Méridienne d'un soir
par le 14/09/20
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Étrange fortune que celle de Charlotte Corday. Si son nom évoque un épisode bien connu de la Révolution
française, l'assassinat de Marat dans sa baignoire, le 13 juillet 1793, le mythe qui s'est aussitôt attaché à cette
meurtrière de vingt-cinq ans a presque entièrement effacé la vérité historique. Tantôt haïe, tantôt idolâtrée, elle
a été l'emblème d'intérêts souvent opposés, pour finalement devenir la caricature de la Contre-Révolution. La
complexité du contexte historique, son attitude provocatrice lors de son jugement, à quoi il faut ajouter la rareté
des sources les pièces du procès ont en effet fait d'elle une légende. Marie-Anne Charlotte de Corday est née
le 27 juillet 1768, à Saint-Saturnin-des-Ligneries , près de Sées département de l'Orne, dans une famille qui
tente de compenser sa perte de puissance économique en s'accrochant à son identité nobiliaire. La généalogie
souligne l'enracinement normand, l'ancienneté et le prestige. L'héritage transmis par son père est cependant
moins limpide. Valorisant son exploitation, il a publié des brochures révélant une culture étendue, influencée
par les Lumières, et des désirs de réformes nourris par sa révolte face à l'injustice frappant les cadets de famille.
Descendant d'une vieille famille noble de Normandie, sa vie est marquée par l'échec. Après avoir quitté l'armée
pour se marier et s'établir dans une coquette ferme normande, il n'a jamais pu obtenir de sa belle-famille le
versement de la confortable dot de sa femme. Toutes ses démarches juridiques restent vaines. Amer et désargenté,
Jean-François de Corday d'Armont en est réduit à travailler sa terre lui-même, comme un paysan. Triste condition
pour un aristocrate du XVIII ème siècle, même si beaucoup de nobles de province sont alors bien loin de mener la
vie fastueuse des courtisans de Versailles. Ce qui ne l'empêche pas d'élever ses filles dans les valeurs traditionnelles
de l'aristocratie, sens de l'honneur et conscience du statut social, et de leur imposer une éducation très classique.
En 1782, elles deviennent pensionnaires à l'abbaye de la Trinité de Caen, où elles mènent la vie des bénédictines.
Huit années durant, Charlotte Corday, jolie blonde aux yeux bleus, qui ne semble ni plus dévote ni plus turbulente
qu'une autre, parfait sa culture. Elle lit de tout, des livres de piété, les classiques, Plutarque, Corneille, mais aussi
l'abbé Raynal et John Milton, deux théoriciens du tyrannicide. Corneille a notamment ses faveurs. Il faut dire que,
par son père, elle descend en droite ligne du dramaturge rouennais. Rien ne l'émeut tant que ces héros prêts à se
sacrifier pour leurs idées. Des idées, Charlotte commence à en avoir, à l'approche se son vingtième anniversaire.
Mélancoliques, ses lettres trahissent une forte inclination pour le pessimisme mortifère de la littérature "gothique".
"Personne ne perdra en me perdant" , écrit-elle à son amie Armande le Loyer. Elle s'initie à la gestion des affaires
économiques de l'abbaye. En effet, à partir de 1788 ou de 1789, elle devient la secrétaire de l'abbesse. En 1790,
en raison de la loi sur les congrégations religieuses, les pensionnaires doivent quitter l'abbaye. Alors que son amie
Alexandrine de Forbin émigre en Suisse, Charlotte Corday retrouve le domicile de son père, qui a participé aux
événements de 1789. Il a notamment réclamé la suppression des privilèges et il est devenu maire du Mesnil-Imbert.
En juin 1791, elle retourne à Caen, chez une parente, Mme Le Coutelier de Bretteville-Gouville. Elle est aristocrate,
par sa naissance, son éducation, ses fréquentations, son attachement alors banal au roi, sa méfiance vis-à-vis des
mouvements populaires. Dans une lettre à Armande le Loyer, datée du 10 mai 1792, elle en critique la versatilité en
citant Voltaire: "Vous connaissez le peuple, on le change en un jour. Il prodigue aisément sa haine et son amour."
Mais elle est aussi, comme son père, en rupture avec son milieu d'origine. La radicalisation de la Révolution la laisse
hésitante. Ses amies ont fui à Paris ou à Rouen, ses frères se sont engagés dans l'armée des émigrés. Elle cultive
des liens étroits avec son entourage qui a franchement basculé dans le camp de la Contre-Révolution, mais elle
partage plutôt les idées des révolutionnaires modérés. Charlotte Corday a acquis une culture politique, garante d'une
certaine indépendance d'esprit, lorsque surviennent les événements de juin 1793. La Révolution est alors en pleine
crise. Depuis le mois de mars, la Vendée s'est soulevée contre la levée des soldats, alors que les armées étrangères
se trouvent aux frontières. La crise économique fait flamber le prix du pain. Ce contexte dramatique entraîne le vote
des premières mesures exceptionnelles destinées à lutter contre les "ennemis de la Révolution", création du Comité
de salut public, du tribunal révolutionnaire, de comités de surveillance dans chaque ville. La révolte gronde partout.
