Étonnamment, elle avait avec moi des pensées, des joies qui étaient celles d'une amie, tendrement indulgente à l'égard de l'exubérante frivolité de ma conduite. Elle était avenante de mots délicieux et doux même quand elle me reprochait d'être immariable. Je ne cherchais pas à me faire pardonner, elle qui se donnait tant de peine à soulager mon célibat qui était le grand ressort de ma vie mais j'eusse préféré qu'il eût moins d'influence sur sa délicate bonté comme autrefois. Et, en ce qui me concernait, elle était la seule de ces jeunes filles qui jamais ne m'eût blâmé quelque chose d'aussi inconvenant. Moi qui voulais être méconnue de toutes, mais célèbre d'elle, je me reprochais de faire un assez petit ces des femmes et de m'amuser de ressentir de telles émotions pour d'aussi maigres choses. Les planètes avaient vu juste. La jeune fille surgit enfin. Béatrice avait dix-huit ans. Presque vingt années nous séparaient. Elle me semblait pourtant si proche. Heureusement l'amour ne s'embarrasse pas de l'état civil ; aucun passeport, aucun visa n'est nécessaire pour franchir la frontière qui conduit à des lèvres aimées, et les jupes courtes sont plus légères à soulever que les barrières douanières. Donc cette irritante question de la différence d'âge n'avait aucune importance. Devant tant de délicatesse, j'avais décidé de ne pas brusquer les choses. Marie de Médicis nous accueillait avec bienveillance dans ses bosquets où le jeune Louis XIII s'était initié à la chasse, en taquinant le marcassin, pendant que je courais le guilledou, entre l'orangerie et les serres. Je faisais durer le plaisir : promenade main dans la main dans le jardin du Luxembourg, chastes baisers sous la pluie devant la statue de Saint-Beuve, conversations infinies devant un chocolat chaud, silences pendant lesquels je me noyais dans le bleu maritime de ses yeux, bouquets de fleurs, billets doux, excursions nocturnes à bord de taxis dont les chauffeurs nous regardaient, dans le rétroviseur, avec des expressions torves, entre la lubricité, le doute et la jalousie. Je la raccompagnais au bas de sa porte. Je humais le parfum de ses cheveux tandis qu'elle abandonnait sa tête blonde sur le revers de mon imperméable. Comme ils sont doux ces commencements de l'amour. Comme ils sont fragiles. Un mot, un geste peuvent suffire à en briser la magie. On avance avec précaution. Terrain très miné. On manifeste une délicatesse d'autant plus précieuse qu'on sait qu'elle ne durera pas. Me défiant de moi-même, mon pire ennemi, je m'étais interdit les situations à risque. Je ne lui demandais pas de monter chez moi ; mes mains n'empruntaient aucun parcours illicites : elles évitaient prudemment son corsage et ne s'aventuraient jamais en dessous de sa ceinture. Le jour, la nuit, je rêvais à Béatrice. Je côtoyais Dieu et tous les saints, même si le diable occupait tout mon esprit. J'étais sur un nuage rose. Jamais je ne m'étais sentie aussi bien. Je m'enivrai de cette belle image que je m'offrais enfin de moi-même. Fini la barbarie de la dragueuse sans foi ni loi, le froid machiavélisme de la marquise de Merteuil, avide de déniaiseries en dentelle, avide de chair fraîche, la rouerie de l'arnaqueuse aux sentiments. Ces prolégomènes apparaissent d'autant plus suaves qu'ils étaient appelés à avoir leur récompense. D'avance je savourais le bonheur que j'aurais à la prendre dans mes bras. Car chaque jour avivait mon désir et je sentais Béatrice devenir plus tendre, plus amoureuse. Je dévorais l'avenir. J'imaginais cet instant où dans un embrasement voluptueux, nous conclurions cette lente et fervente ascension l'un vers l'autre. Au déchaînement du plaisir s'ajouterait en prime cette lueur d'estime qui ne peut manquer de briller dans les yeux d'une jeune fille face à une amante qui a su se montrer si délicate et ô combien différente de ces sauterelles mal élevées, aux appétits sauvages, qui ne songent qu'à tirer un coup. La mante religieuse attrape la cigale, mais le moineau guette derrière. Une occasion de conclure en beauté se présenta. Enfin ! Car Madame de Merteuil rongeait son frein, piaffant d'impatience de séduire la présidente de Tourvel, laissant Cécile de Volanges pour les nuits de vaches maigres. On me conviait grâce à la Sorbonne à une fête dans l'Orient-Express : pullman, compartiments spacieux, boiseries, décorations de Mucha, un parfum de Mitteleuropa et de Paul Morand. J'imaginais l'éblouissement de ma jeune amie plongée sans transition de sa prépa à la khâgne dans le charme fané des années trente. Je devais cette aubaine à l'anniversaire du collège universitaire de Robert de Sorbon, chapelain et confesseur du roi Saint Louis, et à la présence d'une collègue huppée, faussement excentrique et vraiment dévergondée.
