Méridienne d'un soir
par le 14/10/23
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"Seule la mort est gratis, et encore, elle vous coûte la vie. Une des conditions fondamentales de l'amour est de se sentir valorisé parce qu'un autre vous place au premier rang de ses aspirations. Dans l'interprétation d'une œuvre musicale il y a un point où s'arrête la précision, et où commence l'imprécision de la véritable création. L'attrait essentiel de l'art réside, pour la plupart, dans la reconnaissance de quelque chose qu'ils s'imaginent comprendre". Cette femme qui nous toise, impériale et distante, a reçu le Prix Nobel en 2004 pour une œuvre d'une rare violence. Violence faite à la langue, violence imposée aux lecteurs, infligée à elle-même. De ce rôle d'imprécatrice, de cette image hautaine, elle souffre, fatiguée d'assumer sans répit la tâche de rappeler à l'Autriche sa tache originelle, son passé nazi enseveli, jamais liquidé. Elle est née le vingt octobre 1946 à Mürzzuschlag, en Styrie, dans les montagnes où se jouent son maître-livre, "Enfants des morts", et plusieurs de ses livres. Mais elle a grandi à Vienne, dans un cocon familial, terreau à schizophrénie. Une mère, bourgeoise, catholique, qui abuse de son pouvoir. Un père juif, opposant au nazisme, engagé à gauche, détruit par la guerre. Les deux sombreront dans la folie, lui très tôt, désertant la place, elle à la fin d'une longue tyrannie, à quatre-vingt-dix-sept ans. "Et c'est peut-être cette même folie que je côtoie dans mon écriture. Je parviens tout juste à me maintenir au bord, j'ai toujours un pied qui dérape dans l'abîme". Entre les deux, une petite fille destinée à être une grande musicienne, soumise à un dressage inhumain, privée d'enfance, qui se "claque" la tête contre les murs, formée "à l'école de la destruction". À dix-huit ans, une crise d'angoisse l'enferme dans sa chambre, agoraphobe, durant une année. Elle la passe à lire, la poésie américaine mais aussi des romans de gare, de la littérature trash, et à regarder des séries à la télévision "de manière presque scientifique", matériau dont elle saura tirer par la suite des effets d'écriture, particulièrement dans "Les Amantes", où l'on voit deux filles se faire engrosser pour se trouver un mari. C'est dans cette réclusion que la jeune femme commence à écrire. Des poèmes érotiques qui ont pour fonction de sublimer une libido écrasée. Dans "La Pianiste", son texte le plus autobiographique, on voit à l'œuvre les ravages d'une éducation mortifère. C'est son roman le plus connu, à cause du film de Michael Haneke (2001). Mais la poésie n'est pas sa voix. "Je ne suis pas quelqu'un de la réduction", reconnaît-elle. Il faut "que ça fuse dans tous les sens". Dans les années 1970, elle pratique alors le cut up, l'écriture aléatoire. Bouillonnante et révoltée, c'est à ce moment aussi qu'elle s'engage politiquement. "Pour bien s'y prendre avec les femmes, il faut connaître le secret. Il n'est pas absolument nécessaire d'être médecin pour éventrer les gens, mais il est préférable de l'être si l'on veut dénicher le serpent logé dans le ventre, ce vilain serpent qui nous a jadis induit en tentation". Elle s'engage en politique contre sa mère qui honnit la "racaille de gauche". Surtout par fidélité envers le père qui abdiqua toute autorité paternelle sauf pour imposer la manifestation du premier Mai. Elle entre même au Parti communiste, pour y rester jusqu'en 1991. Ce qu'aujourd'hui elle considère avec étonnement sans rien renier: "Je n'ai rien perdu de mon anticapitalisme, de ma haine de la destruction et de l'injustice sociale engendrée par un tel système". Ce qu'elle a perdu, en revanche, c'est l'illusion que l'art peut changer les choses. Pourtant, comme tant d'écrivains autrichiens, elle ne cesse de rappeler à son pays son allégeance au nazisme, la complaisance envers les anciens membres du Parti, l'amnésie générale. Le retour de Kurt Waldheim à la présidence en 1986, puis, la montée au pouvoir de Jörg Haider, l'antisémitisme renaissant poussent Elfriede Jelinek à se radicaliser.

