en Angleterre, c’est pour Pauline un arrachement amoureux, "un déchirement affreux" de sa "patrie d’enfance" et elle pleure Violette chaque jour. De plus, la famille est endeuillée une seconde fois à la mort de l’oncle de Pauline, qui plonge dans le spleen et la mélancolie. Seule, car sa mère est distante et lui préfère la solaire Antoinette, elle dépérit dans une ville sombre qu’elle déteste où "un brouillard tous les jours" mue la cité en presque tombeau. Heureusement, il y a les vacances en Europe avec les Shillito et leur gouvernante française, Mademoiselle Méjean, dont Pauline se dit la nièce afin de s’inventer une famille et de trouver chaleur et compassion. Cette dernière l’encourage à écrire des vers, épaulée et critiquée par Violette. Dès qu’elle découvre la poésie, Pauline n’est plus seule. Des carnets retrouvés longtemps après sa mort font état d’une ambition immense. Elle veut écrire une épopée française, une fresque historique, exhumer toutes les gloires passées, réhabiliter le mélodrame et secouer la critique littéraire. Sans se l’avouer, elle veut prendre aux hommes un territoire qui leur est réservé. Elle pressent déjà que le talent seul, en ce début de XXème siècle, n’est pas suffisant lorsqu’on est femme. Aussi acquiert-elle, en autodidacte, une culture assez remarquable. Elle apprend le grec pour lire et traduire les rimes de Sappho dont elle tire son inspiration, d'exaltation du féminin. Elle lit Dante en italien et en fera plus tard des traductions jugées honnêtes, elle s’imprègne du romantisme de Victor Hugo, du réalisme de Zola, revient aux grandes envolées wagnériennes en faisant sienne la devise de son père: "Vincit qui curat", est vainqueur celui qui persévère.
"J’épie avec amour, ton sommeil dans la nuit, ton front a revêtu la majesté de l’ombre, tout son enchantement et son prestige sombre". Elle acquiert aussi, toujours seule, des idées politiques dans les livres qu’elle dévore. Elle est "républicaine dans l’âme" et farouchement opposée à "l’abomination" qu’est la peine de mort, convaincue également, suivant Hugo, de la nécessité des États-Unis d’Europe. À cela s’ajoutent des idées féministes très tranchées qu’elle puise chez Sappho mais aussi en elle, sentant avec exaspération l’oppression subie par les femmes dans une société phallocrate, religieuse et hypocrite. Dans ce bouillonnement intérieur, elle écrit beaucoup, se lamente de sa vie solitaire et ne vit que pour les retrouvailles définitives avec Violette. C’est chose faite en 1898, lorsque Pauline est émancipée un an avant sa majorité et qu’elle fuit Londres pour Paris, à l’abri du besoin grâce à l’héritage paternel. En 1899, un an après son arrivée à Paris, elle rencontre Natalie Clifford Barney, riche femme de lettres américaine, ouvertement lesbienne, avec laquelle elle entame une liaison. Celle-ci la fait entrer dans le cercle de Paris-Lesbos, fréquenté par de nombreuses intellectuelles de l’époque. Les années 1900 voient une floraison d’œuvres écrites par des femmes, célébrant l’amour entre femmes: Lucie Delarue-Mardrus, Colette ou Anna de Noailles font partie de ces auteures. Renée Vivien commence alors à écrire, et ne s’arrête plus. Toute sa vie Renée voulut fuir la réalité et se réfugier dans son monde de rêve, de littérature, sublimation du quotidien et d'aventures amoureuses. Femme à la silhouette frêle et discrète généralement vêtue de noir ou de violet, elle semblait avoir rassemblé sa beauté dans "ses lourdes et délicates paupières et leurs longs cils noirs" à tel point que Lucie Delarue Mardrus disait d'elle, que sa personnalité n’apparaissait que lorsqu’elle fermait les yeux. Ce n’est pas anodin car toute sa courte vie s’est déroulée derrière ses paupières closes comme derrière les portes closes de son appartement, véritable sanctuaire oriental, situé au rez-de-chaussée du vingt-trois de l'avenue du Bois de Boulogne donnant sur un jardin japonais.Ce refus d’affronter le monde extérieur est symptomatique d’une sensibilité presque maladive, d’une personnalité exaltée, éprise d'absolu mais refusant tout compromis avec le monde extérieur, aimant malgré tout la vie mais hantée par la mort. Seule la littérature pouvait faire jaillir du vide et de la douleur une eau de vie. En neuf années de vie littéraire, la poètesse publie quinze volumes de vers et de proses, auxquels s’ajoutent six volumes posthumes. Son œuvre est très souvent le commentaire lyrique de sa vie mais elle constitue aussi une sorte de biographie chimérique, lieu du fantasme inassouvi.
"Tu dors auprès de moi, comme un enfant. J’écoute ton souffle doux et faible et presque musical, s’élevant, s’abaissant, selon un rythme égal". Dans l’amour homosexuel, c’est sa propre image que chercha Renée et elle pensa la trouver dans le visage approchant des autres femmes, dans le reflet trompeur que renvoie le miroir. Natalie Barney et Renée Vivien ont toutes les deux vingt ans quand elles se rencontrent. Un coup de foudre soudain mais explosif frappe la sensuelle amazone et la prude Pauline, au corps endormi. Elles écrivent des vers, côte à côte, et Natalie admet, chose rare, que Pauline est plus douée qu’elle. "Son chant me plaisait plus que le mien", écrira-t-elle. Pauline offre à son amante des vers, que celle ci veut faire publier. C’est ainsi que paraît en 1901 "Études et Préludes" sous l’intrigant pseudonyme de R.Vivien, puis "Cendres et Poussières" en 1902, sous le nom de René Vivien et enfin "Évocations", un troisième recueil de poésies, cette fois sous le pseudonyme complet de Renée Vivien. Dès l’apparition d'"Études et Préludes", la critique est d’autant plus enthousiaste qu’elle pense avoir affaire à un jeune poète. Ainsi, avant d’être happée par un mysticisme sombre et presque nécrophage, Renée Vivien commença sa carrière dans un éclat de rire provoqué par cette méprise et une irrévérence, aux lois de l’édition de l’écriture féminine dite de la Belle Époque. Elle était jugée trop sombre, trop languide, mais surtout trop décadente et trop féministe. Entre la volage et amazone Natalie Barney et celle qui, déjà, exprime une haine profonde du corps pour ne s’attacher qu’à l’idée de "la Femme", la passion brûle et les déchire. Les infidélités régulières de Natalie, et son comportement solaire et fantasque se heurtent à la timidité et la gaucherie de Renée, qui bientôt ne le supporte plus. Elles se séparent avec fracas, tout en restant liées à vie, car Natalie n’accepta jamais tout à fait la perte de son "Paul" et déploya une folle énergie à la reconquérir, allant même, entre l'envoi de fleurs ou de lettres enflammées jusqu'à solliciter Pierre Louÿs pour plaider en sa faveur. Renée Vivien saisit l’occasion de cette douloureuse rupture pour publier en 1904 "Une femme m’apparut", récit à peine masqué de sa folle passion avec Natalie Barney et ses amantes. Elle y affirme davantage son esthétique personnelle saphique et un féminisme transgressif que la critique masculine ne lui pardonne pas. Lassée de sa vie sentimentale agitée, elle voyage beaucoup, de Nice où elle possède une maison, en Grèce et au Japon, plus pour se fuir que pour de réelles découvertes. Elle entame alors une relation sincère et stable avec la richissime baronne Hélène de Zuylen, mariée et mère de deux enfants. Ensemble, elles publieront quatre recueils de poèmes, et Vivien lui dédiera plusieurs de ses œuvres.
"Tes yeux lassés sont clos, ô visage parfait ! Te contemplant ainsi, j’écoute, ô mon amante ! Comme un chant très lointain, ton haleine dormante, je l’entends, et mon cœur est doux et satisfait". C’est l’amour-protection qui se révèlera en définitive le plus puissant. Hélène de Zuylen veillera sur elle jusqu’à son dernier souffle. Mais toutes ses amours sont des images de mort désirée, et Renée les vit selon un schéma dominatrice-dominée. Elle reproduit un rapport de force en s’attribuant ou en attribuant à la femme aimée le rôle de l’amant. Mais en réalité, c'est toujours elle qui se donne la place du page soumis à sa reine. Renée Vivien ne pouvait assumer son être. Elle haïssait son corps et détestait ses origines. Elle rejetait sa mère qui la négligea pendant son enfance après la mort de son père, puis fut jalouse des attraits de sa fille et découragea les jeunes gens qui voulaient s’en approcher. Après une cour éperdue et des rendez-vous manqués, Natalie séduit à nouveau Renée et elles partent ensemble à Mytilène fouler la légende. Là, elles passent les semaines les plus passionnées et les plus belles de leur histoire. Les deux femmes forment alors le projet fou d’établir à Paris une colonie d’artistes lesbiennes, sur le modèle de l’école des amies de poésie de Sappho. Cependant, la baronne de Zuylen avertit Renée de son arrivée sur l'île de Lesbos et propose qu’elles se retrouvent. Effrayée par sa propre trahison, Renée Vivien rentre aussitôt à Paris, en jurant à Natalie Barney qu’elle va rompre avec Hélène de Zuylen. Les lettres qu’elles échangent alors, prouvent à quel point la jeune poétesse est, sinon un esprit retors, au moins un esprit fragile et atteint. De fait, dépendante à un sédatif pour dormir, l'hydrate de chloral, à l’alcool qu’elle boit et au jeûne, que l’on ne nomme pas encore anorexie, Renée Vivien est malade. En 1907, Hélène de Zuylen la quitte tout à coup pour une autre femme. Cette rupture la bouleverse profondément. Elle s’évade par de nombreux voyages mais elle s'affaiblit au cours de l’une de ses escapades, et sa santé ne fait que se détériorer, jusqu’à sa fin. Entre 1906 et 1909, elle s’enfonce de plus en plus dans la dépression et l’alcoolisme, mais trouve toutefois la force d'écrire. En quatre ans, elle publie neuf ouvrages. À la même époque, Vivien entame une relation amoureuse épistolaire avec une admiratrice turque, Kérimé Pacha mais les deux femmes n’ont que très peu d’occasions de se rencontrer. Avec Kérimé, c’est au-delà de l’amour, le rêve de l'amour, rêve poétisé et idéalisé que Vivien va vivre et créer. Ce culte envers cette lointaine partenaire se transforme rapidement en culte de l’amour. Le songe oriental ajouté au piment de l’interdit, car Kérimé était mariée et cloîtrée dans un harem de Constantinople, enflammait Vivien. Cet amour de loin, comme celui des troubadours, s’alimentait de rêves et d’imaginaire.
"Ma douce, nous étions comme deux exilées, et nous portions en nous nos âmes désolées. L’air de l’aurore était plus lancinant qu’un mal, nul ne savait parler le langage natal". La courte vie de Renée Vivien apparaît comme un exil permanent, une errance entre le passé et le présent, l’idéal et le réel, la mémoire et l'éphémère, l'exigence et la faiblesse, les fréquentations les plus hautes et les plus vulgaires. Elle accumule les liaisons et les passades. Elle se met à fréquenter le demi-monde, certains milieux d’actrices et de courtisanes, dont une demi-mondaine de bas étage, Jeanne de Bellune caractérisée par sa laideur et sa vulgarité. Elle se replie de plus en plus sur elle-même. En 1908, lors d’un voyage à Londres, elle tente de se suicider au laudanum. Elle met en scène sa propre mort, s’allongeant sur son canapé, un bouquet de violettes à la main en souvenir de son amie Violette décédée en 1901. Mais cette tentative échoue, et ne fait que l’affaiblir. Dès l’été 1909, elle doit se déplacer avec une canne. Elle ne chante plus dans ses poèmes que le déclin, le silence et la mort. L’amour et la poésie ne sont plus que du passé. Souffrant d'une gastrite chronique due à des années d'abus d'alcool, elle renonce bientôt à s'alimenter. Les dernières années de sa vie sont décrites par son amie Colette, dans "Le pur et l’impur" (1942). Celle-ci avait été son amie depuis ses premiers jours à Paris. Elle évoque dans son roman cette "immodeste enfant", "innocente et crue", mais "diaboliquement attachante". Quelques jours avant sa mort, elle se convertit au catholicisme. Elle meurt le dix-huit novembre, à l’âge de trente-deux ans. C’est la baronne de Zuylen qui s’occupe des funérailles et qui, jusqu’à sa propre mort, fleurit la tombe de Renée Vivien au cimetière de Passy. Marginale à son époque et novatrice toujours, cette muse inquiète et mélancolique qui redoutait tant l’oubli, a peu à peu gagné en modernité. Le lyrisme du vers séduit et offre avec naturel et aplomb une vision personnelle de l’amour. Mais réduire Renée Vivien à une poétesse homosexuelle est une erreur, car elle était avant tout une femme à la recherche d’un idéal littéraire. Survit son œuvre, oubliée parce que trop datée, mais redécouverte parce que majeure.
Bibliographie et références:
- Marie-Jo Bonnet, "Renée Vivien, l'érudite poètesse"
- Yvan Quintin, "Sappho avec le texte grec"
- Nicole G. Albert, "Le langage des fleurs"
- Jean-Paul Goujon, "Renée Vivien et ses masques"
- Marie-Ange Bartholomot, "L'imaginaire dans l'œuvre de Renée Vivien"
- Nelly Sanchez, "Renée Vivien, lettres inédites"
- Claude Bac, "Renée Vivien, une femme m'apparut"
- Camille Islert, "La poésie lesbienne de Renée Vivien"
- Denise Bourdet, "Natalie Clifford Barney"
- Colette, "Le pur et l’impur"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Quand j’exécute mes dessins "Variations", le chemin que fait mon crayon sur la feuille de papier a, en partie, quelque chose d’analogue au geste de l’homme qui cherchait, à tâtons, son chemin dans l’obscurité. Je veux dire que ma route n’a rien de prévu: je suis conduit, je ne conduis pas". Henri Matisse (1869-1954) est l’un des rares artistes qui figurent en bonne place dans les livres d’histoire de l’art, mais qui se soustrait, avec une élégance tranquille, à toutes les tentatives de classification. Dès le début du XXème siècle, il commence à affirmer un style aussi personnel que reconnaissable, et jusqu’à sa mort il côtoie, sans jamais se laisser imposer les préoccupations du moment, les courants, les écoles et les idéologies dogmatiques qui ont accompagné la création artistique depuis la fin du XIXème siècle. Alors que les uns s’affirment avec la violence de l’expression, d’autres avec la violence du discours, d’autres par celle de la provocation, il peint on peut presque dire dans son coin, alors qu’il est déjà connu et célébré. Dès sa jeunesse, Henri Matisse fait preuve d'audace et de persévérance. Né au Cateau-Cambrésis dans le Nord en décembre 1869, destiné à devenir clerc de notaire, c'est au cours d'une longue convalescence qu'il commence à peindre et qu'il découvre sa passion: "Pour moi, c'était le paradis trouvé dans lequel j'étais libre, seul, tranquille, confiant tandis que j'étais toujours un peu anxieux, ennuyé et inquiet dans les différentes choses qu'on me faisait faire". Malgré l'objection de son père, il part à Paris pour s'inscrire à l'Académie Julian et dans l'espoir d'intégrer l'école des beaux-arts. Son échec au concours d'entrée ne le fera pas renoncer et l'incitera à trouver d'autres chemins de traverse, vers sa destinée, celle d'être alors l'un des artistes les plus importants du XXème siècle. Admis officieusement dans l'atelier de Gustave Moreau, il s'inscrit également aux cours du soir des Arts Déco où il fréquente Albert Marquet avec lequel il capturera les scènes urbaines de la capitale, les fiacres et les passants. Le dessin lui a permis d'expérimenter et de s'émanciper de ses pairs, à l'image de ce que Matisse seratoute sa vie durant, un homme pugnace et optimiste, faisant fi des échecs et des aléas. Ses débuts témoignent d'une capacité iconoclaste à casser les codes d'une formation somme toutes assez traditionnelle, ce que Gustave Moreau décèlera en lui affirmant: "Vous allez simplifier la peinture". Sa quête de simplification, tant esthétique que philosophique, est avant tout une recherche d'universalisme auquel il accèdera à la fin de sa vie avec la Chapelle de Vence: "Cette chapelle est pour moi l'aboutissement de toute une vie de travail pour lequel j'ai été choisi par le destin sur la fin de ma route, que je continue selon mes recherches, la chapelle me donnant l'occasion de toutes les fixer en les réunissant".
