Méridienne d'un soir
par le 14/12/20
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D’entrée de jeu, on s’étonne que le personnage et la destinée de cette artiste ait intéressé si peu d’écrivains et de
conservateurs de musées, à l’instar de ses illustres contemporaines. Certes, Marie Laurencin n’est pas l’explosive
Frida Kahlo, l’aristocrate Tamara de Lempicka, la pionnière Sonia Delaunay, la belle Suzanne Valadon, la féline
Leonor Fini, ni même une artiste maudite à la manière de Camille Claudel, même si le tragique et la souffrance font
aussi, à leur manière, partie de sa vie. Mais, elle est un être d’une rare originalité. La peinture de Marie Laurencin et
l’esprit grave et léger de l’artiste, sa personnalité couventine et capricieuse, son tempérament austère et libertin en
font un personnage passionnant, singulier en diable. Fille d’une brodeuse qui avait peut-être une larme de sang créole
dans les veines et d’un député, Alfred Toulet, qui ne la reconnaîtra pas officiellement, dont elle ne portera donc pas le
nom, mais qui, jusqu’à son décès en 1905, pourvut aux frais quotidiens de l’enfant et de sa mère, Marie naquit le
trente-et-un octobre 1883 à Paris, où elle s’éteindra le huit juin 1956. C’est au Père-Lachaise qu’elle repose. Très tôt
le démon du dessin, de la peinture la tenaille et à l’Académie Humbert où elle s’est inscrite, elle rencontre l’alors
débutant Georges Braque. En 1906, Marie qui n’aura jamais froid aux yeux fait la connaissance du collectionneur,
marchand d’art et impénitent séducteur Henri-Pierre Roché, futur romancier de l’autobiographique "Jules et Jim" dont
François Truffaut tirera un film culte. En juin, Roché devint le premier amant de Marie, puis premier acheteur d’une de
ses œuvres. Simultanément, elle partagera ses faveurs avec le meilleur ami de Roché, Franz Hessel. En 1907, elle
s’exerce au fauvisme, encouragée par le poète Paul Fort, cher à Brassens. Elle expose au Salon des Indépendants
aux côtés du Douanier Rousseau, d’André Derain et de Picasso. Les Laurencin étaient des gens curieux. Originaires
de la Savoie, ils étaient à la fois raffinés et brutaux, mais aucunement sociables. Toute la douceur de sa mère venait
de sa grand-mère, une normande, fille de pêcheurs, pure et croyante. Selon l'acte de naissance, l'enfant ne sera
d'abord pas reconnue par sa mère, et son père ne sera jamais dénommé. Elle est la fille illégitime d'Alfred Stanislas
Toulet, âgé de quarante-cinq ans, d'origine picarde, contrôleur principal des contributions directes à Paris, qui deviendra
député de Péronne (Somme) et de Pauline Mélanie Laurencin (1861-1913), âgée de vingt-deux ans et de vingt-trois
ans sa cadette, d'origine normande, fille de forgerons de Vaudreville (Manche), employée de maison, puis couturière.
Elle fut tour à tour aimée, délaissée, entourée et solitaire. Elle séduisait autant les hommes que les femmes. Son premier
grand amour fut Guillaume Apollinaire qu’elle rencontra en 1907. Leur histoire ne dura que cinq ans mais, bien que
traversée par de nombreux orages, elle fut d’une rare intensité et elle a marqué durablement Marie Laurencin même si,
dans son âge mûr, elle trouva douceur et complicité parfaite plutôt dans la compagnie des femmes. Elle fut en particulier
la compagne de Nicole Groult sur la fin de sa vie. Marie s'installe avec sa mère dans un appartement, cinquante-et-un,
boulevard de la Chapelle, à Paris. Elle entre au Lycée Lamartine. Elle avait neuf ans. Une mère lointaine et charmante
qui parlait très peu et chantait fort bien, et un père qui, de temps en temps, par plaisir, aimait instruire sa fille et s'occuper
de ses études. Une enfance sévère mais harmonieuse. Son père, pris de passion pour la langue française, lui faisait lire
Racine à haute voix. Elle passe son baccalauréat en 1901. Contre le souhait de sa mère, qui désirait que Marie Laurencin
devienne institutrice, elle s'inscrit auprès de Pauline Lambert, à l'école de Sèvres pour devenir peintre sur porcelaine.
