Méridienne d'un soir
par le 14/01/20
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"Je creusais dans son cou avec mes dents, j'aspirais la nuit sous le col de sa robe:
les racines d'un arbre frissonnèrent. Je la serre, j'étouffe l'arbre, je la serre, j'étouffe les voix
je la serre, je supprime la lumière."
Passion de la chair, jeune, rose, fraîche, découverte charnelle, exploration du corps de l'autre
pour appréhender le sien propre, recherche du plaisir absolu, du bonheur éphémère et violent.
Deux femmes, jeunes filles, en cachette, dans leur cellule d'interne, chaque nuit luttent contre l'aube
qui, à chaque fois, clôt leurs ébats, tue leur amour, leur amour de jour.
"Le jour s'épuisait, ma cellule dépérissait, des duvets s'envolaient des lèvres de mon aimée absente,
La nuit s'engageait, la nuit: notre couverture de cygne. la nuit: notre baldaquin de mouettes."
Quelques bouffées d'air, durant cette apnée diurne, pendant une pause déjeuner,
ou une simulation de malaise, le moindre prétexte est exploité pour assouvir encore cette violence
qui les fait se heurter, se confondre, se dissoudre l'une dans l'autre.
L'amour n'a pas d'âge, pas d'époque ni de lieu; l'amour n'a besoin de personne pour dicter la conduite à tenir.
L'amour touche, blesse, et reprend, ou il oublie; mais il ne s'oublie jamais.
L'interdit règne, empêche, intensifie, terrifie, sentiments atemporels, mots universels, oscillant entre le cru
et la métaphore, parmi les creux, par-dessus bord.
"Les petites lumières dans ma peau convoitèrent les petites lumières dans la peau d'Isabelle,
l'air se raréfia. Nous dépendions des forces irrésistibles. Nous avons perdu conscience mais
nous avons opposé notre bloc à la nuit du dortoir. Le désir nous ramenait à la vie: nous sommes
rentrées dans plusieurs ports. Je ne voyais pas, je n'entendais pas, pourtant j'avais des sens de
visionnaire. Nous nous sommes enlacées: un miracle s'éteignait au lieu de rayonner."
Passion adolescente au zénith de sa puissance, de par la peur d'être séparées, surprises, dénoncées.
Violence des corps, des coeurs en pleurs, en sueur, en lueur.
Amour irraisonné, insatiable, perdu d'avance.
Deux bouches qui n'osent se dire, quatre oreilles qui n'osent entendre ces mots si chers aux amoureux,
de peur de les voir disparaître à jamais, de les perdre dans le silence, dans l'absence.
"Nous parlons: c'est dommage, ce qui a été dit a été assassiné; nos paroles, qui ne grandiront pas,
qui n'embelliront pas, se faneront à l'intérieur de nos os."
"Thérèse et Isabelle" constituait la première partie d'un roman, "Ravages", présenté aux Éditions Gallimard en 1954.
Jugée "scandaleuse", elle fut censurée par l'éditeur. C'est au printemps 1948 que Violette Leduc, encouragée par
Simone de Beauvoir, qui fut sa muse et sa protectrice, entreprit la rédaction de ce texte auquel elle consacra trois années,
avec ses pages inédites âpres et précieuses, sa langue nue et violente témoignant d'une liberté de ton qu'aucune femme
écrivain, en France, n'avait osé prendre avant elle.
Au début des années soixante, Violette Leduc greffe une partie de "Thérèse et Isabelle" dans le troisième chapitre
de "La Batârde": elle supprime des passages, resserre des pages, atténue des métaphores, modifie le déroulement
de quelques dialogues, Thérèse est métamorphosée en Violette. L'autre partie est publiée séparément en juillet 1966.
En 2000 enfin, paraît chez Gallimard, "Thérèse et Isabelle" comme une œuvre en soi,
dans sa cohérence initiale et sa continuité.
La femme de lettres était proche de Jouhandeau, de Genet, de Sarraute et de Cocteau.
Avec sa réputation de femme libre et d’amante scandaleuse, elle représentait une icône culte
et underground des années 60, dont on ne parle aujourd’hui plus hélas assez.
Auteure d’une œuvre intimiste aux accents autobiographiques, "La Bâtarde" publiée en 1964,
récit de son parcours de fille illégitime puis de ses amours bisexuels,demeure la plus connue;
elle décrit le plaisir charnel, comme Pauline Réage, dans une langue raffinée et poétique,
d’une précision et d’une finesse très inventives.
