Méridienne d'un soir
par le 27/02/24
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"Je fais certainement de la peinture et de la sculpture et cela depuis toujours, depuis la première fois que j'ai dessiné ou peint, pour mordre sur la réalité, pour me défendre, pour me nourrir, pour grossir, grossir pour mieux me défendre, pour mieux attaquer, pour accrocher, pour avancer le plus possible sur tous les plans, dans toutes les directions, pour me défendre contre la faim, contre le froid, contre la mort, pour être le plus libre possible, le plus libre possible pour tâcher, avec les moyens qui me sont aujourd'hui les plus propres, de mieux voir, de mieux comprendre ce qui m'entoure. On peut comparer le monde à un bloc de cristal aux facettes innombrables. Selon sa structure et sa position, chacun de nous voit certaines facettes. Tout ce qui peut nous passionner, c’est de découvrir un autre tranchant, un nouvel espace". Alberto Giacometti (1901-1966) fait partie des principaux sculpteurs modernes de l'après-guerre, mais fut aussi peintre et dessinateur. On le compte parfois parmi les artistes de l'école de Paris. Personnalité artistique forte, il a traversé avec grâce l'époque surréaliste avant de trouver une voie personnelle tournée vers la forme humaine. Ses silhouettes se singularisent par leur caractère filiforme, voir leur dissolution dans l'espace. Giacometti a travaillé sur la notion d'échelle, primordiale chez lui. Il fut l'un des plus grands du XXème siècle, au même titre que Picasso. Alberto Giacometti est né dans le petit village de Borgonovo dans le canton suisse des Grisons le dix octobre 1901. Il passe ses premières années scolaires dans le village voisin de Stampa. Il a une enfance heureuse. Son père qui est artiste l'initie au travail de peintre. Dans l'atelier, son parrain, le peintre Cuno Amiet lui enseigne les dernières techniques, et les autres membres de sa famille contribuent à son développement artistique en posant pour lui en tant que modèles. Peu de temps avant d'obtenir son diplôme d'étude secondaire, Giacometti abandonne l'école en 1919 pour se consacrer entièrement à l'art. Il est l'aîné de quatre enfants. Son frère Diego nait en 1902, sa sœur Ottilia en 1904, son dernier frère, Bruno, en 1907. Sa première sculpture, exécutée dans les années 1913-14, est un buste de son frère Diego. En 1920 et 1921, Alberto Giacometti voyage en Italie. Il découvre des villes, Venise, Padoue, Rome, Florence et Assise, mais aussi des peintres, Le Tintoret, Giotto et Cimabue, qui le marquent pour le restant de sa vie. C'est lors d'un de ces voyages qu'il fait la connaissance d'un vieil Hollandais qui mourra sous ses yeux. Il dira que cette triste expérience a transformé son rapport au monde, donnant à son art, un caractère très souvent dépouillé, inquiet et onirique, retravaillant sans cesse la forme symbolique du réel. 

 

"Seule la réalité crue est capable de réveiller l'œil, de l'arracher à son rêve solitaire, à sa vision, pour le contraindre à l'acte conscient de voir, au regard". Décidé à rejoindre Paris, il arrive le sept janvier 1922. Il loge dans l'atelier d'Archipenko et fréquente assidument l'atelier d’Antoine Bourdelle avec qui il travaille jusqu'en 1927, à l’Académie de la Grande Chaumière, à Montparnasse. Il vit très seul et visite le Louvre. Il découvre le cubisme, l’art africain et la statuaire grecque et s'en inspire dans ses premières œuvres. Ses sculptures sont en plâtre, parfois peintes ou coulées en bronze, technique qu'il pratiquera jusqu'à la fin de sa vie. Il emménage alors en octobre 1926, au quarante-six, rue Hippolyte-Maindron, dans le quatorzième arrondissement, dans la "caverne-atelier" qu'il ne quittera plus, malgré la petite taille et l'inconfort des lieux. Son frère Diego le rejoint de façon permanente en 1930. Bien que l'essentiel de sa production soit fait à Paris, Giacometti retourne régulièrement en Suisse où il travaille dans l'atelier de son père à Maloja, hameau de Stampa. En 1925-1926, il fréquente Henri Laurens et Jacques Lipchitz. En 1927 et 1928, Giacometti expose ses premières œuvres au Salon des Tuileries. L'artiste obtient ses premiers succès grâce à des oeuvres abstraites: des têtes et des figures aplaties, à la surface lisse, marquées de faibles dépressions qu'il appelle "plaques" ("Femme cuiller", 1926). Il crée des objets qui sont des évocations de violence, de sexe et de mort ("Femme égorgée", 1932). L'artiste se rapproche des surréalistes et expose, à partir de 1930, aux côtés de Joan Miró et Jean Arp, à la galerie "Pierre" avec laquelle il a passé un contrat en 1929. Il rencontre Tristan Tzara, René Crevel, Louis Aragon, André Breton, Salvador Dalí, André Masson. Il adhère officiellement au groupe surréaliste parisien en 1931. Il crée des gravures et des dessins pour illustrer des livres de René Crevel, Tristan Tzara et André Breton. Il se présente tel un sujet en "chantier" permanent, remettant sans cesse en cause son appréhension du réel, apportant sa marque à une épaisseur anthropologique du visible. Sartre, dont Giacometti a exécuté douze portraits, et qui fréquentait son atelier, évoque les dessins préparatoires de ses sculptures. Il ressent les statues de Giacometti comme des "grumeaux d’espace", restes d’une terreur devant un visible qui déclare pourtant renouveler sa visibilité. 