"L’exactitude n’est pas la vérité. Un centimètre carré de bleu n'est pas aussi bleu qu'un mètre carré du même bleu". En 1898, deux voyages seront fondamentaux pour la suite de son cheminement artistique: Londres où il se délecte des œuvres de William Turner puis Toulouse et la Corse où il découvre la lumière du Sud. Après un bref retour dans le Nord, c'est au début du siècle suivant que son art va connaître un véritable tournant. Sa pratique de l'aquarelle sur le motif et sa rencontre avec Paul Signac en 1904 lui permettront de s'affranchir de l'usage traditionnel de la couleur pour aboutir à l'invention du Fauvisme lors de l'été 1905 passé à Collioure avec André Derain. En 1906, il achète son premier masque africain et fait découvrir cet art à Picasso. La même année, il se rend en Algérie où l'expérience du désert le bouleverse et lui donne "une envie de peindre à tout déchirer". Ainsi, tout à la fois porté par ses inventions colorées et ses récentes inspirations, il s'engage dans une intense période créatrice avec la commande des deux panneaux décoratifs pour le collectionneur russe Chtchoukine, "La Danse et La Musique" en 1910. La magistrale série des intérieurs symphoniques, notamment "L'Intérieur aux aubergines" de 1911, sera l'apogée de cette décennie aucours de laquelle il découvrira également l'art musulman et l'Espagne. Prompt à poursuivre son ouverture au monde, les séjours au Maroc en 1912 et 1913 parachèvent son irrésistible attrait pour l'Orient. Au fur et à mesure de ses voyages, Matisse se constitue une collection d'objets, meubles et tissus qu'il intégrera dans ses œuvres: "L'objet est un acteur: un bon acteur peut jouer dans dix pièces différentes, un objet peut jouer dans dix tableaux différents, un rôle différent". Ce métissage des sources, enrichi au fil des voyages, nourrit sa réflexion plastique et l'iconographie de ses œuvres. Abordant les notions de décoratif, Matisse s'éloigne de toute exactitude, qui n'est pas la vérité assène-t-il, et cherche la synthèse de la forme au plus juste de son émotion. En 1916, Matisse réalise deux œuvres majeures de très grandes dimensions: "Les Marocains" et "Femmes à la Rivière" et passera alors les dures années de guerre entre Issy-Les-Moulineaux et Paris. Les résultats de ses recherches lui donnent le vertige et le poussent à se rendre à Nice fin octobre 1917 pour s'y installer définitivement au début des années 1920. En quittant l'atelier d'Issy-les-Moulineaux, il s'invente à Nice un univers dédié à ce qui deviendra son obsession pendant une dizaine d'années: les "Odalisques" où les modèles se prêtent au jeu de l'accessoirisation. De sa région natale, Matisse se souvient des tissus flamboyants pour créer des intérieurs avec une abondance de matières et de motifs. Grisé par les variations infinies de son sujet, il va accumuler alors les scènes d'intérieur, peignant, sculptant des jeunes femmes nues ou qu'il habille de vêtements rapportés du Maroc. En mars 1920, il réalise pour Diaghilev les décors et les costumes du ballet "Le Chant du rossignol", première expérience décorative hors de la surface plane du tableau. Sa carrière est alors lancée, il est enfin reconnu.
"Cependant, je crois qu’on peut juger de la vitalité et de la puissance d’un artiste, lorsque impressionné directement par le spectacle de la nature, il est capable d’organiser ses sensations et même de revenir à plusieurs fois et à des jours différents dans un même état d’esprit, de les continuer. Un tel pouvoir implique un homme assez maître de lui pour s’imposer cette discipline". À la fin des années 1920, toujours plus exigeant envers lui-même et désirant une nouvelle fois se renouveler, il part alors pour Tahiti en 1930, à la découverte d'un autre espace et d'une autre lumière. Dans un premier temps, ce n'est pas la destination en elle-même qui le bouleverse mais la traversée de l'Atlantique en bateau du Havre à New York puis celle des États-Unis en voiture et en train, d'Est en Ouest, pour rejoindre San Francisco et y embarquer vers Tahiti. Ce périple métamorphose radicalement sa perception de l'espace, lui fait prendre conscience d'une autre échelle, de la possibilité d'une autre vision. "Immense, si j'avais vingt ans, c'est ici que je viendrais travailler". La ville de New York le fascine totalement, comme une confirmation de ses nouvelles recherches linéaires entreprises peu avant son départ. "Si je n'avais pas l'habitude de suivre mes décisions jusqu'au bout, je n'irais pas plus loin que New York, tellement je trouve qu'ici c'est un nouveau monde. C'est grand et majestueux comme la mer, et en plus on sent l'effort humain". Arrivé à l’âge de prendre conseil auprès de sa propre jeunesse, ainsi qu’il le confiera à André Masson, Matisse radicalise son fauvisme décoratif. Celui-ci, tel qu’il le pense et le met en œuvre depuis 1905, vise non point à sortir de la peinture mais à la faire sortir d’elle-même afin qu’elle excède le monde clos du tableau et qu’elle s’ouvre sur le dehors de l’expérience commune. Ce projet gardait toutefois quelque chose d’abstrait et d’inaccompli faute de rompre avec le cadre du tableau de chevalet. C’est ce pas qu’il franchit avec "La Danse" pour la fondation Barnes à Merion (Pennsylvanie). Dans le vaste local à un étage qui lui servait d’atelier et où il achevait sa composition, Matisse exposa à Dorothy Dudley, venue l’interviewer en prévision d’un article au titre percutant: "Le Peintre dans un monde mécanique", comment le problème s’était posé à lui. En suivant sa transcription: un "mur à décorer tel qu’il se dresse, trois portes fenêtres de six mètres de haut, à travers lesquelles, on ne voit que la pelouse, rien que du vert et peut-être des fleurs et des buissons. On ne voit pas le ciel. Au-dessus de ces portes fenêtres, trois espaces enforme d’ogives montant jusqu’au plafond, en sorte que la peinture sera influencée par la triple ombre des voûtes".
"Souvenez-vous qu’une ligne ne peut pas exister seule. Elle amène toujours une compagne. L’espace a l’étendue de mon imagination". D’une manière générale, la sobriété des formes, courbes pour les figures, rectilignes pour les bandes, de même que le petit nombre des couleurs toutes appliquées en grands aplats, sont en consonance avec les lignes architecturales et les plans des murs. Les combinaisons chromatiques des bandes et leurs obliques s’accordent avec le jeu des danseuses. Les parties à la fois roses et bleues, aux pentes plus dynamiques, correspondent aux trois couples engagés dans un corps à corps, tandis que les deux bandes noires, dans lesquelles retombent les pendentifs, rétrécissent quelque peu vers le bas. Elles sont donc plus statiques et correspondent aux deux nymphes assises au sol. Le rythme interne au triple panneau n’a rien d’autonome, car les bandes colorées sont doublement articulables avec le rythme des danseuses et avec celui des portes fenêtres, des deux entreportes et des pendentifs des voûtes. Le bleu, le noir et le rose, pas plus que le gris des corps, ne tiennent leur pouvoir expressif d’une transposition d’unpaysage ou d’un spectacle de danse, ils le tiennent de la lumière, qui allait poser à Matisse un redoutable problème. Le bleu et le rose, de valeur moyenne, contrastent, d’une part, avec la forte lumière des portes fenêtres et, de l’autre,avec le noir. Ce double contraste chromatique compense par son intensité la prégnance figurative inhérente à des silhouettes humaines et la couleur grise, "entre le noir et le blanc, comme les murs de la salle". La "maison" dont il s’agit, "bloc de sensations" non-subjectif, existant en soi et excédant tout vécu, s’entend tout d’abord de "l’armature" picturale dont se soutient une composition. Dans le contexte de "La Danse" de Matisse, on se doit de lui donner une portée proprement architecturale. "Ce qui définit la maison, ce sont les pans, c’est-à-dire les morceaux de plans diversement orientés qui donnent à la chair son armature. La maison même est la jonction finie des plans colorés". L’aplat gris des danseuses leur ôte leur corporéité organique pour les associer ainsi aux plans colorés des bandes murales dont "la puissante vie non organique" conjugue ainsi la tension et le tranchant de leurs surfaces à la souple arabesque qui enchaîne les corps tout en courbes. La sensation ne doit pas s’entendre comme un vécu ou une impression purement subjective car elle "est directement en prise sur une puissance vitale qui déborde tous les domaines et les traverse. Cette puissance, c’est le rythme, plus profond que la vision, que l’audition. Et ce rythme parcourt un tableau comme il parcourt une musique, sur laquelle la danse peut alors se produire en harmonie.
"Il y a des fleurs partout pour qui veut bien les voir. Il est vrai que le soir est magnifique. Avant le coucher flamboyant du soleil, le ciel est blond comme du miel. Puis il blêmît avec une douceur infinie". "La Danse" fait prendre conscience à Matisse de la nécessité d’un dépassement plus radical de l’organicité: "Dans la peinture architecturale, qui est le cas de Merion, l’élément humain me paraît devoir être tempéré, sinon exclu". Car "cette peinture associe à la sévérité d’un volume de pierre. De plus, l’esprit du spectateur ne peut être arrêté par ce caractère humain avec lequel il s’identifierait et qui le séparerait en l’immobilisant de la grande association harmonieuse, vivante et mouvementée de l’architecture et de la peinture". Matisse reproche précisément à Raphaël et à Michel-Ange d’avoir, dans leurs compositions murales,"alourdi leurs murs par l’expression de cet humain, qui nous sépare constamment de l’ensemble". Par ce glissement, le langage de Matisse passe significativement de la question de l’humanité des figures à celle du spectateur. La mise à l’écart, non de l’homme, mais de la forme organique de l’humanité est la condition d’une "hétérogenèse" à la fois de la figure-signe dans le tableau et du spectateur du tableau. La peinture murale ne se détourne de l’individualité subjective que pour constituer un autre sujet accordé à un ordre ou à un rythme supra-individuel mettant en jeu le milieu où cette peinture s’établit. Le peintre épingle sur le mur des surfaces de papier peintes en aplats de gouache aux couleurs choisies dans une gamme réduite, puis découpées en fonction du dessin qu’il y trace. Déchargée de tout jeu de main, la couleur sera uniformément passée au rouleau par un peintre en bâtiment. Cette méthode mécanique sera ensuite relayée par le dispositif machinique hautement complexe, à l’image d’une combinatoire ou d’un jeu de construction plutôt que d’une palette, imaginé par Matisse pendant ces trois ans où il va déplacer constamment onze aplats de couleurs un peu "comme on déplace les jetons pendant une partie dans le jeu de dames", jusqu’à trouver un "arrangement" très satisfaisant, pour le metteur en scène qu’il est devenu. Tel Michel-Ange et la chapelle Sixtine.
"Vous voulez faire de la peinture ? Avant tout il vous faut vous couper la langue, parce que votre décision vous enlève le droit de vous exprimer autrement qu'avec vos pinceaux". C’était "un étrange spectacle", selon le témoignage d’une visiteuse admise dans le garage-atelier: "Un mur tout entier était occupé par la maquette en grandeur réelle, alors très ingénieusement composée de bouts de papiers colorés. Ces derniers étaient épinglés au mur et pouvaient être ainsi déplacés comme les pièces d’un puzzle gigantesque. Des piles de papiers colorés étaient posées par terre. Matisse, armé d’un fusain fixé à l’extrémité d’un long bâton, allait et venait sans cesse devant la maquette pour tracer alors les contours qu’il voulait modifier, une jeune femme s’approchait, grimpait sur une échelle et retouchait les papiers colorés. L’inorganicité libérée de la gravitation permet au corps de ne faire plus qu’un avec la surface d’une manière qui extrait radicalement cette peinture murale de tout rapport avec le tableau. En s’affranchissant de la référence à l’espace du spectateur, la nouvelle peinture murale se libère et libère le spectateur de la relation de vis-à-vis. Il n’y a aucun sens à demander sous quel angle de vue "La Danse" est créée. Si Matisse n’invente pas la composition-signe-décorative, parce qu’elle est, dans une certaine mesure, familière aux arts traditionnels, le fait est qu’elle ne fonctionne plus en référence à une transcendance divine ou/et humaine qu’il s’agit d’honorer. En son mode architectural, elle fonctionne dans une pure et totale immanence au mur de ce qu’on nommera un habitat. L'art pictural devient une philosophie. En 1924, Matisse se consacre à la sculpture et réalise "Grand nu assis", qui est exemplaire de son style, à la fois en arabesques et en angles. Il pratique la sculpture depuis qu'il a été l'élève d'Antoine Bourdelle, dont Matisse conserve le goût pour les grandes stylisations, comme on peut le voir ainsi dans la grande série des "Nu de dos", séries de plâtres monumentaux qu'il réalise entre 1909 et 1930. En 1939, Matisse se sépare de sa femme. Après un court voyage en Espagne, il revient à Nice où il peint "La Blouse roumaine". En 1940, il rencontre P. Bonnard au Cannet. Le marchand Paul Rosenberg renouvelle son contrat avec Matisse. Le peintre part le retrouver à Floirac, avec Lydia Délectorskaya,qui était son assistante et modèle depuis 1935. En 1941, atteint d'un cancer du côlon, il est hospitalisé à la clinique du Parc de Lyon. Ses médecins lui donnent six mois à vivre. Il retourne à Nice où cette fois il s'installe à l'hôtel Regina à Nice, alité. Il conserve de son opération le port d'un corset de fer, qui empêche la station debout plus d'une heure.
"Tout est neuf, tout est frais comme si le monde venait de naître. Une fleur, une feuille, un caillou, tout brille, tout chatoie, tout est lustré, verni, vous ne pouvez vous imaginer comme c’est beau ! Je me dis quelquefois que nous profanons la vie. À force de voir les choses, nous ne les regardons plus". Il dessine alors au crayon et au fusain, les dessins sont exposés chez Louis Carré en novembre. S'il ne peut plus voyager, il utilise alors les étoffes ramenées de ses voyages pour habiller ses modèles originaires du monde entier. Son infirmière, Monique Bourgeois, accepte d'être son modèle. Il commence à utiliser la technique des gouaches découpées et commence la série "Jazz". Il s'installe à Vence et renoue une amitié épistolaire assidue avec le dessinateur et écrivain André Rouveyre, connu à l'atelier de Gustave Moreau. En 1942, Aragon fait de Matisse le symbole artistique "d'une manifestation de résistance à l'envahisseur barbare", celui de la vraie France contre l'Allemagne nazie dans l'Art français. En avril 1944, sa femme et sa fille sont arrêtées par la Gestapo, pour faits de Résistance. Amélie Matisse est condamnée à six mois de prison. Elle sera libérée en septembre 1944, tandis que Marguerite Matisse, la fille du peintre, est torturée et défigurée. Marguerite est prise en charge par la Croix-Rouge, qui la cache au sein de la famille Bruno à Giromagny près de Belfort. Elle est libérée en octobre 1944. Matisse la revoit en janvier et février 1945. Sous le coup d'une émotion intense, Henri Matisse dessine de nombreux portraits de sa fille, dont le dernier de la série montre alors un visage enfin apaisé. Jean Matisse, son fils, sculpteur, appartient lui à un réseau de résistance actif. Alité, handicapé, mais vivant, Matisse ne peut plus peindre ou pratiquer des techniques qui demandent des diluants. Il invente alors la technique des papiers découpés, qu'il peut, dans son lit, couper avec des ciseaux, papiers que ses assistants placent et collent aux endroits souhaités par l'artiste. Il commence à travailler, à partir de 1949, au décor de la chapelle du Rosaire de Vence, à la demande de son infirmière-assistante. L'artiste Jean Vincent de Crozals lui sert de modèle pour ses dessins du Christ. À quatre-vingt-un ans, Henri Matisse représente la France à la vingt-cinquième Biennale de Venise. Installé dans une chambre-atelier à l'hôtel Regina de Nice, il réalise sa dernière œuvre, "La Tristesse du roi", une gouache découpée aujourd'hui au musée d'Art moderne du Centre Pompidou. En 1952 a lieu l'inauguration du musée Matisse du Cateau-Cambrésis, sa ville natale. Henri Matisse meurt le trois novembre 1954 à Nice, après avoir dessiné la veille une dernière fois le portrait de Lydia Délectorskaya, que Matisse disait connaître par cœur, il conclut d'un:"Ça ira !", expression valant comme ses dernières paroles. Matisse est enterré dans cette ville, au cimetière de Cimiez. Jusqu'à sa mort, il fit preuve d'audace et d'exigence, autant de qualités qui l'amenèrent à toujours penser en homme de son temps, ouvert au monde et tourné vers le futur. "J’espère qu’aussi vieux que nous vivrons, nous mourrons jeunes".