Elle suit des cours de dessin et reçoit des conseils du peintre Jouas-Poutrel. "Dans ma jeunesse, on apprenait à peindre
comme on apprenait à chanter. Moi, je dessinais tout le temps." De fait, elle prend auprès d'Eugène Quignolot des cours
de dessin organisés le soir par la mairie des Batignolles. Elle prend aussi des leçons auprès de Madeleine Lemaire, peintre
mondaine et femme indépendante qui, dans son hôtel du trente-et-un de la rue de Monceau, lui apprend la technique de
la brosse appliquée à la peinture florale. Elle dessine des motifs et des figures que sa mère reproduit sur des soieries
avant de les broder. Très tôt, elle devient son propre modèle, se perfectionne dans l’art de l’autoportrait. Elle est d’ailleurs
représentée dans la plupart des tableaux qui ont fait sa gloire. En 1907, âgée de vingt-quatre ans, Marie Laurencin participe
pour la première fois au Salon des Indépendants. Elle rencontre au mois de mai, à la Galerie Clovis Sagot, rue Laffitte,
Pablo Picasso qui la présente à Wilhem de Kostrowitzky, Guillaume Apollinaire, de trois ans son aîné, également né de
père inconnu. Apollinaire devait l'immortaliser à tout jamais sous le nom de Tristouse Ballerinette dans "Le poète assassiné."
En 1909, le Douanier-Rousseau, qui pourtant était leur ami, avait réalisé le tableau "La Muse" inspirant le poète, double
portrait de Marie Laurencin et de Guillaume Apollinaire. Or Marie Laurencin n'était pas une muse, mais bien une artiste.
Elle travailla ensuite à créer son propre style, qu'on a appelé le nymphisme. À partir de 1910, la palette de couleurs qu'elle
utilise évolue vers des tons pastels, comme le gris, le rose ou encore le bleu. Elle représente surtout des femmes et des
animaux, souvent ensemble. À l'époque, elle était accusée de "mièvrerie féminine", mais ne se laissa pas intimider par les
critiques. Elle est alors déjà connue et respectée, vendant des œuvres à des prix records, comme "Les Jeunes filles",
vendue quatre mille francs, ce qui était beaucoup pour l'époque. On la surnomme alors la "nymphe d'Auteuil", quartier où
elle a élu domicile. Henri-Pierre Roché présente Marie Laurencin à la sœur du couturier Paul Poiret, Nicole Groult, femme
du décorateur André Groult, qui deviendra son amie intime. C'est avec une autre élève, Yvonne Chastel, qu'elle nouera
également une affection amoureuse réciproque qui durera toute sa vie. Pierre Roché la présentera aussi à Wilhelm Uhde,
au critique Jos Hessel qui séjourne à Paris, à des marchands, tel Paul Cassirer, et à des collectionneurs. Le couturier Paul
Poiret est sans doute celui qui l'introduisit dans le cercle, mondain et libertin, des écrivains de la génération précédente
réunissant Natalie Barney, cercle où elle retrouva Pierre Louÿs. Marie Laurencin était une femme libre et très indépendante.
En 1914, à l'âge de trente-et-un ans, Marie Laurencin épouse à Paris, le vingt-et-un juin, Otto von Wätjen. Les témoins sont
Eugène Montfort, l'éditeur de la revue "Les Marges", Henri Marais, universitaire, le beau-frère d'Otto, le sculpteur zurichois
Hermann Haller et l'écrivain allemand Rudolf Tewes. Par son mariage, elle devient allemande et baronne, bénéficiaire d'une
rente annuelle de quarant mille marks. Le couple est surpris par la déclaration de guerre durant leur voyage de noces à
Hossegor. Poursuivant en Espagne leur lune de miel contrariée, ils ne peuvent rentrer à Paris, à cause de leur nationalité.