Le 2 juin, les Girondins, réputés modérés, sous la pression des sans-culottes, sont exclus de la Convention et décrétés
en état d'arrestation. Quelques jours plus tard, certains d'entre eux trouvent refuge à Caen, à l'Hôtel de l'intendance,
à proximité de la demeure de sa parente. Charlotte Corday suit leurs activités d'un œil intéressé. Elle entre en contact
avec eux notamment avec le député des Bouches-du-Rhône, Charles Barbaroux, mais ne prend pas part à leurs
réunions et garde une distance critique. Depuis Caen, les Girondins proscrits lancent des appels à l'insurrection.
Au cours des mois de juin et juillet, une soixantaine de départements, des Bouches-du-Rhône au Calvados, en passant
par la Gironde, se soulèvent contre la Convention où dominent les Montagnards, autour de Robespierre, Danton et Marat.
Pour les modérés, qui lui attribuent la chute des Girondins, Marat, député montagnard de cinquante ans, apparaît comme
l'incarnation monstrueuse de la violence révolutionnaire. Favorable à une radicalisation de la Révolution, il s'assure par
son journal, "L'Ami du peuple" , une solide popularité parmi les sans-culottes. Rongé par la maladie, il ne va presque plus
à la Convention, mais diffuse et amplifie dans son journal le sentiment d'un complot imminent, encourageant la suspicion
et la dénonciation des mauvais citoyens. Il est vrai que le peuple adore ce tribun radical, dont la plume acérée et rageuse
exprime les aspirations des sans-culottes parisiens, et les incite à la violence contre les ennemis de la Révolution. Le jeudi
11 juillet, vers midi, dans la chaleur qui écrase Paris, Marie-Louise Groslier, tenancière de l'Hôtel de la Providence, rue
des Vieux-Augustins, voit entrer dans le vestibule une jeune femme d'environ vingt-cinq ans, plutôt grande, les cheveux et
le teint clairs, disant s'appeler Mademoiselle de Corday d'Armont. Accompagnée d'un commissionnaire, elle arrive de la
place des Victoires, où une voiture venant de Caen l'a déposée. Elle a atteint Paris après deux jours d'un voyage harassant.
Le procès révélera qu'elle sort une première fois quelques instants plus tard pour rendre visite à Lauze de Perret, député
girondin des Bouches-du-Rhône comme Barbaroux qui sera arrêté et guillotiné en octobre 1793. Ne l'ayant pas trouvé,
elle retourne chez lui quatre heures plus tard. Perret viendra lui-même la voir plusieurs fois le lendemain. Que se disent-ils
alors ? Charlotte Corday a été recommandée par Barbaroux, qui a profité de son voyage pour faire passer à Perret une
lettre et un ouvrage sur la future Constitution. Mais le député doit également servir de sésame à Corday, venue intercéder
auprès du ministre de l'Intérieur, Garat, en faveur d'Alexandrine de Forbin, ancienne pensionnaire de la Trinité, connue
de Barbaroux, et qui réclame une pension. Le 12 juillet, n'ayant pas réussi à voir le ministre, Charlotte Corday envoie le
garçon d'hôtel Pierre-François chercher de quoi écrire. C'est ce jour-là qu'elle rédige son pamphlet, Adresse aux Français,
où elle justifie par avance son acte et rit quand il lui dit qu'à Paris, Jean-Paul Marat est considéré comme un bon citoyen.
Le 13 juillet, à huit heures du matin, elle achète au Palais-Royal un couteau de table à gaine noire et le jugement rendu
contre les notables orléanais considérés comme responsables d'un attentat manqué contre le député montagnard
Léonard Bourdon, le 15 mars 1793, à Orléans. Vers onze heures, un fiacre la conduit faubourg Saint-Germain, rue des
Cordeliers, près du Théâtre-Français l'actuel Odéon. La cuisinière Jeannette Maréchal se souviendra d'une jeune femme
demandant à la portière l'adresse de Marat. Il n'est pas facile de rencontrer le journaliste. La concierge et la compagne de
Marat, Simone Evrard, éconduisent la jeune femme, qui décide d'écrire à sa future victime une lettre prétendant avoir
d'importantes révélations à faire au sujet des troubles fédéralistes intervenus dans le Calvados.