 

"Erika ne sent rien et n’a jamais rien senti. Elle est aussi insensible que du carton goudronné sous la pluie"."Mais je tiens à dire que ma conscience juive n'a rien à voir avec le judaïsme ou la religion juive". Dans les années 1980, sa pièce "Burgtheater" fait scandale. En 2000, à Salzbourg, une affiche qui la représente est lacérée puis retirée. C'est alors elle-même qui se retire, interdisant que ses pièces soient jouées dans son pays, "par hygiène personnelle". "Je suis la caution de l'opposition aux nazis, aux néonazis, à la droite, au fascisme clérical, mais de ma démarche esthétique, il n'est jamais question", se plaint-elle. "Il est au fond arrivé un peu la même chose avec Thomas Bernhard", ajoute-t-elle. De cet auteur auquel on la renvoie souvent, elle perçoit avant tout "l'incroyable musicalité" alors qu'elle-même travaille les dissonances, la destruction de la musique qui a failli la détruire. Son modèle à elle, aux antipodes de son esthétique, c'est Robert Walser, "aussi bas que les fleurs", dont elle scelle toujours une phrase dans ses livres. Quant à elle, cataloguée comme politique et féministe, elle se voudrait "un auteur méditatif". D'abord effrayée par le poids du Prix Nobel, perçu comme un hommage à toutes les femmes, elle a fini par le recevoir comme une reconnaissance de son travail d'écriture. Dans son discours de Stockholm, intitulé "À l'écart", il n'est question que de la langue, cette entité qui est "la gardienne de sa prison", dont elle semble être coupée. "Je suis le père de ma langue maternelle". "L'art et l'ordre, parents ennemis. En sport la camaraderie s'arrête là où l'autre risque de vous gagner de vitesse". Cette phrase énigmatique renvoie à la défection du père mais aussi à l'impossibilité d'utiliser innocemment un langage souillé à jamais par tout ce qu'il a dû "cracher". Cet instrument, qu'elle compare aussi à "un chien en laisse qui tire celui qui le tient", elle le tord et le triture, le plie aux "assonances, variations, amalgames" jusqu'à ce que quelque chose s'écrive "qui relève aussi en partie de l'inconscient". Elfriede Jelinek se situe dans une esthétique du choc et de la lutte. Sa prose trouve, de manière exhaustive, différentes manières d’exprimer l’obsession et la névrose et vitupère à l'extrême jusqu'à l'absurde contre la phallocratie, les rapports de forces socio-politiques et leurs répercussions sur les comportements sentimentaux et sexuels. La rhétorique pornographique, exclusivement masculine, est déconstruite et dénoncée et le pacte inconscient qui consiste alors à voir le triomphe de l’homme sur la femme, analysé et fustigé. La décision de l’Académie suédoise pour l'année 2004 est inattendue. Elle provoque alors une controverse au sein des milieux littéraires. Certains dénoncent la haine redondante et le ressentiment fastidieux des textes de Jelinek ainsi que l’extrême noirceur, à la limite de la caricature, des situations dépeintes. D'autres y voient la juste reconnaissance d’un grand écrivain qui convoque la puissance incantatoire du langage littéraire pour trouver une manière neuve et dérangeante d’exprimer le délire, le ressassement et l’aliénation, conditionnés par la culture de masse et la morale régnante. La polémique atteint également les jurés du prix Nobel. En octobre 2005, Knut Ahnlund démissionne alors de l'Académie suédoise en protestation de ce choix qu’il juge "indigne de la réputation du prix". Il qualifie l’œuvre de l’auteur de "fouillis anarchique" et de "pornographie", "plaqués sur un fond de haine obsessionnelle et d’égocentrisme". Après l'attribution du prix, Elfriede Jelinek dit profiter de l'argent de la récompense afin de vivre plus confortablement et arrêter les traductions auxquelles elle est astreinte pour subvenir à ses besoins. La femme de lettres n’en est pas pour autant rentrée dans le rang. Malgré son statut de grande dame de la littérature de langue allemande, elle garde et mérite, en Autriche, sa sulfureuse réputation de "pétroleuse". Elfriede Jelinek s’insère dans la tradition des grands polémistes, misanthropes et grands satiristes viennois tels que Karl Kraus, Kurt Tucholsky ou Thomas Bernhard. La vigueur de sa pensée et l’originalité formelle de ses œuvres en font malgré tout l’auteur majeur de sa génération.

