Méridienne d'un soir
par le 24/01/20
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"C'est pour que l'on ne t'entende pas crier, les murs sont doublés de liège, on n'entend rien
de ce qui se passe ici, Couche-toi."
Elle l'a prit aux épaules, la posa sur le feutrage rouge, puis la tira un peu en avant;
les mains d'O s'aggrippèrent au rebord de l'estrade, où Yvonne les assujettit à un anneau,
et ses reins étaient dans le vide. Anne-Marie lui fit plier les genoux vers la poitrine,
puis O sentit ses jambes, ainsi renversées, soudain tendues et tirées
dans le même sens: des sangles passées dans les bracelets de ses chevilles les attachaient plus haut
que sa tête aux colonnes au milieu desquelles, ainsi surélevée sur cette estrade,
elle était exposée de telle manière que la seule chose d'elle qui fût visible était le creux de son ventre
et de ses reins violemment écartelés.
Anne-Marie lui caressa l'intérieur des cuisses. "C'est l'endroit du
corps où la peau est la douce, dit-elle, il ne faudra pas l'abîmer.
Va doucement Colette."
Colette était debout au-dessus d'elle, un pied de part et d'autre de
sa taille, et O voyait, dans le pont que formait ses jambes brunes,
les cordelettes du fouet qu'elle tenait à la main.
Aux premiers coups qui la brûlèrent au ventre, O gémit, Colette passait de la droite à la gauche,
s'arrêtait, reprenait, O se débattait de tout son pouvoir, elle crut que les sangles la déchireraient,
Elle ne voulait pas supplier, elle ne voulait pas demander grâce.
Mais Anne-Marie entendait l'amener à merci. "Plus vite, dit -elle à Colette et plus fort."
O se raidit, mais en vain. Une minute plus tard, elle cédait aux cris
et aux larmes, tandis qu'Anne-Marie lui caressait le visage.
"Encore un instant, dit-elle, et puis c'est fini. Cinq minutes seulement.
Tu peux bien crier pendant cinq minutes, Il est vingt-cinq, Colette, tu t'arrêteras à trente, quand je te le dirai."
Mais O hurlait non, non par pitié, elle ne pouvait pas, non elle ne pouvait pas une seconde
de plus supporter le supplice.
Elle le subit cependant jusqu'au bout, et Anne-Marie lui sourit quand Colette quitta l'estrade.
"Remercie-moi" , dit Anne-Marie à O, et O la remercia.
Elle savait bien pourquoi Anne-Marie avait tenu, avant toute chose, à la faire fouetter.
Qu'une femme fût aussi cruelle, et plus implacable qu'un homme, elle n'en avait jamais douté.
Anne-Marie ne s'était pas trompée à l'acquiècement ni à la révolte d'O, et savait bien que son merci
n'était pas dérisoire. Elle tenait à faire éprouver à toute fille qui entrait à la maison, et devait y vivre
dans un univers uniquement féminin, que sa condition de femme n'y perdrait pas son importance
du fait qu'elle n'aurait pas de contact qu'avec d'autres femmes, mais en serait au contraire rendue
plus présente et plus aiguë. C'est pour cette raison qu'elle exigeait que les filles fussent constamment nues;
la façon dont O avait été fouettée comme la posture où elle était liée n'avaient pas non plus d'autre but.
Aujourd'hui, c'était O qui demeurerait le reste de l'aprés-midi, trois heures encore, jambes ouvertes et relevées,
exposée sur l'estrade, face au jardin, Elle ne pourrait cesser de désirer refermer ses jambes".
Hommage à Pauline Réage.
De la poétesse Renée Vivien à Monique Wittig et à Anne Garréta, la littérature lesbienne a peu à peu émergé
au fil du XXe siècle. L'avènement du féminisme dans l'après 68 a marqué un tournant considérable.
De fait, comme une histoire des femmes ou de la plus controversée écriture féminine demandait hier ses exégètes
et ses chercheuses, l'histoire de la littérature lesbienne, et du concept lui-même, demeure largement inexploitée,
quand une "histoire des hommes" semblerait presque une absurdité et que celle des gays a désormais ses théoriciens,
"femme » et "homosexuelle": le lesbianisme cumulerait donc les mandats, infraction condamnable comme chacun sait.
On l'aura compris; regarder la culture lesbienne comme une sous catégorie, réservée à quelque chapelle,
c'est avaliser le principe d'une "infériorité de nature" qui a plus à voir avec les préjugés, les hiéarchies lassantes,
stériles, quand le débat, bien évidemment, est ailleurs. Il n'empêche; ce soupçon vaguement ironique sur une production
marginale de "femmes entre elles" a permis à la littérature lesbienne de se constituer, lui a donné sa force, a excité son
son imagination, l'a poussée à étendre son champ, construire et préciser son identité.
