Le silence était lourd. Pas un silence vide : un silence habité.
Celui des lieux où la volonté d’une seule personne suffit à tenir tout un espace.
Le couloir du sous-sol était éclairé par deux longues bandes de lumière jaune, presque maladives, courant le long des murs noirs. Les pas résonnaient faiblement, étouffés par le velours sombre qui tapissait le sol. L’odeur était reconnaissable : cuir huilé, métal froid, une note sèche de poussière ancienne. Une odeur de lieu qui ne pardonne pas l’hésitation.
Ébanya avançait lentement, sans bruit.
Ce n’était pas une marche.
C’était une entrée en territoire.
Vêtue d’un long manteau noir, ouvert sur ses cuisses nues et ses bottes hautes, elle avançait avec l’économie de mouvement d’une guerrière qui n’a rien à prouver. Les pans du manteau glissaient derrière elle comme l’ombre d’un animal patient.
Au fond du couloir, un homme attendait.
À genoux.
Torse nu.
Tête baissée.
Il n’avait pas été convoqué. Il s’était présenté de lui-même, offrant son corps comme un chien qui ramène une proie. Lareth n’aurait jamais accepté cette scène. Mais ici, dans ce bâtiment encore sans nom, presque un sanctuaire brut, Ébanya gérait ses propres rituels.
Elle s’arrêta à un mètre de lui.
Il frissonna.
Elle ne dit rien.
C’était voulu.
Elle détacha lentement son collier en or profond. L’unique élément de lumière véritable sur elle. Le métal tinta contre ses doigts, un son trop pur pour ce couloir sombre. Elle le laissa tomber dans sa paume, puis se pencha légèrement.
— Relève la tête, ordonna-t-elle.
Sa voix était une lame. Pas forte. Pas haute. Tranchante.
Il obéit.
Ses yeux montèrent.
Et il se figea.
Ébanya ne souriait jamais.
Pas quand elle dominait.
Ce regard, elle le posa sur lui comme on pose un genou sur une nuque.
Un poids.
Une pression.
Une évidence.
Elle s’accroupit lentement, son visage à hauteur du sien. Les lumières jaunes accrochaient ses yeux noirs, leur donnant quelque chose d’animal, de calculé, d’antique.
— Tu n’es pas ici pour être vu, dit-elle.
— N… non, Maîtresse.
— Tu es ici pour être défait.
Le mot tomba net.
Elle passa le collier autour de sa gorge, sans le fermer. Le métal froid reposa juste au creux de sa clavicule.
— Ce couloir n’est pas un couloir, reprit-elle à voix basse.
— C’est une frontière.
Elle resserra légèrement le collier entre ses doigts.
Pas pour l’étrangler.
Pour qu’il comprenne.
— De l’autre côté, tu redeviens ce que tu prétends être.
— Ici, tu deviens ce que tu es vraiment.
Il ferma les yeux. Ses lèvres tremblaient, pas de peur, mais de cette secousse intérieure qu’Ébanya savait provoquer sans jamais hausser le ton.
Elle relâcha le collier, se redressa, lui tourna le dos.
— Suis-moi, dit-elle simplement.
Elle n’attendit pas de confirmation.
Un ordre n’a pas besoin d’être accepté.
Il a besoin d’être exécuté.
Le soumis posa ses mains au sol pour reprendre son souffle.
Le cuir de ses genoux grinça.
Puis il avança à quatre pattes, comme elle l’avait voulu.
Ébanya marchait déjà.
Droite.
Froide.
Inébranlable.
Dans ce couloir d’ébène, elle n’était plus mère.
Plus femme.
Plus civile.
Elle était la loi.
Scène — “La première entrevue”
Le sous-sol était plongé dans une pénombre dense.
Pas une obscurité totale — ce serait trop simple.
Une obscurité calculée, laissant juste assez de lumière pour que l’œil doute, cherche, se tende.
Ébanya referma la porte derrière elle. Le métal émit un claquement sec, qui résonna dans la pièce nue. Devant elle, attaché au sol par un anneau, le soumis qu’elle avait laissé dans le couloir respirait avec la régularité nerveuse de celui qui attend une sentence.
Elle n’eut pas le temps d’avancer.
Une silhouette se déplaça sur sa gauche.
Pas un pas pressé.
Pas un pas furtif.
Un pas assuré, parfaitement calme.
Lareth sortit de l’ombre.
Il portait une chemise sombre, les manches roulées jusqu’aux avant-bras. Pas de bijoux. Pas de cuir. Rien d’ostentatoire. Le contraste avec le lieu était volontaire : dans ce sous-sol brut, il était un intrus qui n’avait pas besoin de prouver qu’il avait sa place.
Il ne regarda pas le soumis.
Il regarda Ébanya.
Elle soutint son regard sans broncher.
Les deux se jaugèrent en silence.
Il n’y avait rien à dire tant que l’autre n’avait pas montré sa structure.
Ce fut Lareth qui parla le premier.
— Tu fermes toujours le couloir quand tu travailles ?
La question n’était pas un reproche.
Juste une vérification.
Une manière de mesurer le territoire qu’elle tenait.
— Oui, répondit Ébanya.
— Pour la sécurité, ou pour le rituel ?
— Les deux.
Il acquiesça, comme si cette réponse confirmait quelque chose qu’il savait déjà.
Ébanya fit un pas de côté, pour dégager la vue sur l’homme à genoux.
Elle ne s’excusait pas.
Elle ne justifiait rien.
Elle montrait simplement ce qu’il devait voir.
— Il est venu sans demande, dit-elle.
— Je sais. On m’a prévenu.
— Je gère.
Elle aurait pu dire : “ce n’est pas ton affaire”.
Elle ne l’a pas dit.
Parce qu’elle avait compris qui il était avant même qu’il ouvre la bouche.
Lareth s’approcha du soumis.
Il s’accroupit lentement, observant la respiration, la posture, les épaules tremblantes. Puis il se redressa.
— Il n’est pas prêt, dit-il calmement.
— Je sais.
— Alors pourquoi l’avoir laissé passer le couloir ?
Elle s’avança, se plantant à moins d’un mètre de lui.
Aucun défi dans son regard.
Aucune provocation.
Juste ce calme froid qui impose respect ou fuite.
— Parce qu’il a eu le courage de venir, dit-elle.
— Le courage ne suffit pas.
— Non. Mais c’est un début.
Lareth la regarda encore quelques secondes. Pas pour juger.
Pour analyser.
Pour comprendre comment elle fonctionnait, pièce par pièce.
Puis il hocha la tête.
— Tu es exactement comme on me l’a décrit.
— J’espère que la description était exacte.
— Elle était incomplète.
Il se tourna vers la porte, prêt à partir.
Avant de sortir, il ajouta sans se retourner :
— Le Cercle aura besoin de quelqu’un comme toi.
— Je ne travaille pas dans une structure où les règles sont floues.
— Elles ne le seront pas.
— Bien.
Il posa la main sur la poignée.
— Je repasserai.
— Fais donc.
Il ouvrit la porte.
Le couloir avala de nouveau la lumière.
Puis il disparut.
Ébanya resta immobile quelques secondes, ses yeux fixés sur la porte fermée.
Elle ne souriait pas.
Mais quelque chose, dans son regard, venait de changer.
Pas de soumission.
Pas de rivalité.
Une reconnaissance.
Rare.
Elle se tourna vers le soumis.
— On reprend.
Son ton était plus froid que jamais.
Parce qu’une rencontre comme celle-là ne la fragilisait pas.
Elle la renforçait.