 

"Les applaudissements sont encore plus forts qu'avant l'entracte, car tous sont soulagés que ce soit fini. La mère dit qu'elle a sur le bout de la langue la citation latine de ce qu'elle vient de mentionner, qu'on apprend pour la vie et non pour l'école. Elle possède un réservoir de proverbes et de maximes". Elfriede Jelinek est née le vingt octobre 1946, à Mürzzuschlag dans la province de Styrie en Autriche. Après des études musicales au Conservatoire de musique de Vienne, elle étudia le théâtre et les beaux-arts à l’université de Vienne. C’est en 1968 qu’elle composa ses premiers poèmes. Son père décéda en 1969 dans une clinique psychiatrique. Le parcours de son père, chimiste, qui avait pu échapper à la déportation et fut enrôlé pour le travail forcé, a profondément marqué l’écrivain: "Mais qui suis-je ? La vengeresse ridicule de mon père accrochée au passé comme une mouche dans l’ambre jaune". Comme cela est le cas pour beaucoup d’écrivains de deuxième génération, le traitement littéraire du traumatisme n’est assurément pas un aspect mineur de son œuvre. C’est à ce titre qu’il doit être pris en compte. En 1969, engagée dans les mouvements estudiantins, elle participa aux discussions littéraires de la fameuse revue "Manuskripte". Elle était proche du groupe de Vienne, écrivains inspirés par le dadaïsme, la littérature baroque, le surréalisme, la philosophie de Wittgenstein et la littérature expérimentale. Les années 1970 furent consacrées à l’écriture de pièces radiophoniques, de traductions et de scénarios. En 1975, "Les Amantes", "Die Liebhaberinnen", son premier roman, célébrait un nouveau féminisme. Apprécié par le grand public et couronné de nombreux prix, il souleva néanmoins de vives polémiques. Son auteur, cynique et sans cœur, se désolidarisait de ses protagonistes féminines. Puis vint le premier scandale, en 1983, lors de l’avant-première de "Burgtheater". Dans cette pièce dont le titre est le nom du prestigieux théâtre national viennois, Jelinek s’attaquait à l’implication dans l’appareil de propagande nazi des artistes, comme Paula Wessly, l’une des comédiennes les plus populaires en Autriche. La presse, choquée que la vérité sur l’icône du théâtre viennois eût vu le jour, fit de Jelinek une Nestbeschmutzerin, celle qui souille son nid. Jelinek interdit alors donc la représentation de "Burgtheater" en Autriche qui n’y fut jouée que vingt ans plus tard. La femme de lettres démontra toute sa ténacité. "Il n'y comprendra rien, sera anéanti, et par la suite laissera sa fille en paix. Dans la famille de la mère, la culture est une tradition, elle n'est jamais laissée à l'initiative personnelle, étant trop précieuse pour cela. La savoir, le voilà le plus précieux des biens". Lors de la parution de "La Pianiste" en 1983, l’auteur fut alors insultée et en 1989, avec "Lust", elle s’attira la foudre de la presse. En 1995, suite à une campagne de diffamation déclenchée contre Elfriede Jelinek par le parti autrichien d’extrême droite, le FPÖ, l’écrivain refusa alors que ses pièces soient jouées dans les théâtres nationaux. En février 2000, après l’entrée dans la coalition gouvernementale de membres du FPÖ, parti autrichien d’extrême droite, Elfriede Jelinek interdit, une nouvelle fois, la représentation de ses pièces. En dépit de ses nombreux détracteurs, son œuvre fut couronnée par de nombreux prix prestigieux, dont le prix Nobel en 2004. Ce fut l’occasion d’un nouveau scandale, provoqué par Knut Ahnlund, membre de l’Académie suédoise, qui quitta définitivement son siège et fut rejoint dans un concert de critiques moralisatrices par le Vatican. Le portrait que brosse alors la presse autrichienne et étrangère de l’écrivain oscille entre pornographie et prix Nobel. Avant cette consécration, qui fut loin de faire l’unanimité, Elfriede Jelinek, qui fut pendant des décennies la tête de turc de la presse populaire en Autriche, s’est peu à peu retirée de la sphère publique. Le rapide cadre imparti ici ne suffirait pas à énumérer les scandales qui éclatèrent à propos de ses œuvres.

