L'amour ne peut vivre de sa seule substance et j'avais à nouveau besoin de rêves. J'emmenais Charlotte en Sierra Leone où un anglais farfelu avait eu l'idée d'installer une poignée de bungalows en bois sur une plage déserte entre deux rivières paresseuses si accablées de chaleur qu'elles stagnaient, incapables de trouver en elles l'énergie nécessaire pour franchir leur embouchure et s'ébrouer dans l'océan. Entre la "river number one" et la "river number two" se dissimulait ce petit paradis cerné par la sauvagerie auquel on accedait de Freetown, capitale de la désolation, par un steamer quinteux, qui laissait derrière lui un sillage de rouille. Le navire mouillait son ancre en face de la plage. Des barques à fond plat conduisaient jusqu'à un débarcadère hors d'usage. On relevait sa jupe, et on était assigné à résidence dans cette cocoteraie du bout du monde jusqu'au retour du prochain bateau. On pouvait y vivre aussi bien qu'y mourir sans que cela posât le moindre problème. Les vautours qui tournoyaient dans le ciel étaient là pour nettoyer le terrain. En attendant, une jolie petite sœur noire des missions, sa cornette blanche prête à déployer ses ailes, officiait devant une boîte à pharmacie qui ne contenait plus que quelques cachets de médicaments périmés et dont la principale ressource résidait dans sa croix rouge délavée. On dégustait le matin des pancakes à la banane arrosés de sirop d'érable. Devant soi, on avait la frise immuable d'une mer grise, frangée d'écume, sur laquelle rebondissait un soleil sans faiblesse. Le bungalow aux planches disjointes laissait libéralement circuler les moustiques, les araignées, quelques timides serpents, des margouillats s'exerçant à la varape et une famille attachante de cafards. Charlotte allait se baigner. J'observais son long corps nu de statue s'immerger dans l'écume et à l'ombre de la véranda en bois, le regard perdu dans la fumée de la cigarette de la condamnée à mourir d'ennui, je me noyais dans la contemplation de la mer grise et du ciel. Parfois je fixais longuement une petite bougainvillée aux fleurs fuchsia qui me semblait détenir une part de la grâce du monde. Je faisais ce que j'ai toujours fait : j'attendais. Quoi ? Je l'ignorais. Un signe, un visage, que sais-je ? Quand nous étions lasses de nos pérégrinations immobiles, une longue barque à fond plat nous promenait dans le lacis des bayous sur la rivière "number one". Les arbres semblaient pousser à l'envers, ne révélant que la touffe inextriquable de leurs racines. Dans ce paysage uniforme de labyrinthe décoloré par le soleil, la barque filait paresseusement sur l'eau immobile au milieu de paisibles caïmans. Parfois notre passage intempestif levait une outarde qui décollait en défroissant bruyamment ses ailes et en poussant des cris discordants. Aucun évènement ne se produisait. Sans radio, sans portable, le temps semblait s'être arrêté. Un même jour se reproduisait aussi immuable que s'il s'enfantait lui-même à l'infini. Il produisait cet ennui africain si particulier né de l'uniformité climatique. Comment ces pays nonchalants pourraient-ils enfanter un Aristote, un Leibniz, un Descartes, un Einstein, un Freud ? Ici aucun aiguillon, ni du passé ni de l'avenir ne pousse à se dépasser. Opinion toute occidentale, car de ces terres très arides sont nés des Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Birago Diop, Tchicaya U Tam'si et tant d'autres. Le génie est heureusement universel, n'en déplaise aux esprits chagrins ! Pourtant ici, la mélancolie, le regret comme l'angoisse semblent être inconnus. Le présent, imparfait pour les autochtones malmenés par des luttes tribales sanguinaires, semble être le seul temps autorisé. Un présent lourd de touffeur humide, qui vous jette sur une chaise longue, et épointe les épines de la conscience occidentale. On s'assoupit peu à peu dans la somnolence des désirs, des ambitions, on se résigne à une abdication du vouloir vivre. Seule la cigarette qui emplit la gorge d'une fumée âcre permet de lutter. Elle maintient un petit faisceau de clairvoyance.
