Méridienne d'un soir
par le 26/08/21
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L'opinion selon laquelle les thématiques de sexualité et de genre méritent d'être étudiées ensemble n'est pas nouvelle.
Pour autant, elle a mis du temps à s’imposer et ne va toujours pas de soi. Catégories sociales d’invention très récente,
l’hétérosexualité et l’homosexualité ne constituent pas seulement des types de pratiques sexuelles, mais un ensemble
de significations et de contraintes normatives dont le caractère situé reste impensé. L’approche constructionniste de
l’homosexualité en sciences sociales et en histoire, radicalisée à partir des années 1990 par la théorie queer, n’a eu de
cesse de mettre au jour ce cadre invisible, notamment grâce à la multiplication des travaux réalisés aux États-Unis.
Hier encore, le terme "queer" était majoritairement perçu de façon péjorative. Aujourd'hui, il existe des enseignements
dispensés dans les universités américaines spécifiquement consacrés à l'esprit "queer" qui connaît un essor notable.
En effet, aux États-Unis, le "Queer Movement" se revendique comme un mouvement politique qui a pour but de combattre
l'hégémonie de l’hétéropatriarcat, légitimant ainsi le combat féministe, pour proposer une vision alternative au modèle
matérialiste dominant. Dès lors, comment et quand, ce concept a été convoqué pour regrouper les individus échappant à la
normalité sexuelle bipartite ? Pour saisir pleinement la représentation "queer" , il faut remonter à la fin du XVIème siècle,
à la première utilisation connue du mot. À l’époque, "queer" était utilisé pour décrire un état étrange et irrégulier. De nos
jours, le discours scientifique, la théorie libérale, les différentes écoles de représentativité démocratique promeuvent
l’individu au détriment du sujet, qui se trouve emporté vers des terres inconnues quant aux modes de consommation, de
sexualité et de rapport à l’autre. Le corps, ses représentations, son usage est bien entendu central dans cette mutation
puisqu’il est le lieu de la jouissance. Voilà deux thématiques à la fois centrales et problématiques des théories "queers".
Le mouvement "queer" se situe dans cette translation qui va d’une modernité dépassée vers des lendemains vertigineux.
Le mouvement et la mutation sont des signifiants utilisés par les théoriciennes du "queer", pour parler des êtres "queerisés",
faisant du même geste de ces sujets les incarnations paradigmatiques de ce monde sans garantie d’aucun autre.
Rappelons que la contestation à l'encontre d'un féminisme hétérocentré et la réappropriation des textes de Monique Wittig
en relation avec la critique de l’hétérosexualité comme système social et la politique lesbienne versus la politique féminine
a occupé bon nombre de séminaires de l’association queer "Le Zoo". "Queer" est à l'origine un sobriquet nord-américain,
qui vient nommer l’autre dans son étrangeté, sa bizarrerie. Étymologiquement, ce signifiant renvoie à un travers, s’opposant
dans la langue anglaise moderne à "straight", c'est à dire hétérosexuel dans le champ de la sexualité. Il est en usage depuis
le XXème siècle pour désigner les sexualités de travers, traduisibles en français par inverti ou homosexuel. Des groupes
de lesbiennes n’appartenant pas au monde homosexuel nord américain intégré par sa lutte dès les années 1970-1980, ont
fait de cette insulte un étendard et se sont autoproclamées "queers" pour marquer leur volonté de non-intégration dans la
marche au pas de la norme hétérosexuelle et "middle class." Ce marqueur identitaire, peu à peu détourné de sa valeur
d’insulte, fut mis sur la selle de la théorie par Teresa de Laurentis en 1991. Aujourd’hui, il déborde les termes stricts de
l’homosexualité pour désigner au-delà toute pratique transgressant les classifications en vigueur, les représentations
traditionnelles. Les transsexuel(le)s, les travesti(e)s hétérosexuel(le)s, les bisexuel(le)s, les sadomasochistes sont autant
pris en compte que les lesbiennes et les gays. Ces catégories sont à la fois contestées et instrumentalisées. Dans la presse
scientifique, le “queer” dépasse alors la simple étude de l’homosexualité. Il débusque ce qui est “pervers” dans les textes,
il étudie les stratégies par lesquelles les œuvres subvertissent les catégorisations sexuelles et le système de genre.
