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"Une analyse juridique du Sadomasochisme : Aux limites des libertés individuelles - par Azim Akbaraly.

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La définition « contractuelle » du sadomasochisme nous permet – fort à propos – de faire un parallèle avec le droit, en ce que cette pratique implique un consentement mutuel des parties, et donc en quelque sorte un véritable contrat, au sens juridique du terme, passé entre le maître et l’esclave. Ne reste plus qu’à savoir quelle validité peut avoir ce consentement, ce contrat, au regard du droit.

Les contrats entre maître et esclave

On peut s’interroger sur la validité de l’expression directe de ce sadomasochisme contractuel, à savoir la conclusion d’un contrat entre un « maitre » et un « esclave », au regard du droit des contrats lui-même. Premièrement, il faut revenir à la définition même du contrat. En droit français, il s’agit d’« une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose. » (Article 1101 du Code civil). Cette « loi des parties » est un accord de volontés qui doit réunir quatre conditions pour être valable : le consentement des parties, leur capacité à contracter (c’est-à-dire qu’elles doivent être majeures ou émancipées), un objet certain (l’objet sur lequel porte le contrat doit exister) et une cause licite. C’est précisément ce dernier point qui pose problème dans les contrats passés entre maîtres et esclaves dans le cadre de pratiques SM.

La cause peut être considérée comme la raison du contrat. Si elle est illicite – vente de drogue, par exemple, cela entraîne la nullité du contrat. Or, en France, le corps humain n’est pas une chose que l’on peut vendre – raison de l’interdiction des mères porteuses notamment. On peut donc se demander si, bien qu’il n’y ait dans les contrats maître/esclave aucune vente à proprement parler, ce type de transaction n’est pas illégal. De plus, les articles 16-1 et 16-3 du Code Civil stipulent que « chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain est inviolable » et qu’« il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l’intérêt thérapeutique d’autrui. » Ainsi, même entre adultes consentants, les violences administrées à autrui peuvent être considérées comme contraires à la loi française. En outre, les articles 3 et 4 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme interdisent respectivement la torture et l’esclavage. C’est donc du fait du caractère illicite de leur cause que ces contrats n’ont aucune valeur juridique.

Les pratiques sadomasochistes et le droit

Mais le sadomasochisme ne se limite pas à l’écriture de contrats de soumission/domination, mais plutôt, et surtout, il s’illustre par des pratiques : infliction de coups et maltraitances physiques et morales. Hors de la sphère des pratiques sexuelles, il n’y aurait (presque) aucune ambigüité à justifier la qualification de ces faits comme des infractions au Code pénal français, et comme contraires à l’ordre public – on pourra ainsi citer de très nombreux articles dans nos codes qui sont pertinents en la matière : art. 222-1 (tortures et actes de barbarie), 222-19 (atteinte à l’intégrité de la personne) et 222-7 à 222-9 (violences) du Code pénal ; art. 16 et s. du Code civil (respect du corps humain).

Cependant, c’est précisément parce qu’elles touchent aux libertés individuelles, et qu’elles impliquent la notion de consentement, que ces pratiques mettent à l’épreuve le droit. Celui-ci a donc usé de concepts tels que le « droit à la vie privée », l’ « autonomie personnelle », le « droit à disposer de son corps » et la « liberté sexuelle ». C’est à la lumière de ces concepts qu’il nous faudra analyser ces pratiques.

Le droit a longtemps été empreint de morale chrétienne en matière de sexualité, en associant la sexualité à la conjugalité et à la reproduction. C’est cette conception qui a prévalu pendant très longtemps dans le droit, trouvant ses sources dès le IIIe siècle et se poursuivant, en France, jusque dans les années 1970. A partir de cette date, on assiste à l’émergence d’une distinction entre reproduction d’une part, et vie sexuelle de l’autre. La vie sexuelle en tant que telle relève désormais du « droit à la vie privée », et de l’ « autonomie personnelle ».

En ce qui concerne le droit à la vie privée, celui-ci a été affirmé à plusieurs reprises. Ainsi, la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 proclame, dans son article 12, que « Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée […]. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. » De même, la Convention européenne des droits de l’Homme de 1950 mentionne, dans son article 8, un « droit à la vie privée et familiale » qui ne peut souffrir d’ingérence par les pouvoirs publics que si elle est prévue par la loi et est « nécessaire […] à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». Finalement, le code civil se dotera en 1970 d’un article 9 qui dispose que « Chacun a droit au respect de sa vie privée ».

La Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (Convention Européenne des droits de l’Homme)

Cependant, la reconnaissance de ce droit à la vie privée suffit-elle, seule, à justifier la légalité des pratique soda-masochistes ? Selon Jean-Manuel Larralde, « la religion, la morale continuent à réprouver certaines pratiques, mais le droit positif n’a normalement plus à s’aventurer sur ce terrain. [Cependant] le droit reste toujours présent, encadrant la sexualité des individus […] On peut dire qu’il existe aujourd’hui une relative indifférence du droit à l’égard des pratiques sexuelles ». C’est la jurisprudence, et en particulier la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) [1], qui viendra préciser cet encadrement du droit à la vie privée.

