Méridienne d'un soir
par le 04/08/20
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Sur la place Saint-Sulpice flottait un air doux et sucré. Il semblait contenir des provisions d'optimisme. La matinée
s'épanouissait. Sarah pensait à Hemingway, à cause du printemps, du lieu. Elle l'aurait bien vu déboucher dans le
soleil au coin de la rue Férou, tourner légèrement à droite pour descendre la rue Bonaparte et passer ainsi à coté
d'elle près de la fontaine. Cette impression était si forte qu'elle aurait presque pu toucher sa chemise à gros carreaux.
Il allait chez Lipp où l'attendait un cervelas à la vinaigrette. Absorbée dans ses songes, elle bouscula légèrement une
jeune femme blonde. Elle s'excusa. L'inconnue sourit de son embarras. Sarah balbutia:
"- Je pensais à Hemingway ...
c'est-à-dire ... il venait souvent ici, vous savez ... "
Elle la regarda avec une expression pleine d'indulgence. Ce que Sarah remarqua d'abord ce fut sa grande
beauté mais plus encore l'air de bonté qui émanait d'elle, de ses yeux rieurs. Était-ce le soleil qui l'éclairait,
elle lui sembla lumineuse. Sarah eut l'impression de l'avoir déjà vue. Mais peut-être était-ce dans une autre
vie ou dans un roman d'Hemingway.
"- Savez-vous où se trouve la librairie La Procure ?
- Oui, répondit Sarah, vous la voyez là-bas, on la distingue sous les arbres.
- Merci, dit-elle. Au revoir. "
Sarah demeura abasourdie et stupide. Pourquoi n'avait-elle pas saisi l'occasion pour engager la conversation ?
Elle finit par se rendre au café de la Mairie où elle avait rendez-vous. Elle commanda un café. La personne qu'elle
attendait était en retard. Elle éprouva un malaise. Elle était mécontente d'elle-même. Quelle idiote était-elle ! Pourquoi
ne pas l'avoir accompagnée à la librairie ? Peut-être y était-elle encore. Elle se leva et se précipita sur la place. Elle
courut jusqu'à La Procure. À cette heure, les clients ne se bousculaient pas. Elle passa du rayon des sciences humaines
à celui des livres d'art, sans apercevoir d'autres personnes que des vendeurs oisifs, empressés à la renseigner. Hélas,
ils ne pouvaient rien pour elle. Sur le seuil de la librairie, elle se sentit soudain dépossédée, appauvrie: une promesse de
bonheur venait de s'envoler. Elle regagna le café de la Mairie. La journée était gâchée. L'église et ses clochers inégaux
avait pris un air patibulaire. Elle retrouva son café froid et la femme avec laquelle elle avait rendez-vous. Intellectuelle,
grande bourgeoise qui s'était longtemps cherchée, si l'on en jugeait par le caractère hétéroclite de ses diplômes, elle ne
semblait s'être jamais trouvée. Se disait volontiers mélancolique, plus distingué que déprimée. Convaincue d'avoir raté
l'éducation de son fils unique du jour où elle sut que Ralph Lauren était son écrivain préféré. Elle savait beaucoup de
choses mais rien de plus. Si elle n'avait pas entendu parler de l'amour, elle ne serait jamais tombée amoureuse. Son
language était d'une grande précision. Chacun de ses mots restituait la réalité matérielle d'une chose. Au début, Sarah
essaya de saisir ce qu'elle disait mais, très vite, elle perdit pied. Certains mots avaient beau avoir des consonances
familières, leur association entre eux lui paraissait hermétique. Elle se voulait pourtant convaicante. Quand elle se leva
pour lui serrer la main, et lui dire au revoir, elle comprit avec un grand soulagement que l'entretien se terminait.
Sarah avait été injuste avec cette femme. Elle ne l'avait pas beaucoup gênée. Tandis qu'elle lui parlait, elle aurait eu le
temps de retourner plusieurs fois à La Procure, de recommencer la scène de la rencontre avec la jeune femme blonde
en ménageant des suites favorables. Maintenant qu'elle s'en allait, qu'allait-elle devenir ? Elle ne pouvait tout de même
pas retourner à la librairie. Elle décida de déambuler dans les petites rues creusées dans l'ombre de la grande église.