Observons la circonspection des fondateurs du mouvement "queer" à l'encontre du concept lui-même, dont ils soulignent,
qu’il revêt la forme d’un corps normatif hiérarchisé. L'universitaire américaine Teresa de Lauretis l'assimile à un concept
conceptuellement abstrait. Le fondement du mouvement "queer", c’est la désarticulation du sexe, du genre, et partant du
corps et de la jouissance sexuelle tels que l’un et l’autre sont normalisés, aucun de ces sujets n’étant naturel ou biologique.
Le sexe et le genre, basés sur le binaire masculin/féminin sont fictions, constructions d’un discours dominant marqué de
son hétérosexualité. Le sujet lui-même est fictif et il s’agira de détruire tout essentialisme déclaré ou caché dans les modes
de le penser. Malgré leurs écarts, les théoriciennes du "queer", car ce sont en majorité des femmes, se réfèrent toutes à
Foucault, et, en particulier, à son "Histoire de la sexualité." le pouvoir réprime mais fait tout aussi bien exister. Quant à la
sexualité, loin d’être absente, elle y est au contraire centrale. L’examen de conscience et la confession catholiques, puis
un véritable corpus pseudo-scientifique s’en sont emparés depuis le XVIIème siècle et la sexualité devint le critère
fondamental de l'identité du sujet. Dans cette élaboration discursive, l’homosexualité reçut de nouvelles définitions, le savoir
ayant un effet performatif, c’est-à-dire qu’il vient marquer au fer la sexuation et les modes de jouissance. Pour Foucault,
le sexe n'est une construction théorique, une "unité fictive et totalitaire" et un faux principe causal, dont il fait la généalogie.
La génitalité et l'inversion sexuelle possédant un passé, les concepteurs du "queer", se sont revendiqués du discours
foucaldien pour analyser les normativités "hétérosexuelle, "lesbienne", "homosexuelle", "bisexuelle" ou "pansexuelle."
Cette vision réduit l’hétérogénéité des terrains "queer" et les tensions conceptuelles qui animent ce mouvement, alors
même qu’il serait pertinent de parler du "queer" et des théories "queer", comme phénoménologie. Par cette excessive
simplification, le queer cesse de fonctionner comme une question dérangeante et devient une réponse réconfortante, un
alibi pour les uns, un exercice mécanique et réflexe de déconstruction pour les autres. Les premiers chercheront, grâce
à un concept particulièrement plastique, à prouver leur intérêt pour des questions qu’ils se gardent bien de penser par
ailleurs. Par l’emploi de quelques citations, ils montreront que la dimension sexuelle a bien été prise en compte dans
leurs recherches, sans pour autant endosser le coût d’une référence plus explicite à l’homosexualité, à la transsexualité
ou au féminisme. La "théorie queer" a même servi de blanc-seing à ceux-là mêmes qui s’étaient opposés aux études
féministes et LGBT (lesbiennes, gays, bi et transsexuelles) en France. Le genre étant performatif et le sexe construit,
la théorie "queer" apporterait dès lors la preuve que les tenants des études identitaires s’étaient largement fourvoyés.
Face à une telle argumentation, la technique opposée, fondée sur un principe de désarticulation identitaire, sous la forme
de la prouesse ou de la sémantique, apparaît également illusoire et vide de tout sens. "Queeriser" c’est déjà capituler.
Se départir virtuellement du monde en prétendant être en même temps dehors et challenger, plutôt que d’interroger sur
les balancements et interconnexions de ces deux concepts. Les études sur les femmes, le genre et les homosexualités,
car elles tendent à mettre en lumière le rôle de la sexualité dans l’incorporation de l’identité nationale, ont longtemps
cristallisé les peurs d’une société française en pleine crise économique, soucieuse de refonder son contrat social autour
d’un nouveau totem, la république. Ainsi, toute déconstruction du missel universitaire contrevenait ainsi à la prétention
monopolistique de l’État à socialiser ses citoyens par la célébration de références culturelles communes. La situation de
Monique Wittig est, à cet égard, emblématique. Co-fondatrice du Mouvement de libération des femmes, puis animatrice
du groupe "Les gouines rouges" qui se détache du "Front homosexuel d’action révolutionnaire" (FHAR), trop androcentré,
elle quitte la France pour les États-Unis en 1976 et devient professeure à Tucson. L’importation des théories "queer" en
France s’inscrit tout d’abord dans un souci de résistance à la nationalisation des réflexions sur les sexes et les sexualités
et une mise en évidence de l’assignation, par le système de genre, à une nature humaine "naturelle", infra-politique.