Bibliographie et références:
- Louis-Charles Breunig, "Chroniques d’art, H. Matisse"
- Guillaume Apollinaire, "Henri Matisse"
- Louis Aragon, "Mon ami Henri Matisse"
- Éric de Buretel de Chassey, "Henri Matisse"
- Gaston Diehl, "Henri Matisse"
- Jacqueline Duhême, "Petite main chez Henri Matisse"
- Raymond Escholier, "Henri Matisse"
- Françoise Gilot, "Matisse et Picasso"
- Jean Guichard-Meili, "Matisse"
- Karin Müller, "Métamorphoses de Matisse"
- Marcelin Pleynet, "Henri Matisse"
- Cécile Debray, "Matisse"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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"Mon travail consiste à peindre ce que je vois, non ce que je sais être là. Tu te souviens de cette petite lumière qu'on voit au fond du canal, et qui se reflète et se multiplie sur les vieux marbres luisants de la maison de Bianca Capello ? Il n'y a pas dans Venise un canaletto plus mystérieux et plus mélancolique. Cette lumière unique, qui brille sur tous les objets et qui n'en éclaire aucun, qui danse sur l'eau et semble jouer avec le remous des barques qui passent, comme un follet attaché à les poursuivre, me fit souvenir de cette grande ligne de réverbères qui tremble dans la Seine et qui dessine dans l'eau des zigzags de feu". "Passons maintenant à mon voyage de retour. Je doute fort qu’un autre pauvre diable que moi en ai fait de semblable, la neige a commencé de tomber à Foligno, la diligence s’est mise à déraper en tous sens tant elle était chargée, si bien que nous dûmes marcher, puis à Sarre-Valli, lecoche glissa dans un fossé et il fallut six bœufs, qu’on alla chercher à trois miles de là, pour l’en retirer. Cela prit quatre heures, et nous arrivâmes à Macerata avec dix heures de retard sur l’horaire prévu, et, affamés et gelés nous atteignîmes enfin Bologne". L’homme qui, le seize février 1829, décrivit cette épopée dans une longue lettre à un ami n’en était pas à sa première traversée des Alpes. Il était anglais. Il avait cinquante-quatre ans, si l’on en croit la date de naissance qu’il inscrivit plus tard sur son testament, ou alors soixante, puisque, sa vie durant, il affirma qu’il était né la même année que Napoléon. Depuis l’adolescence, il sillonnait les lochs sauvages d’Ecosse, les ports de pêche de Cornouailles, les falaises du pays de Galles et les rives de la Tamise. Et cela faisait alors quatorze ans, depuis la levée du blocus napoléonien, en 1815, que, chaque été, il traversait ainsi La Manche. Il parcourait alors la France et l’Italie. Passait parfois par les Pays-Bas ou l’Allemagne, puis revenait à Londres l’automne venu, voire au cœur de l’hiver, comme en cette année 1829 où, selon sa missive, la route avait disparu sous la neige depuis Foligno, près d’Assise en Ombrie, jusqu’aux environs de Paris. Et, loin de le décourager, ce genre de mésaventures faisait de ses expéditions un rituel nécessaire, auquel il ne mit fin bien plus tard, à l'âge de soixante-dix ans. Ce voyageur hors pair n’était ni un représentant de commerce, ni un noble oisif, mais un artiste: Joseph Mallord William Turner (1775-1851), le peintre le plus célèbre de l’Angleterre du XIXème siècle.
"Je racontai à Piero comme quoi j'avais voulu un soir te faire goûter cette illumination aquatique, et comme quoi,après m'avoir ri au nez, tu m'embrassas beaucoup avec cette question: En quoi cela est-il si beau ?" Un génie bien conscient de sa valeur, qui, à sa mort, en décembre 1851, s’assura la postérité en léguant à son pays le contenu de son atelier. Soit trois cents toiles et quelque trente-mille aquarelles et croquis. Parmi ce pêle-mêle d’œuvres plus ou moins achevées, des sages compositions de ses débuts aux paysages de la fin, proches de l’abstraction tant ils se dissolvent dans la lumière, se trouvaient trois cents petits carnets de route, riches de milliers de paysages. Une banque d’images saisies au pinceau ou au crayon, au fil de ses pérégrinations. Ses héritiers et les historiens d’art se jetèrent avec avidité sur ces modestes calepins, car l’artiste n’avait jamais laissé quiconque y jeter un coup d’œil. Aucun grand maître de la peinture n’avait autant puisé son inspiration dans ses voyages. Depuis la fenêtre de sa diligence franchissant alors le col du Grand-Saint-Bernard, sur le pont des gabares remontant la Loire, en marchant le long des corniches surplombant la Méditerranée, Turner dessinait tout le temps. C’est en tout cas ce que racontèrent les rares touristes qui le croisèrent. Formé chez des architectes, en tant que topographe, avant d’entrer à la Royal Academy de Londres, il était habitué à étudier les panoramas avec la précision la plus extrême. "Lorsqu’il empoignait un sujet, il ne le lâchait pas, il testait un nombre incroyable de points de vue pour l’aborder, comme un photographe chercherait aujourd’hui l’angle idéal". En 1828, l’artiste se rendit à Rome en passant par Marseille. Là, il cerna le Vieux-Port, depuis le fort Saint-Jean jusqu’à l’anse des Catalans. Trente-deux croquis sommaires et deux aquarelles en attestent. Aller sur le terrain, ou "dessiner sur le motif, selon le jargon des peintres, et en rapporter une empreinte la plus précise possible de la réalité. Aujourd’hui, on appellerait ça de la conscience professionnelle. Mais à l’époque, cela frisait l’excentricité. La plupart des grands maîtres de sa génération n’yauraient pas même songé. Les français ? Ils ne quittaient pas l’atelier. Et de toute façon, pour eux, la peinture de paysage était un sous-genre. Villages et bosquets n’apparaissaient qu’en fond des grandes fresques historiques qu’ils portaient au pinacle de l’art. En 1825, une poignée d’originaux, comme Camille Corot, s’aventura bien en forêt de Fontainebleau et osa considérer la nature comme un sujet et non un décor, mais ils furent largement moquées.
"Et qu'y trouvez-vous de beau en effet ? me dit notre ami - Je m'imaginais, répondis-je voir dans le reflet de ces lumières des colonnes de feu, des cascades d'étincelles qui s'enfonçaient à perte de vue dans une grotte de cristal". Même en son pays, Turner était vu comme un phénomène. John Constable, son grand rival, était alors sidéré que l’on veuille aller voir ailleurs pour chercher matière à créer. Quant au peintre renommé, Caspar David Friedrich, le grand romantique allemand, dont la sensibilité aux panoramas hors norme était proche de celle de Turner, il refusait de voyager sous prétexte que cela lui abîmait les yeux. Alors, qu’est-ce qui pouvait bien pousser notre homme à s’aventurer sur les routes d’Europe ? Le sens des affaires, tout d’abord. Il possédait sa propre galerie et cherchait des images fortes qu’il pourrait revendre à sa riche clientèle londonienne sous forme de tableaux ou de suites d’aquarelles. Certains de ses travaux, une fois gravés, illustreraient aussi les guides touristiques, les premiers de l’histoire. Il fallait donc que Turner suive la tendance. Qu’il parte sur les itinéraires prisés des Anglais, mais aussi qu’il repère des paysages dans le goût de l’époque. Or, le Tout-Londres était lassé de la nature idéale recomposée à partir de silhouettes d’arbres, de formes de rochers ou de tracés de rivière stéréotypés que les peintres servaient depuis la Renaissance. Les riches acheteurs et les mécènes voulaient du réel. Un jour de 1813, alors qu’il séjournait dans le sud-ouest de l’Angleterre, dans les environs de Plymouth, Turner fut alors invité à une partie de pêche au homard en compagnie d’un autre peintre, d’un officier et du rédacteur en chef de la gazette locale, qui raconta ensuite cet épisode. Le groupe monta à bord d’un bateau en direction de l’île de Burgh. Mais bientôt le vent forcit tant qu’il fallut attacher le militaire, malade au point de risquer de passer par-dessus bord. Mais pendant toute la traversée, William Turner, lui, dessina alors les vagues. Imperturbable. Et, lorsqu’après un accostage difficile, ses compagnons se réfugièrent dans un abri, il partit escalader le sommet de l’île, sous la tempête, pour croquer la mer en furie. Turner appréciait ses pérégrinations, mettait alors en scène l’expérience qu’elles lui procuraient. Pour Montesquieu, "traverser une zone montagneuse, c’était traverser une zone vide". Quant aux adeptes du Grand Tour, cette exploration "initiatique" du Vieux Continent que tout Européen bien né se devait d’entreprendre pour parfaire son éducation, "il vivait alors le trajet comme une épreuve indispensable, qu’il fallait subir pour arriver à destination".
"La rive me paraissait soutenue et portée par ces piliers lumineux, et j'avais envie de sauter dans la rivière pour voir quelles étranges sarabandes les esprits de l'eau dansaient avec les esprits de feu dans ce palais enchanté". Joseph Mallord William Turner a été baptisé le quatorze mai 1775, à l’âge de trois semaines environ, dans le quartier Covent Garden de Londres où il est né. Son père est barbier-perruquier et sa mère, fille de boucher. Envoyé chez son oncle vers l’âge de dix ans, il est scolarisé et se découvre alors un appétit pour le dessin. Son père le soutient beaucoup, notamment en vendant ses dessins dans sa boutique, lui trouve un emploi de coloriste chez un graveur. À quatorze ans, il est employé comme dessinateur par Thomas Hardwick, un architecte, et apprend les techniques du paysage topographique. a même année, il rentre à la Royal Academy et son ascension y sera spectaculaire. En 1796, sa première peinture à l’huile exposée assoit sa réputation. Grâce à de nombreux appuis et beaucoup de travail, il se constitue une honorable clientèle et ouvre sa propre galerie en 1804. De formation romantique, il est alors considéré comme un précurseur de l’impressionnisme par sa capacité singulière à jouer avec la lumière, en particulier celle des incendies. Il subit de nombreuses influences qu’il glane en voyageant régulièrement dans tout le Royaume-Uni et en Europe. Il devient président de la Royal Academy en 1845, mais préfère quitter la vie publique en 1846. Il meurt le dix-neuf décembre 1851 à Cheyne Walk, auprès de sa compagne Sophia Caroline Booth. À sa demande, c’est auxcôtés du peintre Joshua Reynolds qu’il est enterré, au sein de la crypte de la cathédrale Saint-Paul, à Londres. Siècle de guerres, de conquêtes, de révolutions, d'empires construits et détruits, le XIXème siècle, comme sous le coup de ce trop-plein d'histoire, voit le grand genre vaciller dans ce qui semble alors être l'ultime soubresaut d'une crise déjà ancienne. Chateaubriand disait de Napoléon qu'il avait tué la guerre en l'exagérant, il en alla de même avec sa représentation spectaculaire, incompréhension et désintérêt, voire doute quant à la possibilité même de continuer à montrer l'histoire sous ce registre, dominant les esprits d'un public en quête de nouveauté. Ce diagnostic de mort par épuisement de la peinture d'histoire est alors partagé par la jeune génération des artistes romantiques, et tout particulièrement par ceux qui, en Allemagne comme en Angleterre, choisissent de vouer leur vie au paysage. Philippe Otto Runge, Caspar David Friedrich, John Constable, et le génial précurseur anglais, Joseph Mallord William Turner.
"C'est en y vivant jour après jour que vous ressentez la plénitude de son charme, que vous laissez son influence exquise s'emparer de votre esprit. Cette charnelle créature a les variations d'une femme nerveuse, qu'on ne connaît que lorsqu'on a fait le tour de tous les aspects de sa beauté". Tous ne peignent quasiment que des paysages, mais, chacun à sa manière, tous pensent leur pratique non pas comme une substitution d'un genre à un autre, mais bien telle une relève, par le paysage, d'une peinture d'histoire désormais proclamée défaillante. Dans une lettre à un de ses amis, John Fisher, en mai 1824, John Constable, qui séjourne alors à Brighton, en raison de la santé fragile de sa femme, écrit: "Mardi dernier, le plus beau jour qu'il y ait eu, nous sommes allés au Rempart, qui est en réalité les restes d'un camp romain, dominant alors un des plus admirables paysages de nature qu'il y ait au monde, et par conséquent une scène des moins faites qui soit pour un tableau. C'est l'affaire du peintre de ne pas lutter avec la nature en mettant un pareil paysage, une vallée remplie de sujets sur une étendue de quatre-vingts kilomètres,sur une toile de quelques centimètres, mais de faire alors quelque chose de rien, effort qui doit forcément le rendre poétique. Proclamation étonnante, tant elle prend à revers l'ancienne et toujours populaire tradition du paysage de ruines, que la mode du pittoresque et celle du sublime ont alors, notamment en Grande-Bretagne, largement relancé. Ce refus d'affronter la ruine comme sujet prend un sens bien particulier lorsqu'on le confronte avec la réalité de la pratique de Constable. Sans doute Constable avait-il en tête, en écrivant à son ami l'archidiacre Fisher, qui exerçait son ministère à Salisbury, un autre site, qu'ils avaient découvert ensemble, lors de promenades, vers 1820: Old Sarum, le site antique de New Sarum, ou Salisbury. Il l'avait déjà dessiné sur le motif, il y reviendrait quelques années plus tard de multiples façons. Old Sarum c'est, littéralement, l'inverse du Rempart: l'histoire sous le paysage, un banal tumulus prenant l'apparence d'une colline où paissent des moutons, plutôt que le paysage servant de cadre à l'histoire. En 1818, Turner livre avec "Le Champ de bataille de Waterloo" une peinture d'histoire peu commune, dont le pessimisme va là encore de pair avec un rapport singulier entre histoire et paysage. Pessimisme, car, dans ce qui, pour les Anglais, est une grande victoire, Turner, et cela choqua, ne voit que morts anonymes et agonisants. Pas de héros ici, mais le constat amer de la souffrance engendrée, de part et d'autre.
"Elle a l'esprit élevé ou bas, elle est pâle ou elle est rouge, grise ou rose, fraîche ou blafarde, suivant le temps et suivant l'heure. Elle est toujours intéressante et presque toujours triste, mais elle a un millier de grâces incidentes".Dans le catalogue qui accompagne l'exposition à la Royal Academy, Turner cite "Childe Harold's Pilgrimage", de Lord Byron: "Ami, ennemi, en une sépulture rouge mêlés". Ce n'est pas le triomphe de sa patrie, mais les horreurs de la guerre, qu'il peint. Et ces horreurs, ce spectacle donné par l'humanité s'anéantissant elle-même, s'incarnent dans cette façon de laisser ainsi à l'homme la portion congrue dans un vaste paysage noir. Comme si le champ de bataille était en train d'engloutir ceux qui avaient livré combat en son sein. De fait, ce n'est pas la bataille que peint l'artiste, mais l'après. Ce moment où la seule trace du combat est un monceau de cadavres que fouillent quelques femmes à la lueur d'un flambeau. Un après qui vient s'ancrer dans une expérience personnelle de l'artiste qui, dès 1816, c'est-à-dire dès qu'il a été de nouveau possible pour un anglais d'aller sur le continent, a réservé son premier voyage au champ de bataille de Waterloo dont il a rapporté plusieurs dessins proches de l'esprit des premiers dessins d'Old Sarum, tant c'est là le banal et le rien qui dominent, et que seules des formes affleurant laissent deviner ce qui a eu lieu. Turner, qui voua sa vie à la promotion du paysage, ne fut jamais un défenseur du paysage contre l'histoire, un porte-drapeau moderne d'un art moderne, qui s'édifierait tel le nouveau sur les ruines de l'ancien. Au contraire, comme l'a parfaitement compris Ruskin qui voyait dans le "Frontispice" du "Liber Studiorum" une image du déclin de l'Europe, son art du paysage est celui d'un homme habité par une vision tragique de l'histoire, qui rejoue par sa propre dissolution au sein de ses œuvres son sentiment qu'une autre disparition hante le monde. De l'histoire, ses paysages sont alors le cénotaphe, non le tombeau. Des monuments dédiés à la déploration d'un absent, à l'image de ce tableau accroché sur des ruines. Turner fait de son "Frontispice" de 1812 un manifeste pessimiste. Cette peinture accrochée sur le mur d'unmonument en ruine place son "Liber Studiorum" sous le signe de la destruction, symbole de la décadence.
"Elle est toujours sujette à d'heureux accidents. Vous commencez à éprouver une extraordinaire affection pour ces choses. Vous comptez sur elles. Elles font alors partie de votre vie. Voilà l'art". Ce renversement au sens où chez Turner, le paysage, au lieu d'être le lieu où un sujet potentiel devient réel, est précisément celui où le sujet reste à jamais enfoui. Dans le cinquième et ultime volume des "Peintres Modernes" (1860), il s'arrête longuement sur une aquarelle peinte vers 1841, "Aube après le Naufrage" (Tate Britain, Londres). Sur cette œuvre au format modeste, mais d'un haut degré de fini, le seul être vivant est un chien, qui hurle, seul, sur une plage que borde une mer calme. On peut interpréter cette scène comme une lamentation élégiaque sur les pouvoirs de destruction de la mer. L'un des "plus tristes et tendres" rêves momentanés de Turner, "une petite esquisse d'une aube, faite dans ses dernières années. C'est un petit espace de rivage plat. Au-dessus, une douce lumière pâle à l'Est. Les derniers nuages d'orage se fondant au loin, barre oblique dans l'air du matin. Un petit vaisseau, un charbonnier, sans doute, a disparu dans la nuit, avec tout l'équipage. Seul un chien est parvenu jusqu'au rivage. Complètement épuisé, ses membres cédant sous lui, et sombrant dans le sable, il se tient là, hurlant et grelottant. Les nuages de l'aube portent le premier écarlate, juste une faible nuance, qui se reflète avec la même teinte de sang sur le sable. Ici, comme lorsque le voyageur Turner visita le site de la bataille de Waterloo, nous sommes dans l'après-coup. Ce paysage, car dans cette œuvre, tout, hormis le titre, semble appartenir exclusivement à ce genre. Ce paysage, donc, est un endroit où quelque chose a eu lieu,que nous ne voyons pas. Turner, qui a peint tant de naufrages, tant de tempêtes et de batailles navales, franchit le pas là où, si souvent, il s'était tenu en lisière, entre sujet lisible et illisible. Plus de figuration de l'événement, ici, plus de personnage rajouté in extremis, mais ce petit chien, figure triste de la déploration, et ce titre, "Aube après le Naufrage", qui dit bien ce que Turner peint là. Le paysage est ce qui vient après l'histoire, quand celle-ci a disparu, sur le mode de la catastrophe. Ainsi, le paysage ne vient-il pas remplacer l'histoire, mais commémorer sa disparition. Cette mer calme, c'est alors une pierre tombale pour des morts introuvables. Un simple cénotaphe devant lequel un pauvre chien sans maître vient pleurer une disparition.
