Méridienne d'un soir
par le 21/08/20
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Du vivant de Bataille, Marguerite Duras l’avait déjà constaté: "La critique au seul nom de Bataille s’intimide.
Les années passent; les gens continuent de vivre dans l’illusion qu’ils pourront un jour parler de Bataille.
Ils mourront sans oser, dans le souci extrême où ils sont de leur réputation, affronter ce taureau." Aujourd'hui
encore, Georges Bataille impressionne, le personnage est quasi-mythique, l’oeuvre monumentale et sa pensée,
excessivement riche et complexe. Elle est pour une bonne part le fait du scandale. Bataille est surtout connu
pour avoir écrit des livres érotiques. Elle est aussi le fait du mystère. Il y a chez Bataille une tendance à
l’occultation qui trouvera sa forme achevée dans la création d’une société secrète. A quoi s’ajoutent les
ambivalences du personnage, aussi bien celles qui sont les siennes. Il est à la fois un bibliothécaire austère
et un assidu des maisons closes. Son œuvre et sa vie mêlent des domaines que l’on considère comme
incompatibles, tels que l’érotisme, la religion et ceux qu’on lui prête. Bien qu’il fût en marge des écoles
et des systèmes de pensée (surréalisme, marxisme, existentialisme...), Bataille s’est expliqué avec chacun
de leurs représentants, et il n’est pas un grand débat de son époque dans lequel il ne fît entendre sa voix
en abordant des domaines aussi divers que la philosophie, la politique, l’économie, l’histoire des religions,
la mystique, l’anthropologie, la littérature et l’esthétique. La complexité de son œuvre tient notamment aux
nombreuses filiations dont elle est issue, Nietzsche, Hegel et Sade en philosophie, Mauss en anthropologie
et au dialogue qu’elle établit avec les œuvres contemporaines, celles de Blanchot, Breton, Sartre, Camus.
Tout l’effort de Bataille est de ne rien laisser en dehors de la pensée, et donc d’y faire entrer cela même qui
l’interrompt ou la révulse, ce qu’il appelle "l’hétérogène." Ce qui signifie aussi bien penser le monde tel qu’il
l'est à son époque, et non pas tel qu’on voudrait qu’il soit, que penser l’homme dans sa totalité, même dans
ce qu’il a de plus repoussant, y compris dans ce qui fait violence à la représentation commune de l’humanité.
Georges Bataille, né le 10 septembre 1897 à Billom (Puy-de-Dôme), mort le 8 juillet 1962 à Paris, est un écrivain
français. Multiforme, son œuvre s'aventure à la fois dans les champs de la littérature, l'anthropologie, la philosophie,
l'économie, la sociologie et l'histoire de l'art. Érotisme et transgression sont les deux termes les plus couramment
attachés à son nom. Il est aussi connu sous les pseudonymes de Pierre Angélique, Lord Auch et Louis Trente.
Il est né à Billom, de Joseph-Aristide Bataille (1851), percepteur, et d'une mère venant de Riom-ès-Montagnes,
Antoinette-Aglæ Tournarde (1865). Son père était syphilitique et aveugle. Sa famille s'installe en Champagne,
en 1901, ce qui permet au jeune garçon de commencer ses études à Reims puis à Épernay. Reims étant menacée
par l'artillerie allemande, dès 1914, laissant son époux sur place, sa mère fuit en compagnie de ses deux garçons
pour se réfugier dans sa famille à Riom-ès-Montagnes. Là, Georges peut continuer ses études et décide que "son
affaire en ce monde est d'écrire, surtout d'élaborer une philosophie paradoxale." Un an plus tard, il passe avec
succès son baccalauréat. Cette même année, son père meurt. Le jeune homme en est d'autant plus culpabilisé,
que sa mère lui interdit d'aller le rejoindre. Mobilisé en 1916, il est rendu à la vie civile pour insuffisance pulmonaire.
Tandis qu'il avait été élevé hors de toute religion, ses parents étant athées, il se convertit au catholicisme en 1917
et entre au grand séminaire de Saint-Flour pour devenir prêtre mais sa passion pour le Moyen Âge reste la plus forte.
L'année suivante, il abandonne toute idée de vocation religieuse après avoir été admis à l'École des Chartes. Alors Il
s'installe à Paris où il se lie d'amitié avec André Masson. En 1920, lors d'un séjour à Londres, il fait la connaissance
de Henri Bergson. Le philosophe l'invite à dîner chez lui et lui propose la lecture du "Rire." Celle-ci le laissera sur sa
faim mais déjà Bataille considère ce phénomène typiquement humain comme essentiel. Après avoir rompu avec le
catholicisme lors d'une visite à l'abbaye de Quarr, sur l'île de Wight, il revient à Paris soutenir avec succès sa thèse
sur "L'Ordre de chevalerie, conte en vers du XIII ème siècle", et il est diplômé archiviste-paléographe de l'École des
Chartes en 1922. Il part alors en stage à Madrid, où il rejoint l'École des hautes études hispaniques. Attiré par les
corridas, il fréquente les arènes. Au cours de l'une de celle-ci, il assiste en direct à la mort du torero Manuel Granero.
