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analogique
#16
Je ne suis pas sapiosexuel.
Ou tout au moins si je le suis, ce n’est que bien malgré moi, à mon cerveau défendant, avec les plus grandes réticences.
Disons plus exactement que j’aspire à ne pas l’être.
En fait, je pense qu’il n’y a pas de plus écrasante banalité que de se percevoir sapiosexuel et de s’en satisfaire, c’est sans doute un des rares sujets qui pourrait être presque unanimement consensuel sur ce site, s’il n’y trainait pas parfois des idiots de mon espèce qui veulent se faire remarquer avec leur sale foutu esprit de contradiction. Parce que rien n’est plus naturel que d’être attiré par celles et ceux qu’on est portés à croire « intelligents », parce que ce que l’on perçoit comme de l’intelligence chez autrui est presque toujours une forme de pensée qui conforte la nôtre, qui renforce nos certitudes, qui confirme nos intuitions en énonçant ce qu’on ne sait pas toujours dire, parce que ce qu’on veut bien reconnaître comme intelligence chez autrui, c’est ce qui nous donne l’impression flatteuse d’être nous-mêmes pétris de cette intelligence-là, de penser dans la même direction. Sans doute parce que c’est un réflexe humain très basique et très sain que de se situer la plupart du temps du côté de ce qu’on prend pour l’intelligence, et de réserver ce qu’on prend pour la connerie à celles et ceux dont on se sent les plus éloignés.
Autrement dit, les sapiosexuels sont des consanguins de l’intellect, qui jouent à se séduire à coup de « qui se ressemble s’assemble ». La sapiosexualité, c’est donc une forme travestie de facilité relationnelle qui ne nous oblige pas trop à nous déplacer ou à nous remettre en cause. La sapiosexualité assure un indéniable confort mental, basé sur des codes partagés (niveau de langue, forme d’humour, références culturelles communes…) en perpétuant un « entre-soi » dans lequel il est gratifiant de se reconnaître : se proclamer « sapio », c’est finalement exactement le même processus que celui qui consiste chez certains à se glorifier d’appartenir à l’élite des initiés du vrai bdsm ; entre « sapios », on se comprend… Un petit instinct rassurant d’appartenance à base d’auto-congratulations très bonnes pour l’égo de qui veut s’y afficher et s’y complaire.
En même temps, on aurait tort de se priver de ce qui nous fait du bien, et je confesse que la sapiosexualité m’a rendu de grands services (sexuels) dès lors que certaines ont voulu croire que j’étais moins con que je ne l’affirmais (et ce n’est pas faute de l’avoir affirmé). Ce qui au passage rappelle que la puissance des mots offre des ressources érotiques inépuisables : le verbe est bien l’outil ultime du pouvoir, et entre autres du pouvoir de séduction.
Si je suis donc condamnable pour délit de sapiosexualité passive (à l’instar du racolage éponyme), c’est juste parce qu’il m’est arrivé de consentir à séduire et à être séduit par des personnes dont le fonctionnement mental était suffisamment proche du mien pour mettre en branle des fluides corporels et des fantasmes plus ou moins littéraires. Mais pour convoquer Eros et bander aussi fermement que mouiller d’abondance, cela ne suffit pas. Il nous faut aussi être bouleversé par le son d’une voix, le grain d’une peau, l’odeur d’une chevelure, le goût d’un sexe.
Par dessus tout, ce qui est le moteur de mon désir, c’est la différence incarnée dans l’altérité. Posséder une vulve et une paire de seins est certes pour le mâle que je suis un bon début d’altérité, mais ce n’est pas encore suffisant : ce qui me fascine, c’est la rencontre avec quelqu’un qui pense des choses que je suis moi-même incapable de penser, ou qui formule des choses que je suis incapable de formuler, parce que les processus mentaux et les systèmes de références sur lesquels nous nous appuyons respectivement sont fondamentalement différents.
Et si cette altérité est davantage le moteur de mon désir qu’une quelconque forme de connivence intellectuelle, cela me conduit précisément à me distinguer du sapiosexuel en prétendant en être l’exact opposé. Hélas, je ne peux non plus me satisfaire de cette formulation, parce qu’être à l’opposé de, c’est encore et toujours être en relation avec. Le mieux, ce serait vraiment de s’en foutre complètement, parce que juste le désir opère ou pas, sur la base parfaitement improbable et indéfinissable d’un indicible mélange entre le connu qui rassure (le confort, la répétition, l’entre soi des codes de la sapiosexualité) et l’inconnu qui excite (l’inconfort, la différence, la surprise, l’instabilité potentielle que représente l’autre, jusque là où il nous dérange).
En attendant, je préfère résolument passer pour un con pour avoir ainsi plus de chances d’interagir avec des gens que je tiens pour estimables et différents de moi : c’est que, plutôt que sapiosexuel, je voudrais être altérophile.
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