Le soir tombait brutalement à cinq heures. Un opaque rideau de nuit nous enfermait dans le bungalow pour un tête à tête érotique avec les moustiques, les papillons qui se livraient à un Pearl Harbor autour de la lampe à pétrole. Ils se jetaient sur la lumière. Un gésillement signalait leur immolation. Avec le bruit des vagues, c'était la seule distraction apportée au silence parfois couvert par le gémissement de nos corps énamourés. Le soir, après le dîner au lodge, on gagnait le bar installé à même le sable. Un crincrin diffusait inusablement "Get Up" de Bob Marley. De manière lascive et chaloupée, le chantre caraïbe prônait la révolte contre le pouvoir blanc, l'insoumission à l'injustice, la conquête de l'égalité des droits civiques. Ce chant violent semblait ici purgé de toute agressivité et aussi inoffensif qu'une comptine : le whisky sauer, la douceur du sable sous les pieds, le charme des lampes tempêtes qui se balançaient sous la brise marine semblaient conjurer tout message vindicatif et n'en conserver que la mélodie suave comme un jus de mangue. Sur la véranda avant de gagner notre couche étouffante, nous nous laissions caresser par l'haleine de l'Afrique rafraîchie d'air marin. Charlotte semblait se métamorphoser. Avec la nuit venaient des audaces. La statue s'animait. Penthésilée déposait ses armes et retrouvait le chemin de la féminité et de la tendresse. Sur les murs de planche, la lampe à pétrole projetait des ombres fantastiques. La volupté se désincarnait pour créer un ballet d'ombres chinoises. Comme si nos gestes, cessant de nous appartenir étaient redistribués dans le rituel de la nuit africaine. Aimais-je toujours Diane ? Cette parenthèse africaine qui donnait tant d'images évitait que je me pose la question. Et puis le temps n'avait-il pas disparu ? Nous l'avions laissé ailleurs avec nos vêtements d'hiver, nos saisons occidentales. Mais ce n'était qu'un crédit accordé à un taux usuraire. Il faudrait bien un jour lui rendre des comptes. Je n'imaginais pas alors ce que deviendrait ce paradis qui semblait ne devoir jamais rencontrer l'histoire. La jeune missionnaire de l'infirmerie a probablement été violée et mutilée par les troupes d'enfants soldats. Le barman aux éternels bons yeux blancs n'a plus de bras pour secouer le shaker avec lequel il confectionnait des punchs surréalistes. Le lodge si paisible entre les deux rivières n'est plus qu'un tas de cendre et de charpentes brûlées. La Sierra Leone a le malheur inscrit dans ses gènes. Je suis bouleversée. Sur la rivière flottent maintenant des cadavres d'enfants élagués de leurs membres, leur ventre rond et noir brillant sous le soleil. J'emmenai Charlotte dans d'autres contrées africaines, en Casamance dans les forêts de kapokiers, au Kenya sur le lac Rodolphe, qui semble conserver dans ses vases quels effluves délétères des Wittelbach. Charlotte au cours de ces voyages bravait la chaleur, les désagréments, l'inconfort, sans la moindre plainte. Elle supportait tout. Où qu'elle se trouvât, elle semblait transporter avec elle la parcelle d'un frais gazon du Kent ou d'un coin de fraîcheur de la Cam. Il n'y a que les femmes légères qui hésitent à se donner. Elle ne l'était pas. Je l'aimais aussi pour la gravité qu'elle mettait dans l'amour. Mais c'est de la Sierra Leone que me vient un sentiment de malaise. Je ne puis y laisser promener des souvenirs heureux. On m'a volé la chanson de Bob Marley, le rameau de Bougainvillée et ses fleurs aux couleurs fuchia, la plage entre les deux rivières, le bungalow aux ombres dansantes. Pourtant les souvenirs sont les seuls d'ordinaire à pouvoir être préservés de l'horreur. D'où vient qu'ils me semblent massacrés eux aussi ? Je les croyais invincibles. J'avais tort. On peut tuer aussi des souvenirs en ravageant les lieux qui les gardaient.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.