Bataille en sort profondément marqué, n'oubliant jamais cette scène où s'étaient, pour lui, croisées mort et sexualité.
De retour en France, il est appelé bibliothécaire stagiaire et débute sa carrière à la Bibliothèque nationale. Il découvre
alors l'œuvre de Friedrich Nietzsche et ses théories sur la mort de Dieu et la naissance au crépuscule de la civilisation
occidentale. C'est en 1924 qu'il est appelé bibliothécaire au Département des Médailles de la Bibliothèque nationale.
S'il se plonge dans le premier "Manifeste du surréalisme" qu'il trouve "illisible", cette année est en particulier marquée
par sa rencontre avec Michel Leiris. Très rapidement les deux hommes se lient d'amitié. Au début des années 1930,
Bataille est membre du Cercle communiste démocratique fondé et dirigé par Boris Souvarine, il rédige dans sa revue,
La Critique sociale. Dans ce contexte politique, en marge des Ligues et du Front populaire, Bataille fonde le mouvement
Contre-attaque qu'il dirige dans ses grandes lignes théoriques. La rupture entre lui et André Breton est déclarée.
Ce fut en 1949 que Bataille reçut sa nomination de conservateur à la Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras. Il arriva
dans la capitale du Comtat Venaissin en compagnie de sa jeune épouse Diane et de Julie, leur petite fille. Le chartiste,
qui avait fait toute sa carrière à la Bibliothèque nationale, était en disponibilité depuis sept ans à cause d'une tuberculose.
Bataille invita à une rencontre mémorable ses amis Albert Camus et René Char, qui dirigaient la revue "Empédocle." Ils
arrivèrent avec leur cofondateur Albert Béguin mais aussi Jacques Dupin, secrétaire de rédaction de la revue. Au cours
de l'année 1950, ses rencontres avec René Char, son voisin de l'Isle-sur-la-Sorgue, débouchèrent sur une estime et une
amitié sincères. Les discussions entre les deux hommes incitèrent René Char à poser, en mai de cette année, dans sa
revue "Empédocle", cette question piège: "Y a-t-il des incompatibilités ?" Attendait-il une réponse de la part des écrivains
ou des intellectuels sans préjuger des sujets abordés ou, avant tout, espérait-il la contribution de Georges Bataille ?
Il ne fut pas déçu. Fréquentant les milieux intellectuels parisiens, il se rend également dans les bordels de la capitale.
Tout au long de sa vie, il fréquentera des prostituées et sera féru d’expériences extrêmes (sexe, alcool, jeux…).
Fasciné par le rituel de sacrifice humain, il s'amusait dans les cafés à montrer les photographies de ces sacrifices aux
personnes venant s'attabler. Cette fascination l'amena à fonder "Acéphale", une revue d'inspiration nietzschéenne mais
également une société secrète visant à créer "la communauté de ceux qui n'ont pas de communauté." "L'Histoire de l'œil",
qu'il écrivit en 1926, développa le thème de ce fantasme morbido-sexuel. Considérant la corrida comme un rituel et reliant
la tauromachie à son appréhension personnelle de l'univers comme confrontation de forces, Bataille intellectualisa son
aficion vers un mythe mithriaque qu'il développa dans son "Soleil pourri." Bataille établit un parallèle entre Mithra dont le
culte est à ce moment-là découvert et analysé par l'anthropologie. Le thème du Minotaure situait l'apparition de l'homme
à partir de l'animalité. Il existait pour Bataille un lien profond entre les deux. Pour lui, pour retrouver son caractère sacré,
l'homme devait replonger dans l'animalité. Son analyse alla-t-elle jusqu'à influencer l'art de Picasso ? C'est envisageable.
Ce fut en 1950 que Georges Bataille publia "L'Abbé C" . Il dédicaça un exemplaire à Pierre Klossowski, éminent spécialiste
de Sade. Dans les faits, il y a un parallèle à faire entre "l'Abbé C." de Bataille et le "Dialogue entre un prêtre et un moribond"
de Sade. Chez les deux auteurs, le thème central reste la transgression du divin. Si pour Sade, le dialogue est l'une de
ses affirmations les plus irréductibles de son athéisme, dans "l'Abbé C" de Bataille, il y a la certitude que Dieu est mort.