 

"Souvent la mère est prise d’inquiétude, car tout possédant doit apprendre d’abord, et il l’apprend dans la douleur, que la confiance c’est bien, mais le contrôle c’est mieux". Les œuvres de Jelinek sont lues dans différentes perspectives: littérature féminine, démythification, recherche sur la langue, études de la mise en scène de ses textes très souvent adaptés, critique de l’Autriche et du mensonge qui a permis de consolider une identité nationale très ébranlée après 1945 et après son occupation pendant dix ans par l’Union soviétique, critique de la société de consommation, réflexion sur l’oppression, sur la nature dans la littérature. Dans son entreprise de déconstruction, c’est à la langue que Elfriede Jelinek s’attaque d’abord avec la virtuosité de musicienne qui est la sienne. Jelinek, musicienne pendant toute sa jeunesse, devient compositeur quand elle prend la plume. Elle-même y fait allusion lorsqu’elle fait apparaître de façon récurrente des noms de compositeurs et des citations de leurs œuvres, par exemple: "La Belle Meunière" de Franz Schubert dans "Dans les Alpes", les trios de Haydn et une sonate d’Alban Berg dans "Les Exclus", et Clara et Robert Schuman, protagonistes de "Clara S". Elfriede Jelinek livre sans retenue ce qui la taraude, la terre allemande est de la cendre. "Ce qui vient de vous est toujours un facteur de risque, mieux vaut l'éliminer. Par ailleurs elle n'aimerait pas voir ces deux-là disparaître sans surveillance dans la chambre de jeune fille d'Anna aménagée par ses soins". Et au fil des années, la complexité des textes de Jelinek s’accentue, l’intertextualité devient presque inextricable. L’illisibilité des textes, dissonance assourdissante plus qu’harmonie musicale, semble pourtant accoucher d’un motif qui parcourt l’ensemble de son œuvre. Au cœur de celle-ci git un corps torturé. Ainsi dans le village de Rechnitz, le devenir des cadavres des déportés juifs reste mystérieux car la fosse commune, où ils sont susceptibles d’avoir été ensevelis, reste introuvable. D’une part leurs corps, portant les stigmates de la torture et de la mort, d’autre part l’impunité des bourreaux semblent vouloir obstruer l’espace de notre compréhension. L’incompréhension éprouvée face à de tels événements entraîne l’impossibilité de partager, mentalement, la motivation des bourreaux et de s’identifier au sort des victimes, donc, d’une certaine manière, de le partager. Ainsi le corps mutilé et assassiné barre la voie au partage de l’expérience. Et c’est assurément cet aspect des écrits de Jelinek qui établit un lien direct avec la mémoire de la Shoah. Ce motif du corps est déjà présent en 1975 dans son premier roman "Les Amantes" ("Die Liebhaberinnen"). En 1989, dans "Lust", la sexualité est traitée comme le lieu de la dominance masculine dans lequel le corps féminin, dont le désir est nié, n’est qu’un objet offert aux coups et la femme, "das Nichts", le rien. Plus que de sexualité, il s’agit ici de la négation de la personne, de la réification du corps et de l’usage qui en est fait, bafouant toutes les valeurs relatives au respect de l’autre. Le corps est maltraité et une voix semble commenter son propre accablement. Le corps chez Jelinek est tout entier livré à la violence qui lui est infligée. Les personnages, dénués de psychologie, s’appellent souvent homme, femme et ne sont là que pour subir les coups qui s’abattent sur leur corps sans visage.