"Votre affection devient de la tendresse. Il y a quelque chose d'indéfinissable dans ces rapports personnels et intenses qui s'établissent peu à peu. L' endroit paraît se personnifier, devenir humain, sensible, et conscient à votre affection". Le paysage, comme le désastre, c'est ce qui reste alors quand tout à disparu: lieu de l'enfouissement et de la trace. Il y a là une sorte de synonymie paysage/ruines. La représentation de la guerre vient rencontrer et revivifier alors l'ancienne tradition du paysage de ruines, cette peinture non de l'événement mais de l'après où, le temps ayant passé, seule la trace altérée dit de quoi le paysage fut le lieu. Après la bataille, longtemps après: le paysage. Ainsi naît de la fusion entre les vaincus et le territoire qui les vainc une autre forme de paysage, apocalyptique, dont, après Tuner, Paul Nash, qui combattit côté anglais durant la première guerre mondiale, est l'un des plus justes représentants. À un moment où l'échelle inédite de la guerre rendait celle-ci irreprésentable, ses paysages étaient lus comme autant d'autoportraits, mais surtout comme métaphores de l'humanité, parce que s'y donnait à voir cette souffrance humaine informulable. Ce glissement progressif d'une peinture d'histoire à sujets militaires vers une peinture de paysages en ruines, vaut comme métaphore de la situation de l'histoire dans la peinture au sein d'un grand XIXème siècle. Si, un temps, elle semble mourir sous sa forme épuisée de grand genre, c'est pour ne cesser de ressurgir, tel un cauchemar tragique dont les artistes tentent en vain de s'éveiller, sous de nouvelles espèces qui, à l'instar du paysage, assurent la relève de ce qui vient se nicher en son sein. À son époque, William Turner était un artiste admiré mais incompris, souvent raillé par ses contemporains. Ceux-ci s’étaient empressés de le classer parmi les peintres de paysage. "William Turner: contre-jour" est un titre de poème inhabituel parmi les œuvres d’Ingeborg Bachmann. Il donne certes des informations sur les grands axes du poème, à savoir le peintre et son rapport à la lumière et à l’espace, mais de façon étonnante, peu fréquente, voire unique dans la poésie de Bachmann, il met alors en relief, de façon remarquable, le nom du peintre.
"Vous avez le désir de l'embrasser, de le caresser, de posséder; et c'est finalement un doux sentiment de possession qui s'élève. Votre séjour devient une perpétuelle affaire amoureuse". Si la passion avouée et avérée d’Ingeborg Bachmann pour la musique est connue de ses lecteurs, sa relation à la peinture est en revanche passée inaperçue jusqu’à maintenant, restée dans l’ombre des pochettes cartonnées des conservateurs de la Bibliothèque Nationale Autrichienne. Le nom, ce voile déposé au-dessus du poème,s’étend et se déploie jusqu’à engloutir alors toute la présence de ce qu’il désigne. Le nom reste à l’esprit, il l’imprègne et supplante la présence même de ce qui, un jour, exista avant lui. Il brise la chaîne du signe et s’émancipe du système des représentations, se suffisant de son propre rayonnement. Pour arriver à une telle fulgurance, il s’inspire de l’exemple de Proust. Tout en exprimant son admiration pour le roman "À la recherche du temps perdu", elle explique le processus du baptême des noms chez Proust: "Il a dit des noms tout ce qu’on peut en dire et il a agi dans deux directions. Il a intronisé les noms, les a plongés dans une lumière magique, puis les a détruits et effacés". William Turner, né bien avant Cézanne, n’en était pas encore à la déconstruction cézannienne de l’espace, mais il la pressentit vraisemblablement. On ne lui connaît pas d’autres portraits, ni d’autres autoportraits d’ailleurs, ainsi la peinture à l’huile qu’il fit de lui-même entre 1798 et 1800, a dû procéder d’un sentiment très fort à un moment particuliers. C’était comme s’il avait voulu immortaliser un J. M. W. Turner maître de lui-même. Lui aussi, à son tour, choisit la vue frontale, pour diminuer le relief de son nez. Déjà pour cet autoportrait, William Turner a peint ainsi un éclairage plus intense sur la chemise, de façon à écraser le visage dans le plan du tableau. Le visage de Turner s’estompe dans la pénombre translucide des glacis. Après cette expérience picturale, WilliamTurner ne peindra plus d’autoportrait. Il choisit de s’isoler hors du tableau et de s’extraire de la peinture. Cela équivaut d’une certaine manière à quitter l’histoire de la peinture, qui jusque là était aussi une histoire de la représentation de l’espace. Anecdotique, mais témoignant de l’obsession de Turner pour l’anonymat.
"Venise était bien la ville de mes rêves, et tout ce que je m'en étais figuré se trouva encore au-dessous de ce qu' elle m'apparut, et le matin et le soir, et par le calme des beaux jours et par le sombre reflet des orages. J' aimais cette ville pour elle-même, et c'est la seule au monde que je puisse aimer ainsi, car une ville m'a toujours fait l'effet d'une prison que je supporte à cause de mes compagnons de captivité". William Turner menait de longs débats au sujet du spectre lumineux. Il se faisait donc tirer le portrait, tout en s’offusquant d’une peinture à son image. La posture contradictoire de Turner est d’autant plus remarquable qu’elle se situe en plein romantisme. Ainsi William Turner ne concédait la surreprésentation de sa personne qu’à la seule condition d’un anonymat intact, qui portait sur son corps comme sur son nom. Dans ce contexte, la méprise sur le titre dans l’autoportrait de Turner, ressemble fort à une falsification du nom et semble parer au désir de dénommer. Il n'hésite pas à tester des combinaisons étranges d'aquarelle et d'huile ainsi que de nouveaux produits dans ses toiles. Parfois, il utilise même des matériaux inhabituels comme le jus de tabac et la bière vieillie, avec pour conséquence la nécessité des restaurations régulières de ses œuvres. Le peintre et critique d'art George Beaumont qualifie Turner et ses suiveurs comme Callcott de "peintres blancs" car ils mettent au point dès le début du XIXème siècle l'utilisation d'un fond blanc pour donner à leurs tableaux la fraîcheur des couleurs et la luminosité, permettant le passage direct des effets de l'aquarelle dans la peinture à l'huile, "effets tout à fait différents de ceux obtenus avec les fonds rouges ou bruns traditionnels des anciens maîtres". Son passage d'une représentation plus réaliste à des œuvres plus lumineuses, à la limite de l'imaginaire ("Tempête de neige en mer"), se fait après un voyage en Italie en 1819. Turner montre le pouvoir suggestif de la couleur, ainsi, son attirance pour la représentation des atmosphères le place pour des critiques d'art comme Clive Bell, comme un précurseur de la modernité en peinture, de l'impressionnisme, jusqu'à devenir "le peintre de l'incendie". Mais il peint rarement sur le motif contrairement aux impressionnistes, qui feront de cette pratique une règle. Il préfère en effet recomposer en atelier les nuances des paysages, aidé de sa grande mémoire des couleurs. D'autres critiques préfèrent pousser plus loin encore leur analyse en voyant dans l'absence de lignes et de points de fuite ou la dissolution de la forme dans la couleur, dans les paysages marins de Turner, les prémices de l'abstraction lyrique, voire de l'action painting en gestation.
Bibliographie et sources:
- Olivier Meslay, "Turner, l'Incendie de la peinture"
- Térésa Faucon, "L'ABCdaire de Turner"
- Michael Bockemühl, "William Turner"
- Anthony Bailey, "Standing in the sun, a life of Turner"
- Marcel Brion, "William Turner"
- Éric Shanes, "Turner, les chefs-d'œuvre"
- Pierre Wat, "Turner, menteur magnifique"
- Frédéric Ogée, "Turner, les paysages absolus"
- John Gage, "Turner, le génie de la lumière"
- Ian Warrell, "Turner et le Lorrain"
- Delphine Gervais de Lafond, "William Turner"
- Christine Kayser, "Peindre le ciel: de Turner à Monet"
Bonne lecture à toutes et à tous.
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"Ma première idée du mouvement de la danse vient du rythme des vagues. Préparez-vous, muses, à danser de nouveau !" Pionnière de la danse moderne, Isadora Duncan (1877-1927) demeure à l’évidence la défricheuse et la semeuse,celle qui, bousculant les codes et les conventions du ballet classique a ouvert les écluses et frayé ainsi la voie à unedanse plus libre. Toutefois, si la radicalité et la modernité de sa démarche ont fait couler beaucoup d’encre, on abeaucoup moins évoqué la dimension primordiale de l’art d’Isadora qui se place sous le signe de la grâce. C’estsurtout par une esthétique gracieuse, caractéristique de ses chorégraphies de jeunesse, qu’Isadora renoue à lafois avec la sensibilité de la danse classique et les toiles de la Renaissance italienne, celles de Botticelli en particulierqu’elle revisite dans plusieurs de ses créations. À contre-courant des brisures et de la crispation, la grâce trouve sonterrain d’élection dans la courbe, évoque un monde de fluidités et de transparences qui exprimerait à la fois la nostalgied’un paradis mythique et l’aspiration à un futur idyllique. Isadora se situe d’abord en rupture avec le ballet académiquedont elle rejette le système préétabli de pas et de gestes très codifiés par Pierre Beauchamp au dix-septième siècle. Elle récuse le principe de l’en-dehors qu’elle estime contre-nature de même que la discipline rigide du ballet. Fortede ses convictions, elle bannit les pointes, apanage de la ballerine, le tutu, et le corset qui enserre le corps. Soucieusede restituer à la danse une signification spirituelle et humaine, Isadora ne peut que vilipender l’excès de virtuositéqui règne au sein du ballet à la fin du dix-neuvième siècle, au mépris de l’émotion. La danseuse et chorégrapheaméricaine Isadora Duncan, pionnière absolue de la danse moderne, incarne une liberté nouvelle, non seulementpour l'art chorégraphique mais également pour la condition féminine. En effet, sa vie tumultueuse, qui fit d'elle unehéroïne, fascina son époque, contribuant probablement au rayonnement extraordinaire de son nom et de sa légendedans le monde. Avec ses pieds nus, ses fines tuniques à la grecque et ses mouvements libres, affranchis de toutetechnique connue, elle imposa une nouvelle idée de la danse qui repose sur l'harmonie du corps et de l'esprit. Àsa suite, la danse moderne s'exécutera pieds-nus et chaque chorégraphe devra trouver son langage personnel.
"La danse est le mouvement de l'univers concentré chez un individu. Écoutez la musique avec votre âme. ne sentez-vous pas un être intérieur qui s'éveille au fond de vous, et que c'est par lui que votre tête se redresse, que vos bras se lèvent, que vous marchez lentement vers la lumière ?". On l’imagine souvent virevoltant les pieds nus et légers dans un frémissement de tissus évanescents dans les jardins,au bord de la mer, partout où il est possible de danser. On connaît son destin tragique, étranglée en 1927 à seulementcinquante ans par son écharpe prise dans les roues de sa décapotable et auparavant ses enfants se seront noyésaccidentellement dans la Seine. “L’ondulation me semble être le mouvement fondamental de la nature”, répétait sanscesse Isadora Duncan dansant vêtue d’une large tunique laissant apercevoir sa nudité. Faisant fi des conventions,délaissant tutus et pointes, elle libère le corps de la femme et invente une danse moderne, fluide comme la mer, où lemouvement semble naître naturellement. En cela, Isadora Duncan marqua l’histoire de la danse mais apparut égalementcomme une femme libre et audacieuse. Sa vie privée, tout comme sa vie professionnelle, fait fi de toutes les mœurs etrègles de la moralité traditionnelle. Bisexuelle, ce qui n'est pas chose inhabituelle dans les cercles hollywoodiens de sonépoque. Elle a une histoire passionnée avec la poétesse Mercedes de Acosta et a été aussi probablement engagéedans une relation amoureuse avec l'auteur Natalie Barney. Elle déclarait: "Je crois que l'amour le plus élevé est une pureflamme spirituelle qui ne dépend pas nécessairement du sexe du bien-aimé." Isadora était une femme libre et rebelle. On ramène sans arrêt sa vie au seul épisode de sa mort tragique, comme si entre sa naissance à San Francisco et samort effroyable à Nice, sur la promenade des Anglais, il ne s’était rien passé de notable. Sa vie est pourtant étonnante.Rarement, vocation fut plus précoce. Tout commence à San Francisco, dans le quartier irlandais. Là, une jolie fille, MariaDora Gray, fille d’un sénateur d’origine irlandaise, rencontre un beau garçon d’origine écossaise, Joseph Charles Duncan,amateur d’art et poète de talent à ses heures. Ils se marient et auront quatre enfants. Mais ils ne vivent pas heureux trèslongtemps. Un an après la naissance de leur benjamine, Angela Dora, future Isadora, le 26 mai 1877, le malheur s'abatsur la famille. Caissier ruiné par la faillite retentissante de la Bank of California, Joseph Duncan est emprisonné et doitvendre sa maison de Taylor Street, en 1878. La même année, Maria apprend que Joseph a une liaison avec une jeunecélibataire habitant Russian Hill. Elle divorce et part avec ses enfants. C’est le début d’une vie d’errance et de bohèmemiséreuse. Professeur de musique, Maria tire le diable par la queue et complète ses revenus en faisant de la couture.Elle vend sa production, sans grand succès. Du coup, la famille change régulièrement de domicile pour échapper auxrappels de loyer. Un matin, la maîtresse de l'école demande aux enfants de sa classe de dire ce que font leurs parents.
"I was born by the sea, and I have noticed that all the great events of my life have taken place by the sea. My first idea of movement, of the dance, certainly came from the rhythm of the waves". À la maison, pas ou peu de discipline. Les enfants sont livrés à eux-mêmes et vaquent comme ils l’entendent. La petiteIsadora sait s’occuper. Elle trouve sa vocation et le moyen d’expression de ses émotions. "Petite fille, je n’ai connu nijouets, ni distractions enfantines, je m’échappais souvent seule dans les bois ou au bord de la mer, et je dansais. À cetâge-là, j’avais l’impression que mes chaussures et mes vêtements n’étaient qu’une gêne. Mes souliers me pesaientcomme des fers, mes vêtements étaient ma prison. Alors je les ôtais. Et loin de tout regard, je dansais nue au bord de lamer." Le quotidien est désespérant. Maria parle très peu de leur père à ses enfants, sauf pour le décrire comme un"démon en habit humain." À huit ans, Isadora sera donc étonnée quand un bel homme à la voix douce, fin et distingué,viendra sonner à la porte et l’emmènera manger une glace dans le quartier. C’est Joseph Duncan, qui tente de renoueravec ses enfants. Maria ne veut plus en entendre parler. Prisonnière des conventions de son temps, la mère d’Isadorane sait pas exploiter ses multiples atouts. Elle survit en travaillant comme une bête. "Sentimentale et vertueuse, ellene pouvait que souffrir et pleurer." Un jour, Isadora rentre à la maison et la trouve en larmes. À terre, tous les tricotsinvendus. Isadora les rassemble dans un panier, fait du porte à porte dans le voisinage et revient les poches pleines. Elle triomphe mais la rébellion s’ancre profondément en elle. Elle comprend ainsi très tôt que "la gloire, la fortune etl’amour ont leur contrepartie en sang, en larmes et en peines accablants." Heureusement, il y a les moments degrâce, de bonheur, quand Maria rassemble ses enfants à ses pieds, sur le tapis, leur joue du piano, leur fait réciter despoèmes. Décelant les dispositions chorégraphiques d’Isadora, elle veut lui faire donner des leçons de danse. Peineperdue. Isadora ne supporte ni les pointes, ni les tutus. À douze ans, avec sa sœur Elizabeth, elle commence àdonner des cours de danse et de théâtre aux enfants du quartier. Quand les cours subviennent aux besoins de lafamille, elle cesse d’aller en classe. C’est à cette époque qu’elle fait le vœu solennel d’accueillir l’amour comme il vient,mais de ne jamais se marier. De temps en temps, elle se rend à la "Oakland Public Library." Là officie une femmed’influence, Ina Coolbrith, poétesse d’exception, amie de toute une génération d’auteurs, Jack London, Robert LouisStevenson, Joaquin Miller, ainsi que Mark Twain. Jack London parlera d’Ina comme de sa "mère en littérature."Isadora se souviendra d’elle comme d’une femme magnifique, "dont les beaux yeux verts étincelaient de passion."
