Méridienne d'un soir
par le 12/02/21
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"Mademoiselle Else" est une courte nouvelle d’Arthur Schnitzler publiée en 1924. Elle raconte, sous le genre d’un
continuel monologue intérieur, tantôt suspendu par des instants de conversation, une journée dans la vie d’Else,
jeune adolescente de l'aristocratie viennoise, fille d’un avocat réputé. L'époque n'est pas mentionnée dans le récit
mais l'intrigue semble se situer au tout début du XX ème ou à la fin du XIX ème siècle. Le procédé littéraire original
avait déjà été adopté par James Joyce dans "Ulysse" (1922), puis réitéré dans d'autres œuvres comme "Belle du
seigneur" d'Albert Cohen (1968). C'est l'occasion de redécouvrir un écrivain des plus emblématiques de la modernité
littéraire de l’Empire austro-hongrois finissant, Arthur Schnitzler, ce viennois que la France allait fasciner, dont il allait
apprendre la langue et dévorer avec passion la littérature, classique et contemporaine. Sans le bouder le moins du
monde ou l’ignorer, notre pays s’est montré quelque peu avare d’hommages littéraire à son égard. Schnitzler ne
fut certes pas un admirateur aveuglément acquis à la France mais le regard critique qu’il porta sur la société de son
temps ne perdit jamais de vue un humanisme lucide puisé aux sources des Lumières. Son regard pénétrant, parfois
amusé, souvent désabusé, toujours compatissant, resta celui du médecin et du praticien qu’il fut et qui entra "en
littérature", comme on entre en religion. Sa modernité qui fait de lui le sondeur de l’âme de la société viennoise et
de ses replis troubles et troublants, l’a rarement découragé d’assumer un héritage humaniste qui lui donnait autant
de raisons d’espérer dans ses contemporains, leurs mensonges, leur ambivalence, que de s’en attrister. Si la culture
française semble, moins présente dans l’œuvre de Schnitzler que dans celle de Hugo von Hofmannsthal, l’autre
écrivain phare de la "Jeune Vienne", ses rapports parfois conflictuels avec la France et les traces que la culture et
la civilisation françaises ont laissées dans son œuvre sont néanmoins importants. Ainsi, certaines de ses pièces
de jeunesse sont, elles aussi, redevables au vaudeville français, alors que ses grands drames de société portent,
en la dépassant, l’influence du drame bourgeois et du théâtre de boulevard. Son importante œuvre narrative a,
quant à elle, conduit maints critiques à voir en lui, à tort ou à raison, un "Maupassant autrichien." L’accueil qui a été
fait à l’œuvre de Schnitzler en France constitue un cas pour une réception partielle et partiale dont les raisons mettent
en lumière la complexité du travail des intermédiaires, des importateurs littéraires, tant sur le plan strictement littéraire
qu’au niveau des habitudes du monde théâtral et du journalisme. Il permet de mettre à profit certains concepts de la
sociologie de la littérature ainsi que les outils fournis par les avancées dans le domaine de l’histoire de la réception
et du transfert culturel. Ajoutons que Schnitzler tenait beaucoup à être reconnu par la critique et par le public français
et que, conscient du poids que la France exerçait à l’époque sur la reconnaissance internationale d’un écrivain, il s’est
fortement investi dans la traduction de ses œuvres, comme en atteste sa correspondance, avec des éditeurs.
La contemporanéité marque le style narratif de l'homme de lettres autrichien, influencé par le renouveau littéraire européen
de l’entre-deux-guerres dans des nouvelles comme "Lieutnant Gustl" et "Mademoiselle Else" et la ressemblance avec le
roman "Les Lauriers sont coupés" d’Édouard Dujardin a été maintes fois soulignée par la critique en raison du recours
à la technique du monologue intérieur. Sur une trame en apparence simple, Arthur Schnitzler développe une analyse très
perspicace des pensées d’une jeune fille confrontée à un dilemne insolvable. Il parvient à retranscrire les aspects de la
personnalité de l’héroïne, sa timidité, sa révolte, sa soumission aux ordres familiaux, sa sensualité et le conflit qui l’habite.