 

"Aujourd'hui, un jeune homme sorti d'on ne sait où prend la place de cette mère qui a pourtant fait ses preuves et qui, froissée et délaissée, se voit reléguée à l'arrière-garde. Les courroies de transmission mère-fille se tendent, tirant Erika en arrière. Quel supplice de savoir sa mère obligée de marcher toute seule derrière". L'œuvre d'Elfriede Jelinek n’est scandaleuse que dans la mesure où le geste de la déconstruction, qui n’est ni théorie ni code ni règle, ne se soumet pas, il fait acte de résistance en opposant à l’essence, à la solidité de l’Être, la survivance du reste. En ce sens, le scandale est entier, non que l’auteur soit masochiste, sadique ou qu’elle flirte avec l’obscénité, mais parce que, dans son économie, son œuvre se fait tabou. Ce faisant, elle se réclame d’une appartenance indéfectible à l’après-Shoah, non pas d’un point de vue chronologique mais comme puissance qui surgit contre ce qui fut, advint et donc ne "cessera d’advenir". Pourtant, contre toute apparence et pour la raison énoncée précédemment, l’œuvre de Jelinek, en tant que telle, ne se réduit ni au sombre désespoir ni à la présupposée morbidité qu’elle affiche. Sa prolificité, ses débordements, sa fureur de dire sont l’expression d’une liberté que l’écrivain s’autorise. Si les textes de Jelinek sont illisibles, quand ils sont lus noir sur blanc, ils prennent vie, en revanche, quand ils sont proférés sur une scène de théâtre. Théâtre en tant que geste contre la mimesis qui n’est donc jamais la représentation de la vie. On en voudra pour preuve l’assertion d’Elfriede Jelinek: "Je ne veux pas de théâtre où les comédiens doivent dire ce que personne ne dit". Son théâtre qui est, comme la vie elle-même dans ce qu’elle a d’irreprésentable. Elfriede Jelinek a obtenu plusieurs récompenses de premier ordre dont le prix Heinrich Böll 1986, le prix Georg-Büchner 1998 et enfin le prix Heinrich Heine 2002 pour sa contribution aux lettres germanophones. Puis elle se voit attribuer, en 2004, le prix Nobel de littérature pour "le flot de voix et de contre-voix dans ses romans et ses drames qui dévoilent ainsi avec une exceptionnelle passion langagière l’absurdité et le pouvoir autoritaire des clichés sociaux", selon l'explication de l'Académie suédoise. Bien qu'Elias Canetti fût distingué comme auteur autrichien en 1981, Jelinek devient cependant le premier écrivain de nationalité autrichienne à être honoré par le comité de Stockholm. Elle se demande pourquoi Peter Handke n'a pas été couronné à sa place. "Qu'elle l'ait proposé d'elle-même n'arrange rien, bien au contraire. Si M. Klemmer n'était pas en apparence indispensable, Erika pourrait marcher tranquillement à côté de sa mère. Ensemble elles pourraient ruminer ce qu'elles viennent de vivre, tout en se repaissant de quelques bonbons".