"J'étais très fière d'être admise, avec ma petite tunique blanche, au milieu d'une constellation de personnages si distingués et si brillants". Pour l’heure, elle suit avidement ses conseils de lecture. C’est Ina qui va l’initier à la culture classique de la Grèceancienne. Au soir de sa vie, Isadora tombera des nues quand elle apprendra qu’Ina Coolbrith était demeurée célibataire.Et pour cause, Ina et Joseph Duncan avaient vécu une longue relation passionnée. Son père avait été le grand amourde sa professeur, son guide pour la vie. Ironie du sort, elle connaissait donc Isadora sans que celle-ci le sache. Très vite,l’entreprise familiale de spectacle Duncan prend de l’ampleur. En 1893, la famille emménage à San Francisco, dansune maison appelée “Castle Mansion”. L’immeuble, au coin de Sutter et Van Ness Avenue, à San Francisco, a étéoffert par le père revenu un peu en grâce, en attendant de faire à nouveau faillite. Augustin, le frère aîné, joue lesmetteurs en scène. Isadora et sa grande sœur Elisabeth donnent des cours de valse et de polka dans la grange. Les Duncan créent bientôt leur troupe dont la tournée se fait remarquer sur la côté Ouest. Mais les affaires ne sontguère florissantes. En 1895, Isadora, accompagnée de sa mère, va donc tenter sa chance à Chicago. Elle essaie tantbien que mal d’intéresser des managers de théâtre blasés et cyniques, peu séduits par sa danse novatrice, jugéedécalée et incompréhensible. Enfin, un music-hall lui donne sa chance. Elle apparaît en tenue grecque, pieds nuset pénétrée de son art, devant un public venu pour voir des girls lever la jambe, dans une atmosphère de tabagieécœurante. Une nuit, enfin, dans l’assistance, il y a Augustin Daly, producteur de théâtre à New York, qui engagela jeune fille pour un rôle de fée dans le "Songe d’une nuit d’été." Puis, il lui donne des petits rôles de pantomime.Nouveau coup du destin, Nevin est dans la salle. Il l’engage alors pour son "Narcisse", le spectacle qu’il monte dansune petite salle du Carnegie Hall. C’est le premier succès, pour Isadora, qui se présente désormais en tenue grecque,pieds nus et cheveux libres sur les épaules. Face à cet ébranlement complet des bases du ballet, les New Yorkaisblasés, l’acclament et sa notoriété galope jusque dans les salons privés de Newport. C'est enfin le début de la gloire. À Paris, on la voit souvent rue de la Gaîté. Mais elle goûte peu la bohème de Montparnasse, sortant d’une existencequi l’en a dégoûtée. Elle s’installe finalement dans un immeuble cossu à deux pas de la place Saint-André-des-Arts,au 5 rue Danton. Le succès aidant, elle décide de créer des spectacles par souscription, avec un nombre de placeslimitées, inabordables, ce qui lui permet aussi de choisir ses spectateurs. Le dessinateur Jean-Louis Forain, lesécrivains Georges Bataille ou Anna de Noailles, le comédien Mounet-Sully, Georges Clémenceau se pressent chezelle pour ces représentations privées limitées à vingt personnes. Auguste Rodin l’invite dans son atelier et la dessine.Elle danse partout pieds nus, sur les planches des théâtres parisiens, sur le parquet ciré des appartements cossus,sur le sable des plages à la mode, sur le marbre des villégiatures de ses nombreuses admirateurs, sur la terre desétroits chemins, sur le gazon des propriétés des gens qui comptent. Cela devient souverain, les pieds dans l’herbe.
"The only dance masters I could have were Jean-Jacques Rousseau, Walt Whitman and Nietzsche". Demandée partout, Isadora parcourt l’Europe en tous sens. À Paris, où elle repasse début 1903, on la voit dansersans autre décor qu’un drap tendu, sans éclairage, en tunique courte, pieds nus, au son d’instruments aussi saugrenusdans le ballet que la flûte ou le tambourin. Parfois même sans musique ou en complet décalage avec elle. Mais sonœuvre majeure est encore à venir. Elle crée trois écoles. La première à Berlin, dans le quartier de Grunewald, en1904, avec six élèves qui vont jusqu’à changer leur nom, pour devenir Maria-Theresa, Anna, Irma, Lisa, Margot etErica Duncan, les "Isadorables." C’est Elizabeth, la sœur d’Isadora, qui prendra réellement en charge l’enseignement,Isadora se contenant d’insuffler l’esprit et la couleur des chorégraphies. La deuxième école est créée à Paris, avecdes élèves français et russes, en 1908. La troisième à Moscou en 1921. Criblées de dettes, les deux premièresécoles cesseront leurs activités, respectivement en 1908 et 1916. Celle de Moscou durera le plus longtemps. Le 24septembre 1906, nait le premier de ses deux enfants d’Isadora, Deirdre. Paris Singer, le père de son fils Patrick,emménage avec Isadora Duncan dans l'hôtel "Coulanges", place des Vosges à Paris. Il l’emmène aux Etats-Unis,la couvre de bijoux et de robes de chez Poiret, lui offre un château dans le Devonshire, plus tard l’hôtel de Bellevueà Meudon, où elle logera son autre école de danse, le Dyonision. Mais toutefois, Isadora ne s’assagit pas pour autant. En froid depuis le début de l’année 1913 avec Paris Singer, qui supporte mal la notion d’amour libre d’Isadora, lemilliardaire lui propose de revoir son enfant, Patrick, et Deirdre qu’il aime comme sa fille. Le dix-neuf avril 1913, ilsvont déjeuner ensemble dans un restaurant italien parisien. Après le café, Paris Singer voudrait emmener Isadoraau Salon des Humoristes. Mais elle a prévu de recevoir quelques amis dans sa résidence, à Neuilly. Il part de soncôté, elle file à Neuilly en voiture avec la nurse, Annie Sim, et ses deux enfants. La nurse préfère ensuite rentrer àVersailles avec les enfants plutôt que d’attendre Isadora. Peu avant seize heures, sous un crachin froid, le baiserde sa fille à travers la vitre de la voiture sera la dernière image qu’aura Isadora de ses enfants. Remontant la rueChauveau et se dirigeant vers la Seine, le chauffeur pile au coin du boulevard Bourdon, devant une voiture quiarrive de Levallois à vive allure. Le moteur ayant calé, le chauffeur descend pour donner un tour de manivelle.Mais l'inconscient oublie de mettre le levier de vitesse au point mort. Lorsque le moteur repart, la voiture fait unbond en avant, traverse le quai, dégringole le talus et plonge dans la Seine. Les enfants et la nurse, sont retirésde la carcasse de l’auto, inanimés. les trois décès sont constatés. Isadora refuse des funérailles chrétiennes.
"The whole world is absolutely brought up on lies. We are fed nothing but lies. It begins with lies and half our lives we live with lies". Cette disparition brutale la perturbe profondément. Elle s’échappe en Albanie, à l’invitation de son frère Raymond,qui aide là-bas les victimes de la guerre des Balkans. Puis en Italie, elle séjourne à Viareggio avec la comédienneEleonora Duse, la grande rivale de Sarah Bernhardt, suscitant quelques remarques grinçantes sur leur prétenduerelation homosexuelle. Elle s’y amourache d’un jeune sculpteur, le supplie de lui faire un enfant. Elle revient à Parisquand Paris Singer lui annonce qu’il lui offre le Grand Hôtel de Bellevue, à Meudon. Elle y crée une école de danse.Le treize juin 1914, le gala qu’elle offre au Trocadéro est un succès. Mais le vent commence à tourner. Désormais,aux Etats-Unis, le jazz et le fox-trot incarnent la modernité. Et plus ses tenues dénudées ne passent toujours pasla rampe face aux bigots et aux producteurs qui les craignent. Certes elle danse le sept novembre 1921 au Bolchoïet on lui met à disposition le palais de la célèbre danseuse Alexandra Balachova, exilée à Paris. Mais la bureaucratieet le délabrement général ne produisent rien de bon. Le jour de l’inauguration officielle de son école, on lui annonceque les crédits sont coupés, et qu’on lui laisse le bâtiment à condition qu’elle le chauffe. Une gageure, quand onconnaît l’hiver russe et les proportions de la bâtisse. Elle fait cependant la connaissance d’un poète prometteur,Sergueï Essenine, au visage d’ange joufflu, aux yeux d’un bleu magnétique. Elle l’épouse sans déroger à sa règlecar il s’agit de lui permettre de partir avec lui en tournée. Mais ses tendances alcooliques et les accès de rage quis'ensuivent l'amènent régulièrement à détruire des meubles, enfoncer des portes et des fenêtres dans leurs chambresd'hôtel, engendrant ainsi une publicité tapageuse autour du couple. En novembre 1923, elle décide alors de le quitter. En 1926, à l’aube de ses cinquante ans, et pour subvenir à ses besoins, elle entame la rédaction de son autobiographie.Le manuscrit, qui restera incomplet, ne brille ni par ses révélations, ni la qualité de son style. Elle s’installe sous lescombles du Lutétia, à Nice. Elle arrive le soir du quatorze septembre 1927. Elle dîne avec son amie Marie Desty aurestaurant d’une plage privée, le “Henry’s plage”. À la fin du dîner, "Bugatti", le beau garagiste, Benoit Falchetto, lesrejoint. Il vient lui faire essayer une Amilcar GS 1924. Isadora s’installe dans l’Amilcar. Pour se protéger du vent, elles’entoure le cou de la longue écharpe en soie rouge offerte par Marie. L’écharpe s’enroule dans le moyeu de la rouearrière gauche quand la voiture démarre. Elle est brutalement éjectée du véhicule et meurt sur le coup dans sa chutesur la chaussée. Isadora Duncan est incinérée et ses cendres reposent à Paris au columbarium du cimetière duPère-Lachaise auprès de celles de ses enfants. L'étoile qui s'éteint sur la Promenade aura révolutionné la danse.
Bibliographie et références:
- Jean-Pierre Pastori, "La Danse des vifs"
- Maurice Lever, "Isadora, roman d'une vie"
- Jean Bergamasco, "Isadora Duncan, la danseuse aux pieds nus"
- Geneviève Delaisi de Parseval, "Le Roman familial d'Isadora Duncan"
- John Dos Passos, "Isadora, roman d'une danseuse"
- Vivian Lofiego, "Isadora Duncan, l'américaine aux pieds nus"
- Caroline Deyns, "Le jour où nous n'avons pas dansé"
- Irène Omélianenko, "Isadora Duncan ou l'art de danser sa vie"
- Damien Manivelle, "Les Enfants d'Isadora"
- J.C. Powys, "Isadora Duncan"
- Élisabeth Schwartz, "Isadora Duncan"
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"Aucune méthode d'invention artistique ne peut remplacer l'élément essentiel de l'imagination surtout la plus fertile. Si vous pouviez le dire avec des mots, il n’y aurait alors aucune raison de le peindre". Alors que les avant-gardes puis l’abstraction impriment leur marque sur l’Amérique, Edward Hopper (1882–1967) cultive un réalisme à contre-courant. À partir des années 1930, ce peintre s’est rendu célèbre en exposant des toiles mélancoliques, inspirées par l’american way of life dont il livre une vision désabusée. Son œuvre contient une profondeur symbolique derrière les apparences de la banalité. Artiste prolifique, tant dans le domaine de la peinture que des œuvres graphiques, Hopper a donné vie à un réalisme métaphysique silencieux, à la perfection sourde et instable, à l’image d’un drame hitchcockien. Né en 1882 dans l’État de New York, Hopper grandit dans une famille de commerçants modestes. Rien ne le prédestine à devenir peintre. C’est par le biais de ses études, il envisage une carrière comme illustrateur publicitaire, que la passion le gagne. À la New York School of Art, l’artiste américain développe une esthétique figurative, intimiste, au réalisme presque photographique. Si Hopper a passé l’essentiel de sa vie à New York, il a cependant quitté cette ville entre 1906 et 1910 pour gagner l’Europe. À Paris, qu’il visite à trois reprises, il découvre alors la culture française, dont il demeure passionné au point d’en apprendre la langue, et étudie les grands maîtres du réalisme européen, de Rembrandt à Édouard Manet. Pour autant, Hopper ne se considère pas comme un continuateur des courants européens et souhaite au contraire doter l’Amérique d’un art figuratif indépendant, reflétant les caractères propres à cette nation. Pour vivre, Hopper travaille, comme prévu, dans le domaine publicitaire. Sa vocation d’artiste se précise vers 1913, lorsqu’il loue un atelier dans le quartier de Greenwich Village. Mais l’artiste se fait surtout connaître durant les années 1920, époque à laquelle il se marie. Le couple s’installe à Cap Cod dans les années 1930. En apparence, l’artiste s’intéresse à des objets mineurs, à des personnages anodins, mais il les dote de sentiments profonds et ambivalents. Ce ne sont pas des américains triomphants, légers ou insouciants, des architectures modernes et imposantes. Hopper ne peint pas les gratte-ciels de New York, ni l’Ouest sauvage. Il captive ces "riens", moments de vide et de silence mais lourds d’anxiété, d’attentes ou de désirs. Le succès vient alors à Hopper de son vivant. Dès 1933, le Museum of Modern Art, (MoMA) lui consacre une rétrospective. Le peintre est invité à représenter son pays lors de la Biennale de Venise en 1952. Couronné d’éloges, il s’éteint en 1967. Le réalisme figuratif d’Edward Hopper ne s’appuie pas seulement sur l’observation du monde réel. S’y mêle une bonne dose de fiction, à l’image d’un noir polar. Le peintre, en mettant en scène des personnages isolés, des lieux confinés ou abandonnés, exprime ses angoisses humaines. En ce sens, tout en représentant les mœurs de la société, il livre aussi un portrait inquiétant d’un continent américain en doute.
"Je ne suis peut-être pas très humain, ce que je voulais faire était peindre la lumière du soleil sur le côté d’une maison". Une femme seule, triste, assise sur un lit dans une chambre d’hôtel impersonnelle, face au soleil matinal. Figure de passage, pourtant immobile, elle est concentrée au point de ne pas se douter de la présence du spectateur. Hopper a cultivé dans son œuvre une observation voyeuriste des personnages. La composition est proche de la photographie. Comme à son habitude, le peintre met en contraste les couleurs chaudes de sa palette avec les sentiments dégagés par ses protagonistes: froids, imperméables, distants. Toile célèbre, peut-être la plus connue de l’artiste américain, la scène raconte moins une histoire qu’un moment, saisi sur le vif et comme figé dans le temps. La route est déserte. La pénombre gagne. Mais la station-service rutile. Rouge. L’homme en pantalon bleu, gilet et cravate ne laisse rien paraître. Il se tient cependant prêt à accueillir l’éventuel voyageur, avant qu’il ne s’enfonce dans les ténèbres de la forêt, dense et lugubre. Distance et étrange proximité, narration et temps en suspens, couleur poudrée, ombre et lumière découpées, archétype et sobriété formelle. L’œuvre traverse les âges, intrigue et invite à la contemplation de qui voudrait percer les mystères de sa création. L'occasion de poser un nouveau regard sur les toiles elles-mêmes et de se laisser toucher par leur profonde humanité. "Compartiment C, voiture 293" est un tableau magnifique. Beaucoup de tableaux du peintre américain Edward Hopper sont magnifiques, mais celui-là l'est particulièrement. C'est un tableau vert. Josephine, dite Jo, la femme d'Edward, dit Ed, l'appelait d'ailleurs ainsi, "le tableau vert". Il montre une femme blonde, élégante, vêtue d'une robe de couleur prune. Elle est assise dans le compartiment d'un train. Les murs et le mobilier du compartiment sont verts. Seul l'appuie-tête est blanc, à sa base violacé. La femme lit. La plupart des commentateurs la voient lire un magazine, mais il faut toujours se méfier de ce que Hopper fait lire aux femmes. Dans "Chambre d'hôtel", par exemple, peint en 1931, une jeune femme dévêtue, assise sur un lit, paraît absorbée par la lecture d'un roman. Or elle tient dans ses mains "un indicateur de chemins de fer". On le sait parce que Jo l'a noté dans le registre où, une fois un tableau achevé, Ed dessine l'œuvre à l'encre noire que Jo, ensuite, de son écriture ronde décrit. Jo est un personnage. Edward Hopper l'a épousée en 1924, il avait trente-six ans et Jo s'appelait alors Josephine Verstille Nivison. Elle est peintre. Ed ne la quittera jamais. Mais Ed n'est pas le genre à quitter. En 1913, il s'installe à Washington Square, à New York, dansun appartement-atelier duquel, malgré le succès et la fortune, il ne déménagera jamais, il y mourra le quinze mai 1967.
