Méridienne d'un soir
par le 06/05/20
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Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, dit Crébillon fils pour le distinguer de son père,
Prosper Jolyot de Crébillon, Crébillon père, est un écrivain, chansonnier et goguettier.
Il fit ses études chez les Jésuites du lycée Louis-le-Grand. Dès 1729, il collabora à
un recueil satirique, l’Académie de ces Messieurs et à quelques pièces et parodies
d'opéras: "Arlequin", "toujours Arlequin", "Le Sultan poli par l'amour"," L'Amour à la mode."
Toujours en 1729, Crébillon fut parmi les fondateurs de la Société du Caveau, compagnie
de chansonniers parisiens. En 1732, Crébillon publia les "Lettres de la marquise de M.
au comte de R". une monodie épistolaire. En 1734, il édita "Tanzaï et Néadarné", un
conte licencieux qui remporta un vif succès mais dans lequel certains virent une satire
de la bulle Unigenitus, du cardinal de Rohan et de la duchesse du Maine. L'auteur fut
emprisonné quelques semaines à la prison de Vincennes.
La duchesse du Maine eut l'esprit non seulement de l'en tirer mais de l'admettre à Sceaux, ce qui lui ouvrit les
portes des salons parisiens. Il fréquenta celui de Mme de Sainte-Maure, où il rencontra celle qui deviendra sa
maîtresse puis sa femme, Marie Henriette de Stafford, et de Mme de Margy, qui fut longtemps sa maîtresse et
servit de modèle à la marquise de Lursay dans "Les Égarements du cœur et de l'esprit."
En 1736, il publia "Les Égarements du cœur et de l'esprit ou Mémoires de M. de Meilcour", roman dont l'un des
protagonistes, M. de Versac, annonçait le Valmont des "Liaisons dangereuses". Après la publication du "Sopha"
en 1742, il fut exilé à 30 lieues de Paris le 7 avril 1742. Il obtint en 1753 une pension de 2.000 livres et un
appartement de la part du duc d'Orléans, grand libertin également, qui devint son mécène. Sa femme décèda
en 1755 et il n'hérita à son grand regret, rien d'elle; ruiné, il fut obligé de se séparer de sa riche bibliothèque.
En 1758, il devint secrétaire du marquis de Richelieu pendant quelques semaines. En 1759, grâce à la protection
de Madame de Pompadour, Crébillon fut nommé censeur royal de la Librairie. En 1768, il publia les "Lettres de la
Duchesse", roman épistolaire qui ne rencontra pas de succès en France. Après la publication des "Lettres athéniennes"
en 1771, il cessa d'écrire, estimant qu'il avait "perdu le fil de son siècle." Il mourut peu après à Paris. Bien qu'il semble
que la date de sa mort fasse encore débat de nos jours.
Crébillon fils, quand cesserons-nous d'affubler Claude Prosper Jolyot de Crébillon (1707-1777) de cette injuste et
sempiternelle épithète ? Car l'homme illustre de la famille, c'est lui, et pas son père, académicien et tragédien qui n'a
recherché que les honneurs et le pompeux avant de tomber à jamais dans les oubliettes de l'histoire. Il est vrai que les
ouvrages libertins du fils ont mis deux siècles à être reconnus et célébrés.
Vrai aussi que sans ses fines dissections des jeux de l'amour et du désir, "Les Liaisons dangereuses" ne seraient pas
ce qu'elles sont. N'empêche que la réputation de Crébillon est encore entachée de clichés où le gracieux le dispute au
vaporeux et la papillonnerie au badinage. Comme si le climat de délicatesse aristocratique de ses romans, étiquetés
libertins mondains, devait toujours masquer les profondes et dérangeantes vérités qu'ils contiennent.
Marivaux s'est moqué de sa syntaxe "embarrassée" et Diderot l'a surnommé "Girgiro l'entortillé." Il est vrai qu'aucun
écrivain n'exige du lecteur autant d'attention, de pénétration, d'imagination, d'esprit de finesse. Constellé d'allusions,
d'ellipses, d'esquives, structuré d'arabesques enfilant des chapelets de négations coupées d'incises curieusement
ponctuées, son écriture donne parfois le tournis. Ce qui tombe à pic puisque son thème est la folle ronde de l'humanité
aux prises avec ses pulsions. C'est le propos du "Sopha", qui, démontrant au centuple tout ce qui précède, peut être
tenu pour son chef-d'oeuvre.
Le sultan Schah-Baham trompe son ennui en se faisant raconter des contes par Amanzéi, courtisan ayant le bonheur de
se souvenir du temps où Brama l'a transformé en sopha pour le punir de ses dérèglements. Ame intelligente mais corps
confondu avec ce meuble suggestif qui est au lit ce que le boudoir est à la chambre, Amanzéi possède la faculté de voler
de palais princier en maison populaire comme sur un tapis magique, car le charme divin ne sera rompu qu'à la condition
que deux personnes se donnent mutuellement sur lui "leurs prémices", lire et comprendre, se dépucellent.
Une trouvaille géniale qui, sous couvert d'orientalisme, et de littérature à transformations, permet à Crébillon de conjuguer
vitriolage psychologique, satire politique et mise en abyme des pouvoirs de la fiction et du langage. Car à la courte
introduction se jouant avec ruse d'un genre où la vraisemblance est violée, et où les idées reçues sont perpétuellement
renversées; qui, s'appuyant sur un faux et frivole merveilleux, n'emploie des êtres extraordinaires et la toute-puissance de
la Féerie que pour créer des objets ridicules; succède le récit rhapsodique d'Amanzéi enchâssant une kyrielle de portraits,
de réflexions, mais surtout de saynètes dialoguées par une quinzaine de types humains saisis au plus intime.