Vers sept heures du soir, coiffée d'un chapeau, Charlotte Corday revient rue des Cordeliers. Devant un nouveau refus,
elle insiste, s'emporte et finit par attirer l'attention de Marat, qui la fait entrer dans son étroit cabinet. La tête enveloppée
d'un linge, il corrige dans une baignoire-sabot le prochain numéro de L'Ami du peuple. La pièce, chaude et humide, n'est
éclairée que par une petite fenêtre. Simone Evrard laisse la porte entrouverte, puis, méfiante, perturbe le tête-à-tête en
venant rechercher une assiette qui contient quelques restes de nourriture. Souffrant de migraines permanentes et d'un
eczéma généralisé, il ne quitte plus son domicile de la rue des Cordeliers, où il passe ses journées dans une baignoire.
À peine est-elle sortie qu'un cri sourd s'échappe de la pièce. La portière et le commissaire Laurent Bas, qui travaillaient
dans la pièce attenante, se jettent sur la jeune femme, immobile devant le corps de Marat. Un couteau gît sur le sol. On
crie dans la rue pour demander un chirurgien. Corday est aussitôt arrêtée, interrogée sur place puis conduite à la prison
de l'Abbaye. Très vite, les rumeurs les plus diverses circulent sur l'identité de la meurtrière. Qu'est-ce qui a conduit
Charlotte Corday à assassiner Marat ? La jeune femme n'a rien d'une écervelée agissant sous influence, comme on l'a
souvent écrit. Mais, depuis plusieurs mois, sa curiosité politique s'accompagnait d'une volonté d'agir. Au printemps
précédent, lorsqu'elle a fait viser son passeport pour retrouver sa famille à Argentan, elle l'a fait prolonger pour Paris.
Soucieuse d'unité nationale et de paix, Charlotte Corday n'est pas la royaliste acharnée qu'on a dit. Elle a pris ses
distances avec les contre-révolutionnaires qu'elle a été amenée à fréquenter. Son geste, en tout cas, n'a rien d'impulsif.
L'entreprise a été minutieusement préparée. Charlotte Corday, qui avait un prétexte à sa visite à Paris, l'entretien avec
le ministre, a brûlé avant son départ une partie de ses papiers, notamment ses correspondances avec les Girondins.
Prévoyant un éventuel repli en Angleterre, elle a rassemblé une grosse somme d'argent et emporté avec elle son extrait
de baptême. Durant son procès, qui nous est connu à travers la transcription officielle du tribunal criminel révolutionnaire,
et donc sujet à caution, Corday déjoue les pièges de ses juges et séduit jusqu'aux partisans de Marat. Avec un véritable
sens du spectacle, elle montre à Chauveau-Lagarde, son avocat désigné d'office, il défendit les Girondins et la reine,
qu'elle n'est pas dupe du simulacre de justice vite expédié par le tribunal révolutionnaire. Elle accepte sa destinée.
Elle affiche un calme insolent avant d'être guillotinée, quatre jours après son geste meurtrier, le 17 juillet 1793. Songeant
à perpétuer son image dans la mémoire familiale, elle demande qu'on la fasse peindre afin que ses proches puissent
conserver un souvenir d'elle. À peine accompli, le geste de Charlotte Corday est présenté par les Montagnards comme
la preuve d'un grand complot contre-révolutionnaire. Récupérant l'image d'un Marat désormais inoffensif y compris pour
eux, ils disqualifient définitivement leur rivaux girondins. Ils font accepter de nouvelles mesures exceptionnelles. En août,
la révolte fédéraliste est matée dans le Calvados. Le 17 septembre, la loi sur les suspects est votée et à l'automne, les
Girondins en fuite sont arrêtés et accusés d'avoir organisé l'attentat. Quant à Barbaroux, débusqué de sa cachette de
Saint-Émilion après avoir tenté de se suicider, il est exécuté à Bordeaux en juin 1794, avec ses deux collègues girondins
Pétion et Buzot. Il est alors présenté, à tort, comme l'inspirateur, et même comme l'amant de Charlotte Corday.
Le meurtre de Marat fut enfin le prétexte de l'élimination des femmes trop bruyantes de la vie politique. Le 20 juillet,
Olympe de Gouges, auteur d'une "Déclaration des droits de la femme", est arrêtée, avant d'être guillotinée. Le 30
octobre, les clubs féminins sont définitivement interdits. Les Montagnards ne peuvent empêcher cependant une légende
de naître autour de la personnalité subversive de la meurtrière. Charlotte Corday devient un monstre hermaphrodite,
une aristocrate méprisant le peuple, et une libertine fanatisée par des Lumières mal digérées. La charge politique cache
un véritable malentendu culturel. Si la meurtrière est vue comme un monstre, c'est qu'elle a doublement transgressé la
loi, par le meurtre d'une part, par un acte individuel d'autre part, à un moment de l'histoire où seule la violence collective
est tolérée. Par un effet de contraste qui veut que seul Marat, martyr de la Révolution, soit visible, on tente d'effacer
son image. Le tableau de David, "Marat assassiné", traduit cette volonté d'éviction. Commandé dès les lendemains du
meurtre par la Convention, il est aussitôt peint, reproduit puis expédié en modèle réduit aux quatre coins de la
République. Cette œuvre de propagande a fortement contribué à opacifier la mémoire de Charlotte Corday.