Dans la littérature lesbienne, Monique Wittig est le phare du concept "queer" grâce à son ouvrage "Le corps lesbien",
également pour ses trois études théoriques, collectées sous le titre, "La pensée straight". Pour Wittig, ce qui est essentiel,
c’est l’élimination totale et sans appel de tout idéalisme pour appréhender la sexualité. La sexuation serait une catégorie,
imposée par le système hétérosexuel dominant, mais en aucun cas une ontologie fondée sur le biologique ou la nature.
Elle s’écarte dès lors du féminisme traditionnel des années 1970-1980 qui promeut un féminisme de la différence. Elle
rejette toute idée de "La femme", mais pour autant, elle critique Lacan et le structuralisme avec lui, pour leur non-prise en
compte de la dimension de l’histoire et, pense-t-elle, des conflits de classes et d’intérêts. Pour elle, "il n’y a pas d’être
homme ou d’être-homme. "Homme" et "femme" sont des concepts d’opposition, des concepts politiques. Si nous,
lesbiennes, homosexuels, nous continuons à nous dire, à nous concevoir comme des femmes, des hommes, nous
contribuons au maintien de l’hétérosexualité." Les genres masculin et féminin sont présumés exprimant la naturalité des
mâles et femelles et celui qui ne respecte pas cette répartition agit comme un dévoilement fécond de la limite inhérente
à cette imposition. L’apparence du sexe serait réalisée par une astuce du langage et du discours qui amène au genre.
Dénonciation du bipartisme normatif malgré la multiplicité des sexes et de leur fondamentale liberté à s'affirmer. L'arbre
ne cacherait-il pas la forêt ? À force de vouloir étiqueter les comportements, ne prend-on pas le risque de restreindre leur
liberté ? Ce sont ces oscillations elles-mêmes entre masculin et féminin qui amènent le trouble dans le genre. Notons là
que pour ce qu’il en est du rapport d’un sexe à l’autre, le binaire est exclu pour la psychanalyse, puisque la dissymétrie
entre les sexes est radicale. Relevons aussi que les vacillements de l’hystérique quant à ses identifications sexuées sont
bien connues depuis Freud. Quant à la question du "phallus" comme organisateur des jouissances et comme orientant
le langage, les critiques de la psychanalyse vont bon train. En général est faite une continuité entre phallus et pénis, le
"phallus" n’étant érigé en trait différenciateur que par un discours mâle dominant et hétérocentré auquel la psychanalyse
participe. Seul le pouvoir des mots fait choix du "pénis" pour le transformer en "phallus", car seul le langage peut nommer
et faire de la différence dans ce que nous pourrions appeler le réel de l’organisme. S’agit-il alors de mettre en place un
autre "phallus", un "phallus-queer" qui orienterait langage et jouissance différemment, de façon non hétéro-phallocentrée ?
Ou bien le langage peut-il se passer d’un signifiant-maître qui vienne le lester ? L'identité est fluctuante, floue, instable,
dépend d’idéaux, elle est imaginaire et imaginative. Nous savons aussi que le choix d’objet est orienté par le discours,
pensons à l’algama grecque si chère à Foucault et un peu moins aux "queers." Se fait jour la limite des théories "queers"
qui, en dénaturalisant avec raison le sujet, le réfutent malheureusement dans le même mouvement. Elles réfutent ce lieu
d’un savoir insu, lieu qui résiste à tout discours normalisant. À cet égard, tout sujet est fondamentalement "queer", bancal,
pervers, cherchant en vain dans le partenaire un objet a-sexué. Aucun mur ne résiste au désir d'évasion des "hommes."