Otto qui ne veut pas prendre les armes contre la France, refuse de retourner en Allemagne. Marie Laurencin, comme tout
citoyen franco-allemand, est alors déchue de sa nationalité française. Marie Laurencin et Otto von Wätjen improvisent un
séjour à Madrid, à l'hôtel Sevilla, avenue Albares. Durant cet exil, son mari sombre dans l'alcoolisme, renonce à l'art, et
devient violent. En avril 1916, le couple rejoint Barcelone, où Josep Dalmau les accueille dans le groupe Dada. Dès juillet,
ils sont rejoints par Gabrielle Buffet et le mari de celle-ci, Francis Picabia. Au mois d'août, Nicole Groult vient de Paris,
malgré une impécuniosité et un isolement causés par la guerre pour faire du tourisme avec sa tendre amie pendant que son
mari, complaisant, est au front. L'exil de Marie Laurencin en Espagne durera jusqu'en 1919. En 1916, elle s'installe à
Barcelone. Elle rencontre Francis Picabia, sa femme Gabrielle Buffet et Valéry Larbaud. Alors que Guillaume Apollinaire
meurt à Paris, le neuf novembre 1918, Marie Laurencin retourne à Madrid puis en Italie, à Gènes pour un court séjour.
Fin novembre 1919, au terme d'un mois de voyage de Gènes à Bâle, via Milan et Zurich, au cours duquel elle aura fait
la connaissance d'Alexander Archipenko et Rainer Maria Rilke, Marie Laurencin séjourne à Düsseldorf chez la mère de
son mari, Clara Vautier. Sa belle-famille, qui ne lui montre aucune sympathie, est ruinée par les grèves commencées au
lendemain de l'armistice, suivies par le soulèvement de la Ruhr. À Paris, la paix actée, Pierre Roché reprend son activité
commerciale et vend un de ses tableaux à André Gide. Marie voyage en Allemagne avec Thankmar von Münchhausen,
puis avec Yvonne Crotti. Afin de faire avancer le règlement de sa propre situation, elle passe le mois d'avril 1920 à Paris,
où elle est hébergée par les Groult. Le quinze, Georges Auric l'introduit auprès du jeune diplomate Paul Morand, qui était
son voisin à Madrid en 1918, pour entreprendre les démarches qui lui redonneront la nationalité française, moyennant
l'entregent du secrétaire d'ambassade Jean Giraudoux, lequel, durant la guerre, lui expédiait de la toile. Elle s'installe
dans le quartier de l'Élysée. Elle reçoit Philippe Berthelot, ambassadeur de France, secrétaire général du Quai d'Orsay.
Marie se lie avec Gaston Gallimard, Jean Giraudoux, Paul Morand, Alexis Léger, Georges Bénard et Jean Cocteau.
Marie Laurencin séjourne l'été à Bagnoles-de-l'Orme (1929) et en Normandie (1930) puis quitte sa maison de campagne
de Champrosay qu'elle vendra en 1938. À la suite de la grande dépression, les acheteurs se font plus rares. En 1930,
la peintre Marie-Anne Camax-Zoegger, désireuse de se démarquer du salon des Femmes peintres organisé par le
Syndicat des Femmes Peintres et Sculpteurs, dont elle est pourtant la présidente depuis deux ans, la persuade, avec
l'aide de Clémentine-Hélène Dufau, de participer au nouveau salon des Femmes Artistes Modernes qu'elle inaugure
au début de l'année suivante au Théâtre Pigalle. En décembre 1938, quoique touchée par l'invitation, elle refuse de se
rendre à la réception du ministre des affaires étrangères Ribbentrop, pour ne pas cautionner les persécutions des nazis
contre les juifs. Après la défaite, le couple Laurencin-Groult reprend son activité mondaine. Personnellement, si Marie
Laurencin se montre ouverte à certains intellectuels allemands, elle tient en détestation l'impérialisme d'Hitler. Quand son
vieil ami Max Jacob est interné à Drancy, le vingt-huit février 1944, Marie Laurencin signe une pétition en sa faveur et
intervient personnellement auprès de l'ambassade d'Allemagne. À la Libération, le huit septembre 1944, elle est arrêtée
chez elle dans le cadre d'une procédure civique d'épuration. Le dix-sept septembre, au terme d'une audition, aucune
charge n'est retenue contre elle. Le soir, c'est Marguerite Duras, liée à la Résistance durant l'occupation qui l'accueille.
