Méridienne d'un soir
par le 09/12/20
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L’avantage au cinéma, c’est qu’on peut écrire n’importe quoi sur presque n’importe quoi. Le cinéma se tient tout entier dans
ce presque. La station Goncourt devrait s’appeler Faubourg du Temple. Ce faubourg, c’est presque tout ce qu’il reste du
Paris du XIX ème siècle d’avant Haussmann, d’avant l’invention du cinéma et du métro. Edmond de Goncourt, qui disparut
bien après Jules, quelques semaines après la première projection du cinématographe, n’a pas eu le temps de comprendre
le pouvoir de l’image qui aurait raccourci les mots de son journal à deux têtes. Goncourt, c’est aussi le canal Saint-Martin et
l’Hôtel du Nord. Fétichisme du cinéma. Le faux canal, le faux hôtel de cinéma furent construits loin de là, par Trauner. Des
lieux vrais magnifiés par le faux qui, aujourd’hui, suintent le faux. On appelle ça le paradoxe d’Arletty. L'impératrice des
faubourgs avec sa gouaille inimitable et l'œil qui frise, fait partie du patrimoine cinématographique français des années 30.
Tour à tour muse, chanteuse, actrice, elle fascinait par son indépendance d'esprit. Issue d'un milieu populaire, la môme de
Courbevoie, adulée avant guerre, brebis galeuse à la Libération, solitaire aveugle, ne s’est jamais départie de sa jovialité.
Belle et intelligente, elle séduit les hommes qu’elle collectionnera en femme libre. Elle aura également une relation avec une
femme au lendemain de la seconde guerre mondiale. Autodidacte à l’esprit vif, mannequin puis meneuse de revue dans
les années folles, la jeune femme séduit son monde. À commencer par les artistes pour qui elle pose, de Marie Laurencin
à Kees van Dongen, Moïse Kisling et les compositeurs qui la font chanter et les réalisateurs qui vont dévoiler son immense
talent dans des films majeurs. "Hôtel du Nord" en 1938, "Le jour se lève" en 1939 et "Les visiteurs du soir" en 1942, de
Marcel Carné dont les deux derniers sont dialogués par Jacques Prévert. Arletty avec son accent "titi parisien" et son sens
de la repartie unique, entre de son vivant dans la légende du Paris populaire. Mais sa carrière est suspendue à la fin de la
seconde guerre mondiale, lorsqu'elle est arrêtée et emprisonnée pour sa liaison affichée avec Hans Jürgen Soehring, un
officier allemand. Peu sensible à la calomnie, elle balaiera d'un revers toutes les critiques. "Si mon cœur est français, mon
cul, lui, est international". À la fin de sa vie, elle s'engagera en soutenant activement l'Association des artistes aveugles.
Arletty, de son vrai nom Léonie Marie Julie Bathiat, est une actrice française née le 15 mai 1898 à Courbevoie, et décédée
le 23 juillet 1992 à Paris. Sa mère Marie Dautreix est lingère et son père Michel Bathiat, chef du dépôt des tramways est
originaire de l'Auvergne. Elle fait de bonnes études dans une institution privée, puis entreprend d'étudier la sténographie
chez Pigier. La Guerre de 1914 fauche sur le champ de bataille son premier amour qu'elle surnommait "Ciel", à cause de
la couleur de ses yeux. En 1916, son père meurt, écrasé par un tramway. Arletty, son frère et sa mère se trouvent expulsés
du dépôt. Elle se laisse alors séduire par un banquier, Jacques-Georges Lévy. Ils ont le même âge. Il l'amène dans sa villa
dix-huit, avenue Alphonse de Neuville, à Garches. Ils ont pour voisins Coco Chanel et André Brulé. Jacques-Georges lui
fait connaître le théâtre, les grands couturiers, les bons restaurants et la plus haute société parisienne. Mais elle le quitte.
Puis, un jour, elle rencontre Paul Guillaume, l'homme qui imposa l'art nègre et le cubisme. Il lui conseille alors de tenter
sa chance au théâtre. Afin de la pistonner, il lui donne une lettre de recommandation pour le directeur du théâtre des
Capucines, qui l'engage comme petite femme de revue. En souvenir d'une héroïne de Guy de Maupassant, on décide
de l'appeler Arlette. Elle rajouterra un “i” au bout, puis transformera le i en y pour faire plus chic anglais, up to date.