Elle osa aborder sans détour les amours homosexuelles, en souvenir de ses expériences juvéniles.
Elle inspira Martin Provost, après la peintre Séraphine, qui la remit à l’honneur dans un film,
fin 2013, avec pour l’incarner l'actrice Emmanuelle Devos.
Entrées en amour, deux collégiennes s’aiment et découvrent ensemble le plaisir physique au fil des mois.
Isabelle, la tentatrice entraîne et fait succomber Thérèse, l’élue qui très vite s’abandonne corps et âme
à la volupté du plaisir. Bravant les interdits, elles aspirent à jouir sans trêve, même si la menace
et l’angoisse de la séparation finale ne les quitte jamais.
Le lecteur suit le désir impatient de se toucher à travers leurs tabliers qu’elles chiffonnent,
tout au long du jour puis enfin, leurs nuits d’amour incandescentes aux  "jambes broyées de délices"
et "entrailles illuminées" au risque d’être surprises par les surveillantes et leurs condisciples.
"L’aube serait notre crépuscule d’une minute à l’autre."
On se sait rien ou à peine des deux héroïnes, ni leur âge exact, ni de leur famille.
Seule existe leur relation et leur passion exclusive oscillant parfois dans une certaine fureur,
pendant trois jours et trois nuits.
C’est avant tout une fine analyse psychologique des rapports entre les deux amantes, entre bravade,
jalousie, crainte, silence forcé, hantise du lit gémissant, peur de rire, de crier et finalement l’abandon
à l’emprise, l’empire des sens plus fort que tout.
" Nous nous aimions et nous nous retenions: nous nous tenions en équilibre sur le pétale d’une églantine."
Dans le secret des "cabinets", des " cellules" de dortoir, le pensionnat, lieu austère et confiné de leurs aventures,
est hautement évocateur et possède toute une esthétique, une atmosphère qui avive l’imaginaire.
Murs épais, lits étroits aux barreaux de fer, toilettes à l’eau froide, discipline quasi militaire, sous le regard sévère
des "surveillantes générales" de ces ingénues en uniforme, constituent un décor transgressif rappelant les couvents
du marquis de Sade, les prisons de Genet ou le château de Roissy d'Histoire d’O.
L'interdit de leur amour renforce bien sûr son intensité.
Par-delà la polémique sur la censure de l’ouvrage, aujourd’hui périmée, ce qui fait l’intérêt et la beauté du livre,
c'est son style unique pour écrire l’érotisme et la sexualité.
Dans ce roman, l’auteure a poussé son art au paroxysme avec une écriture d’une extrême élégance féminine,
où l’émotion affleure toujours sous le charnel, lyrique, haletante, brûlante, parfois âpre, et lumineuse, servie par
des métaphores poétiques inédites où la nature tient une grande part.
Avec une infime précision et une richesse lexicale éblouissante, elle décrit les gestes de l’amour les plus torrides:
les moindres mouvements de mains sur les corps, détails subtils et sensations. L'acte physique apparaît dès lors
comme transcendé, livré dans un érotisme quasi mystique. Violette Leduc nous offre à entendre une musique
à la fois violente et mélodieuse, un cantique exalté, une prière envoûtante au corps de l’être aimée.
En s'inscrivant dans la tradition de l'érotisme littéraire au féminin, de Colette à Pauline Réage,
l'auteure nous montre que le sexe peut être d'autant plus troublant qu'il n'est pas séparé du sentiment,
et qu'en littérature, les pouvoirs de l'érotisme sont augmentés par ceux du langage.
La manière d'aborder l'intime, associant à la description précise des gestes et des sensations,
des images et des métaphores poétiques est empreinte d'une rare beauté lyrique.
Il y a certes une infinie tendresse, mais aussi de la violence dans la passion érotique des deux amazones.
Leurs amours sont guerrières, vivifiantes, éclatantes.
Tel que le définissait son auteure, le projet parait totalement inédit.
"J’essaie de rendre le plus le plus exactement possible, le plus minutieusement possible les sensations
éprouvées dans l’amour physique, Il y a là sans doute quelque chose que toute femme peut comprendre.
Je ne cherche pas le scandale mais seulement à décrire avec précision ce qu’une femme éprouve alors."