Peut-être s'était-elle attardée dans les parages ? Mais elle eut beau la chercher, elle avait disparue. Elle retrouvait à
chaque coin de rue seulement son regret. Lasse de se faire souffrir, elle décida de rentrer chez elle. Le lendemain, son
visage commença à s'effacer. La précision du souvenir s'estompait. Cela l'attrista. Deux jours plus tard, elle n'y pensait
plus. La belle inconnue avait rejoint le cimetière des êtres croisés, des femmes manquées, des regards échangés sans
lendemain, des promesses non tenues, des trahisons non consommées, des adultères virtuels, de tous ces rendez-vous
qu'on manque pour une raison inexplicable et qui laissent dans le cœur un sentiment désolé. Faute à la malchance.
Une semaine passa ainsi. La vie avait repris le dessus avec son cortège d'insignifiantes médiocrités. Sarah ne pensait
plus à l'inconnue. Quelques jours plus tard, le hasard la conduisit dans une librairie au carrefour de l'Odéon. Elle remonta
la rue de Seine afin d'admirer les gravures exposées chez un marchand d'estampes. Ses pas l'entraînèrent. Elle se
laissa glisser le long de la rue Saint-Sulpice. Elle déboucha sur la place et se dirigea vers la station d'autobus pour
atteindre la ligne 63. C'est un bus qui l'inspirait toujours. Il avait beau avoir perdu sa plate-forme arrière, où dans la
jeunesse, on livrait ses cheveux au vent, il conservait un air indéniable de nostalgie. Chaque jour, il emmenait les jeunes
filles du XVI ème arrondissement qui allaient fleurir les bancs austères de la Sorbonne et de la faculté de droit.
Il les ramenait à la nuit tombante, grisées d'avoir entrevu les perspectives philosophiques que leur faisait miroiter François
Chatelet ou Vladimir Jankélévitch, laissant un léger trouble dans leur regard, comme un écho de l'ineffable.
Au moment où passant devant le café de la Mairie, elle allait atteindre la station de bus, elle se trouva face à l'inconnue,
la jeune femme blonde. Elle lui sourit. Elle la regarda avec une expression d'incrédulité. On a beau croire à la providence,
elle se manifeste plus rarement que la folie. Était-elle l'objet d'une hallucination ? Sa voix la ramena à la réalité.
"- J'étais certaine de vous rencontrer ici. J'en avais le pressentiment." Il y avait dans sa voix un mélange de douceur et
d'assurance. Sarah sentit que dès lors les choses ne lui appartenaient plus. Il fallait s'abandonner au dieu tout puissant
des circonstances.
"- Je suis italienne", lui dit-elle, tandis qu'elles marchaient vers le jardin du Luxembourg. Elle s'appelait Clara.
Le lendemain soir, elle vint chez elle. Tout alla très vite. Il n'y a que les femmes légères qui hésitent
à se donner. Elle ne l'était pas. Sarah l'aima aussi pour la gravité qu'elle mit dans l'amour.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
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Paris est vide et calme. Il n'y a que vous deux, déambulant dans une recherche errante, menée d'un refuge littéraire à un autre. Cette quête n'est ni désespérée, ni désespérante. La preuve !
J'aime 05/08/20
Diab
Une librairie, une belle rencontre, des pages qui se tournent et un nouveau jour à chaque début de page.... une émotion sans fin pour un amour sans faim.... Belle journée Méridienne....
J'aime 13/08/20 Edité
Marc Nancy
Jolie promenade a proximité du Luxembourg, sur les traces d Hemingway mais aussi de D d'Artagnan . Paris est une fête
J'aime 08/09/20
Méridienne d'un soir
Bonjour et merci mon ami Marc Nancy; agréable après-midi à vous.
J'aime 08/09/20