En 1930, le cinéma parlant commence à s'imposer en France, Arletty avait refusé de tourner dans les films muets,
accepte un petit rôle dans le film "La Douceur d'aimer". Elle ne s'apprécie pas mais continue de tourner dans quelques
films, "Un chien qui rapporte" (1931), Une Idée folle (1932), "Mademoiselle Josette", "Ma femme" avec Annabella,
"Je te confie ma femme" (1933) et "Pensions Mimosa" (1934) entre autres. En 1938, elle est dirigée dans un film qui
l'impose comme vedette, "Hôtel du Nord" avec Annabella et Jean-Pierre Aumont. En 1939, Jacques Prévert la révèle
sous un jour différent en lui composant le rôle de Clara du "Jour se Lève" (1939) avec Jean Gabin. Elle tient à diversifier
son style de composition. Elle tourne alors dans deux comédies, "Fric-Frac" et "Criconstances atténuantes" (1939).
En 1941, Arletty tourne dans le célébrissime "Madame Sans-Gêne". Elle interprète si bien son rôle qu'il semble être
spécialement écrit pour elle. En 1942, ce sont dans "Les Visiteurs du Soir" où elle s'impose finalement malgré son âge.
En 1943, "Les Enfants du paradis" avec Pierre Brasseur l'immortalise dans ce chef-d'œuvre. Cependant le tournage
rencontre des difficultés et le film ne verra le jour qu'au début de 1945 alors qu'Arletty est en résidence surveillée. Pendant
quatre ans, Arletty se fait discrète afin d'éviter tout problème avec la guerre en France. Le vingt-cinq mars 1941, à dix-huit
heures, à l'invitation de son amie Josée de Chambrun, fille de Pierre Laval, Arletty assiste à un concert. Ce soir-là, on joue
les œuvres d'Emmanuel Chabrier. Mais pour Arletty, l'essentiel n'est pas là. Derrière elle, un jeune et bel officier allemand
aux yeux bleus, de dix ans son cadet, sanglé dans un magnifique uniforme gris de la Luftwaffe. Cet Allemand n'est pas un
inconnu pour Arletty, qui l'avait déjà croisé le onze mars, lors d'un dîner chez les Chambrun. Pour Arletty, le coup de foudre
est immédiat. Elle, qui mettait son indépendance et sa liberté au-dessus de tout, capitule sans conditions face à la beauté
toute aryenne de l'officier. Peut-être, pour la première fois de sa vie, Arletty tombe réellement amoureuse. Le nom de ce
bellâtre qui fait tourner la tête de la plus célèbre actrice française est Hans Jürgen Soehring. Parfait francophone, et ardent
francophile, son aspect physique est une affiche de propagande pour le III ème Reich triomphant. Sportif accompli, seul
un accident l'a empêché in extremis de participer aux jeux olympiques de Berlin en 1936. Doué d'une solide culture
classique, il est capable de réciter des pages entières des auteurs grecs, comme des romantiques allemands et français.
Il s'engage dans la Luftwaffe, à Paris, pendant l'occupation siège comme assesseur au conseil de guerre de la Luftwaffe,
ce qui lui permet de circuler comme bon lui semble dans la capitale française. La journée du dix-sept janvier 1942 est à
retenir. Ce jour-là, Hermann Goering en personne est en visite dans la capitale française après avoir rencontré le maréchal
Pétain à Vichy, et le tout-Paris intellectuel et artistique se presse pour voir l'homme fort du Reich, successeur putatif d'Hitler.
Dans l'ambassade d'Allemagne, parmi une foule compacte, Arletty est de la partie et est présentée au maréchal. Goering
est le chef suprême de la Luftwaffe, et donc celui de Hans Soehring. Après le débarquement, Arletty a refusé l'offre qui lui
a été faite par Otto Abetz de gagner l'Allemagne. Lors de sa dernière permission à Paris, en juillet 1944, "Faune", surnom
de Soehring s'était montré également partisan de cette solution. Mais rien n'y fait, Arletty ne veut pas quitter Paris. Le vingt
août, les fenêtres de son domicile du quai Conti sont mitraillées dès les premières heures du soulèvement de la capitale.