Ainsi, de la fougue passionnée de ses deux héroines, Violette Leduc se défend avec force de toute résonnance obsène.
De fait, on ne trouve pas trace, dans le roman, du sadomasochisme plus ou moins ritualisé présent chez d’autres
auteures plus contemporaines de l’érotisme, d’ailleurs toujours tournées vers l’autre sexe, comme Catherine Millet,
ou Catherine Robbe-Grillet, alias Jean(ne) de Berg.
L’érotisme à la fois cru et lyrique se dégageant de "Thérèse et Isabelle" serait sans doute à rapprocher plutôt
des "Guérillères" (1969) ou du "Corps lesbien" (1973) de Monique Wittig.
Pourquoi doit-on lire "Thérèse et Isabelle" encore aujourd’hui ?
Se demanderait-on pourquoi lire "Madame Bovary" ?
Or Emma et Thérèse se ressemblent.
Toutes deux jeunes filles de province, cloîtrées dans un destin qui les ennuie, elles cherchent une échappatoire
dans la lecture et dans l’amour; leur destin se rappelle cependant bientôt à elles par le truchement
de la censure qui sanctionne leur aspiration à la sensualité.
Parce qu’il s’agit d’un des plus beaux textes amoureux de la langue française,
comme "Tristan et Iseult" ou "Paul et Virginie", le roman appartient au patrimoine littéraire français.
Comme la princesse de Clèves, ou "Madame Bovary", l'ouvrage de Violette Leduc s’impose par le style.
La littérature amoureuse est fulgurance.
"Elle rejeta sa chevelure pour me l’envoyer au visage; j’eus sa masse de cheveux sur mes lèvres."
La défloration de Thérèse est aussi celle de la littérature française.
L’auteure force la langue, écartèle le lexique, dépucelle les figures de rhétorique.
L’endroit où, selon Marguerite Duras, les femmes aiment et écrivent, est encore intact:
"Isabelle écartelait et commençait à déflorer, les doigts m’opprimaient, ils voulaient, ma chair ne voulait pas."
"Elle donnait des coups et des coups, on entendait les claquements de la chair; elle crevait l’œil de l’innocente."
Le texte se tend, claque et crève comme la peau de Thérèse.
Le texte est un hymen qui rompt sous la lecture.
Car le roman marque un tournant dans l’histoire des représentations littéraires.
Virginie Despentes l'a très bien formulé:
"Quand en 1948, Antonin Artaud meurt, tel Bataille ou Breton, les hommes faisaient
exploser les limites du dicible, Violette Leduc entreprenait la rédaction magistrale de
"Thérèse et Isabelle", c’était un récit de sexualité lesbienne aussi crue que du Genet."
La publication du roman en 1966 force les représentations à changer.
Dès les premières lignes, le lecteur est introduit dans un univers sensuel.
Les deux jeunes filles sont neuves; elles s’aiment dans un collège pendant trois jours et trois nuits.
Elles ne voient pas le mal, Thérèse et Isabelle sont trop authentiques pour être vicieuses.
Plus encore que le genre sexuel, la lecture de "Thérèse et Isabelle" trouble l’horizon d’attente lié au genre textuel.
Le lecteur ne pénétre pas dans un univers pornographique classique, mais en réalité, dans un roman poétique.
"Elle nous voulait osseuses, déchirantes, nous nous déchiquetions à des aiguilles de pierre,
le baiser ralentit dans mes entrailles, il disparut, courant chaud dans la mer."
L'auteure déniche des tropes inédits dans un défoulement de douceur.
"Thérèse et Isabelle" ne parle pas seulement aux lesbiennes.
Le roman est une révolution pour toutes les lectrices.
Deux jeunes filles "découvrent le monde entre deux jambes."
Il y a une virtuosité de l'écriture ne tenant pas à l'exercice lexical mais à un souffle intérieur singulier.
Les phrases s'enchaînent sans qu'on puisse deviner si ce sont des images ou des faits.
La parole est si profonde qu'elle a quelque chose d'hypnotique.
Elles échappent continuellement à ce langage ordinaire construit sur des formes expressives
communes et pré-données.
Elles ignorent le lieu commun en ménageant des espaces insolites qui ne sont pas des refuges,
mais des tangentes mobiles en équilibre.
Il faut enfin le lire car c'est le livre de référence de la littérature lesbienne.
