Méridienne d'un soir
par le 16/04/20
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Peu de femmes ont autant voyagé au cours de leur vie que les héroÏnes des romans grecs.
De la Sicile à la Babylonie, de la Thrace à l'Éthiopie, Callirohé, Anthia, Leucippé, et Chariclée
accomplissent, dans une durée entre neuf et dix huit mois tout au plus, un périple couvrant
des dizaines de milliers de kilomètres carrés, quadrillant un territoire étendu aux quatre
extrémités de la Méditérranée orientale, voyage maritime essentiellement, de Syracuse,
Ephèse, Tyr et Delphes. Chloé est la seule des héroÏnes à demeurer à l'île de Lesbos.
Le voyage est donc au cœur du roman d'amour et d'aventure dont les grecs ont inventé
et diffusé le modèle au cours des trois premiers siècles de notre ère, alors qu'ils vivaient
sous la domination romaine. Cinq romans nous ont été transmis dans leur intégralité par
l'intermédiaire de manuscrits datés du XI ème au XVIII ème siècle. Ces romans sont, dans
l'ordre chronologique généralement retenu, "Callirohé" de Chariton, les "Éphésiaques" de
Xénophon d'Ephèse, "Daphnis et Chloé" de Longus, les "Éthiopiques" d’Héliodore et enfin
le "Roman de Leucippé et Clitophon" d’Achille Tatius.
Dans les sociétés patriarcales de l'Antiquité, la virginité était perçue comme une question essentiellement féminine.
Au début du VI ème siècle av. J.-C., le législateur Solon encourageait les jeunes Athéniens à se rendre dans une
maison close afin de se déniaiser, dès leurs premières pulsions adolescentes. Dans les cités antiques, la prostitution
d'esclaves offrait aux hommes de tous âges des services sexuels réguliers et bon marché.
En revanche, pour la femme "libre", c'est-à-dire fille et épouse de citoyen, il y avait un avant et un après: la perte de la
virginité était illustrée par l'éclatement de l'hymen, cette membrane qui obstrue en partie l'entrée du vagin. Les médecins
grecs n'en avaient qu'une connaissance imprécise: l'hymen était le nom qu'ils avaient donné à la membrane, parfois au
vagin dans son ensemble vu comme une membrane, que le mari devait déchirer lors de sa nuit de noces. Alors que la fille
était conduite à son époux, ses proches entonnaient un chant appelé "hyménée", un mot devenu synonyme de mariage.
La rupture de la membrane symbolisait la transformation de la fille vierge en une femme mariée dont le seul horizon était
désormais la maternité. Cette valorisation de la virginité de la fiancée était motivée par le souci du mari d'authentifier sa
descendance. Pour les Hébreux, la fille, avant son mariage, est comparée à un "jardin verrouillé" selon les textes, et le
Cantique des cantiques (4-12) ou chant de Salomon. Dans les sociétés patriarcales, on voulait savoir qui était le père d'un
enfant, sans quoi, il ne pouvait être reconnu comme légitime. Mais cette raison sociale n'était qu'un prétexte de facade:
l'explication justifiant le contrôle des femmes, voire leur enfermement à l'intérieur du domicile du père puis de l'époux.
La virginité servait également d'excitant sexuel pour les hommes. Le mari se plaîsait à penser qu'il pénètrait une femme qui
n'a jamais connu aucun autre homme, et n'en connaîtra aucun autre. Il tire de son épouse une jouissance accrue par l'idée
qu'il la dominait pleinement, d'autant plus qu'il était plus âgé et plus expérimenté qu'elle. En Grèce antique, en moyenne,
l'époux avait la trentaine, tandis que la vierge qui lui était offerte n'était guère âgée que de quinze ou seize ans.
Dans la mythologie grecque, la déesse de l'amour, Aphrodite, trompe son époux Héphaïstos avec Arès, dieu de la guerre.
Surprise par son mari, elle retrouve sa pureté en prenant un bain à Paphos, dans l'île de Chypre. On rencontrait deux types
de déesses: les vierges et les femmes mariées. Les divinités de la première catégorie faisaient vœu de célibat; elles étaient
farouches et indomptables, parfois cruelles. Athéna dite Parthénos, qui signifie "vierge", repousse avec force et dégoût les
assauts d'Héphaïstos qui tente de la violer. Artémis châtie sans pitié les voyeurs, comme le montre l'histoire du chasseur
Actéon, puni pour être accidentellement tombé nez à nez avec la déesse alors qu'elle prenait un bain, nue, au milieu de la
nature. Le pauvre homme fut métamorphosé en cerf, ce qui lui valut d'être aussitôt mis à mort par ses propres chiens.