Le train pullman irait jusqu'à Courchevel. On danserait toute la nuit dans un wagon salon. Il y aurait un orchestre. On dînerait aux chandelles. Ce qui m'intéressait plus que ce décor et cette ambiance de jeunes filles gâtées et de jeunes gommeux qui ne savent pas quoi faire pour jeter l'argent par les fenêtres, c'était la suite : ce qui se passerait dans le compartiment aux boiseries légendaires, dans la musique grinçante des boogies, lorsque délicieusement secouées par le rythme du ballast, nous atteindrions ce instant tant attendu, oui quelque part entre Macon et Bourg-en-Bresse, tandis que le rapide de Dijon nous croiserait dans un boucan d'enfer : enfin aboli l'espace qui séparait nos corps, Béatrice et moi nous nous rejoindrions sur cette couche roulante. Cette scène d'amour, je pouvais déjà la décrire dans ses moindres détails. Béatrice étreinte pendant la fête dansante ; le slow où miraculeusement l'on perd pied dans les virages ; puis soudain ce désir simultané de quitter la fête ; l'empressement de se retrouver enfiin seules, de se retrancher du monde ; nous aurions regagné notre compartiment, en nous cognant aux parois, à travers un long couloir au tapis moelleux. Là, sous l'éclairage vert nuit de la veilleuse, nous aurions regardé le paysage défiler, les arbres fauchés par la vitesse, quelques étoiles dans la nuit claire et nous, muettes, dans ce silence qui précède toujours les actes graves. Comme cela nous serrerait la gorge à toutes les deux. Et dans le roulement des machines vombrissantes, des bruits de feraille, soudain nues, je serais elle, elle serait moi, dans cet enchevêtrement de nos désirs, ne sachant plus à quel sexe nous appartenions. Nous ne serions plus que bouches, lèvres, langues. Et épuisées et heureuses d'avoir réaliser un rêve, nous contemplerions le paysage dans la nuit. Et à un arrêt, dans une gare fantomatique, Béatrice, vêtue à la hâte de mon chemisier et de mes talons hauts, se livrerait à des pitreries, faisant mine d'appeler des voyageurs sur le quai, l'air égarés dans la nuit, comme le président Paul Deschanel, le 23 mai 1920, non loin de Montargis, mais avec des skis sur l'épaule. Je tenterais de l'en empêcher, et dans cette lutte, nous retrouverions le lit aux draps rêches. Puis nous nous livrerions quelques-uns de ces secrets qui sont à la suface du cœur, entre le corps et l'âme, et qui ne demandent qu'à s'épanouir sur les lèvres. Et au matin, après le mauvais café instantané, les biscottes un peu trop sèches, le sourire torve et complice du contrôleur moustachu, nous irions rejoindre les malheureux fêtards, protégées, immunisées, par le souvenir de notre nuit. Rien, personne, ne pourrait alors nous atteindre. Comme cette nuit était merveilleuse à rêver. Maintenant il ne restait plus qu'à la vivre. Lorsque je lui proposai ce voyage, Béatrice se montra enthousiaste. Le piège était tendu. Telle l'Universelle Aragne, je tenais ma "fillette", il ne me restait plus qu'à enchaîner ma proie. Je l'imaginais déjà nue, avec des fers aux chevilles, me suppliant de la tourmenter. Mais l'esprit bien loin de Louis XI, elle ne manifesta que des restrictions d'ordre pratique. "- Il faudra que j'emprunte la combinaison de ski de ma mère. Je ne veux pas être ridicule en descendant la Saulire." Elle m'embrassa. Voilà, comme c'était simple, comme l'amour est simple !
