Peer
par le 31/05/20
437 vues
Non loin d’un pigeonnier, aux derniers jours de l’été 1716.
Les dernières chaleurs de l’été commençaient à tirer leur révérence, abandonnant progressivement aux fines brumes remontant de l’estuaire, les vignes jouxtant les logements des ouvriers. La pièce des socs baignait, ce matin-là, dans ses légères nuées grisâtres lardées de passées plus claires, laissant à peine entrevoir les pointes vertes parées de leurs premières brisures orangées. A peine un peu plus haut, la pièce du Château rayonnait encore d’une fraicheur verdoyante, encore juvénile, d’où jaillissait l’imposant pigeonnier circulaire, qu’une des lubies du Comte avait entreprit d’affubler d’un toit comme s’il voulait le promouvoir au rang de dépendance de la grande maison.
Élisabeth aimait à déambuler dans les allées, aux premières lueurs du jour, profitant de ce moment de répit, ces quelques semaines où il ne s’agissait plus que d’attendre. Monsieur l’Intendant lui aussi, courait presque tout le jour à travers les règes, inquiet. Trop tôt et le vin décevrait, trop tard et il manquerait. L’anxiété se répandait comme une peste à tous les gens du Château, perfide, elle commençait à poindre aux veillées, dès les orages de l’Assomption, la peur rongeait alors les esprits, celle d’avoir tant souffert pour rien, celle de manquer. Rien pourtant n’aurait pu entamer la sérénité de la jeune vigneronne, sans doute plus sage, malgré son jeune âge, elle savait que la nature seule avait pouvoir de décider de leur avenir. Et que ni leur sueur, qui avait nourrit de son sel les petites lianes empaquetées, ni les prières au moindre saint, ne sauraient infléchir le sort. Débarrassée de ces encombrements, et bercée de l’optimisme du chaud été qui venait de s’écouler, elle pouvait mieux que tous, jouir de ces chères vignes, les longer, les contourner, virevolter autour de chaque cep, comme une danseuse, caressant nonchalamment les grosses feuilles à la peau tannée par le soleil, soulevant guillerette les plus petites, au vert encore franc de leur jeunesse, cajolant respectueusement les petites grappes au noir bleuté, inquiète du terrible sort qui leur était promis.
Pour les femmes, la fin de l’été était dorée comme le soleil qui se décidait enfin à mordre un peu moins fort. On leur demandait encore de couper de leur faucille, quelques branches récalcitrantes, pour préparer le passage ou l’accès aux précieuses grappes lors des vendanges, mais on leur épargnait les affres des préparatifs. Les hommes seuls avaient la lourde tâche de sortir des remises, tombereaux et pressoirs, de les récurer à grande eau, quant aux chais n’en parlons pas. Ces mystérieux antres où les pauvres petites grappes allaient achever leur vie, leur étaient prohibés. Élisabeth s’affligeait autant qu’elle s’amusait de ces usages iniques, comme si la moindre de leurs humeurs eût eu le quelconque pouvoir de compromettre la santé de leurs précieux vins. Quel désespoir que les hommes ne fussent capables de substituer l’observation et la raison à leur satanées croyances et superstitions.
Même cet amer constat ne parvenait à entamer l’enthousiasme de la jeune femme, humant encore un peu ses vignes dont l’odeur soufrée commençant déjà à baisser pavillon, et qui se mêlait parfois à la subtile odeur butyrique des derniers foins oubliés, dans les près adjacents.
Une ombre peut-être, une seule. Un étrange manque, qu’il s’avérait pourtant essentiel de taire, une présence dont elle se languissait depuis des semaines déjà. Élisabeth tentait bien d’oublier cette nuit étrange, lors de la fête au début de l’été, mais sortir l’image du jeune héritier de son esprit lui était impossible, pire elle l’obsédait. Elle n’avait eu l’occasion de le revoir, Monsieur le Comte l’ayant entrainé dès le lendemain dans une tournée des domaines de leur possession. Salvatrice prémonition, le retour du Comte que l’on avait annoncé pour le début des vendanges, allait s’avérer bien différent de ce qu’elle pouvait imaginer.
Les autres vigneronnes commençaient à remonter le long du château, bordant le Grand Enclos, jusque vers le Grand Faure, formant progressivement le petit essaim. Le murmure de leur conversation se muait en bourdonnement plus agité qu’à l’accoutumée, comme si un évènement troublait et remuait la troupe de soubresauts inhabituels. Élisabeth pouvait presque sentir son odeur nauséabonde, celle de la rumeur et des racontars, elle détestait ce plaisir visqueux que les femmes du domaine semblaient prendre, à relayer la moindre nouvelle brisant l’ordinaire. Pourvu qu’en plus elle soit mauvaise, le plaisir n’en était que plus grand.