Les Grecs ont fait de ces déesses indomptées des figures tutélaires. Athéna est la patronne d'Athènes et d'autres cités
antiques. Artémis protège les jeunes filles. La protection est ainsi confiée à des vierges. Ces femmes, privées de toute
fonction reproductive, sont censées pouvoir se consacrer pleinement à la défense de leurs protégés; elles incarnent la
liberté face à toute domination extérieure. On comprend la symbolique de l'héroïne nationale, sainte ou déesse, avec
ses variantes d'un peuple et d'une époque à l'autre. Les sociétés patriarcales confiaient leur protection symbolique à
des puissances féminines vierges.
Athéna dite "Promachos", ce qui signifie "première au combat", casquée et armée, mène les soldats de la cité. Elle leur
apporte la victoire. Après les guerres médiques, au V ème siècle av. J.-C., les Athéniens célèbrent leur patronne, qui
les a sauvés de la domination perse; un temple est édifié en l'honneur de la déesse nommée Niké, "victoire", non loin du
Parthénon, le sanctuaire consacré à Athéna "vierge". De la même manière, la figure de la vierge combattante revêt une
dimension érotique. Athéna et Artémis suscitent une forte émotion sexuelle. Les Grecs imaginent Artémis sous les traits
d'une fille sportive, court vêtue, bondissant avec son arc et ses flèches au milieu des forêts. Lorsqu'il aperçoit la belle
Athéna, le dieu Héphaïstos est pris d'une érection subite; il se jette sur la vierge et éjacule sur son genou.
Les Grecs ont aussi inventé le mythe des Amazones, peuple de femmes guerrières, dont les images, dans la peinture
et la sculpture, reprennent les caractéristiques d'Athéna ou d'Artémis: casques, armes, jambes nues. Mais, cette fois, les
guerrières ne sont pas intouchables. Les Amazones vivent vierges et farouches, sur la rive orientale de la mer Noire,
jusqu'à l'arrivée de héros grecs, virils, qui débarquent chez elles. Aussitôt séduite par les muscles d'Héraclès, la reine
Hippolyté lui offre sa ceinture, en même temps que l'accès à son corps. L'Amazone Antiope se soumet d'elle-même à
Thésée, qui l'emmène en Grèce comme un trophée de sa victoire.
Le roman grec n’a de cesse de nous donner une image plausible de la réalité, c’est-à-dire un reflet conforme aux préjugés
d’un auteur et à l’attente d’un lecteur. Force est de reconnaître, à la lecture de ces ouvrages, que les héros, se retrouvant
séparés à la suite de leurs pérégrinations, subissent, et particulièrement l’héroïne, de violents outrages en monde barbare,
lieu de tous les dangers pour une héroïne grecque et civilisée. Dès lors, elle se doit d’adopter un comportement obéissant
à des normes sociales et morales, dont la virginité, en tant qu’état physique, et la chasteté, en tant que qualité morale
consistant à s’abstenir des plaisirs charnels illicites.
Les gestes qui accompagnent ce comportement peuvent être qualifiés de pudiques. L’héroïne de roman se définit par une
disposition à se retenir de montrer, de faire état de certaines parties de son corps, principalement celles de nature sexuelle.
Le concept grec d’"aidôs" (pudeur) est difficile à cerner puisqu’il nécessite la prise en compte des motifs de la virginité et de
la chasteté. la pudeur est un des éléments de caractérisation de l’héroïne du roman grec ancien. Pourtant, elle est souvent
maltraitée par le désir masculin et la violence érotique jalonne les romans.
L’héroïne comprend ainsi qu’elle doit se conformer aux règles de la pudeur, puisqu’elle ne peut trouver de réelle protection
que dans la cité, au sein de l’institution du mariage, garante de l’ordre social et de la paix entre les sexes. la sexualité doit
s’exprimer au sein d’une relation conjugale basée sur une continence réciproque ("sôphrosunè"). Au début des différents
romans, les cinq héroïnes, Callirhoé, Anthia, Chloé, Leucippé et Chariclée sont vierges. Et si Callirhoé et Anthia perdent
leur virginité assez rapidement en se mariant, elles respectent néanmoins le principe de la fidélité conjugale. Ainsi la
chasteté devient-elle une valeur aussi importante que la virginité.
Chasteté et virginité sont donc les composantes de la vertu ("arétè") des héroïnes grecques. Toutefois, elles n’impliquent
pas le renoncement aux désirs de la chair, mais leur domination, c’est en cela que les héroïnes se distinguent des autres
figures féminines du roman. La pudeur implique l’existence d’un code de comportement participant à l'élaboration d'une
définition des rapports de genre. À travers la présentation de figures féminines prédatrices qui utilisent la ruse pour séduire,
qui choquent par leur comportement, et leurs regards outrageants, le roman grec édifie. Ces êtres féminins transgressifs
délimitent clairement une frontière entre la pudeur et l’impudeur, l'éthique et l'immoral.