Je lui rendis son baiser avec toujours la même appréhension de ne pas trop me dévoiler. Je lui dis simplement dans un sourire plein de miel," - Parfait, alors à vendredi et surtout ne sois pas en retard. Je t'attendrai devant le compartiment." Elle haussa les épaules. "- Je ne suis plus une petite fille. Je sais que les trains n'attendent pas les retardataires." Réponse de bon sens de la part d'une khâgneuse qui paraissait alors avoir la tête sur les épaules. Moi, je ne marchais plus dans la rue, je dansais ! Le vendredi, à huit heures et demie, je l'attendis. Et à vrai dire, je poireautais déjà depuis une heures à la gare de Lyon, en compagnie de collègues de la Sorbonne, un peu trop envahissantes à mon goût. En fait il me semblait que j'attendais depuis un mois, depuis le jour de ma rencontre avec Béatrice. J'avais les yeux rivés sur les aiguilles de ma montre. Le restaurant "Le Train Bleu" me paraissait idéal pour un repli en rase campagne ! "Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !". J'éprouvais une angoisse. Je savais que j'avais tort de m'inquiéter. Mais à part les fous, on est toujours inquiet avant de connaître le bonheur. Les minutes passaient. Les voyageurs me bousculaient sans vergogne. D'autres, encore plus importuns, voulaient engager la conversation. "- As-tu lu le dernier Dominique Bona, Juliette ?". Je l'aurais étranglé. Qu'on me foute la paix avec la littérature. Je me fichais bien du sort des deux sœurs Lerolle. Dans le bal des casse-pieds, il n'y a jamais hélas d'unijambiste ! Je cherchais le visage de Béatrice dans la foule. Tolstoï en personne m'aurait demandé la direction d'Astapovo que je l'aurais envoyé aux pelotes. Je vis une jeune fille courir. Mon cœur battit. Hélas, ce n'était pas Béatrice. Soudain avec terreur j'entendis qu'on annonçait le départ du train. Il ne me restait plus que trois minutes. Puis deux, puis une. Ce n'était pas une gare mais la NASA, un jour de lancement ! Puis l'espérance du bonheur se rétrécit à quelques secondes. Je montai, malgré mes talons hauts, sur le marchepied. Le quai était désert. Je sentis que quelque chose bougeait : c'était le train qui s'ébranlait. Hagarde, je me raccrochai à l'idée folle qu'elle était déjà dans le train, qu'elle allait me faire une surprise. Je voulais croire aux miracles comme toutes les désespérées. Ce train, je le parcourus comme une folle, sabre au clair, avec la fougue d'un Murat. Béatrice ne s'y trouvait pas. Bientôt il y eut le dîner aux chandelles. Je dînai seule en tête à tête avec mon désespoir. Celui-là n'avait pas raté le train. Toujours exact au rendez-vous. Je dévorais la nuit à travers la vitre, essayant de percer le mystère de mon malheur. Je gagnai mon compartiment : il était tel que je l'avais imaginé, luxueux, légendaire à souhait. Je me glissai dans les draps. Pourquoi n'était-elle pas venue ? J'interrogeais le vent, la nuit, les étoiles, chaque gare que je traversais. J'avais la gorge nouée, des larmes dans les yeux. Peu à peu, l'amour que j'avais dans le cœur tournait à l'aigre. Je lui en voulais, je me reprochais ma niaiserie. Et puis je sentis jaillir jusqu'à mes lèvres une expression haineuse. Les femmes dont on vient d'humilier l'amour-propre font rarement preuve de mansuétude. Je m'exclamai en tapant du pied : "- Quelle sale petite garce ! ça m'apprendra à avoir voulu me conduire correctement !".
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.