Marie Laurencin se tourne de plus en plus vers la religion. Au printemps 1951, elle reçoit la visite de Marguerite Yourcenar
accompagnée de sa compagne, Grace Frick, en marge d'une tournée promotionnelle. En 1952, elle accomplit deux
nouvelles retraites, à l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire sur les traces de Max Jacob puis à l'abbaye de Limon, chez les
mêmes bénédictines nouvellement installées à Vauhallan. Ce séjour est marqué par la rencontre avec la mère Geneviève
Gallois, qui peint. Au soir de sa vie, sa vue faiblit et l'intérêt pour sa peinture, malgré quelques expositions et les visites
de journalistes étrangers, est détourné par de nouveaux mouvements artistiques. Au printemps 1953, elle est émue aux
larmes, comme Rose Adler, par la justesse du récit qu'Henri-Pierre Roché donne de sa jeunesse dans le roman "Jules et
Jim" qui sera porté à l'écran par Truffaut qu'il lui adresse: "Nous sommes devenus vieux, les sentiments demeurent." Le
deux juin 1954, sur le conseil de Marcel Jouhandeau, elle adopte la fille d'une ancienne femme de ménage qu'elle a prise
en charge depuis 1925, et qui continue à quarante-neuf ans de l'assister avec dévouement en tant que gouvernante.
Dans la nuit du huit juin 1956, à l'âge de soixante-douze ans, Marie Laurencin meurt chez elle, rue Savorgnan-de-Brazza,
dans le septième arrondissement, à Paris, d'une crise cardiaque. Selon ses volontés, ses funérailles sont célébrées à
l'église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou. Elle est inhumée au Père-Lachaise dans une robe blanche, une rose dans une main,
et, posées sur son cœur, les lettres d’amour de Guillaume Apollinaire dont la dépouille l'attend à quelques pas de là.
En 1980, ses collections sont vendues aux enchères à un industriel japonais, Masahiro Takano, qui a ouvert un musée
Marie Laurencin en 1983 à Tokyo, musée qui est fermé depuis 2011 mais qui a grandement participé à la gloire posthume
de l'artiste auprès des japonais. Après sa mort, elle a été très vite éclipsée par sa relation avec Apollinaire, qui la fit passer
d'artiste à muse. Apollinaire d'ailleurs ne la considérait pas comme son égale, déclarant qu'elle était "heureuse, bonne,
spirituelle et qu'elle avait tant de talent!" ou encore que "C'était un soleil, c'est moi dans la forme féminine". La dernière
exposition en date de ses œuvres a eu lieu au musée Marmottant Monet en 2013. Sa peinture, trompeusement mièvre,
aux yeux de spectateurs peu attentifs, aux roses et gris délicats, représente surtout des jeunes femmes, alanguies et
silencieuses dont on pressent qu’existe entre elles davantage que de la complicité mais une tendre amitié, moins torride
que chez Tamara de Lampicka, mais non moins saphique, mélange de modernité et de subtile légèreté évanescente.
On lui attribue généralement entre mille huit cents et deux mille tableaux ainsi que plus de mille quatre cents aquarelles.
Bibliographie et références:
- L. Faure-Favier, "Ces choses qui seront vieilles"
- A. Salmon, "L'âge de l'humanité"
- André Gide, "La tentative amoureuse"
- J. de Lacretelle, "Lettres espagnoles"
- Henri de Montherlant, "Marie Laurencin"
- Paul Morand, "Nouvelles du cœur"
- K. van Dongen, "Marie Laurencin"
- M. Ernst, "Mon beau pays de Marie Laurencin"
- Man Ray, "Marie Laurencin"
- Daniel Marchesseau, "Marie Laurencin"
- Flora Groult, "Marie Laurencin"
- José Pierre, "Marie Laurencin"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes: littérature
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Méridienne d'un soir
Bonjour mon ami Old-Man-Rêveur, je suis heureuse alors de vous combler; bonne fin de journée à vous.
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