Élisabeth n’attendit pas l’arrivée de sa cohorte pour pénétrer entre les règes et saisir sa faucille, lançant avant toutes les autres, sa lame étincelante aux lueurs de l’astre renaissant, et l’abattant fermement sur les repousses incongrues. Elle fut rejointe par Marie, de deux ans son ainée et déjà mariée à un solide laboureur, répondant au surnom de Guitou et dont elle avait dû maintes fois repousser les avances, avant qu’il ne jetât son dévolu sur la pulpeuse petite brune. En arrivant à sa hauteur dans la rège voisine, elle lui adressa un murmure.
— Babé, tu connais la nouvelle ?
— Non, opposa-t-elle d’un ton morne et dénué d’intérêt pour la fameuse nouvelle.
— Monsieur le Comte est mort d’une apoplexie, il y a de cela deux semaines, il a été inhumé à Bordeaux, et Monsieur Nicolas a bien-sûr hérité. Son arrivée est d’ailleurs prévue cette semaine. On dit qu’il n’a pas eu le temps de souffrir, qu’en un instant il n’était plus. Monsieur Nicolas a tout vu, pauvre homme.
— Tu racontes cela comme si tu y étais, Marie. Crois-tu qu’il soit très chrétien de colporter la façon dont on meure ?
La petite vigneronne aux formes généreuses, se renfrogna et se remit silencieusement à son labeur, vexée de s’être ainsi faite rabrouer.
Élisabeth n’en avait rien montré, mais son cœur s’était serré à cette annonce. Elle revoyait le regard émerveillé de son jeune héritier, sous la lumière lunaire. Quelle pitié, lui qui avait encore une chance d’échapper à la médiocrité humaine, se voyait si tôt projeté en son sein, abandonné aux tracas de finance et de cour. Le voilà désormais Comte, à son tour, condamné à sa charge et à son rang. Un affreux gout de poussière s’emparait de sa bouche. Tout lui semblait vain et perdu, tant qu’elle dut retenir ses larmes, se protéger du regard des autres, se penchant un peu plus bas, auprès des si jolies petites grappes bleutées, elles aussi condamnées, et qui profitaient encore innocemment des derniers jours de leur sursit.
***
Une solide soupe avalée à la hâte, Élisabeth avait quitté les demeures des ouvriers, à la recherche d’un peu de fraicheur. Un joli mois de septembre commençait à étirer ses derniers jours, et peu à peu, les nuits devenaient plus respirables, bercées du souffle frais que l’estuaire conduisait patiemment depuis la mer, comme on promène un jeune enfant pour le laisser s’ébattre au grand air. Quelques rafales en tourbillon se mêlaient à la chaleur qui rayonnait des galets ronds, encore brulants de la lumière absorbée tout le jour. Un calme apaisant, pourtant annonciateur du tumulte des prochains jours. Une autre rumeur s’était élevée des conversations ce soir, alors que tout le monde retrouvait peu à peu l’ombre des chaumières. Le retour du nouveau Comte coïnciderait avec l’ouverture du ban des vendanges, il le décrèterait à son arrivée. N’avait-il rien compris, ce soir là entre les règes des Sarmentiers ? La nature et ses états ne se décrètent pas, elle ne répond pas aux lois des hommes. Elle s’observe, s’appréhende, se laisse doucement dévisager, apprivoiser parfois, et nul ne peut s’arroger son contrôle.
Élisabeth leva les yeux sur les échafaudages qui enserraient l’imposant pigeonnier : tant d’énergies consacrées à de si futiles choses, se disait-elle.
— Bonsoir Élisabeth. La rénovation vous plait-elle ?
La jeune vigneronne n’avait pas perçu l’intrusion qui venait troubler ce soir de rêverie, mais son cœur s’emballa instantanément. Elle aurait pu reconnaitre cette voix au milieu de mille. Comme elle reconnaissait certains ceps remarquables, perdus dans la multitude de leurs congénères. Comment connaissait-il son nom ? Elle ne le lui avait pas donné.
— Bonsoir Monsieur le Comte. Ne vous avais-je pas dit que vous le seriez ? Je ne pensais pas que cela serait aussi vite, soupira-t-elle.
— Je ne l’espérais pas non plus, sembla-t-il se désoler. Mon père était bien plus à même de présider aux destinées de nos domaines que je ne le suis.
— En effet, il vous reste beaucoup à apprendre, comme à propos de ce pigeonnier.
— Il ne vous plait pas ?
— Non. On lui accorde bien plus d’attentions qu’il n’en mérite, d’autres choses plus subtiles sont bien trop ignorées ici, je croyais pourtant vous en avoir dit quelques mots, déjà.