La forme originale du monologue intérieur, qui n’est pas sans rappeler le "stream of consciousness" anglais, la la concision
du style, la galerie de portraits épinglant la grande bourgeoisie autrichienne, les liens avec la psychanalyse et avec le
travail de Freud. Tout cela contribue à faire de ce texte une oeuvre marquante et enrichissante. Else est en villégiature
dans une station thermale italienne, avec sa tante et son cousin, lorsqu’elle reçoit un pli de sa mère, qui lui demande
d’obtenir l’aide financière de Monsieur Dorsday, en vacances dans le même hôtel, afin d’éviter à son père un procès,
le déshonneur et la prison. Avocat véreux, celui-ci a l’habitude de solliciter son entourage pour le tirer d’affaires
scabreuses. Cette fois, Dorsday pose une condition. Il veut voir Else nue. Il assure qu’il veut seulement la regarder.
Tiraillée entre la honte, la révolte et l’amour filial, Else devient de plus en plus hystérique à mesure qu’approche l’heure
de s’exécuter. Va-t-elle le faire ou va-t-elle y renoncer ? Va-t-elle devenir folle ? Va-t-elle se suicider ? La tension porte
le livre d’un bout à l’autre. On est touché par la naïveté, l’intelligence, la pudeur de cette toute jeune femme, mais aussi
par son orgueil juvénile. Outre ce suspense, la force du livre tient aussi dans la psychologie du personnage, parfaitement
exposée, sans aucune explication superflue. Else est la narratrice et le texte est un monologue. Elle ne s’analyse pas.
Elle vit. Et le lecteur la découvre au fil de ses pensées. Le portrait de la jeune fille tourmentée est très juste et très réussi.
Déchirant le voile de l’innocence supposée des jeunes filles, le discours que Schnitzler, prête à Else met à découvert,
avec une acuité à couper le souffle, le drame d’un désir ne pouvant condescendre à sa réalisation qu’au prix de la
mort, tant il fait forçage aux enjeux narcissiques. L’histoire de Mlle Else s’ouvre d’emblée sur la question des liens entre
hommes et femmes, sur la question du désir, qui traverse avec force, sur le plan analytique, l’ensemble de la nouvelle.
Dès l'abord du récit, la méthode d'intoduction de la présentation de l'héroïne, plonge le lecteur dans un état expectatif et
de contemplation. Elle renvoie tout de suite au portrait que Freud brosse des femmes narcissiques qui tireraient leur
charme de leur posture inaccessible. Else se regarde être sur la scène du monde, sans cesse à l’affût de l’effet qu’elle
produirait sur l’autre, en attente d’être définie: "Comment Fred me définissait-il ? Altière. un mot ravissant." Else se veut
belle, se croit belle, se sait belle. Tout comme elle se sait agitée par un désir qu’il ne faudrait pas, d’un désir qui remue
dans tous les sens et dont elle ne sait que faire, étouffant ses excès d’excitation à coups de véronal. "Je suis sensuelle.
Oui, mais altière aussi, et inabordable, Dieu merci." Pour quelle raison faudrait-il que sa sensualité reste inabordable ?
Pour quelle raison se devrait-elle de rester ainsi "inaccessible" pour reprendre le terme freudien ? Ce long monologue
intérieur se fait ainsi le poignant témoignage du conflit existant, chez la femme, entre narcissisme et expression du désir,
conflit prenant une configuration particulièrement vive chez Else, dont il s’agira de resituer l’origine dans les coordonnées
de l’Œdipe féminin. L’étude de la déclinaison, certes radicalement singulière, de ce conflit viendra éclairer la façon dont
la féminité de la fille peut proprement virer à l’impasse de par un certain usage de l’amour adressé au père, lorsque
l’accrochage à cet amour a pour fonction d’évacuer radicalement la dimension du ravage. À être ainsi empêché, le
ravage révèle là, en négatif, la part nécessaire et structurante que sa mise en jeu recèle dans le devenir-femme, et non
plus seulement sa dimension mortifère. Car la féminité, à se trouver alors suspendue au père, bute dans son devenir sur
une "pêtrification" au phallus imaginaire qui entrave tout choix d’objet en même temps qu’elle précipite le dévoilement du
désir dans une catastrophe narcissique. L’étude de ce texte propose, en filigrane, de réinterroger l’apparente simplicité
de la formule selon laquelle le désir chez la femme trouverait sa modalité particulière dans le désir d’être désirée.