 

"Je n'avance qu'en tournant le dos au but, je ne fais qu'en défaisant. La sculpture est l'interrogation. Le dessin est la base de tout et dans un incendie, entre un Rembrandt et un chat, je sauverais le chat". Avec le groupe surréaliste, il participe d'octobre à novembre 1933 au sixième salon des surindépendants en compagnie de Man Ray, Yves Tanguy, Salvador Dali, Max Ernst, Victor Brauner, Joan Miró, Vassily Kandinsky, Jean Arp et Meret Oppenheim. C'est au cours de ce salon qu'il présente son œuvre "L'oiseau silence". L'inquiétude, l'incertitude, la violence sont les caractéristiques des sculptures de cette époque: "Cube", "Femme qui marche", "Femme couchée qui rêve", "Femme égorgée", "Cage", "Fleuren danger", "Objet désagréable à jeter", "Table", "Tête crâne", "Pointe à l'œil", "Le palais à quatre heures du matin". La plupart de ses œuvres de jeunesse ou surréalistes sont connues par leur édition en bronze faite dans les dix dernières années de la vie de l'artiste. Il expose aux galeries Pierre Loeb et Georges Petit. Sa première exposition personnelle a lieu en mai 1932 à la galerie Pierre Colle. Son père, Giovanni Giacometti, décède le vingt-cinq juin 1933 à Glion, près de Montreux en Suisse. Accablé de chagrin, Alberto ne peut conduire les funérailles. L'année suivante il organisera une grande exposition en souvenir de son père. Dès 1939, les figures sculptées deviennent très petites. En décembre 1941, il quitte Paris pour Genève. Parti rendre visite à sa mère, Annetta, il ne peut pas rentrer en France, les allemands ayant supprimé les visas. Diego surveillera l'atelier pendant son absence. En septembre 1945, Giacometti revient à Paris où il est rejoint, en 1946, par Annette Arm, rencontrée à Genève en 1943 et qu'il épouse le dix-neuf juillet 1949 à la mairie du quatorzième arrondissement. C'est pendant cette période que s'affirme le nouveau style de Giacometti, caractérisé par de hautes figures filiformes. Sa production est stimulée par les relations qu'il renoue avec le marchand new-yorkais Pierre Matisse qui accueille sa première exposition personnelle d'après-guerre en janvier 1948. Grâce à la reconduction des accords passés avec le galeriste, Giacometti peut faire fondre en bronze, huit de ses nouvelles sculptures dont "L'Homme qui pointe", un premier "Homme qui marche". Suivent, "Les Trois Hommes qui marchent" et "Les Places".

 

“L'idée de faire une peinture ou une sculpture de la chose telle que je la vois ne m'effleure désormais plus. Maintenant, c'est comprendre pourquoi ça rate, que je veux.” Une première rétrospective a lieu en 1950 à la Kunsthalle de Bâle. La même année, "La Place", achetée par le Kunstmuseum de Bâle, est alors la première des œuvres de Giacometti à entrer dans une collection publique. En novembre, il expose encore chez Pierre Matisse à New-York. C'est seulement en juin 1951, qu'a lieu sa première exposition d'après-guerre à Paris, à la galerie Maeght, où son ami Louis Clayeux l'a convaincu d'entrer. Il y présente des œuvres déjà montrées à la galerie Matisse et plusieurs œuvres nouvelles, toutes en plâtre, dont "Le Chat et Le Chien". Contrairement à la légende qui veut qu'Aimé Maeght ait permis à Giacometti de faire fondre ses œuvres en bronze, Giacometti peut faire fondre ce qu'il veut, depuis 1947, grâce à Pierre Matisse. La construction de l’espace intérieur de Giacometti et celle de son atelier forment un tout singulier, construction autour de l’appropriation du visible. On peut supposer, dès lors qu’une énergie psychique circule, un jeu meurtrier entre la proximité de l’objet et l’immensité de l’espace, une détermination à élaborer une mythologie se déployant dans l’espace du visible. Giacometti peut s’inscrire dans un destin mythique. Les lignes de ses dessins suivent le sillage de sa vie: fluide, légère, perdue, reprise, gommée, multipliée, aventureuse. Questionnement du proche et du lointain. Il semblerait que son art tienne dans la discontinuité. Le vide comme forme vitale, irruption du futur du dehors dans le dedans. Giacometti féconde la matière altérée, une substance avide. La présence active du vide viendrait comme une plainte, un ressassement. Les sculptures sont ainsi rongées et pourtant elles jaillissent. Une tension, une respiration faible, une ouverture infinie se verticalisent. 