Le désir et le plaisir sexuels sont racontés de façon inédite car en marge de la logique de la domination masculine
et de la séduction féminine, outre les catégories patriarcales masculin/féminin, sujet/objet, activité/passivité,
par-delà vices et vertus, sans culpabilité ni éjaculation finale.
Le corps féminin tant de fois mis en scène et représenté, occulté, sublimé, élevé, voilé, vêtu, dévêtu,
dévoilé, revoilé, mythifié, mystifié, dénié, connu ou méconnu, par les peintres et les écrivains, surgit nu
et inconnu à travers "Thérèse et Isabelle", ces deux Aphrodite "lesbiennes" au sens où Louise Labé
entendait le mot, c’est-à-dire chantées par une femme.
Aines, aisselles, seins, parties intimes, épiderme, gorge, anus sont créés par le verbe de l’auteure.
Sexualiser le corps féminin ne signifie pas pour elle réduire celui-ci à un orifice stérile et pénétrable.
Les foyers de douceur sont multiples et leur rayonnement se propage en vagues de curiosité et de tendresse.
Thérèse et Isabelle appartiennent résolument à cette lignée des amantes célèbres de la Littérature.
Elles lui donnent les moyens d’affirmer sa dimension universelle.
"Il faut, à une femme, une grande et rare bonne foi, une modestie assez noble pour juger ce qui, en elle,
trébuche et verse du sexe officiel dans le sexe clandestin" pensait Colette qui préférait en Renée Vivien,
"le poète qui chante la pâleur des amantes" à l’amie témoignant de sa "considération immodeste pour les sens
et la technique du plaisir."
Avec Violette Leduc, le sexe clandestin devient décomplexé et sans fard.
Il ne trébuche plus et ose s’affranchir du carcan de la modestie féminine pour explorer
la technique du plaisir sans pour autant jamais verser dans la vulgarité.
La romancière était parfaitement consciente de la portée de son œuvre et de son rôle de pionnière littéraire.
"Nous avions créé la fête de l’oubli du temps. Nous serrions contre nous les Isabelle et les Thérèse
qui s’aimeraient plus tard avec d’autres prénoms."
Le destin de Violette Leduc est entièrement marqué par sa naissance illégitime, le 7 Avril 1907 à Arras,
d'une femme de chambre et d'un fils de famille de la grande bourgeoisie qui refusa de la reconnaître.
Berthe Leduc élèva "l'enfant de la faute" dans la haine des hommes. Au collège, où elle était bonne élève,
Violette trouva réconfort dans les bras d'Isabelle, et découvrit "Les Nourritures terrestres" qui l'enflammèrent
au point d'écrire à André Gide; sa liaison, plus tard, avec la surveillante du collège fit scandale.
Puis installée à Paris, Violette rencontra son futur mari. Elle raconta ce mariage désolé marqué
par un avortement dans "Ravages", un roman sans pitié, y compris pour elle-même. Sur la page,
l'écrivain se met en scène, transmue le réel; ses phrases courtes tendues sont les marques d'un
style reconnaissable entre tous où la justesse du mot frappe constamment.
Soutenue par Simone de Beauvoir et par le mécène Jacques Guérin, dont elle tomba amoureuse
alors qu'il était homosexuel, Violette Leduc épuisa son entourage de ses désolations; mais après le
succès de son autobiographie, elle devint une icône excentrique des années 60, filmée par William Klein.
Elle s'éteignit dans la lumière de sa maison du Midi, à Faucon près de Vaison-la-Romaine, le 28 Mai 1972,
sans avoir eu le temps d'achever son dernier roman, "La Chasse à l'amour."
Il est temps de redécouvrir cette femme qui, en offrant sa vie aux lecteurs, avec une sincérité intrépide,
a bravé les tabous, en faisant de sa solitude et de ses passions impossibles, une grande œuvre littéraire.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir
8 personnes aiment ça.
Bravo, chère Méridienne, pour ce très beau texte qui me fait découvrir une auteure jusque là ignorée. Je vais m'empresser de partir à sa recherche. Merci.
J'aime 14/01/20
ludic2
Bonsoir Méridienne d'un soir. merci pour ce passionnant article ! :smiley:
J'aime 14/01/20
Maitre d’O
Bravo encore pour ce bel article très riche en détails sur une auteure que je ne connaissais que très peu
J'aime 15/01/20
insolence
Bonjour Méri, merci pour ce récit qui donne vraiment envie de lire, bises
J'aime 15/01/20