L'individu "queer" s'accomplirait dans un monde imaginaire sous une identité inattendue, reconnue par un état extrémiste,
luttant contre le bipartisme de genre sexuel. L'évocation traditionnelle du pénis, comme condensateur de jouissance pour
les hommes, la plus difficile nomination de l’organe jouissant pour les femmes depuis le XVIIème siècle, pour in fine faire
du clitoris l’organe du plaisir féminin, délimitent des jouissances permises sur le corps tout en excluant certains autres
organes. Les organes sexuels en tant que tels n’existent pas pour les théories "queers", mais sont produits par un
mécanisme discursif de nomination. Ainsi en va-t-il de l’anus qui est le grand absent de la jouissance. Organe appartenant
à tout humain, qui ne vient donc marquer aucune différence entre les sexes, il ne fut jamais nommé comme lieu du plaisir,
mais pourtant, il faut bien dire que cela fut découvert par beaucoup d’humains, avant toute citation "queer", et Freud avait
déjà remarqué, que, même à l’âge adulte, le névrosé obsessionnel avait une jouissance anale, pour autant d’inclure la
métonymie dans la matérialité même de la jouissance, l’argent en place de l’excrément. Ainsi, le "queer" expliquerait ces
jouissances vagabondes, donc ayant échappé au refoulement par "la faille constitutive de l’hétérosexualité", puisque la
norme hétérosexuelle vise à une naturalité sexuelle qui n’existe pas, elle serait donc toujours à même de se fissurer.
Cette vision kafkaïenne selon laquelle l'éros allierait organe et plaisir qui cheminerait fortuitement par un sujet autonome,
est celle de Wittig, dans son enjoué poème, "Le corps lesbien." "Ma délectable, ma langue humecte l’hélix de ton oreille
se glissant tout autour avec délicatesse, ma langue s’introduit dans le pavillon, elle touche l’anthélix, mes dents cherchent
le lobe, elles commencent à le broyer, ma langue s’immisce dans ton oreille. Je t’emplis de salive." Mais sont nommées
dans ce travail, des parties du corps dont la jouissance est à jamais inaccessible à tout savoir jouissance follement
schizophrène. Wittig met sans doute là en poésie ce que pourrait être une jouissance non phallique. Le monde qu’est le
corps de l’amante devient alors anamorphique, pris dans d’extrêmes mutations. Mais il s’agit là sans doute de jouissance
d’écriture et non de jouissance de corps. Finalement, L’histoire se répète. L’identité de l’homosexuel comme celle de la
femme et celle de l’hétérosexuel entendue comme un sujet stable et cohérent est synonyme de régulation de relations de
genres stables et rapprochée de la matrice hétérocentrée. De possible base qu’elle était pour établir une continuité entre
homosexuels et lesbiennes ou bien homosexuelles, lesbiennes, bi et transgenres, l’identité homosexuelle est devenue une
source normative pour les autres minorités qui convoquent le mouvement "queer". Finalement, à chacun son genre.
Bibliographie et références:
- Bruno Laprade, "Réception du mouvement queer"
- Teresa de Lauretis, "Théorie queer et cultures populaires"
- Emmanuelle Coster, "Une esthétique queer"
- Léo Thiers-Vidal, "Rupture queer"
- Marie-Hélène Bourcier, "Queer Zones"
- Monique Wittig, "La pensée straight"
- Patrick Cardon, "La recette du queer"
- François Cusset, "Le mouvement queer"
- Judith Butler, "Marché au sexe"
- Georges-Claude Guilbert, "Un garçon ou une fille ?"
- Michael Lucey, Les ratés de la famille"
- Lionel Labosse, "Altersexualité"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes: littérature
10 personnes aiment ça.
Axelletrx
Merci pour cette plus que agréable lecture !
J'aime 26/08/21
Méridienne d'un soir
Bonjour et merci à vous, @Axelletrx. Belle journée à vous. 1f607.png
J'aime 26/08/21
Axelletrx
Merci Madame.A Vous aussi une magnifique journée 🙏
J'aime 26/08/21