 

"Et l'aventure, la grande aventure, c'est de voir surgir quelque chose d'inconnu chaque jour, dans le même visage, c'est plus grand que tous les voyages autour du monde. Je n'aime l'œuvre d'un peintre que quand j'aime la plus mauvaise, la pire de ses toiles, je pense que chez tous la meilleure toile contient les traces de la pire, et la pire celles de la meilleure, et tout ne dépend que des traces qui l'emportent". À partir du milieu des années 1950, Giacometti réduit ses motifs à des têtes, des bustes et des figures. En 1955, des rétrospectives ont lieu à l'"Arts Council England" à Londres et au musée "Guggenheim" de New-York, ainsi qu'une exposition itinérante en Allemagne dans les villes de Krefeld, Düsseldorf et Stuttgart. Représentant la France à la Biennale de Venise, en 1956, Giacometti expose une série de figures féminines réalisées entre janvier et mai, un peu moins grandes que nature, connues par la suite sous l'appellation de "Femmes de Venise", même si certaines furent montrées pour la première fois à Berne la même année. En septembre, il expose pour la troisième fois à la galerie Maeght, avec un essai de Jean Genet. Il rencontre le professeur japonais Isaku Yanaihara dont il réalisera de nombreux portraits. En 1960, il crée la sculpture la plus importante de toute son œuvre, "Homme qui marche". Cette sculpture est considérée en ce début de XXIème siècle comme un chef-d'œuvre dans l'histoire de l'art. Giacometti n’a pas la certitude du trait, le dessin bute sur l’impossibilité de rendre ce qu’il voyait. Cependant, il a fondé une œuvre de dessins qui, à défaut d’être aboutis, sont élaborés, construits, classiques, inachevés, produisant un effet de style. L'artiste se sent impuissant et désorienté quand il copie le visible. Ceci reste un leitmotiv fondamental et vital dans sa sculpture. Ici, nous sommes dans l’après-coup, dans une recherche a posteriori d’une cohérence du destin enrapport avec un visible troublant. Giacometti passe de la réduction des dimensions à un tout autre type de sacrifice: la minceur de la figure à nouveau grande. Il reste une trace distancielle, une ligne légère mais sans renvoi dimensionnel. 

 

"À ce moment là, je commençais à voir les têtes dans le vide, dans l'espace qui les entoure. Quand pour la premièrefois j'aperçus clairement la tête que je regardais se figer, s'immobiliser dans l'instant, définitivement, je tremblai de terreur comme jamais encore dans ma vie et une sueur froide courut dans mon dos. ce n'était plus une tête vivante, mais un objet que je regardais comme n'importe quel autre objet, mais non, autrement, non pas comme n'importe quel autre objet, mais comme quelque chose de vif et mort simultanément". Le destin des statues de Giacometti est-il d’échapper au présent ? La temporalité psychique n’est sans doute pas assez étudiée dans l’histoire de l’art. Que pourrait donc apporter l'analyse face à l’œuvre d’art qui justement est en rupture avec le déroulement normal d’une temporalité ? Le rituel reste un moyen d’échapper à la désintégration totale. Genêt pense d’ailleurs que Giacometti, en apportant de la solidité au socle de ses statues, accomplit un rituel. Le rituel du geste sculptural chez Giacometti offre un résultat magique en métamorphosant les perspectives de la réalité, alors que l’esthétique du XVIIIème siècle voulait que la beauté réside dans l’intention, les procédés. Si Genêt parle de l’art de Giacometti comme un "art de clochard supérieur", c’est que l’on touche là au plus près de la douleur pure, Genêt y ajoute la souffrance, la solitude, le rituel, la magie. La mort défait le corps dans une violence visuelle, le volume corporel n’existe pas, quelque chose a été arraché, le pouvoir mortifère se placerait dans la tête et la mort, comme travail psychique chez Giacometti, abstrait le visible. Cet espace de mort évoque une mort abstraite avec réduction de la figure humaine. Il réalise des sculptures minimalistes, dont certaines peuvent se nicher dans des boîtes d’allumettes et d’autres aux dimensions colossales. Ce que l’on retient de lui ? Des silhouettes presque charnelles, au caractère fuselé et élancé qui se perdent dans leur espace. 