Prise de panique, Arletty juge plus prudent de quitter son domicile. Ensuite, elle trouve refuge chez la comtesse de Broglie.
Le vingt septembre 1944, lasse d'attendre, Arletty retourne dans la capitale et loge à l'hôtel Lancaster. À l'accueil du palace,
elle se fait enregistrer sous son nom de scène. Pour la discrétion, il y a mieux. Depuis toujours, la police surveille les
fréquentations des hôtels et des garnis. La localisation d'Arletty est désormais inéluctable. Dans cet établissement, occupé
par des membres du gouvernement provisoire, l'actrice loue la chambre cinquante-six au cinquième étage. Mais Arletty
au Lancaster, reçoit de mystérieux appels téléphoniques et des menaces à peine voilées. Le six octobre 1944, elle essuie
la visite d'un policier des renseignements généraux. Le vingt octobre 1944, les inspecteurs Alexandre Martignac, Jean
Soirat et Raymond Bigot peuvent enfin procéder à l'interpellation d'Arletty. Une fois l'actrice dans le fourgon de police, le
convoi prend enfin la direction du dépôt à la Conciergerie. Pour Arletty, le temps des épreuves est arrivé. Le lendemain, les
choses sérieuses commencent. À l'un des policiers qui l'interroge: "Comment ça va ?", elle répond: "Pas très résistante".
Interrogatoires, onze nuits dans un cachot, puis transfert au camp d'internement de Drancy. Contrairement à la légende,
Arletty ne sera jamais tondue. Elle est libérée quelques semaines plus tard et assignée à résidence au château de la
Houssaye, en Seine-et-Marne. Avec interdiction de tourner. Finalement, le six novembre 1946, le comité national d'épuration
la condamne à un blâme. Le grief reproché: "A connu un officier allemand en 1941, liaison amoureuse avec ce dernier."
Les juges ne croient pas si bien dire. Ils l'ignorent, bien entendu, mais, en cet après-guerre, l'idylle avec l'officier allemand
se poursuit secrètement. Les lettres passionnées exhumées aujourd'hui le prouvent. Sitôt son horizon judiciaire éclairci,
elle saute dans un train gare de l'Est et rejoint son amant en Bavière. Ils passent Noël 1946 ensemble. Soehring la
demande en mariage. Refus, la comédienne plaçant toujours son indépendance au-dessus de tout. Six mois plus tard, la
pestiférée du cinéma français se retrouve de nouveau face à une caméra, celle de Carné, pour "La Fleur de l'âge". Le
tournage emmène l'équipe à Belle-Île-en-Mer. Arletty rêve d'y jouer les Robinson avec son amant allemand. Quand elle
débarque pour la première fois sur l'île bretonne, en mai 1947, c'est après une traversée mouvementée sur la vedette
des Ponts-et-Chaussée qui a bravé la tempête pour atteindre Le Palais. Malgré ces conditions dantesques, l'actrice
s'y sent tout de suite très bien. Se promenant entre deux prises de vue, elle découvre une petite maison de pêcheur à
vendre, à un jet de pierre de la plage de Donnant. Modeste demeure qui correspond exactement à ce qu'elle recherche,
un havre de paix dans lequel elle puisse se réfugier entre deux tournages. Si possible aux côtés de Hans-Jürgen Soehring,
l'officier allemand de la Luftwaffe, dont elle est tombée folle amoureuse. "J'ai acheté pour toi, avant de quitter cette île, une
petite maison bretonne." Pas de dépenses somptuaires, Arletty aime quand les éléments sont déchaînés. Las, le Faune
n'y mettra jamais les pieds. Les deux amants se retrouveront bien, en 1949, à Paris. Mais l'intuitive Arletty sent qu'une
autre femme est entrée dans la vie de l'Allemand. Leur passion s'éteint doucement. Certes, lorsque Soehring est nommé
consul à Luanda, c'est Arletty qui va récupérer ses chaussures chez un bottier parisien, pour les lui envoyer en Afrique.