Comme cela a été énoncé auparavant, le droit à la vie privée garanti à l’article 8 de la Convention n’est pas absolu. Il peut, en principe, se voir soumis par les autorités publiques à certaines ingérences. C’est grâce au concept de « liberté sexuelle », développé au fur et à mesure dans le droit, que l’on peut appréhender les limites de ces ingérences. Ainsi, la jurisprudence a établi un critère sine qua non en matière sexuelle : le consentement. Cela a permis notamment le renforcement de la jurisprudence contre les actes sexuels non-consentis : l’inceste, la pédophilie, le viol entre époux – reconnu comme une infraction par la Cour de Cassation en 1990 et inscrit dans le Code pénal en 2006 à l’article 222-22 al-2 – ou même la zoophilie – condamnation confirmée par la Cour de Cassation en 2007 notamment pour ce motif, et en application de l’art. 521-1 du Code pénal, modifié en 2004. Inversement, on a constaté un adoucissement des peines pour les pratiques sexuelles réprimées lorsqu’il y avait consentement de la victime. Emmanuel Pierrat parle ainsi de l’émergence d’une « théorie du consentement » selon laquelle « lorsque les partenaires sont consentants (échangismes, amour à plusieurs, sadomasochisme, etc.), la justice devient moins sévère, alors qu’auparavant la volonté de la « victime » était indifférente à la lourdeur de la sanction. »

En ce qui concerne plus précisément le sadomasochisme, la CEDH nous offre un panel assez conséquent d’arrêts qui lui a permis de préciser les limites de cette tolérance. Dans un premier arrêt Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni du 19 février 1997, la Cour a dû statuer sur la conformité de la condamnation de plusieurs hommes homosexuels, adeptes du sadomasochisme, et dont les pratiques filmées avaient été découvertes par la police. Le ministère public avait alors inculpé les principaux intéressés pour raisons de coups et blessures, et ce, sans qu’il y ait eu de dérapage particulier. C’est donc précisément la part sadique du sadomasochisme qui a été visée ici en tant qu’elle correspond à des actes réprimés par le droit pénal.

Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) à Strasbourg

La Cour de Strasbourg a confirmé la condamnation, et ce malgré l’existence du consentement des participants, l’existence et le respect d’un signal d’arrêt des pratiques, et l’absence de dérapages. Elle a considéré que cette ingérence dans la vie privée des personnes condamnées par la justice britannique était « nécessaire dans une société démocratique à la protection de la santé au sens de l’article 8 §2 de la Convention.» La jurisprudence établie par cet arrêt a cependant été abandonnée par la suite, dans la mesure où la Cour avait précisé, assez dangereusement, que cet arrêt, qui n’y faisait pas référence, ne remettait pas en cause le « droit de l’Etat de chercher à détourner de l’accomplissement de tels actes au nom de la morale ». Evoquer la morale pour un potentiel encadrement de la vie sexuelle des individus, a en effet été un choix particulièrement maladroit selon Jean-Pierre Marguénaud.

C’est ensuite avec « la notion d’autonomie personnelle » découverte dans son arrêt Pretty c. Royaume Uni du 29 juillet 2002 et qui découle du droit à la vie privée, que la CEDH viendra compléter les concepts juridiques encadrant la vie des personnes. Cette notion correspond à « la faculté pour chacun de mener sa vie comme il l’entend [, et qui] peut également inclure la possibilité de s’adonner à des activités perçues comme étant d’une nature physiquement ou moralement dommageable ou dangereuse pour sa personne ». Elle est importante, dans la mesure où elle servira de base, dans un arrêt visant directement des pratiques sadomasochistes, à réparer les imprudences de l’arrêt Laskey. La Cour a ainsi énoncé dans l’arrêt KA et AD c. Belgique du 17 février 2005 que « le droit d’entretenir des relations sexuelles découle du droit de disposer de son corps, partie intégrante de la notion d’autonomie personnelle ». Exit les craintes d’une « définition de la morale sexuelle par l’Etat » évoquées par Marguénaud.

Dans le cas belge, il s’agissait de trois personnes majeures – deux hommes et l’épouse de l’un d’eux, hétérosexuelles, et qui s’adonnaient à des pratiques sadomasochistes. Ces pratiques ayant évolué de manière crescendo, avec au départ la fréquentation d’un club SM puis, dans la mesure où certaines de leurs pratiques étaient interdites par le règlement de ce club, la continuation de celles-ci dans une pièce de leur domicile aménagée à cet effet.

En fait, c’est suite à une enquête concernant ce club, étendue à leur cas précis, que les deux hommes ont été poursuivis devant la justice belge et condamnés en première instance, en appel et devant la Cour de cassation. Ils ont fait appel de leur cas devant la CEDH, arguant du fait que cette condamnation allait à l’encontre notamment de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme qui garantit un droit à la vie privée et une obligation de nécessité et de législation en ce qui concerne les ingérences des pouvoirs publics dans celle-ci.