Le style romanesque autorise souvent le jeu; bien que l’héroïne soit chaste, elle adopte parfois un comportement ambigu,
qui oublie toute convention pudique. C’est le cas notamment lors de la rencontre amoureuse qui n’est autre que le temps
parfait de la coïncidence de deux désirs. La pudeur a priori ne s’oppose pas à l’érotisme: elle se nourrit de l’érotisme en
jouant sur la transgression des frontières et des limites. Le désir au premier regard est un temps de l’expérience érotique.
Si dans le cadre codifié de la rencontre, l’héroïne se permet d’adopter un comportement ambigu, jouant avec les limites
de la réserve qui sied à une jeune femme, elle n’a de cesse de défendre sa virginité, sa chasteté et sa pudeur contre les
multiples assauts masculins qu’elle subit. Violence et érotisme sont inextricablement liés dans le roman ancien, et cette
violence s’attaque au corps de l’héroïne. Figure idéalisée de la femme, elle devient l’objet d’un fantasme, la figure idéale
du désir masculin auquel elle se retrouve assujettie. L’héroïne est également souvent soumise à la violence de l’époux.
Plusieurs romans associent la défloration à l’idée de sauvagerie. C’est la société qui institue les rapports de genre et, en
particulier, impose aux hommes une violence qu’ils doivent exercer contre les femmes et, particulièrement, contre leur
intégrité physique. Dans la mesure où ils véhiculent la peur de la menace de la violence sexuelle et recommandent la
soumission de la femme vivant dans une société phallocratique. Dans les romans d’Achille Tatius et de Longus, diverses
légendes mettent en avant le rôle d'Apollon, Zeus et Dionysos, connus pour leur appétit sexuel. Leucippé est l’héroïne
illustrant le mieux l’idée de violence au cours de séances telles l'esclavage, l'ordalie, l'empoisonnement ou le sacrifice.
Les efforts répétés et constants de l’héroïne pour se protéger du désir masculin, en allant parfois même jusqu’à tuer,
contribuent à l’élaboration d’une définition d’un héroïsme féminin, dont le but serait la protection de l'intégrité physique.
Mais la virginité ne s’oppose pas à tous les rapports sexuels. Elle est plutôt la condition de la seule union qui permette
la socialisation commune des jeunes adultes des deux sexes. Le mariage est une nécessité sociale, dans laquelle la
femme est considérée dans sa fonction de future mère. L'union légitime la sexualité et est une protection contre les
menaces de viol. Lorsque l’héroïne s'en défend, dans le monde barbare, elle ne défend pas seulement son corps,
c’est l’intégrité de la culture grecque qui doit demeurer incontestée. C'est tout l'enjeu.
Dans la société grecque, la pudeur virginale garantit la légitimité de la filiation. Virginité et chasteté deviennent d’autant
plus importantes qu’elles constituent le dernier rempart des élites locales et de l’hellénisme contre Rome; le roman ancien
propose le parcours idéalisé d’une héroïne grecque, jeune et émue par l’amour et le désir, et qui, protégée par sa pudeur,
devient une femme idéale, épouse parfaite, pieuse et vertueuse.
L’héroïne, en exprimant clairement sa volonté de préserver sa pudeur virginale, agit conformément à la norme exigée par
la cité; une cité qui dicte précisément à la femme le comportement à adopter en matière de pudeur morale et corporelle.
Si les romanciers montrent ce que la pudeur de l’héroïne a à souffrir de la violence masculine, c’est pour l’initier, car elle
est destinée à accepter sa place dans son foyer et dans la société grecque.
Pandora, fabriquée et parée, à l’image d’une vierge chaste, pour séduire et fasciner les hommes est le départ de la
race des femmes féminines qui font souffrir les hommes. Voilà bien une version culturelle antique de misogynie et
d’immaturité affective masculine: hommes incapables de supporter la propension de certaines femmes, les vierges
paraissent en bonne position, à réveiller en eux le vide constitutif. La boîte qui renferme les maux est aussi délivrée
aux hommes, par l'entremise de cette funeste messagère. Désormais, la destinée humaine, séparée de celle des dieux,
est divisée selon les lois du sexe et de la passion. Ainsi vient à se concevoir une éviction radicale de la sexualité dans
la limite de l'exercice de la jouissance. Du réel au corps inconnu, la virginité garantie soutient le mystère.
Bibliographie et références:
- "Callirohé" de Chariton.
- les "Éphésiaques" de Xénophon d'Ephèse.
- "Daphnis et Chloé" de Longus.
- les "Éthiopiques" d’Héliodore.
- le "Roman de Leucippé et Clitophon" d’Achille Tatius.
- Heliodore, "Les Éthiopiques".
- Hésiode, "La théogonie", traduit par Leconte de Lisle.
- Plutarque, "Histoire des hommes illustres"
- J.J Winkler "Désir et contraintes en Grèce ancienne".
- M. Foucault "Histoire de la sexualité"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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