Les lettres se font plus rares, pourtant. Entre-temps, l'ancien officier de la Luftwaffe a été nommé ambassadeur de RFA
à Léopoldville au Congo où, il se lie d'amitié avec Claude Imbert, futur fondateur du Point. Le neuf octobre 1960, il part se
baigner dans le fleuve Congo, avec son fils de onze ans. Soudain, il est emporté par le courant et disparaît dans les eaux
limoneuses. Ne surnage hélas que son chapeau. Son corps ne sera jamais retrouvé. Fin romanesque. Arletty est sonnée.
Elle lui survivra trois décennies, s'éteignant en 1992, aveugle, à quatre-vingt-quatorze ans. "Soehringuisée" à tout jamais.
Après le Faune, cette femme au tempérament de braise n'a plus eu le moindre amant. Ni français ni international. Elle est
incinérée au Père Lachaise, ses cendres sont inhumées dans le caveau familial du cimetière des Fauvelles à Courbevoie.
Bibliographie et références:
- Philippe d'Hugues, "Arletty"
- Christian Gilles, "Arletty ou la liberté d'être"
- Claudine Brécourt-Villars, "Les Mots d'Arletty"
- Denis Demonpion, "Arletty"
- Michel Souvais, "Arletty, confidences à son secrétaire"
- Robert de Laroche, "Arletty, paroles retrouvées"
- Gianni Lucini, "Arletty"
- Jérôme Dupuis, "Le beau nazi d'Arletty"
- Marie-Béatrice Baudet, "Arletty, une passion coupable"
- Laurent Joly, "La délation dans la France des années noires"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes: littérature
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Méridienne d'un soir
Bonjour et merci pour votre commentaire, mon ami scenariste; le plaisir de l'écriture est dans le partage. 1f607.png
J'aime 09/12/20
Justeme
Merci Méridienne d’un soir pour cette intéressante biographie. Vous lire est à chaque fois un vrai plaisir.
J'aime 09/12/20
Maitre d’O
Merci Méridienne pour cette belle évocation d’Arletty
J'aime 09/12/20
Méridienne d'un soir
Merci Justeme et Maitre d'O pour vos commentaires. 1f607.png
J'aime 10/12/20
delbraun
Son livre autobiographique "La défense" donne une autre approche... "beaucoup" moins sympathique. Les archives des renseignements généraux le confirment et sont précisées dans l'ouvrage de l'historienne Lacroix-Riz sur la non épuration. Bien loin de la magnifique Joséphine Baker.
J'aime 10/12/20
delbraun
Bonjour Méridienne et merci pour ce message. ;-) Un bon après -midi de même.
J'aime 10/12/20
Méridienne d'un soir
Tout d'abord, bonjour Monsieur. En réalité, la collaboration ou non d'Arletty n'est pas le sujet central de mon article qui se veut seulement un bref portrait de l'actrice et de sa vie. Bon après-midi, bien à vous@delbraun. 1f607.png
J'aime 10/12/20
Méridienne d'un soir
Merci, vous aussi, Monsieur. ;-)
J'aime 10/12/20
Encore une amoureuse victime des charmes de Belle-Ile. Merci.
J'aime 11/12/20
Méridienne d'un soir
En écrivant ce portrait d'Arletty et en allant sur ses pas à Donnant, j'ai pensé à vous, mon ami Helier.
J'aime 11/12/20
Oh que j'aime cet aveu. Vous allez me devenir indispensable.
J'aime 11/12/20
Méridienne d'un soir
Arletty était très appréciée à Belle île en mer, par sa simplicité et sa grande générosité.
J'aime 11/12/20
Sans doute une question d'origines sociales.
J'aime 11/12/20
Méridienne d'un soir
Bonjour scenariste, bienvenue au club alors, l'église de Locmaria est ravissante. 1f607.png
J'aime 11/12/20
Méridienne d'un soir
Pour mille raisons, cette île est unique, séduisante et sauvage, finalement humaine dans son histoire, car tragique et heureuse, humble et orgueuilleuse.
J'aime 11/12/20
Méridienne d'un soir
Les îles forcent le caractère et rendent les hommes plus intelligents. On y respire mieux.
J'aime 11/12/20
Merci Scénariste pour votre appréciation.
J'aime 11/12/20