Littérature élaborée "contre" plutôt qu'en creux, militante: la littérature lesbienne est devenue une littérature de scission.
Rien d'étonnant à ce qu'elle trouve donc une énergie neuve au début du xxe siècle, au coeur de cette Belle Epoque qui voit
l'émergence de quelques modernes Sapho décidées à donner de la voix et dont la société, entre irritation et complaisance
vaguement amusée, autorise désormais la visibilité. Encore prisonnières de l'image baudelairienne de "la femme damnée";
rappelons que le titre original des "Fleurs du Mal" était "Les Lesbiennes". Les poétesses homosexuelles de l'époque furent
néanmoins décidées à prendre en main, par la plume, leur propre histoire et à chanter elles-mêmes leur désir, dans un
univers où les hommes étaient littéralement éradiqués.
Il faut prendre garde à ne pas s'arrêter à l'apparence fragile, éthérée et encore très fin de siècle, de Renée Vivien,
écrivaine parisienne d'origine anglaise, anorexique, morte à trente-deux ans, et ne pas se méprendre sur la grâce
très réelle de ses vers, saluée en son temps par Charles Maurras dans "Le Romantisme féminin".
Une sourde violence les animait.
D' "Evocations" (1903) à "Flambeaux éteints" (1907), sa poésie, hantée par une chasteté obsédante, dit sans ambiguïté
sa passion des femmes, son rejet de toute forme de liens avec le monde masculin, qu'un seul alexandrin, s'il en était besoin, résumerait:
"Tes blessures sont plus douces que leurs caresses."
Sa liaison avec Natalie Clifford Barney, jeune héritière américaine dont le Tout-Paris commentait les frasques,
constitua le point d'orgue d'une oeuvre qui donna le la à une nouvelle communauté littéraire en plein essor.
De même, il ne faut pas mésestimer la radicalité des propos de Natalie C. Barney qui, pour être très élitiste
et néo-classique, n'en condamnait pas moins sans conditions l'hétérosexualité, le mariage comme la procréation,
dans son "Académie des femmes."
Sa personnalité flamboyante fédèrait les tribades de son temps, réunies dans son jardin de la rue Jacob,
où le Temple de l'Amitié se voulait le théâtre de rencontres et de danses placées sous l'enseigne de Lesbos.
Car l'Américaine était au moins autant un personnage de romans qu'une écrivaine plutôt médiocre,
d'une liberté et d'une audace qui appellaient et permettaient pour la première fois au grand jour toutes les projections:
la courtisane Liane de Pougy, qu'elle avait séduite en se déguisant en page, rapporta leur histoire dans "Idylle saphique."
Renée Vivien dans "Une femme m'apparut" (1904), Remy de Gourmont l'immortalisa dans ses "Lettres à l'Amazone."
surnom qu'elle gardera pour livrer ses propres "Pensées d'une Amazone" en 1920.
Radclyffe Hall dans "Le Puits de solitude" en 1928 sous le nom de Valérie Seymour ou Djuna Barnes, la même année,
sous celui d'Evangeline dans son "Almanach des dames."
Il n'est pas jusqu'à Lucie Delarue-Mardrus ou Colette qui ne se soient emparées de cette Sapho 1900.
"Sapho cent pour cent." André Billy, Colette qui n'hésitait pas à lui déclarer dans une lettre:
"Mon mari,Willy te baise les mains, et moi, tout le reste."
Dans les années trente, l'auteure des "Claudine", cycle de quatre romans où la bisexualité l'emporte en général
sur un saphisme plus exigeant, se démarque avec un essai qui fera date: "Le Pur et l'impur" paru en 1932 sous le titre
"Ces plaisirs."
Les brumes délétères de la Belle Epoque se sont estompées, le procès intenté à l'éditeur de Radclyffe Hall pour avoir
publié "Le Puits de solitude", roman jugé immoral et obscène, a changé la donne dans les esprits; même si le phénomène
est d'abord anglo-saxon, l'homosexualité n'étant pas criminalisée en France, il ébranle les mentalités d'une communauté
qui ne se sent jamais à l'abri.
Avec sa farouche indépendance, mais aussi avec tout ce que son tempérament recèle de délibérément insaisissable,
Colette entendait étudier les cercles des "unisexuelles" et cette "sensualité plus éparse que le spasme, et plus que lui
chaude", caractérisant selon elle l'amour entre femmes.
Les conclusions sont plutôt amères; Colette considèrait le libertinage saphique comme  "le seul qui soit inacceptable"
et ne croyait pas à la réalisation du "couple entièrement femelle," l'une des deux singeant nécessairement l'homme.
Il n'en demeure pas moins que, pour la première fois, un tel projet est entrepris, de surcroît par une écrivaine confirmée
et célèbre.