Dans les faits, en suivant la trame romanesque, narrant le passage sublimé d'une jeune fille à l'âge adulte, la nouvelle
aurait tout aussi bien pu s'appeler "Vingt-quatre heures de la vie d’une jeune fille" un jour pas même entier, bien en
marge de toutes les mornes journées de la demoiselle, ponctuée qu’elle est par deux télégrammes de sa mère. "Tu es la
seule à pouvoir sauver ton père", écrit, en substance, la mère. Père avocat, que la passion du jeu et la sombre manie des
malversations ont une fois de plus mené au bord de la ruine, également au déclenchement d’un irrémédiable scandale,
s’il ne trouve pas à rembourser dans les trois jours la somme de trente mille florins. Une somme modeste au regard des
dettes qu’il a pu contracter auparavant, si ce n’est que l'habitude paternelle a fini par désertifier toute possibilité d’aide
dans leur entourage. Le trouble d’Else à cette étrange demande dans laquelle elle perçoit un odieux marché dont elle
serait l’objet ne fera que s’accroître tout au long du roman. Ses parents ne lui demandent-ils pas là, à mots couverts,
cependant dévoilés par la dénégation, de se vendre pour sauver le père ? Situation qui n’est pas sans évoquer la réelle
exaspération de Dora à l’idée "qu’elle était livrée à M. K en rançon de la complaisance dont celui-ci témoignait vis-à-vis de
sa propre femme et du père de Dora. Dorsday veut la voir. Else y entend évidemment le mot élidé. Il s’agit de la voir nue.
Il s’agit de contempler sa nudité. Proposition qui n’est pas anodine pour une jeune fille comme Else, qui vit avec l’œil du
monde sans cesse fixé sur elle, dans une célébration permanente de sa beauté, d’un regard partout qui ne se laisserait
pas localiser, qu’elle ne parvient à troquer pour aucun autre regard incarné. Quel homme posséderait suffisamment de
valeur pour mériter l’inestimable prix de la nudité d’Else, elle qui, cependant, crève littéralement de l’envie d’être vue ?
Résolue, elle se déshabille lentement dans sa chambre et dresse son dépouillement comme un parement, revêt un long
manteau et descend de sa chambre. Cherche l’homme, le trouve dans le salon de musique. Entre. Tombe le manteau.
Tombe Else. Elle ne tient plus, s’affaisse, feignant l’évanouissement, masquant sa nudité sous ses paupières closes.
"Je suis heureuse, le faune m’a vue nue ! Oh ! Mais j’ai honte ! J’ai honte. Qu’ai-je fait ? Jamais plus je n’ouvrirai les yeux."
On la recouvre avec une hâte honteuse du manteau dont elle était enveloppée jusqu’à ce qu’elle s’en défasse en plein
salon de l’hôtel, livrant aux regards l’image de son corps nu, dans un acte-apothéose qu’on ne lui demandait pas public.
L’image, une fois offerte, est perdue à jamais. Irrécupérable. "Jamais de la vie, je n’oserais plus me montrer à personne."
Portée jusqu’à sa chambre, Else avale le véronal qu’elle y avait préparé, "il ne faut plus que je me réveille", que ne
s’éveille son désir, qu’il ne vienne à s’échapper ainsi en acte irrémédiable. Puis, trop tard, dans ce qui n’est pas même un
murmure, "j’ai pris du véronal, je ne voulais pas, j’étais folle. Je ne veux pas mourir. Sauve-moi." Pauvre, pauvre Else,
victime de son hystérie, de la faiblesse du père, de la sottise de sa mère. Mais saisir l’élan suicidaire d’Else par ces
seules lectures ne reviendrait-il pas à rester sourd à une autre musique, pourtant insistante tout le long du roman ?
Car l’idée de la mort d’Else imprime sa présence dès avant la demande de M. von Dorsday, et dès avant sa décision,
bien que la solution du suicide ne revête pas la même fonction au cours du roman. De la confirmation de son existence
aux yeux de l’Autre, elle devient échappée au regard de l’Autre, devenu insoutenable de honte. Else a été vendue, elle
a été assassinée. Passivée. Les accusations d’avoir été le simple jouet d’une obscure machination émaillent le récit,
situation intolérable à laquelle le suicide aurait été sa seule réponse, mais ce serait alors là méconnaître sa part à elle.