Au XVIII ème siècle, le sylphe, personnage féerique, aérien et éthéré, est à la mode, à une époque où l’image des
Lumières de l’esprit peut aussi se comprendre, de manière plus intime, non plus comme le flambeau de la philosophie,
mais comme la flamme amoureuse. Crébillon met en scène des personnages dans leur rapport à l’amour. Auteur libertin,
il s’intéresse en particulier à la dimension charnelle d’un sentiment qui peut n’être que le masque d’une attirance purement
physique, ce que le XVIII ème siècle en général, et Crébillon en particulier, nomment le bon goût.
Les corps en présence sont au nombre de deux: d’une part un corps féminin, de l’autre un corps problématique, que l’on
peut interpréter corrélativement comme un corps masculin mais qui est celui d’un sylphe. À ces corps présents, selon des
modalités différentes, s’ajoutent des corps absents, évoqués en filigrane, ceux des anciennes conquêtes du sylphe. Le
corps du personnage féminin est donc le premier corps présent dans le texte ainsi que le plus évident, au sens premier du
terme, parce qu’il s’agit de le faire voir.
La crainte d’une violence sexuelle est toujours hors de propos, et ne sert en filigrane, qu’à indiquer un érotisme qui ne peut
se concrétiser sans consentement. Le texte met en scène l’évolution d’une relation érotique entre deux corps, un corps qui
aime et un corps qui est aimé, essayant de rendre l’autre corps amoureux. Crébillon reprend le vocabulaire amoureux
classique, opposant la cruauté, c’est-à-dire l’absence, ou peut-être plus finement le refus, avec ou sans coquetterie, d’aimer
à la sensibilité.
Mais le parallèle implicite le plus important est celui qui invite à comparer les sylphes et sylphides aux hommes et aux
femmes, faisant du texte de Crébillon un nouvel art d’aimer, à la manière d’Ovide, manuel érotique efficace à l’usage du
libertin qui se trouve dans le monde. Ce seuil ne permet donc pas seulement de définir l’érotisme de Crébillon, il propose
au lecteur un pacte érotique qui définit le corps amoureux, propose une conduite envers les femmes, valorise un érotisme
consenti, et établit une connivence avec les personnes lucides qui savent ce qui se cache sous le mot amour.
Crébillon était un orfèvre de la littérature libertine. Quel paradoxe. Maintenant, les corps s'exhibent, on vend des produits
en utilisant des photos de malades, et les défilés de mode en rajoutent dans l'obscénité: nécrophilie, sadomasochisme,
zoophilie. Où es-tu, Fragonard, où sont tes nus furtifs ? C'est un fait: la viande a remplacé l'instant suggéré. Rien n'est plus
composé à partir de la nature et de la vie, de l'amour, du goût.
Les classiques de la littérature libertine ne connaissaient que la clandestinité. Les ouvrages érotiques d'aujourd'hui sont
vendus en pleine lumière. La subversion dans les supermarchés de la consommation est encadrée et octroyée par une
société ménageant des niches de révolutions de poche qui ne dérangent personne. Du marketing sur mesure. On le sait,
le talent érotique est proportionnel à la richesse du langage. Jouer avec les mots, les nuances, est une forme très fine de
la jouissance. Or, ces livres font preuve d'une pauvreté verbale effrayante. Ce qui est rare doit résolument nous être cher.
Pis, véhiculent des représentations du monde fondées sur une attitude dépressive, triste, dénuée de sens. Mépriser à
ce point l'être humain, professer une telle haine de soi, nie la transcendance et conduit à un nivellement intellectuel. Le
libertinage était une métaphysique, il grandissait l'homme. Cet érotisme-là n'est que dérision et rabaissement, s'oppose
à la joie comme à la connaissance. La pornographie qui n'a rien de nouveau, rejoint le plus obscur des puritanismes.
La liberté intellectuelle, faut-il le rappeler, n'est jamais acquise. Denrée rare, nous sommes en train de la perdre.
Bibliographie et références:
- Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, "Le Sylphe ou Songe de Madame de R"
- Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, " Lettres de la marquise de M*** au comte de R"
- Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, "Tanzaï et Néadarné"
- Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, "Les Égarements du cœur et de l'esprit ou Mémoires de M. de Meilcour"
- Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, "Le Sopha, conte moral" (1742)
- Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, "La Nuit et le moment ou les matines de Cythère"
- Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, " Lettres athéniennes" (1771)
- Véronique Costa, "Le lire et les songes dans l’œuvre de Claude Crébillon"
- Geneviève Salvan, "Séduction et dialogue dans l'oeuvre de Crébillon fils"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
7 personnes aiment ça.
béasou
Normal Méridienne...le père était dijonnais...1f642.png
J'aime 06/05/20
Marc Nancy
Très instructif. Je ne connaissais ni le fils , ni son père
J'aime 07/05/20
J'apprécie particulièrement votre métaphysique. Et j'ai effectivement peur que l'intelligence se dissolve dans un monde où elle est de plus en plus difficile à trouver. Amitié.
J'aime 07/05/20
Quatuor
Tous mes compliments. Je ne connaissais Crébillon que de nom, moi voici plus savant, grâce à votre formidable travail !
J'aime 07/05/20
insolence
Je ne connaissais pas beaucoup, merci Méri, bises
J'aime 17/05/20