Mais qu'on ne s'y trompe pas, tandis que pour Sade profaner les reliques, l'hostie, le crucifix, ne devait pas plus importer
aux yeux du philosophe que la dégradation d'une statue païenne, pour Bataille, le sacré reste immanence. Pour le divin
marquis, transgresser le sacré revient à cultiver le blasphème. Bataille reste fermement étranger à ce type de jubilation
même si sa notion de sacré n'est pas celle des religions. Pour lui, la transgression n'abolit pas l'interdit mais le dépasse.
L'érotisme est par conséquent inséparable du sacrilège et ne peut exister hors d'une thématique du bien et du mal.
Bataille eut un talent interdisciplinaire surprenant. Il puisa dans des influences diverses et avait l'habitude d'utiliser divers
modes de discours pour façonner son œuvre. Son roman "Histoire de l'œil", par exemple, publié sous le pseudonyme de
"Lord Auch" fut critiqué originellement comme de la pure pornographie, mais l'interprétation de ce travail a graduellement
mûri, révélant alors une profondeur philosophique et émotive énorme; une caractéristique d'autres auteurs classés dans la
catégorie de la "littérature de transgression." Le langage figuré du roman repose ici sur une série de métaphores qui se
rapportent aux constructions philosophiques développées dans son travail: l'œil, l'œuf, le soleil, la terre, le testicule.
Bataille jeta ainsi les bases de son œuvre érotique, de son érotisme qui est une "ouverture pour accéder tant soit peu au
vide insaisissable de la mort", a commenté Michel Leiris. L'érotisme de Sade ne lui ressemble en rien. Pierre Klossowski,
l'a analysé en ces termes. "La persévérance du Divin Marquis, toute sa vie durant, à n'étudier que les formes perverses
de la nature humaine prouve qu'une seule chose lui importait; l'obligation de rendre à l'homme tout le mal qu'il est capable
de rendre." Pour Sade, l'unique attitude face à la mort reste la recherche d'une ultime volupté. Quant à Bataille, qui toute
sa vie s'était "dépensé jusqu'à toucher la mort à force de beuveries, de nuits blanches et de coucheries", il était hostile à
cet ultime type de libertinage. Pour lui la réduction de l'être humain à un corps source de plaisir physique refoulait, à l'instar
du christianisme, la dimension spirituelle de l'érotisme. Force est de constater que comparaison n'est pas raison.
Bataille est appelé conservateur de la Bibliothèque municipale d'Orléans, où il s'installe avec son épouse et leur fille en
1951. Si l'année suivante, il est fait chevalier de la Légion d'honneur, il va devoir attendre 1955 pour faire éditer ses deux
ouvrages sur l'histoire de l'art, "La peinture préhistorique, Lascaux ou l'apparition de l'art." et "Manet." Son artériosclérose
cervicale le handicape de plus en plus. Gravement malade, il doit être hospitalisé à deux reprises au cours de l'année 1957.
Mais il parvient à faire publier "Le bleu du ciel" mais aussi "La littérature et le mal" et "L'Érotisme", dédiés à Michel Leiris.
Un an plus tard, avec l'aide de Patrick Waldberg, Bataille tente de lancer la revue Genèse mais Maurice Girodias, l'éditeur
pressenti, annule leur projet. Tandis qu'il a de plus en plus de difficultés à travailler, il publie en 1959 "Le Procès de Gilles
de Rais." Souffrant en permanence, il parvint néanmoins à finir en 1961 "Les Larmes d'Éros", le dernier livre qu'il verra
éditer. Muté à la Bibliothèque nationale, il quitte Orléans mais ne peut prendre ses fonctions. Il décède à Paris, le 9 juillet
1962, et est inhumé à Vézelay. Si elle a influencé plusieurs écrivains et des universitaires, pour autant, l'œuvre de Bataille
reste peu lue du grand public. Auteur inclassable, multiforme, à la fois romancier scandaleux et essayiste savant, Georges
Bataille a été salué par Michel Foucault comme l’un "des écrivains les plus importants de son siècle."
Bibliographie et références:
- Jean-Michel Besnier, " Portrait de Georges Bataille."
- Élisabeth Bosch, "L'Abbé C., de Georges Bataille."
- Martin Cloutier, "Georges Bataille, interdisciplinaire."
- Jacques Derrida, "Georges Bataille, l'instant éternel."
- Michel Fardoulis-Lagrange, "G. B. ou un ami présomptueux."
- Pierre Klossowski, "Sade mon prochain."
- Jacques Lempert, "Georges Bataille et l'érotisme."
- Robert Sasso, "Georges Bataille, le dispositif du non-savoir."
- Frédérick Tristan, "Don Juan le révolté."
- Philippe Joron, "Georges Bataille et l'hétérologie sociologique."
- Francis Marmande, "Le pur bonheur, Georges Bataille."
- Michel Surya, "Georges Bataille, la mort à l'œuvre."
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes: littérature
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