Aux yeux de Colette, Gomorrhe n'existait pas. Deux écrivains majeurs ont pourtant opposé à l'époque un démenti sévère
à cette proposition, par des chefs-d'oeuvre de la modernité:
Marcel Proust, avec "À la recherche du temps perdu" et Djuna Barnes avec "Le Bois de la nuit" ont en commun d'avoir
les premiers, fait d' "homosexuel" et de "féminin", l'axe de catégorisation, à partir duquel universaliser.
L'émancipation d'une littérature lesbienne en soi, fût-elle produite par un homme, comme Proust, date de l'instant
où l'homosexualité ordonna une construction formelle à part entière commandant une nouvelle vision du monde.
La marge était convoquée au centre. Son autonomie, sa complexité furent posées.
La Seconde Guerre mondiale brisa cet élan, freiné dès les années trente par les prémisses d'un retour à l'ordre,
où l'on faisait déjà de la "décadence des moeurs", la responsable de bien des maux. Il fallut attendre les années
cinquante pour voir pointer, ici et là, quelques tentatives destinées à explorer plus avant les limites et les richesses
d'une littérature lesbienne.
Parmi elles, "Le Rempart des béguines" (1951) de Françoise Mallet-Joris, "Qui qu'en grogne" de Nicole Louvier (1953).
Un météore va pourtant bouleverser les cartes: Violette Leduc, Après "L'Affamée" (1948), récit de sa passion sans retour
pour sa protectrice Simone de Beauvoir et "Ravages" (1955), dont les cent cinquante premières pages furent censurées
par Gallimard, "La Bâtarde" en 1964 lui assura l'estime et le succès public.
Elle rata le Goncourt et autres prix prestigieux de la rentrée, mais gagna la postérité en ayant su renouveler une langue
qui imposa, avec un réalisme lyrique inaccoutumé et une vérité sans fard, une image charnelle, physique et émotionnelle
de la lesbienne.
Les cent cinquante pages supprimées par Gallimard paraissent en 1966, mais en partie seulement, sous le titre
"Thérèse et Isabelle", récit d'une passion où l'érotisme lesbien est décrit avec une précision d'entomologiste.
Signe des temps, il faudra attendre l'an 2000 pour que l'éditeur rétablisse dans sa cohérence d'origine ce texte explosif,
au style à la fois dru et orné de métaphore baroques, dont les mutilations furent vécues par Violette Leduc comme un
"assassinat littéraire."
Cette lenteur et cette timidité éditoriale disent à elles seules l'audace, la nouveauté et le danger que recèle la phrase
de l'écrivaine: un pavé dans la mare.
Dans ce lent mouvement de reconnaissance, s'inscrivit Christiane Rochefort qui, après  "Le Repos du guerrier" (1958),
regard d'une femme sur l'érotisme masculin, adapté au cinéma par Vadim avec Brigitte Bardot dans le rôle principal,
publia "Les Stances à Sophie" où le thème de lesbianisme fut abordé, sans toutefois s'affranchir des tabous sociaux.
En 1969, elle profita de sa notoriété pour publier un livre où l'homosexualité occupait le coeur du sujet,
"Printemps au parking."
La même année, avec "La Surprise de vivre", Jeanne Galzy, membre du jury Femina, se lança dans une saga familiale
troublée par des idylles entre femmes, située dans le milieu protestant de Montpellier.
Indissociable de l'histoire de l'émancipation des femmes, la littérature lesbienne vit un tournant considérable dans
l'après-1968, avec l'avènement du féminisme.
Un nom désormais va incarner la révision radicale du problème : Monique Wittig.
Avec "Les Guerrillères" (1969) notamment, et "Le Corps lesbien" (1973), une langue et un univers nouveaux
surgissent dans le paysage fictionnel, où l'exclusivité du pronom "elles" entend dissoudre le genre linguistique:
"La direction vers laquelle j'ai tendu avec ce elle universel n'a pas été la féminisation du monde, sujet d'horreur aussi bien
que sa masculinisation, mais j'ai essayé de rendre les catégories de sexe obsolètes dans le langage", précisa t-elle dans
"La Pensée straight" en 2001, titre tardivement publié en France, repris lors d'une conférence prononcée à New York
en 1978, qu'elle concluait par ces mots célèbres:
"Il serait impropre de dire que les lesbiennes vivent, s'associent, font l'amour avec des femmes, car la femme n'a de sens
que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques et sociaux hétérosexuels, les lesbiennes ne sont pas
des femmes."
L'oeuvre de Monique Wittig demeure une expérience unique et sans rivale, dont la révolution a consisté, par le matériau
brut de la langue, à "rendre universel le point de vue minoritaire."