Interloqué, le jeune Comte qui n’était toujours pas parvenu à attirer le regard de la femme, au port altier et à la fine silhouette, peina à opposer une répartie digne de son rang et de ses nouvelles responsabilités.
— Les petites fleurs ? avança-t-il timidement.
— Entre autres.
— Mais elles ont disparu ?
— En êtes-vous certain, monsieur le Comte ?
Sans même le laisser prendre la mesure de son incompréhension et ne lui adressant pas même un regard, Élisabeth tourna le dos à l’édifice engoncé dans ses entrelacs de bois et de cordes, et pénétra les règes de la pièce de la Tour. Machinalement, le jeune homme lui emboita le pas sans mot dire. Elle s’accroupit devant un cep, souleva négligemment quelques feuilles, pour laisser la lumière rasante du soir dévoiler une longue grappe, juteuse et rebondie, si gourmande qu’on eût sans doute voulu la mordre à pleine dents et se laisser inonder de son jus tout sucré et si fraichement acidulé. Les baies étaient si joufflues qu’on eût dit qu’elles se bousculaient pour paraitre la plus ronde, la plus belle et passer devant leurs voisines, étalant leurs charmes indécents.
— Vous ne les reconnaissez pas ? Je vous les ai pourtant faites sentir, il n’y a pas si longtemps.
— Elles ont tellement changé depuis. Elles sont devenues superbes, pensez-vous qu’elles feront de bons vins ?
Élisabeth réserva sa réponse, arrachant délicatement une des baies les plus dodues à sa rafle, un plumeau de chaire blanche accroché à son pédicelle comme unique souvenir de son appartenance révolue. Enfin, elle pivota et présenta l’offrande rouge et suintant son jus luisant au creux de sa paume près du visage du jeune Comte. Elle le scrutait, attentive à ses plus infimes réactions, à un seul léger mouvement de paupière, au moindre de ses rictus. Il observa longuement la jolie sphère grenat aux reflets noirs, presque déjà lavée de sa pellicule poudreuse de pruine par son propre jus. Il chercha le regard de la jeune femme, interrogatif. Elle ne lui céda qu’un léger hochement de tête, avançant son menton pointu dans sa direction. Il inclina la tête, révélant à la lumière qui commençait à se peindre d’orange, la blondeur de sa chevelure tirée, puis goba la baie. Élisabeth sentit le frisson qui venait de parcourir l’échine du Comte, comme si un fil invisible les reliait, comme si en posant ses lèvres sur sa paume rugueuse et légèrement terreuse, il venait de les unir dans une étrange étreinte, pourtant si pudique.
— Il est très sucré ! s’enthousiasma-t-il en souriant, fier de sa découverte.
La vigneronne ne lui opposa qu’une moue énigmatique.
— Connaissez-vous l’origine de ce plant, Monsieur le Comte ? le sonda Élisabeth. Son regard s’était fait plus dur, plus inquisiteur, comme si elle n’était pas disposée à pardonner la moindre approximation, ni la moindre inattention.
Mobilisant la somme des informations reçues ces derniers jours, il prit le temps de construire sa réponse. Dès son arrivée au domaine le matin même, il s’était longuement entretenu avec son Intendant, qui lui avait conté par le menu l’histoire de chacune des parcelles, assortissant son récit de commentaires et jugements sur chacune d’elles.
— Elle date du temps de Madame de Gasq, ma grand-mère, je crois savoir que ces plants ont été rapportés de retour du mariage de feu notre roi, Louis le quatorzième. Monsieur l’Intendant dit qu’il s’agit de notre meilleure parcelle.
— Monsieur l’Intendant est un sot, il n’entend rien à la vigne. Il ne sait que compter et peser, coupa-t-elle sèchement.
Sans pour autant exprimer son courroux, la frêle vigneronne se releva, sortit de la rège et traversa l’allée pavée, jusque vers la pièce des Sarmentiers, entrainant dans son sillage le jeune Comte, presque désorienté, comme perdu au sein de ce labyrinthe de rangées verdoyantes
Élisabeth, elle, semblait parfaitement savoir où se rendre, comme si elle connaissait intimement chacun des pieds de la parcelle. Elle stoppa soudainement sa marche et reprit sa mise en scène, identique à celle qu’elle avait improvisée au cœur de la pièce de la Tour. Les grappes qu’elle révélait, étaient bien plus petites, d’un bleu intense confinant au noir brut et à peine atténué par le poudrage de leur pruine, les grains se jouxtaient tous en rangs serrés, compacts comme une armée en ordre de marche, aucun ne cherchant à prendre le pas sur son voisin, empreints d’une austère et respectueuse discipline. Les feuilles, elles aussi plus petites, affichaient un vert plus profond, presque comme les épines des hauts pins des bois à l’entrée du domaine, elles se ciselaient en fines dentelures d’ogives, découpant leurs lobes se chevauchant l’un sur l’autre, offrant à leur sinus un léger espace vide, tout rond.