"J’ai essayé de présenter mes sensations dans ce qui est la forme la plus sympathique et plus impressionnante possible pour moi. Je trouve l’huile de lin et le fil blanc les médiums les plus satisfaisants". En 1924, il montre ses aquarelles dans la galerie Frank Rehn, qui lui organise sa première exposition personnelle où il restera toute sa vie. Quant à Jo, jalouse comme une tigresse, elle sera son seul modèle féminin. Hopper est un homme fidèle. Jo, elle, c'est une "peste". Elle s'est sacrifiée" pour Ed, dit-elle, lui a laissé l'atelier, et ne cesse de le lui reprocher. En 1946, elle commence même une grève de la faim pour protester contre l'indifférence d'Ed et du Whitney Museum pour son œuvre. Frank Rehn réglera alors le problème par un petit accrochage dans sa galerie. Le photographe Arnold Newman raconte que le couple ne cessait de se disputer. Quand il voulait photographier Ed, Jo venait sans cesse se placer dans le champ. Être dans la plupart des tableaux de Hopper ne lui suffisait donc pas. Puis il a compris que c'était leur façon de fonctionner. Jo admirait Ed. Dans son journal, elle écrit: "L'art de E. Hopper est tellement fondamental que l'on peut le comparer à Abraham Lincoln ou George Washington pour représenter le meilleur de la tradition américaine". Il est fort probable qu'Ed devait aimer l'admiration que Jo lui portait. Elle tenait alors avec application ses registres. Elle l'accompagnait partout. Ils apprenaient l'espagnol ensemble. Et se fâcher continuellement avec elle devait ainsi l'arranger en lui réservant les longues plages de silence et de solitude dont il avait besoin. Hopper est un taiseux. Pour savoir à quoi ressemblait Jo en 1938, il suffit de regarder la femme à la robe sombre dans le compartiment vert. C'est elle qui lit. Les femmes lisent souvent dans les tableaux de Hopper. Ou elles pensent. Ou elles rêvent. Elles sont parfois dénudées. Elles ne correspondent pas à l'image de la ménagère américaine. C'est peut-être pourquoi les femmes aiment beaucoup la peinture de Hopper. Il les émancipe. Il ne les couvre pas de bijoux, Ed les détestait, mais les rend sexy. C'est une manière héritée de Courbet, "Les Demoiselles du bord de Seine" (1856) dont Hopper a admiré la peinture lors de ses trois voyages en Europe, surtout, à Paris entre 1906 et 1910. C'est pourquoi sa Jo ("Portrait de Jo", 1936) ressemble tant à l'autre Jo, Joanna Hiffernan, peinte par Courbet en 1865. Donc Jo lit. Hopper la vêt d'une robe stricte, la dote d'une forte poitrine, et dévoile légèrement le genou. On parle souvent de la "Maison près de la voie ferrée" (1925) comme modèle pour la maison de "Psychose" (1960) d'Alfred Hitchcock, mais il semble bien que le principal point commun entre le peintre et le cinéaste, qui adorait Hopper, soit cette figure de femme ambiguë, à la fois sage et sexuelle. Si l'on se reporte au registre, Jo écrit que la femme lit le "New Yorker", que sa robe est "en jersey de laine violet", et qu'à ses côtés est posé le magazine "Reader's Digest". Ed ajoute de son écriture fine et nerveuse: "Toile belge, couleurs Rembrandt, blanc de plomb, huile de lin". Et puis il y a ce vert, un certain vert, somptueux, mélange "d'oxyde de chrome et de cadmium", écrit Jo. Un vert impossible à trouver dans un compartiment d'un wagon de chemin de fer, aussi impossible que la hauteur du plafond de ce compartiment, idem pour l'éclairage ou le paysage crépusculaire entraperçu par la fenêtre.
"La seule vraie influence que j'ai jamais c'était moi-même. La question de la valeur de la nationalité dans l’art est peut-être insoluble. C'est le côté étrange de Hopper. Le tableau paraît réaliste, mais quand on en regarde les détails, tout devient bizarre. Les gens sont souvent seuls, leurs attitudes, insolites, les rues, désertes, les pièces, vides, les paysages, inhabités, les points de vue, décalés, les lumières, artificielles. On n'y retrouve pas les signes caricaturaux des États-Unis. Peu ou pas de voitures, pas de gratte-ciel, pas de grands espaces, pas de signes religieux, pas d'excitation, pas de foule, pas d'hystérie. Et pourtant, rien ne nous paraît plus américain qu'un tableau de Hopper, au point que de nombreux cinéastes, de Robert Siodmak ("Les Tueurs", 1946) à Wim Wenders ("The End ofviolence", 1997) et David Lynch ("Mulholland Drive", 2001), s'en sont inspirés. Hopper peint une Amérique sans fard. Elle ressemble à ses femmes, stricte, engoncée dans une morale rigide mais ambivalente, à la fois froide et libidinale. Une assemblée de solitaires la compose, portant la sourde mélancolie d'un très lointain déracinement. Edward Hopper est né le vingt-deux juillet 1882 à Nyack dans l’État de New York. Exerçant essentiellement son art à New York, où il avait son atelier, il est considéré comme l’un des représentants du réalisme américain, parce qu’il peignait la vie quotidienne des classes moyennes. Au début de sa carrière, il a représenté des scènes parisiennes avant de se consacrer aux paysages américains et de devenir un précieux témoin attentif des mutations sociales aux États-Unis. Il produisit beaucoup d’huiles sur toile, mais travailla l'affiche, la gravure (eau-forte) ainsi que l'aquarelle. Une grande partie de l’œuvre de Hopper exprime par contraste la nostalgie d’une Amérique passée, ainsi que le conflit entre nature et monde moderne. Dans une ambiance quasi métaphysique, en un monde devenu autre où la relation humaine est comme effacée, ses personnages sont le plus souvent esseulés et mélancoliques. Il naît au sein d’une famille modeste de commerçants qui vendent des articles de mercerie. Il reçoit une éducation baptiste et fréquente une école privée, puis le lycée de sa ville natale. Il s’installe ensuite à New York, où il se forme au métier d’illustrateur dans la "New York School of Illustrating". Il entre à la New York School of Art en 19004. Il y rencontre George Bellows, Guy Pène du Bois, Patrick Henry Bruce, Walter Pach, Rockwell Kent et Norman Raeben dont certains furent assimilés à l’"Ash Can School". Parmi ses professeurs, Robert Henri (1865-1929) lui enseigne à représenter des scènes réalistes de la vie urbaine. Edward Hopper, dont Pène a fait la rencontre alors qu’il était l’élève d’Henri, est devenu un ami de toujours. Tout au long de leur carrière, les deux hommes ont affiché leur préférence pour le réalisme à l’abstraction et aux autres influences modernistes et d’avant-garde. À la mort de Pène, Hopper a écrit: "C’était certainement le meilleur ami que j’avais dans l’art". Même si son nom a moins de résonance dans les annales de l’art américain que celui de Hopper, la contribution de Pène n’en est pas moins valable. Dans son autobiographie, "Artist in Manhattan", l’artiste américain Jerome Myers a également rappelé son étroite amitié avec Pène. Pène a également lui-même publié sa propre autobiographie en 1940, "Artists Say the Silliest Things".
"La peinture devra faire face de manière plus exhaustive et moins oblique à la vie et aux phénomènes de la nature avant qu’elle ne puisse pas retrouver toute sa grandeur. Eh bien, j’ai une méthode très simple de la peinture". Afin de compléter sa formation, Edward Hopper effectue trois séjours à Paris, entre 1906 et 19105. Il visite plusieurs pays d’Europe: les Pays-Bas (Amsterdam et Haarlem), le Royaume-Uni (Londres), l’Espagne (Madrid, Tolède), l’Allemagne (Berlin), la Slovaquie (Bratislava) et la Belgique (Bruxelles). Il se familiarise avec les œuvres des grands maîtres du vieux continent et produit une trentaine d’œuvres, essentiellement à Paris. C’est également dans cetteville qu’il côtoie d’autres jeunes artistes américains et s’intéresse à la photographie avec Eugène Atget. Il tombe sous le charme de la culture française et restera francophile tout au long de sa vie. Revenu aux États-Unis, il continue de lire des ouvrages en français et d’écrire dans cette langue. Il était capable de réciter du Verlaine. En 1908, Edward Hopper s’installe définitivement à New York où il travaille comme dessinateur publicitaire puis comme illustrateur, un métier qu’il n’apprécie pas. À cette époque, il ne peint que rarement, la plupart du temps en été. Il participe à plusieurs expositions collectives à New York. En 1908, à l’Harmonie Club et ensuite, en 1912, au Mac Dowell Club.L’année suivante, il vend sa première œuvre et s’établit dans un studio sur Washington Square dans le quartier de Greenwich Village. En 1915, il demande alors à son ami Martin Lewis de lui enseigner les techniques de l'estampe. Il réalise ses premières eaux-fortes cette année-là et se fait connaître par les critiques d’art dans une exposition au Mac Dowell Club. Mais c’est dans l’entre-deux-guerres qu’il commence à être vraiment reconnu, avec sa première exposition personnelle au Whitney Studio Club (1920). On cite sa grande taille, son côté dégingandé, un corps à la fois impressionnant et qui a du mal à trouver sa place dans l’espace. On conçoit donc bien qu’il ait pu facilement devenir, et pas uniquement en raison de ses thèmes picturaux (la Nouvelle-Angleterre), d’abord la figure du Yankee, puis celle du puritain. Les indices ne manquent pas: incapacité à peindre ailleurs que dans ses deux lieux fétiches, New York City et la Nouvelle-Angleterre, que ce soit le cap Cod ou le Maine, comme en témoigne son voyage en Californie en 1959 dont il ne ramène quasiment aucune œuvre. Et bien sûr la description de son existence frugale. Ce petit studio de Washington Square, les repas improvisés ou pris dans de petits restaurants de quartier sans prétention, sans oublier l’absence totale de dépenses d’agrément en dépit de son aisance financière.
Homme de loyauté et de constance dans un âge qui pourtant n’en faisait pas vertu, il est le contraire de cet américain avide de consommation, braillard et bruyant. En 1924, il se marie avec Josephine Verstille Nivison. Surnommée "Jo" par son époux, elle a suivi comme lui les cours de Robert Henri et elle est devenue peintre. En 1933, le couple achète une propriété au Cap Cod où il construit une maison, installe un atelier. Hopper fut malheureux avec elle, épouse tempétueuse, terre à terre, très jalouse, elle fut son unique modèle au corps toujours froid ("Morning Sun", 1952).
"Dans son sens le plus restreint, moderne, art semble se préoccuper uniquement avec les innovations techniques de l’époque". Hopper est d’abord un formaliste populaire, un peintre qui gardait un contact étroit avec la perception oculaire, sans pour autant développer un réalisme photographique strict, comme celui d’un Charles Sheeler par exemple, alors que la peinture se dirigeait alors vers l’abstraction d’une part mais aussi vers un expressionnisme symboliste dans des œuvres telles que celles de Frank Stella, Marsden Hartley, ou Charles Burchfield, ou vers le cubisme d’un Stuart Davis. Ces formes nouvelles remettaient ainsi en cause la littéralité du rapport au réel et la correspondance entre nos sens et le monde, ce qui n’est pas le cas de sa peinture dont la reconnaissance critique et publique s’est d’abord faite par ses aquarelles qui se vendirent très bien lors de leur première exposition chez son galeriste. On l’identifia donc d’abord comme peintre d’architecture américaine, au mieux participant à une manière d’inventaire patrimonial, au pire pratiquant la peinture décorative. Ses aquarelles figuratives ouvrent la voie à une peinture à l’huile qui l’est tout autant, mais qui se démarque à la fois des impressionnistes, ses maîtres, et des précisionnistes, ses collègues, en ce qu’elle adopte une figuration simplificatrice. Cette forme permet de lerapprocher du photographe Walker Evans, qui est exposé en même temps que lui au MoMA en 1933, et l’installe à la fois dans la veine nostalgique à travers la célébration du vernaculaire américain et dans la modernité ascétique du constat des formes pures, position lui permettant alors de faire le lien entre public savant et public populaire. Car la simplicité de sa peinture est évidemment l’une des grandes causes de l’engouement du public. La période moderniste de l’entre deux-guerres est en effet une réaction contre l’esthétique surchargée du baroque victorien, en particulier dans la décoration, mais au plan de la réception populaire il faut toujours lier décoration/arts décoratifs et beaux-arts, que tant Hopper qu’Evans avaient connu dans leurs jeunes années. Le génie de Hopper, sa chance, est d’avoir toujours su rester apolitique dans sa peinture, ou plus exactement ambigu et en marge des prises de positions qui ont caractérisé la plupart de ses confrères durant ses quelque quarante années de production, du milieu des années 1920 au milieu des années 1960, permettant ainsi à chacun de penser que Hopper était alors l’expression de sa propre vision du monde. En 1925, Edward Hopper achève sa célèbre "Maison au bord de la voie ferrée ("The House by the Railroad"), qui est considérée comme l’un de ses meilleurs tableaux. L’œuvre entre dans les collections du Museum of Modern Art dès 1930, grâce à un don d'un millionnaire. La même année, le Whitney Museum of American Art acquiert le tableau "Early Sunday Morning" pour une somme très importante.
"On reproche souvent la mélancolie des personnages de mes tableaux. Pensez-vous que la vie soit toujours un chemin de roses ?" Hopper adorait donc l'Amérique sans tendresse excessive. L'un de ces peuples trouve une grâce particulière à ses yeux: le peuple français. De ses séjours parisiens, Ed gardera toujours un amour pour la culture française, pour sa peinture bien sûr, au premier rang de laquelle figurent bien entendu Courbet, Degas et les impressionnistes, mais aussi pour sa littérature et sa poésie. Il récitait par cœur Verlaine et Rimbaud. Il lisait Mallarmé et Montaigne. Pourtant le même homme, en 1927, écrit: "L'art américain devrait être sevré de sa mère française". L'art américain, en 1927, qu'est-ce que c'est que ça ? C'est une idée obsédante. Elle obsédera vingt ans plus tard Robert Rauschenberg. Hopper rêve d'un art américain autonome, cessant d'être une pâle copie de l'art européen. À la modernité européenne, Picasso n'a qu'un an de moins que lui, il oppose, bien que nourrie par la peinture française, sa vision américaine. En 1934, dans une interview au magazine Time, il devient alors plus catégorique: "La spécificité américaine d'un peintre est innée, il n'a nullement besoin de la rechercher". Autrement dit. Il suffit de ne plus copier l'Europe, d'être soi-même, et le reste suivra. Reste à savoir en quoi consiste cette"spécificité américaine". Il ne faut pas la confondre avec le regard ironique que pose Hopper sur l'Amérique, cet univers "beckettien" où les êtres semblent attendre quelque chose qui n'arrivera jamais, le rêve américain ? Parlant de l'œil de son confrère John Sloan (1871-1951), très influencé par l'art français, Hopper emploie le mot "frais". Derrière le compliment s'entend un autre mot: naïf. L'art venant d'Amérique est entaché de naïveté, pense Hopper. Aussi décide-t-il, porté par sa passion pour le théâtre et son organisation visuelle, à New York, Jo et Ed voient toutes les pièces qui se montent, qu'elles soient classiques ou contemporaines comme celles d'Ibsen, aussi décide-t-il de jouer avec cette naïveté. En réalité, ce que construit Hopper, c’est une autre temporalité, qui n’est pas exactement réaliste comme le serait une photographie. Il crée plutôt un effet d’entre-deux: l’événement est ailleurs, soit hors champ, soit hors temps, de l’image, ce qui lui confère ainsi un pouvoir d’évocation considérable pour susciter d’autres œuvres mais aussi d’anticipation ou de peur, permettant que se fasse ainsi naturellement des liens avec les thrillers et le film noir. Cet "effet Hopper" passe en grande partie par un usage plus symboliste que réaliste de la lumière, particulièrement frappant dans les huiles. Inspiration et forte épuration esthétisante.