Selon l'auteure, le lesbianisme ne peut pas être décrit comme un tabou, étant donné qu'il n'a pas d'existence réelle
dans l'histoire de la littérature. La littérature homosexuelle mâle a un passé, elle a un présent.
Les lesbiennes, pour leur part, sont silencieuses, Lorsqu'on a lu les poèmes de Sappho, "Le Puits de solitude"
de Radclyffe Hall, les poèmes de Sylvia Plath et d'Anaïs Nin, "La Bâtarde" de Violette Leduc, on aurait donc tout lu.
Seul le mouvement des femmes s'est montré apte à produire des des textes lesbiens dans un contexte de rupture totale
avec la culture masculine, textes écrits par des femmes exclusivement pour des femmes, sans se soucier de l'approbation
masculine.
"Le Corps lesbien" entre dans cette catégorie.
Des Françaises, comme Michèle Causse, mais aussi un grand nombre de Canadiennes, notamment,
font écho à l'univers wittigien, à l'image de Nicole Brossard, Josette Marchessault ou Louky Bersianik.
Les tentatives contemporaines d'une littérature lesbienne, qui ont pu provoquer la création de maisons d'édition
comme "Les Octaviennes" de Geneviève Pastre ou d'une éphémère collection comme "Le Rayon gay" chez Balland,
ne semblent pas prendre une direction imposée.
Telle l'oeuvre autobiographique de Jocelyne François, Joue-nous "Espana" (1980), ou de la déconstruction
du système hétérosexuel par Mireille Best dans "Hymne aux murènes" en 1986, "Camille en Octobre" en 1988,
et "Il n'y a pas d'hommes au paradis" (1995), à Marie-Hélène Bourcier, et ses réflexions sur la génération queer,
en passant par Hélène de Monferrand et sa position réactionnaire "Les Amies d'Héloïse", prix Goncourt
du premier roman en 1990.
La visibilité croissante des gays et des lesbiennes dans la société, phénomène répercuté dans le roman,
notamment dans le genre du livre policier, de Sandra Scopettone à Maud Tabachnik, où des personnages de lesbiennes
tiennent le haut du pavé. L'intérêt croissant pour les "gay and lesbian studies" et les "gender studies" qui nous arrivent
lentement des Etats-Unis, donneront-ils un nouvel élan à une littérature dont la spécification et l'étoffe restent fragiles ?
Aujourd'hui, en France, seule Anne F. Garréta, remarquée pour son livre, "Sphinx" en 1986, roman de l'indifférenciation
sexuelle dédié "to the third", et récemment couronnée par le prix Médicis pour le magnifique "Pas un jour", sous-entendu,
sans une femme (2002), peut non seulement se vanter d'être l'héritière spirituelle de Monique Wittig, mais de poursuivre sa
tâche, en repoussant encore les limites de l'écriture dans le travail de ce genre littéraire à part. De jeunes auteures comme
Nathalie Vincent ou Corinne Olivier semblent vouloir relever le défi en ce début du XXI ème siècle.
La gageure n'est pas mince.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir
12 personnes aiment ça.
FemmeFemelleEsclave
Merci chère Méridienne pour vos notes de lectures. Non seulement elles me font découvrir des textes que j’ignorais jusqu’alors, mais j’apprécie tout particulièrement votre finesse d’analyse à tous égards remarquable.
J'aime 25/01/20
Maitre d’O
Quelle bel article avec une grande densité. J’ai un faible pour Histoire d’O bien sûr et la partie avec Ânne Marie est une des plus facinante du roman
J'aime 25/01/20
insolence
hummm comment dire ma Méri tu donnes une 'tain (excuse-moi de l'expression, mais à chaque fois que je te lis, j'ai envie de le dire) de lire... tu me fais penser à une institutrice qui m'a donnée l'envie de lire et cette passion de la lecture je l'ai eu toutes les années qui ont suivies qui m'ont permis à des moments bien noirs de ma vie et d'y raccrocher, cette soif d'apprendre... Merci encore de nous redonner cette envie de lire... Le partage comme tu dis souvent, quelle belle âme que tu as à nous faire partager TON savoir... je t'embrasse... sourire
J'aime 26/01/20
Serge57
Bonsoir Chère Amie
J'aime 26/01/20
Serge57
Vivement votre recit personnel
J'aime 26/01/20
Threnody
Un grand merci pour toutes vos études. Toujours un vrai plaisir de les découvrir, de les lire, de les relire ; de relire par la même occasion des œuvres maintes fois lues. Et d apporter votre plume, votre analyse, votre vision. Merci aussi Méridienne d'un soir pour tout le temps consacré à ces dernières et dont vous nous faites profiter. Je vous l'ai déjà écrit, mais vos écrits méticuleux et originaux ont fait que je ne suis partie pour pouvoir continuer de profiter d'eux. Belle fin de week-end à vous.
J'aime 26/01/20