D’un désir impossible et interdit, sauf à choquer son entourage et se mettre au banc des accusés, non pas seulement
parce que les conventions sociales de l’époque le frapperaient de condamnation ou d’infaisable car s’il ne s’agit
aucunement d’occulter cette dimension, une part l’excède cependant. De même que l’analyse de ce désir se situe en
marge du seul désir hystérique, en ce qu’il n’est pas question là seulement d’un désir d’insatisfaction. D’un désir qui se
doit de rester hors de la saisie de l’autre, par l’autre ; d’un désir qu’il ne faudrait pas révéler, qu’il ne faudrait pas dévoiler.
À être inaccessible, personne n’ose l’aborder. Else est figée dans la délicieuse image que lui renvoie son miroir, dans
le précieux reflet qu’il lui offre ; Else est son propre objet de désir, elle s’attend elle-même, ne s’offrirait qu’à elle-même
pour ne rien y perdre: "Approchez, belle demoiselle, dit-elle à son reflet, je veux baiser vos lèvres rouges, presser vos
seins contre mes seins. Quel dommage qu’il y ait cette vitre froide entre nous. Nous nous comprendrions si bien.
N’est-ce pas ? Nous n’aurions besoin de personne." Else est pleine d’elle-même, mais le regard qu’elle pose sur sa
propre beauté n’est pas suffisant. Celui d’un autre est nécessaire, mais cette nécessité se heurte à l’impossibilité d’en
élire un parmi d’autres. La réalisation du désir d’Else n’éclot qu’à partir de la configuration très particulière qui la rend
possible, elle ne peut être pensée sans son intrication à cette dangereuse offre qui lui est faite. Else n’est qu’une image,
une image qui en vient à éclater, ou plus exactement à chuter, à littéralement s’évanouir à être vue telle qu’elle est dans
son désir d’être vue, à s’être donnée à voir comme désirant être vue, tout comme le chasseur béotien Narcisse.
La journée trépidante de la jeune fille, du chantage à la mise à nue s'achevant par son suicide rappelle le principe selon
lequel la femme a à offrir de son désir n’aurait pas de prix. Les cinquante mille florins en question n'étant jamais qu'une
somme dérisoire, incapable de rembourser le don de soi. Seul l’amour de l’autre assurerait à la femme une expression
possible de son désir, sans bascule ou sans déperdition narcissique non négociable. Le tissu résolument hystérique du
discours d’Else laisse néanmoins surgir par endroits comme des trouées mélancoliques, comme résultat de l’échec de
l’échappée hystérique qu’est la projection sur l’Autre. Ainsi, alors même qu’elle se scandalise de la proposition de Mr von
Dorsday et qu’elle la dénonce comme intolérable. L’histoire d’Else a ceci de tragique qu’elle se précipite dans un instant
de mélancolisation de l’hystérie. Moment vite passé, Else retourne à la dénonciation de l’autre. Mélancolisation inhérente
à l’hystérie, moment de bascule et de "bas les masques", de sortie du jeu, dont celui-ci s’est révélé définitif. L’épuisement
de Mlle Else était pourtant annoncé dès les premières répliques, dans la question et la réponse qui ouvraient le roman:
"Vraiment Else, tu ne veux plus jouer ? Non, Paul, je ne peux plus, au revoir." De l’épuisement à jouer à ne pas désirer.
Bibliographie et références:
- Brigitte Vergne-Cain, "Arthur Schnitzler, romans et nouvelles"
- Jacques Le Rider, "Jeune Vienne"
- Karl Zieger, "Arthur Schnitzler et la France"
- Roseline Bonnellier, "Étude sur la nouvelle Mademoiselle Else"
- Gérard Rudent, "Arthur Schnitzler"
- Catherine Sauvat, "Arthur Schnitzler"
- Theodor Reik, "Schnitzler écrivain"
- Henri Schwarzinger, "Arthur Schnitzler"
- Paul Czinner, "Fräulein Else, film muet"
- Anna Martinetz, "Mademoiselle Else"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes: littérature
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