 

"J'écrirai des choses nouvelles, elles se formeront. Autrefois je voyais à travers l'écran des arts existants. J'allais au Louvre pour voir des peintures et des sculptures du passé et je les trouvais plus belles que la réalité. J'admirais plus les tableaux que la vérité. La sculpture repose sur le vide". Elle subit l’inachèvement à cause des hésitations de Giacometti sur les dimensions et le socle, et le traitement graphique des faces. Vers 1950-1960, l’artiste revendiquera cette aventure de la ressemblance comme "résidu d’une vision". Il recherche là une ressemblance essentielle, tout en réfutant l’esthétique réaliste des bustes romains classiques et des moulages directs dont il récuse le non-sens, la froideur. En réalité, il vit un drame: renoncer à la part évidente du ressemblant. Du coup, la dissemblance prend valeur de contrecoup, alors que le support de la ressemblance, le visage s’effrite. Les têtes restent illimitées, vagues, objets insignifiants. Giacometti peut accéder à la beauté lisse de formes jusqu’au "déchiquetage dramatique" et la désintégration, en passant par l’ouverture progressive des formes. Le vide s’y insinue en effectuant une opération de corrosion des contours. Giacometti s’engage alors dans une gestuelle agressive en tranchant les contours en lames. Il reste étonné devant sa recherche, refuse le vocabulaire propre à la représentation, de la tradition esthétique qui adonné à la mimèsis une place fondamentale. Le second degré du dessin que Giacometti a atteint n’a pas les mots pour distinguer le fait d’être des façons d’être. Ainsi, avec Giacometti, on peut démultiplier les interprétations d’une carence dimensionnelle où la matière reste privée de sens. À l’automne 1962, Giacometti se rend à Londres où la Tate prévoit une grande rétrospective pour 1965. Il y revoit Isabel Rawsthorne et Francis Bacon. Giacometti et Bacon se vouent une grande admiration mutuelle. À Zurich se prépare simultanément une grande rétrospective au Kunsthausprévue pour l’hiver 1962. L’état de santé de Giacometti est préoccupant. Fumeur invétéré, il souffre depuis longtemps de bronchite chronique. Manque de sommeil et forte consommation de café et d’alcool qui rythment sa vie nuisent également à sa santé. En 1963, il est opéré d’un cancer de l’estomac. Il meurt d’une péricardite le onze janvier 1966 à l’hôpital cantonal de Coire. Il est inhumé auprès de la tombe de ses parents. À la Fondation Giacometti suisse de Zurich vient s’ajouter en 2003 la Fondation Giacometti à Paris, légataire universelle d’Annette, décédée en 1993. 

 

Bibliographie et références:

 

- Yves Bonnefoy, "Alberto Giacometti, biographie d’une œuvre"

- Jean Clair, "Un souvenir d’enfance d’Alberto Giacometti"

- Claude Delay, "Giacometti, Alberto et Diego, l’histoire cachée"

- André Du Bouchet, "Alberto Giacometti"

- Thierry Dufrêne, "Alberto Giacometti. Les dimensions de la réalité"

- Jean Genet, "L’atelier d’Alberto Giacometti"

- Charles Juliet, " Alberto Giacometti"

- Michel Leiris, "Pierre pour un Alberto Giacometti"

- James Lord, "L'art d'Alberto Giacometti"

- Jean Soldini, "Alberto Giacometti, le colossal"

- Véronique Wiesinger, "L'atelier d'Alberto Giacometti"

 

Bonne lecture à toutes et à tous.

Méridienne d'un soir.

Thèmes: littérature
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Pier
Chère Méridienne, Bel article, merci 1f642.png
J'aime 27/02/24
Méridienne d'un soir
Merci à vous, cher . 1f607.png
J'aime 27/02/24
archivinae
Il est un vrai regal pour les yeux quant on la chance de voir ces oeuvres ? Merci Meridienne pour ce rappel
J'aime 27/02/24
Méridienne d'un soir
Merci à vous cher . 1f607.png
J'aime 28/02/24
Jules_du_28
Bonjour Madame Je ne viens plus beaucoup sur le sitz
J'aime 29/02/24
Jules_du_28
Bonjour Madame Je ne viens plus beaucoup sur le site mais lorsque j'y viens j'apprécie beaucoup de vous lire. Merci pour vos écrits Respectueusement
J'aime 29/02/24
Méridienne d'un soir
Bonjour @Jules_du_28. Merci beaucoup pour votre commentaire. Vos lectures sont pour moi une réelle satisfaction. 1f607.png
J'aime 02/03/24