"Nos traits nationaux peuvent être si simplistes et étriqués qu'ils en paraissent puérils à des peuples plus subtils et plus raffinés". L'année 1933 est marquée par la première rétrospective de l’œuvre de Hopper au Museum of Modern Art de New York. En 1939, le peintre fait partie du jury du Carnegie Institute, avant d’être élu membre de l'Académie américaine des arts et des lettres en 1945. En 1952, il expose à la Biennale de Venise aux côtés de deux autres concitoyens. L’année suivante, il reçoit le titre de Doctor of Fine Arts de l’Art Institute of Chicago. Hopper meurt le quinze mai 1967, dans son atelier près de Washington Square, à New York. Sa femme, le peintre Josephine Nivison, qui meurt dix mois plus tard, lègue les œuvres de son mari au Whitney Museum of American Art avec les siennes propres lesquelles furent détruites ou perdues par le musée. D’autres œuvres importantes se trouvent au MoMA de New York et à l’Art Institute of Chicago. L’admiration publique de Hopper a une histoire réelle. Malgré une reconnaissance critique ancienne, ce n’est qu’avec le long développement des grandes expositions itinérantes à partir de 1980 et la publication, à partir de 1985, d’un nombre alors croissant de monographies ou d’ouvrages sur l’art américain lui faisant une large place, que le "Hopper mondialisé" tel que nous le connaissons aujourd’hui apparaît véritablement. De plus, si son œuvre est de mieux en mieux connue après sa mort (1967),et surtout celle de sa femme (1968) qui lègue la totalité de ses archives au Whitney, la très large majorité de cette reconnaissance publique porte sur un corpus assez limité d’œuvres, une trentaine ou quarantaine tout au plus sur un ensemble évalué à quelque huit cents en tout. Mais en matière d’iconicité, c’est bien sûr la rareté,ou la sélectivité qui en établit le statut. Cette reconnaissance se manifeste par une "consommation de Hopper" sous toutes ses formes, directes (posters, cartes, livres et expositions) ou indirectes: couvertures de livres et produits dérivés qui déclinent dans le quotidien l’engouement pour le peintre ou plus exactement l’atmosphèrequelques œuvre reproduites à l’envi. Si Hopper est devenu un produit mondialisé, l’Amérique en revanche se reconnaît bien en lui. Si la question nationaliste s'exprime, dans les années 1920 et 1930, à travers la tonalité raciale, le nationalisme ne cesse d’être invoqué à propos de Hopper. Ses modalités sont suffisamment connues: la nostalgie de l’Amérique passée et la transfiguration du quotidien, ce que dès 1924, un critique nomme "la vitalité du banal" et de l’autre le "motif national". Il s’agit donc d’un regard généreux et poétique sur une certaine laideur du quotidien que Hopper rachète et transcende en y insufflant poésie et beauté. Comme le fera alors le post-moderne, il transfigure la banalité en valeur à travers une exaltation du commun qui n’est pourtant jamais que celle qu’avait inventé le père du modernisme, Marcel Duchamp. Mais il s’agit aussi bien plus que d’uneopération purement esthétique, voire d’esthétisation. Il exalte une qualité morale, celle de faire face à la vérité.
"Je crois que les grands peintres avec leur intellect comme maître ont tenté de transformer cette peinture et toile en un compte rendu de leurs émotions". Quand le pinceau travaille sans modelé, sans transparence, sans glacis, tout son art repose alors sur le choix des couleurs préparées sur la palette, ou directement sorties du tube. Or, Hopper sait les juxtaposer comme personne pour rendre la lumière qui frappe de biais le cadre des fenêtres et le flanc des maisons. C’est parce qu’elles jouxtent les teintes franchement bleutées des surfaces d’ombres, que les surfaces jaunasses de la pierre ou des stores n’ont soudain plus rien de laborieux. Car ce n’est plus le rendu de la matière qui compte désormais, mais l’incroyable présence des fiers bâtiments que la lumière a frappés à telle heure de la journée, bâtiments plus fiers encore que cette superbe "Veronika Lake" aux cheveux roux et à la robe transparente. C'est d'abord une affaire de composition où le peintre excelle: donner l'illusion de la simplicité. Rien de plus évident que la femme lisant dans le compartiment vert, et l'exactitude du titre, "Compartiment C, voiture 293", semble le confirmer. Or, dans la réalité, la voiture 293 n'existe pas, pas plus que n'existent le vert, ce compartiment, le paysage crépusculaire et la lumière. D'ailleurs, cette lumière, d'où vient-elle ? La lampe est éteinte. Les ombres suggèrent qu'elle provient du couloir, mais comment le couloir d'un train à la tombée de la nuit peut-il projeter sur une femme une lumière solaire d'une telle crudité ? Voilà donc l'étrangeté posée. Quelque chose d'artistiquement impur vient troubler ce qu'un regard hâtif prendrait pour du classicisme, mais classique, Hopper l'est aussi par ses dessins préparatoires, ses esquisses, ses études de mouvement, sa touche. Une lumière merveilleuse inonde le compartiment alors que le paysage fantomatique, avec sa route "blafarde" sous un pont "blanchâtre" semble être un mauvais présage. Où va cette femme, vers le bonheur ou le malheur ? Quelle est la nature du calme absolu régnant sur les magnifiques paysages désertés, "Collines au sud de Truro" ? Où est-on dans un tableau de Hopper. Dans une comédie ou une tragédie ? Ainsi se définit la "spécificité américaine", par l'ambiguïté et le décalage, ce que l'on retrouvera chez Rothko (abstraction ou paysage ?), Rauschenberg (sculpture ou peinture ?) ou, récemment, Christopher Wools (peinture, photographie ou imprimerie ?). Hopper en est le précurseur. "Plus de moi-même en sort quand j’improvise". "Je suis probablement un solitaire", disait-il. Et probablement l'inventeur de l'art américain.
Bibliographie et références:
- Avis Berman, "Edward Hopper's New York"
- Gail Levin, "Edward Hopper, the art and the artist"
- Virginia M. Mecklenburg, "Edward Hopper"
- Heinz Liexbrock, "Edward Hopper, quarante chefs-d’œuvre"
- Jean-Paul Hameury, "Edward Hopper"
- Karin Müller, "Lever de rideau sur Edward Hopper"
- Philippe Besson, "L'arrière-saison chez Hopper"
- Rosalind Ormiston, "Edward Hopper"
- Thierry Grillet, "Edward Hopper"
- Rolf Günter Renner, "Edward Hopper"
- Cécile Martet, "Edward Hopper en dix œuvres"
- Guillemette de Préval, "L’énigmatique Edward Hopper"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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“Faut-il peindre ce qu'il y a sur un visage ? Ce qu'il y a dans un visage ? Ou ce qui se cache derrière un visage ? Pour apprendre quelque chose aux gens, il faut mélanger ce qu'ils connaissent avec ce qu'ils ignorent. Toutes les images que nous avons de la nature, c'est aux peintres que nous les devons. C'est par eux que nous les percevons. Rien que cela devrait les rendre suspects". Touche-à-tout, tour à tour peintre maudit, artiste mondain, sculpteur, graveur, céramiste, Pablo Picasso (1881-1973) se plongea dans l’art dès ses quatorze ans lorsqu’il entra à l’École des beaux-arts à Barcelone. Il s’installera en France à vingt-trois ans où il fréquentera des artistes dont Georges Braque avec qui il définit de nouvelles conventions picturales qui les menèrent au cubisme. Pablo Picasso a, grâce à son grand talent, son goût du risque et à sa capacité à se remettre en cause, contribué à toutes les inventions esthétiques de son siècle contribuant également à l’essor du surréalisme. Il a produit près de cinquante-mille œuvres, pour la plupart des tableaux, mais aussi des sculptures, des céramiques, des dessins, des tapisseries, ainsi que des estampes. Parmi les plus célèbres figurent le proto-cubiste "Les Demoiselles d'Avignon" (1907) et "Guernica" (1937), une représentation dramatique du bombardement de Guernica pendant la guerre civile espagnole. Considéré comme radical dans son travail, Picasso continue de recueillir le respect pour sa maîtrise technique, sa créativité visionnaire et sa profonde empathie. Ensemble, ces qualités ont distingué l’espagnol "inquiétant" aux yeux "sombres" en tant qu’artiste révolutionnaire. Pendant ses quatre-vingt ans de ses quatre-vingt-onze ans, Picasso s’est consacré à une production artistique qu’il croyait superstitieusement le maintenir en vie, contribuant de manière significative, et parallèle à tout le développement de l’art moderne au XXème siècle. Picasso reste célèbre pour se réinventer sans cesse, passant d’un style à l’autre si radicalement différent que l’œuvre de sa vie semble être le produit de cinq ou six grands artistes plutôt que d’un seul. De son penchant pour la diversité des styles, il a insisté sur le fait que son travail varié n’était pas révélateur de changements radicaux au long de sa carrière, mais plutôt de son dévouement à évaluer objectivement pour chaque pièce la forme et la technique les mieux adaptées pour obtenir l’effet souhaité. "Chaque fois que je voulais dire quelque chose, je le disais comme je pensais que je devais le faire ", expliquait-il. "Des thèmes différents exigent inévitablement des méthodes d’expression différentes. Cela n’implique ni évolution ni progrès. Il s’agit de suivre l’idée que l’on veut exprimer et la manière dont on veut l’exprimer. Je mets dans ma peinture tout ce que j'aime".
“Certains peintres transforment le soleil en un point jaune, d’autres transforment un point jaune en soleil. C’est dangereux le succès. On commence à se copier soi-même et se copier soi-même est plus dangereux que de copier les autres, c’est stérile". L’expatrié espagnol Pablo Picasso, l’un des artistes les plus grands et les plus influents du XXème siècle, ainsi co-créateur du cubisme est né le vingt-cinq octobre 1881 à Malaga, en Espagne. Sa mère, fille de vignerons, était Maria Picasso y Lopez. Son père, Don José Ruiz Blasco, était peintre et professeur d’art. Enfant sérieux et très vite fatigué du monde, le jeune Picasso possédait des yeux noirs perçants qui semblaient marquer son destin vers la grandeur. "Quand j’étais enfant, ma mère m’a dit: si tu deviens soldat, tu seras général. Si tu deviens moine, tu deviendras pape. Au lieu de tout cela, je suis devenu artiste peintre et j’ai fini comme Picasso". Élève relativement très peu motivé et dissipé, Picasso fait preuve d’un talent prodigieux pour le dessin dès son plus jeune âge. Selon la légende, ses premiers mots furent "piz,piz", tentative enfantine de dire "lápiz", mot espagnol pour crayon. Son père a commencé à lui apprendre à dessiner et à peindre quand il était enfant, et à l’âge de treize ans, son niveau de compétence avait dépassé celui de son père. Bientôt, Picasso abandonna tout appétit pour ses devoirs, choisissant de passer les jours d’école à gribouiller dans son cahier à la place. “Pour avoir été un mauvais élève, j’ai été banni dans la calabasse, cellule nue avec des murs blanchis à la chaux et un banc sur lequel m’asseoir. J’ai aimé cet endroit, parce que j’ai emporté un carnet de croquis et que j’y ai dessiné sans cesse. J’aurais pu y rester pour toujours, dessiner sans m’arrêter." En 1895, à l’âge de quatorze ans, sa famille s’installe à Barcelone, où il s’inscrit aussitôt à la prestigieuse École des beaux-arts de la ville. Bien que l’école n’accepte généralement que des étudiants plus âgés, le résultat de l’examen d’entrée de Picasso est si bon qu’on lui accorde une exception et il est admis. Cependant, Picasso s’irrite vite des règles et des formalités strictes de l’École, et commence à sécher les cours pour pouvoir parcourir les rues de Barcelone en esquissant toutes les scènes de la ville qu’il observait.
“La jeunesse est la période où l’on se déguise, où l’on cache sa personnalité. C’est la période de mensonges sincères. Rien ne peut être fait sans la solitude. En peinture on peut tout essayer. On a le droit. Mais à condition de ne jamais recommencer. L’art lave notre âme de la poussière du quotidien". Picasso, encouragé par son père qui lui accorde toute confiance, peint ses tout premiers tableaux à l'âge de huit ans, son préféré étant "Le Petit Picador jaune" (1889), sa toute première peinture à l'huile, dont il refusera toujours de se séparer. En 1897, âgé de seize ans, il s’installe à Madrid pour s'inscrire à l’Académie Royale de San Fernando. Mais, il est de nouveau déçu par l’accent singulier que l'école accorde aux sujets et aux techniques qu'il estime désuètes. Pour preuve, il écrit à un ami: "Ils n’arrêtent pas de parler des mêmes vieux trucs, Velázquez pour la peinture, Michel-Ange pour la sculpture." Une fois de plus, Picasso déserte les cours pour arpenter la ville et peindre ce qu’il remarque: des gitans, des mendiants et des prostituées. En 1899, il s’installe enfin à Barcelone et rencontre une foule d’artistes et d’intellectuels qui fréquentent un café appelé "El Quatre Gats", "les quatre chats". Inspiré par les anarchistes et les radicaux qu’il y rencontre, Picasso rompt alors définitivement avec les méthodes académiques et entame ce qui allait devenir un long processus d’expérimentation et d’innovation pour sa vie artistique. En juin 1898, il retourne à Barcelone, puis part pour Horta de Sant Joan, le village de son ami Pallarès, situé près de la ville de Gandesa où il partage la vie des paysans. Plus tard, il dira: "Tout ce que je sais, je l'ai appris dans le village de Pallarès". En avril 1899, il est de nouveau de retour à Barcelone, où il s'installe rue des Escudillers. Il rencontre Miquel Utrillo, se lie d'amitié avec le poète Jaime Sabartés, Carlos Casagemas, le peintre Opisso, le sculpteur aragonais Pablo Gargallo et Julio Gonzalez. Une exposition de ses peintures se tient dans le cabaret "El Quatre Gats" en février 1900.
"La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive contre l’ennemi. Il faudrait pouvoir montrer les tableaux qui sont sous le tableau. Quand je travaille, ça me repose. Ne rien faire ou recevoir des visites me fatigue". Il est alors fortement influencé par le modernisme catalan à cette époque. Sa toile, "Les Derniers Moments", représente l'Espagne à l'Exposition universelle de 1900 à Paris. Il part, avec Casagemas dont il est proche, pour la capitale française où il s'installe dans l'atelier du peintre catalan Isidre Nonell à Montmartre. Picasso s'imprègne de l'atmosphère du Moulin de la Galette et rencontre le marchand Pedro Mañach, ainsi que Berthe Weill qui lui achète trois scènes de tauromachie, les premières toiles qu'il vend à Paris. Réalisant des œuvres de commande, il vend aussi quelques pastels à des amateurs. Il rentre à Barcelone le vingt décembre, avec Casagemas que le peintre emmène avec lui jusqu'à Malaga pour le sortir de sa mélancolie. À la mi-janvier 1901, Picasso part pour Madrid. Le dix-sept février, Casagemas, après avoir tenté de tuer son amante Germaine, qui était une danseuse volage du Moulin rouge, se suicide à Paris. Picasso, bouleversé par la mort de son ami, peindra un tableau clé, "La Mort de Casagemas", dont il dira qu'il a conditionné grandement son passage à la période bleue, empreinte de douleur, de tristesse et faisant référence aux grands maîtres espagnols. En avril 1901, il retourne à Barcelone puis, en mai, il repart à Paris et s'installe boulevard de Clichy, chez Pedro Mañach qui le loge pendant quelques mois dans son appartement personnel et lui offre un salaire. Il livre alors quelques dessins à des périodiques humoristiques parisiens qu'il signe sous le nom sibyllin de "Ruiz27". Le Bateau-Lavoir semble avoir été construit de bric et de broc avec cette succession d’étages qui s’élèvent entre deux rues et une distribution irrationnelle de logements et de couloirs. C’est qu’il n’a été divisé en une trentaine d’ateliers que dans un deuxième temps. Le nom sous lequel cet immeuble est entré dans l’histoire ne lui viendra qu’un peu plus tard.
“Pour apprendre quelque chose aux gens, il faut mélanger ce qu'ils connaissent avec ce qu'ils ignorent. C’est l’âge qui nous a forcé à arrêter, mais il reste l’envie de fumer. C’est la même chose que pour faire l’amour. On ne le fait plus mais on en a encore envie". Lorsque Picasso s’y installe, il est connu comme "la maison du trappeur". Le confort et l’hygiène dans ce quartier populaire n’étant pas une priorité, un seul cabinet d’aisances et un seul robinet sont partagés par les locataires, pour la plupart des artistes fauchés, qui ne paient qu’un loyer modeste. Un marchand de légumes, de moules, un homme-sandwich et un ténor italien y ont aussi leurs pénates. Pablo Picasso, en avril 1904, arrive à Paris accompagné de Sebastià Junyer Vidal et du chien Gat, que lui a donné Miquel Utrillo. Ses œuvres qui ont pour lui de l’importance l’ont suivi, les autres, qu’il considère comme des travaux de jeunesse, sont restées à Barcelone. Junyer Vidal, qui paie le loyer de l’atelier situé à l’étage supérieur du Bateau-Lavoir, du côté de la rue Émile-Goudeau, et dont le mobilier est réduit au minimum, profite de l’unique lit. Picasso, lui, se contente d’un tapis. Pablo Picasso, en octobre 1906, a vingt-cinq ans. Il n’est donc encore qu’un jeune peintre et rarement un peintre, âgé seulement d’un quart de siècle, s’est imposé dans la peinture avec une telle maîtrise, une telle originalité. Il a désormais, il le sait, la main d’un maître au service d’un regard des plus personnels et hors des voies traditionnelles de la peinture. Cela, c’est déjà la maturité d’un artiste qui s’avance avec, certes, de l’ambition, mais sans l’insolence des jeunes turcs qui, ne respectant pas leurs ancêtres, veulent comme le soutenaient les ultraïstes espagnols "couper le cordon ombilical". Il a l’œil sur ses prédécesseurs, les classiques autant que les initiateurs d’une modernité dont personne ne peut encore savoir ce qu’elle sera, surtout pas lui. Il est loin de se prendre pour un prophète, et de prôner quelque révolution que ce soit. Il ne se soucie pas d’être le Moïse de la peinture du XXème siècle, contrairement à Cézanne, qui déclarait être en quête d’une terre promise, et qui mourut en ce même mois d’octobre 1906 sans avoir trouvé où s’enraciner, en chemin jusqu’à sa dernière œuvre et encore alors dans l’inachèvement, plus taraudé de questions que fier de certitudes. Il ne veut rendre de compte qu’à lui-même. Parce qu’il ne peint que pour lui-même. Parce que sa vie est là, non ailleurs. Parce qu’il ne peut s’accomplir que là. Pas plus qu’il n’a choisi, un jour, de s’engager en peinture, il n’a de plan de carrière. À chaque tableau, il remet en jeu son acquis.