— Monsieur l’Intendant a sûrement dû oublier de vous parler de cette parcelle, signifia-t-elle en tendant une petite baie bleutée, au jeune noble captivé.
— C’est très acide ! grimaça-t-il en dégustant le petit fruit rempli de pépins.
— Mais encore ? Goutez mieux, intima-t-elle à nouveau.
— Cela râpe la langue, comme si elle se chargeait, mais c’est doux, très fin, presque semblable à de la farine, presque soyeux. On dirait aussi qu’il a comme un gout de réglisse.
Enfin Elisabeth sourit, retenant des larmes inattendues, absorbée par l’étincelle qui brillait au fond des yeux du Comte.
— C’est de cette farine, de ce grain unique que viendra la renommée de vos vins, Monsieur le Comte, de la profondeur et de la rareté de ses senteurs, pas du vulgaire sucre facile et sans âme des Côts de la pièce de la Tour. On la nomme Petite Vidure, un marchand charentais en porta quelques boutures il y a de cela des années, mon père en avait planté quelques-uns ici. Comme quoi, le prestige des origines n’est pas toujours le meilleur des alliés, quand il s’agit de traduire la vérité.
Abandonnant son élève à sa fascination, la jeune vigneronne tira sa faucille de sa ceinture, souleva délicatement quelques rameaux pour dégager le tronc pelucheux du petit arbuste. Elle suivit un sillon sur le bois puis un autre, incisant profondément l’écorce, l’ornant d’une magnifique croix.
— Pourquoi faites-vous cela ? demanda le jeune homme surpris.
— Pour les distinguer. Ceux qui ont bien travaillé ont droit à leur décoration, et si l’année prochaine ils ne se résignent pas, alors je la leur renouvellerai. Les meilleurs devront être conservés et remplacer les médiocres.
Interdit et plein de déférence, il observa la jeune vigneronne avancer de pied en pied, attribuant les précieuses distinctions aux plus méritants. Il la suivait plus que du regard, osant à peine mettre ses pas dans les siens et poursuivre à distance respectueuse, ses déambulations de cep en cep, de rège en rège.
Se relevant un instant, elle fit mine de l’attendre, le contraignant à s’approcher sans qu’elle s’obligeât à le lui réclamer. Elle saisit fermement le poignet du jeune noble, releva la manche de sa chemise, dégageant ainsi une peau blanche, reflétant avec pureté les derniers rayons violacés soleil couchant. Elle passa doucement la lame de sa faucille, le long de sa peau, l’incisant à peine, juste à faire perler une gouttelette de sang. Il serrait les dents, refusant d’avouer sa souffrance, mais incapable de retirer son bras. Un deuxième trait, plus ferme, plus profond, sans doute plus douloureux, mais aucun cri ne jaillit, pas même la moindre plainte, à peine un brillant supplémentaire au creux de ses paupières. Elle ne perdait rien de ce regard brûlant, comme si elle le dévorait et s’en nourrissait, se gavant de puissance.
— Pourquoi ? murmura-t-il
— Je pense que je vais vous conserver également.
Elle relâcha son emprise sur l’avant-bras ainsi marqué, puis s’éloigna, s’en retournant vers les demeures des ouvriers, recouverte de la pénombre naissante.
Posté dans: Autres
5 personnes aiment ça.
swanny33
Remarquable Peer, on visualise et respire la vigne. Mais je pense que le jeune Comte n'est pas au bout de ses surprises et de ses découvertes, dans des domaines très différents de celui de la vigne. Texte bien écrit et histoire bien conduite. La suite .... La suite ..... La suite ;;;; Rire
J'aime 31/05/20
Peer
@swanny33 : Merci 1f642.png. Il n'est pas impossible en effet que quelques évènements troublants viennent encore ponctuer l'étrange relation entre le jeune Comte et la jolie Élisabeth. J'y travaille, n'allez pas supposer le contraire ... rire.
J'aime 31/05/20
J'avoue que c'est assez prenant. Les mystères de la vigne, connus de la belle Isabelle vont sans doute entraîner le jeune hobereau à la découverts d'autres mystères. Poursuivez.
J'aime 01/06/20
Peer
Merci @Hellier ! Mais j'y compte bien, la série ne fait que commencer. 1f642.png
J'aime 02/06/20