 

"La douleur n'est que la conséquence de la volonté de plaisir, de la volonté de détruire, d'anéantir, et dans sa forme suprême, c'est une sorte de plaisir". Elle accepte ensuite le prix comme une reconnaissance de son travail. "Je n’irai certainement pas à Stockholm. La directrice de la maison d’édition Rowohlt Theater acceptera le prix pour moi. Bien sûr, en Autriche, on tentera d’exploiter l’honneur qui m’est fait, mais il faut rejeter cette publicité. Malheureusement, je vais devoir écarter la foule d’importuns que mon prix va attirer. En ce moment, je suis incapable d’abandonner ma vie solitaire". Elle dit une nouvelle fois qu’elle refuse que cette récompense soit "une fleur à la boutonnière de l’Autriche". Pour la cérémonie de remise de prix, elle adresse alors à l’Académie suédoise et la Fondation Nobel une simple vidéo de remerciements. À l'annonce de la nouvelle, la République autrichienne se partage alors entre joie et réprobation. À l'international et notamment en France, les réactions sont contrastées. La comédienne Isabelle Huppert, lauréate de deux Prix d'interprétation à Cannes dont un pour "La Pianiste", déclare: "En général, un prix peut récompenser l'audace, mais là, le choix est plus qu'audacieux. Car la brutalité, la violence, la puissance de l'écriture de Jelinek ont souvent été mal comprises. En lisant et relisant "La Pianiste", ce qui ressort, c'est finalement beaucoup plus l'impression d'être face à un grand écrivain classique". Sensible à l'expérimentation, l'œuvre d'Elfriede Jelinek joue ainsi sur plusieurs niveaux de lecture et de construction. Proche de l'avant-garde, elle emprunte à l'expressionnisme, au dada et au surréalisme. Elle mêle diverses formes d'écriture et multiplie les citations disparates, des grands philosophes aux tragédies grecques, en passant par le polar, le cinéma, les romans à l'eau de rose et les feuilletons populaires. L'écrivain affirme se sentir proche de Stephen King pour sa noirceur, sa caractérisation des personnages et la justesse de son étude sociale. Le langage de l'auteur combine déluge verbal, délire, métaphores aiguisées, jugements universels, distance critique, forme dialectique et fort esprit d'analyse. L'écrivain n'hésite pas à utiliser la violence, l'outrance, la caricature et les formules provocantes bien qu'elle refuse de passer pour une provocatrice. Elle se situe dans une esthétique du choc et de la lutte. "Avant-goût de la chaleur et du confort douillet qui les attend dans leur salon. Dont personne n'a fait échapper la chaleur. Peut-être arriveront-elles même à temps pour le film de minuit à la télévision. Quel merveilleux final pour une journée si musicale". Sa prose trouve, de manière exhaustive, différentes manières d’exprimer l’obsession et la névrose et vitupère jusqu'à l'absurde contre la phallocratie, les rapports de forces socio-politiques, leurs répercussions sur les comportements sentimentaux et sexuels. Dans "La Pianiste" ("Die Klavierspielerin", 1983), récit quasi-autobiographique, Jelinek dépeint, sous des angles multiples, l'intimité d’une femme sexuellement frustrée, victime de sa position culturelle dominante et d'une mère possessive et étouffante, ressemblant à la sienne. Elle revendique une filiation avec la culture critique de la littérature et la philosophie autrichiennes, de Karl Kraus à Ludwig Wittgenstein, en passant par Fritz Mauthner, qui réfléchit le langage et le met à distance. Elle dit également avoir été influencée par Labiche et Feydeau pour leur humour abrasif et leur étude très subversive de la bourgeoisie du XIXème siècle. Lorsque l'Académie suédoise décerne le prix Nobel à l'allemand Günter Grass en 1999, elle déclare avoir été largement marquée par sa lecture du "Tambour" dont le style a nourri son inspiration littéraire: "Le Tambour a été pour nous, les auteurs qui nous réclamions d'une activité expérimentale, quelque chose d'incontournable. Le début du "Tambour" est l'une des plus grandes ouvertures de roman dans toute l'histoire de la littérature. Peut-être qu'on a voulu honorer avec le Nobel l'auteur politique, mais l'œuvre aurait mérité de l'être depuis déjà longtemps". En réalité, Elfriede Jelinek a élaboré une écriture nourrie de négativité. Nul ne sera surpris, dès lors, de ne pas retrouver chez Jelinek d’éloge de la vieillesse. Quand Jelinek écrit la sénescence, elle ne se plie guère à la réalité ni ne fait d’elle un objet contre lequel il serait bon de se blottir. L’image des cheveux et des jupes est parlante, puisqu’Erika va à un certain moment scalper sa mère tandis que cette dernière ne peut s’empêcher de déchirer les robes de sa fille. Il s’agit d’indices nous révélant à nous, lecteurs, que la réalité passe entre la mère et la fille. La vie à l’écart que mènent Erika Kohut et sa mère permet à Elfriede Jelinek de s’attaquer à la vieillesse comme construction sociale historiquement et culturellement marquée. Par-delà leurs deux figures, c’est une culture entière dont elle dynamite les bases. La vigueur de sa pensée et l’originalité de ses œuvres en font l’auteur majeur de sa génération.