"Qui voit la figure humaine correctement: le photographe, le miroir ou le peintre ? La peinture, ce n'est pas copier la nature mais c'est apprendre à travailler comme elle". Au Salon d’automne de 1912, le cubisme fait scandale. Paris s’émeut de voir déferler les vandales, ces émules de Braque et de Picasso qui se haussent du col dans un monument national, le Grand Palais. On en débat même à la chambre des députés où les partisans de la liberté d’expression et de la création s’opposent aux défenseurs d’une tradition qu’ils aimeraient voir bouger le moins possible. À cette époque, les impressionnistes étaient des fumistes qui peignaient mal. Les cubistes, eux, sont des malfaiteurs, pour la plupart étrangers, qui agressent la nation. Le scandale n’intéresse pas Picasso, qui se tient à l’écart des Salons. Il n’attaque personne, ne défend personne, ne s’avance pas en héraut du cubisme, regarde de haut ses suiveurs, les Gleizes, Metzinger, Delaunay, qui tirent les marrons du feu, maigres châtaignes dans des braises hésitantes. Et tant pis si l’ami Apollinaire fait preuve d’un fâcheux aveuglement à l’égard de ces cubistes mineurs. Tant pis aussi si Leo Stein le lâche au profit de Matisse. Heureusement, Gertrude lui reste fidèle. En ces temps de polémique dérisoire et alors que monte la tension plus grave qui prélude à la guerre, Picasso préfère quitter Paris et retourner à Céret. En emmenant, bien sûr, Éva, auprès de laquelle il connaît une satisfaisante paix amoureuse, qui le change des foucades de Fernande. Le printemps s’éveille sur la montagne. Manolo et Burty Haviland sont toujours aussi chaleureux, détendus, heureux d’avoir jeté là leur ancre. Pablo s’installe à un étage d’une grande bâtisse, la maison Delcros, où il a déjà séjourné en 1911. Il y fait venir Max Jacob qui, alors continuellement fauché, n’hésite pas à profiter de l’hospitalité de son ami.
"Je mets dans mes tableaux tout ce que j'aime. Tant pis pour les choses, elles n'ont qu'à s'arranger entre elles. Il faut bien que la nature existe, pour pouvoir la violer". Le huit janvier 1927, une jolie jeune fille sort des Galeries Lafayette. À moins que ce ne soit du métro qu’elle a pris pour se rendre au grand magasin. Elle est seule, ou accompagnée de sa sœur. Elle n’a que dix-sept ans, mais paraît sortie depuis longtemps de l’adolescence. Sa beauté va alors entrer dans l’histoire de l’art. Pablo Picasso, au même moment, passe boulevard Haussmann. L’homme est séduit, le peintre est ébloui. Marie-Thérèse Walter a raconté elle-même cette histoire, quarante ans plus tard, dans un entretien accordé à un journaliste de Life, une autre fois à Pierre Cabanne. Picasso l’aurait abordée, la prenant par le bras, se présentant, lui faisant part de son intention de faire d’elle un portrait et proclamant qu’ils réaliseraient de "grandes choses ensemble". Une version plus romanesque a été donnée de cette histoire par la sœur de l’intéressée, qui a confié ses souvenirs à un enquêteur diligent. Les deux jeunes filles, emplettes faites, se seraient dirigées vers la gare Saint-Lazare, où Marie-Thérèse devait prendre le train pour regagner le domicile familial à Maisons-Alfort, alors que son aînée, déjà indépendante, résidait à Paris. Le peintre les aurait suivies, les observant à travers un trou fait dans son journal, puis aurait abordé Marie-Thérèse, une fois celle-ci seule. Il lui aurait alors dit que, chaque jour, il l’attendrait ici même, dans la gare, à dix-huit heures. Un peu plus tard, elle serait revenue, avec sa sœur mise dans la confidence, tout simplement pour voir si l’homme avait tenu son engagement. Les critiques d’art et les historiens divisent généralement la carrière d’adulte de Pablo Picasso en périodes distinctes. La première a duré de 1901 à 1904 et s’appelle sa "période bleue", d’après la couleur qui a dominé presque tous ses tableaux au cours de ces années. La "période rose" est celle du Bateau-Lavoir, ensuite arrive la période "cubiste", entremêlée d'influences africaines, notamment congolaises. Ce cycle est marqué au début par les deux figures du côté droit des "Demoiselles d'Avignon" qui ont été en partie inspirées par les masques africains que Picasso possédait. C'est le début de son engagement auprès du mouvement surréaliste.
"Pourquoi je suis communiste ? C’est bien simple. Je possède un milliard et je veux le garder. La beauté des femmes n'est faite que pour être sublimée par le viol du pinceau. La couleur rouge est aussi celle du sang". À partir de 1927, il s’engage dans un nouveau mouvement philosophique et culturel, le surréalisme, dont la manifestation artistique est le produit de son propre cubisme. La peinture surréaliste la plus connue de Picasso, considérée comme l’une des plus grandes peintures de tous les temps, fut achevée en 1937, pendant la guerre civile espagnole: “Guernica”. Après que les bombardiers allemands soutenant les forces nationalistes de Francisco Franco eurent mené une attaque aérienne dévastatrice contre la ville basque de Guernica le vingt-six avril 1937, Picasso, indigné par les bombardements et l’inhumanité de la guerre, peint cette œuvre. En noir, blanc et gris, le tableau est un témoignage surréaliste des horreurs de la guerre, avec un minotaure et plusieurs figures humaines dans divers états d’angoisse et de terreur. "Guernica" reste l’une des peintures anti-guerre les plus puissantes de l’histoire. Contrairement à l’éblouissante complexité du cubisme synthétique, les tableaux ultérieurs de Picasso présentent une imagerie enfantine et une technique brute. Abordant la validité artistique de ces œuvres plus tardives, Picasso a fait alors remarquer un jour à propos du passage d’un groupe d’écoliers dans sa vieillesse: "Quand j’étais aussi jeune que ces enfants, je savais dessiner comme Raphaël, mais il m’a fallu une vie pour apprendre à dessiner comme eux". "Si le tableau de Picasso présente quelque défaut, c’est d’être trop vrai, terriblement vrai, atrocement vrai", déclara Max Aub, qui fut le commanditaire du tableau pour le compte du gouvernement républicain espagnol. Aujourd'hui, il est conservé au Musée national Reina Sofia de Madrid.
"J'ai mis toute ma vie à savoir dessiner comme un enfant. Les ordinateurs sont inutiles. Ils ne savent que donner des réponses. Donnez-moi un musée et je le remplirai". Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Picasso est devenu plus ouvertement politique, rejoignant le Parti communiste. Il a reçu à deux reprises le Prix international Lénine pour la paix, d’abord en 1950, puis à nouveau en 1961. À ce moment de sa vie, il était une célébrité internationale, l’artiste vivant le plus célèbre du monde. Bien que les paparazzi aient fait la chronique de chacun de ses mouvements, peu d’entre eux ont prêté attention à son art à cette époque. Picasso a continué à créer de l’art et à maintenir un programme ambitieux dans ses dernières années, croyant superstitieusement que le travail le maintiendrait en vie. Un an avant sa mort, il a créé à l’aide d’un crayon et d’un crayon l’incarnation de son œuvre ultérieure, "Self Portrait Facing Death". Le sujet autobiographique, dessiné avec une technique brute, apparaît comme quelque chose entre un humain et un singe, avec un visage vert, des cheveux roses. Pourtant, l’expression dans ses yeux, capturant toute une vie de sagesse, de peur et d’incertitude, est l’œuvre indubitable d’un maître à la hauteur de ses pouvoirs. Le sept octobre 1944, s'ouvre alors le Salon d'Automne et la rétrospective Picasso. "Le Charnier" est peint en mai 1945, d'après le souvenir de la découverte en décembre 1944, du corps supplicié de son ami, le jeune poète surréaliste Robert Rius. Picasso part avec Dora Maar pour le cap d'Antibes, en juillet, et, le 26 novembre, Françoise revient vivre chez Picasso. Elle partage sa vie et l'inspire. Elle lui donnera deux enfants, Claude et Paloma. Ils s'installent à Vallauris où il commence une activité de céramiste. En 1953, Françoise Gilot et Picasso se séparent. Coureur de jupons depuis toujours, Picasso a eu d’innombrables relations avec des amies, des maîtresses, des muses et des prostituées, ne se mariant que deux fois. Il a épousé une ballerine nommée Olga Khokhlova en 1918, et ils sont restés ensemble pendant neuf ans, se séparant en 1927. Ils avaient un fils ensemble, Paulo. En 1961, à l’âge de soixante-dix-neuf ans, il épouse sa deuxième femme, Jacqueline Roque. Elle se suicide en 1986. Entre deux mariages, en 1935, Picasso rencontre Dora Maar, une collègue artiste, sur le tournage du film "Le Crime de Monsieur Lange" de Renoir (sorti en 1936). Il a eu quatre enfants: Paulo, Maya, Claude et Paloma.
"Le goût est l’ennemi de la créativité. De nos jours, l'on ne va plus à l'asile, on fonde le cubisme. J’essaie toujours de faire ce que je ne sais pas faire, c’est ainsi que j’espère apprendre à le faire". En février 1949, "La Colombe" est choisie par Aragon pour l'affiche du Congrès de la Paix qui ouvre à Paris, le vingt avril. Le dix-neuf avril 1949 naît Paloma. Le six août 1950, Laurent Casanova inaugure "L'Homme au mouton" à Vallauris. Picasso exécute "La Chèvre", "La Femme à la poussette", "La Petite Fille sautant à la corde". Le quinze janvier 1951, il peint "Massacre en Corée". En 1952, il dessine "La Guerre et La Paix" pour la décoration de la chapelle de Vallauris, qui deviendra le musée Picasso. En juin, Picasso achète le château de Vauvenargues, dans lequel il emménage l'année suivante, déclarant à Daniel-Henry Kahnweiler, son ami marchand d'art, étonné: "J’ai acheté la Sainte-Victoire de Cézanne. Laquelle ? La vraie, l'unique". L'inauguration de la rétrospective au Grand Palais et au Petit Palais se déroule le dix-neuf novembre 1966. En janvier 1970, le musée Picasso de Barcelone reçoit la donation des œuvres conservées par sa famille. Une exposition se déroule au Palais des Papes d'Avignon de mai à octobre. Picasso meurt le huit avril 1973 d'une embolie pulmonaire. Il est enterré deux jours plus tard dans le parc du château de Vauvenargues dans les Bouches-du-Rhône, selon la décision de sa femme Jacqueline et de son fils Paulo, après que la mairie de Mougins ait refusé l'inhumation sur sa commune, voyant en lui un "communiste milliardaire". L'enterrement a lieu dans une ambiance familiale délétère, Marie-Thérèse Walter, sa fille Maya ou Paloma, ainsi que son fils Claude se voyant interdire l'accès au château. Selon le vœu de Picasso, la sculpture monumentale en bronze "La Femme au vase" est scellée sur sa tombe, dans le parc du château. Jacqueline Roque sera elle-même enterrée à ses côtés en 1986. Il est souvent dit de Picasso qu’il était un "homme à femmes" misogyne. Dans ses mémoires, "Grand-père", Marina Picasso, sa petite-fille, décrit ainsi son traitement des femmes: "Il les soumettait à sa sexualité animale, les apprivoisait, les ensorcelait, les ingérait et les détruisait sur ses toiles. Après avoir passé de nombreuses nuits à extraire leur essence, une fois qu’elles étaient asséchées, il les délaissait". "L'amour est une ortie qu'il faut moissonner chaque instant si l'on veut faire la sieste étendu à son ombre. Au fond il n’y a que l’amour. Quel qu’il soit". Les femmes qu'il fréquentait étaient ses muses.
"Tout acte de création est d’abord un acte de destruction. L’art est un mensonge qui permet de dévoiler la vérité. Nos morts continuent de vieillir avec nous". Picasso aimait la vie et la dévorait avec ses mains et ses outils, pinceaux, burin, terre, plâtre, marbre, bronze, comme si c’étaient ses mâchoires. Il n’avait qu’une idée: avancer. Avancer pour se libérer, avancer pour libérer les gens, avancer pour libérer l’art de la soumission, de la médiocrité, de la routine. Avancer au-dessus des obstacles contre tout et, quelquefois, contre tous. Parce que si, pour Gabriel Celaya, poète espagnol contemporain de Picasso et compagnon de route communiste, "la poésie est une arme chargée de futur", pour Picasso c’est l’art qui est une arme chargée de futur. Iconoclaste, insolent, engagé, Picasso est un artiste universel réunissant en lui-même les caractéristiques profondes de la Méditerranée: le feu dans les convictions. La rage pour faire évoluer l'esprit comme son univers à lui. Jeu des extrêmes où se réunissent toutes les contradictions des hommes et des femmes libres, ou non. La lutte ancestrale entre l’homme et la bête, sa passion pour la corrida et le "Minotaure". Les passions, publiques et privées, sans mesure et exprimées dans la provocation et en même temps les relations glaciales avec certains de ses proches. Sang et feu, une Espagne toujours rêvée et revisitée à partir d’un exil impossible à surmonter à cause d’un régime instauré dans le sang et le feu. Pendant la guerre, il a tenu bon, en peignant. Il a traversé le temps de l’occupation sans rien changer à ses habitudes, recevant même des allemands dans son atelier quand il ne pouvait faire autrement, tout en confortant ses amitiés avec certains qui s’impliquaient dans la Résistance. Il n’a pas abandonné la peinture pour la clandestinité, mais il ne s’est aucunement compromis et, dans Paris libéré, il apparaît comme le triomphe de l’art moderne sur la barbarie. Il est fêté, couronné d’une gloire qu’il n’a pas recherchée, visité comme un monument historique. Ernest Hemingway, écrivain-soldat, sort du Ritz où il a ses quartiers pour venir le saluer et, ne le trouvant pas, lui laisse en cadeau une caisse de grenades. Le photographe Robert Capa, rescapé du débarquement, le photographie et bien d’autres G.I.s tentent leur chance auprès de Sabartès pour l’approcher. Des amis sortent de l’ombre dans laquelle ils s’étaient cachés, auréolés du prestige d’un autre courage, tel Paul Éluard, plus fraternel encore et avec une seule idée en tête: entraîner Picasso au Parti communiste, où lui-même a rejoint Louis Aragon. D’autres aimeraient au contraire qu’un peu d’ombre leur permette de faire oublier qu’ils n’ont pas été exemplaires. Des jeunes filles viennent à lui, qui ne demandent qu’à se laisser séduire. Une grande part de mythe fige finalement les choses et cache l’essentiel: une œuvre foisonnante, riche, insaisissable, à savourer toujours dans le présent, à l’instar de son processus créatif inscrit dans l’immédiateté du réel que Picasso désire dévorer à pleines dents: "Je n’en peux plus de ce miracle" disait-il "qui est de ne rien savoir dans ce monde que d’aimer les choses et les manger vivantes. Au fond, je suis un poète qui a mal tourné".
Bibliographie et références:
- Anne Baldassari , "Picasso surréaliste"
- Brassaï, "Conversations avec Picasso"
- Pierre Cabanne, "Le siècle de Picasso"
- Sophie Chauveau, "Picasso, le minotaure"
- Jean Clair, "Picasso, sous le soleil de Mithra"
- Pierre Descargues, "Pablo Picasso"
- Philippe Dagen, "Picasso, ou le génie brutal"
- Pierre Daix, "La vie de peintre de Pablo Picasso"
- Dominique Dupuis-Labbé, "Picasso érotique"
- Françoise Gilot, "Vivre avec Picasso"
- William Rubin, "Picasso et Braque"
- Olivier Widmaeir, "Picasso portrait intime"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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