Les spécificités de ce cas ont permis de clarifier la jurisprudence de la CEDH en matière sexuelle. En effet, les vidéos des pratiques SM analysées par l’enquête ont permis d’identifier qu’il ne s’agissait pas de pratiques du même ordre que celles vues dans l’arrêt Laskey. Ici, les deux hommes poursuivaient les actes sadiques bien après que la femme eût envoyé le signal d’arrêt convenu –les mots « pitié » ou « stop » ; il s’agissait donc ici de « sadisme à l’état brut » et non pas de sadomasochisme, comme nous l’avons précisé en introduction. Partant de cette distinction, la CEDH a confirmé la condamnation et a affirmé que :

Il en résulte que le droit pénal ne peut, en principe, intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles consenties qui relèvent du libre arbitre des individus. Il faut dès lors qu’il existe des « raisons particulièrement graves » pour que soit justifiée, aux fins de l’article 8 § 2 de la Convention, une ingérence des pouvoirs publics dans le domaine de la sexualité.

Pour Jean-Pierre Marguénaud, «Ce que la Cour a admis, ce n’est pas le droit au sadisme mais la liberté des relations sadomasochistes dans les conditions du strict respect de la volonté de chacun des partenaires ». Cependant, il reste selon lui une question non réglée par la Cour. Qu’aurait-on fait si la femme en question n’avait jamais crié « pitié » ou « stop » face à des violences aussi extrêmes ? Peut-on admettre que l’autonomie personnelle aille aussi loin, ou doit-on la limiter afin de garantir le principe général de dignité de la personne humaine ? Deux conceptions s’affronteraient alors d’après Marguénaud : « une conception libérale et individualiste des droits de l’Homme « qui exprime une éthique de la volonté et du consentement » [et une conception] fondant le lien humain sur la dignité, « n’hésit[ant]pas « à défendre l’ ‘humanité de l’homme’ au besoin contre lui-même »». C’est selon lui la solution libérale qui sera privilégiée par la Cour, car elle constitue « la moins dangereuse aux mains [du] pouvoir ».

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Pour conclure, le sadomasochisme, et plus largement les pratiques sexuelles ne sont pas des sujets que le droit rejette au loin, sous prétexte de morale ou de pudeur. Si l’on comprend aisément les raisons qui font que le droit des contrats ne l’accepte pas, c’est en revanche à bras le corps que la Cour européenne des droits de l’Homme a pris ce sujet, découvrant comme dans un jeu de poupées russes, tour à tour les principes de droit à la vie privée, d’autonomie personnelle, de droit de disposer de son corps, et de droit d’entretenir des relations sexuelles, touchant ainsi au cœur du droit des libertés publiques. Même s’il lui reste à définir les limites de la volonté individuelle – et donc à trancher entre la conception libérale et celle prônant le respect de la dignité de la personne humaine, y compris contre la volonté de la personne, la Cour européenne des droits de l’Homme a permis des évolutions majeures sur le sujet, et a consacré le droit de pratiquer le sadomasochisme dans le respect de la volonté de chacun.

Notes

[1] La Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) est l’organe juridictionnel supranational basé à Strasbourg qui a pour mission de faire respecter la bonne application de la Convention européenne des droits de l’Homme. Cette convention a été adoptée en 1950, mais n’a été ratifiée par la France qu’en 1974 – le droit de recours individuel devant cette cour a été reconnu lui, plus tardivement, en 1981. S’il s’agit du droit international et non du droit interne, la portée de cette convention, et surtout des arrêts de la CEDH, est tout de même considérable. Si un justiciable estime que, lors d’un jugement devant une juridiction nationale, ses droits garantis par la Convention ont été lésés, il peut après épuisement des voies de recours internes saisir la CEDH contre son Etat. Les arrêts prononcés par la Cour ont une grande influence sur la jurisprudence nationale qui a tendance à s’y conformer ; cela a permis à la Cour européenne des droits de l’Homme d’affirmer une vision libérale et ambitieuse en matière de droits de l’Homme dans les pays membres.

Bibliographie

Caballero F., Droit du sexe, Paris, LGDJ, 2010.

Larralde J-M., « Libre disposition de son corps et préférences sexuelles », in Larralde J-M. (dir.), La libre disposition de son corps : actes du colloque de Caen les 16 et 17 octobre 2008, Bruxelles, Nemesis : Bruylant, 2009.

Marguénaud J-P., « Sadisme, masochisme, et autonomie personnelle » in Dubos O., Marguénaud J-P. (dir.), Sexe, sexualité, et droits européens : enjeux politiques et scientifiques des libertés individuelles, Paris, A. Pedone, 2007.

Pin X., Le consentement en matière pénale, Paris, LGDJ, 2002. (pp. 58-67 et 203 et s.)
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