 

 

Bibliographie et références:

 

- Nicole Bary, "Elfriede Jelinek, la déconstruction des mythes"

- Vanessa Besand, "L’œuvre romanesque d’Elfriede Jelinek"

- Thierry Clermont, "Elfriede Jelinek, l'insaisissable"

- Yasmin Hoffmann, "Elfriede Jelinek, une biographie"

- Magali Jourdan, "Qui a peur d’Elfriede Jelinek ?"

- Roland Koberg, "Elfriede Jelinek, un portrait"

- Christine Lecerf, "Elfriede Jelinek, l’entretien"

- Gitta Honegger, "Un Nobel imprévu, Elfriede Jelinek"

- Claire Devarrieux, "Jelinek, la subversion primée à Stockholm"

- Christian Fillitz, "L'Autriche partagée entre joie et réprobation"

- Liza Steiner, "Elfriede Jelinek, anatomie de la pornocratie"

- Gérard Thiériot, "Elfriede Jelinek et le devenir du drame"

- Béatrice Gonzalés-Vangell, "Elfriede Jelinek"

- Klaus Zeyringer, "Dossier Elfriede Jelinek"

 

Bonne lecture à toutes et à tous.

Méridienne d'un soir.

Thèmes: littérature
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⚔Sage⚔
Excellent quoique très difficile à lire , auteure de La Pianiste dont a été tiré le film avec Isabelle Huppert, elle a également écrit un roman sans ponctuation.
J'aime 14/10/23 Edité
⚔Sage⚔
Bonjour Jaynna, Les Amantes, roman sans majuscules et avec une ponctuation réduite aux seuls points.
J'aime 17/10/23
⚔Sage⚔
Pour avoir participé à un atelier d'écriture de ce type (la consigne était une histoire d'un certain nombre de mots débutant par "Et çà aurait pu être pire"1f609.png cela amène à diversifier son vocabulaire en évitant les répétitions , on utilise également plus les mots de liaison car en principe c'est ces mots que l'on utilise à la place des virgules par exemple, pour Elfriede Jelinek les phrases vont peut-être aussi directement aux choses précises car il ne faut pas tellement de précisions elle y écrit des phrases très courtes et concises, il y a peut-être éventuellement un petit côté masochiste à se mettre de telles contraintes d'écriture et si ce qui est dit sur "La Pianiste "est vrai Elfriede doit avoir certains penchants masochistes.
J'aime 17/10/23 Edité
⚔Sage⚔
J'ajouterai que cela amène aussi un travail de la part du lecteur qui devra tout lire pour se faire son idée, mais aussi dans des romans ou le récit va en s'accélérant par exemple les thrillers , les romans noirs, le lecteur ressent cette accélération et est pris dedans.
J'aime 17/10/23