Mais, dès la fin du XVIII ème siècle, les réseaux normands du souvenir se mettent en place et les érudits exhument les
archives. L'avocat Louis Caille, un des acteurs du fédéralisme caennais de 1793, rassemble les premiers documents en
vue d'écrire une biographie restée lettre morte. Il communique son travail au bibliothécaire de l'École centrale de l'Orne,
Louis Dubois, considéré comme le premier véritable biographe de Charlotte Corday. La monarchie de Juillet renverse
les icônes. Les Montagnards et Marat sont maintenant perçus comme des monstres sanguinaires. Charlotte Corday,
réhabilitée, devient la figure de proue d'une révolution girondine, payant de sa tête le refus de la Terreur. Le peintre Henri
Scheffer propose au Salon de 1830 une "Arrestation de Charlotte Corday." Lamartine, la qualifie d' "ange de l'assassinat",
n'est pas le premier à la sacraliser, mais sa célèbre "Histoire des Girondins" la mentionne en bonne place. Louant la
prédestination cornélienne, il fait de Charlotte Corday une véritable synthèse physique et morale des femmes françaises,
brossant l'impossible portrait d'une héroïne des contraires. La célébrité de Corday, dès lors, ne se démentira plus.
À la fin du XIX ème siècle, la figure de la meurtrière nourrit un autre débat, celui de la criminalité. Les médecins tentent
de prouver que la violence est une tare héréditaire. Charlotte Corday devient alors un véritable cas d'école pour tout un
courant de l'anthropologie criminelle européenne. L'histoire universitaire officielle de la III ème République voit en elle
avant tout l'assassin d'un député montagnard. Corday est alors durablement précipitée dans les oubliettes de l'histoire
républicaine. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle sera comparée par Drieu la Rochelle à Jeanne d'Arc chassant
l'étranger Marat, auquel on attribue des origines allemandes. Cette connotation conservatrice ou réactionnaire a été
relayée depuis par plusieurs romanciers. Aristocrate, elle fut rangée dans le camp d'une contre-révolution caricaturale.
Assassin d'un député, elle fut exclue des honneurs de l'histoire nationale. Femme, elle fut aussitôt mise sous la tutelle
des Girondins, dépassée par les réels enjeux politiques de 1793. Trois handicaps qui plaident plutôt aujourd'hui en
faveur d'une relecture du destin de Charlotte Corday. Tout au long du trajet qui la menait à la guillotine, la jeune fille
afficha un calme souverain. Jusqu'à la fin, elle se sera montrée digne des héros cornéliens de son adolescence.
Bibliographie et références:
- Jean-Denis Bredin, "On ne meurt qu'une fois, Charlotte Corday"
- André Castelot, "Les Grandes Heures de la Révolution"
- Martial Debriffe, "Charlotte Corday"
- Marie-Paule Duhet, "Les Femmes et la Révolution"
- Dominique Godineau, "Citoyennes tricoteuses"
- France Huser, "Charlotte Corday ou L'ange de la colère"
- Bernardine Melchior-Bonnet, "Charlotte Corday"
- Michel Onfray, "La religion du poignard: éloge de Charlotte Corday"
- Jean-René Suratteau, "Dictionnaire historique de la Révolution française"
- Jean Tulard, "Histoire de la Révolution française"
- Charles Vatel, "Charlotte de Corday et les Girondins"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes: littérature
7 personnes aiment ça.
Diab
Le contexte de la révolution, les pensées étriquées de l'époque,... Charlotte...Meurtrière, héroïne vengeresse du peuple, comment savoir ? Un destin hors du commun qui lui trace un chemin inévitable vers la guillotine.. La vérité muselée d'un côté comme de l'autre... les motivations opaques et laissées intentionnellement dans l'ombre... Merci pour ce récit et cette remise en mémoire... Belle journée Méridienne...
J'aime 14/09/20
Méridienne d'un soir
Bonjour mon ami le poète, merci pour votre commentaire; agréable après-midi à vous, Diab. 1f607.png
J'aime 14/09/20
Méridienne d'un soir
Bonjour et merci Blackpain pour votre commentaire; agréable journée à vous, Monsieur. 1f607.png
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