Méridienne d'un soir
par le 10/12/20
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À la fin de l’été 1930, lors d’une réception à l’Alliance française de Buenos Aires, l’écrivain Benjamin Crémieux présente
Consuelo Suncin à Antoine de Saint-Exupéry, alors chef de l’Aéropostale en Argentine. C’est le coup de foudre immédiat.
Saint-Exupéry aurait fait des remarques sur sa petite taille et pour se faire pardonner, l’aurait invité à faire un tour en avion.
Pendant le vol, il lui aurait demandé de l’embrasser, ce qu’elle aurait fait bien qu’elle le trouvât trop laid. Consuelo Suncin
de Sandoval est née à Arménia, au Salvador en 1901. Elle fait des études d’art et apprend le français. Séparée de son
premier mari Ricardo Cardenas, elle est veuve de l’écrivain guatémaltèque Enrique Gomez Carrillo, décédé en 1927, ami
de Maurice Maeterlinck, Gabriele d’Annunzio, Oscar Wilde, Picasso, Dali et de Verlaine. Le vingt-deux avril 1931, Antoine
épouse Consuelo à Nice, le mariage religieux ayant été célébré le douze avril 1931 à Agay. Sa robe de mariée en dentelle
noire détonne et sa belle famille l’accueille avec réticence. Marie de Saint-Exupéry a la sensation que Consuelo l’éloigne
de son fils. Les relations entre Consuelo et Antoine sont passionnées et tumultueuses. Le jour où il reçoit le Prix Femina,
Antoine fête l’événement avec Consuelo, qu’il quitte pour continuer la soirée avec Nelly. À Consuelo, on attribue des propos
vénéneux et de nombreuses liaisons, ce que contestent certains de ses amis qui reconnaissent cependant son désir de
séduire à tout-va. Consuelo envisage de divorcer mais l’avocat qu’elle consulte lui déconseille et le couple vit sous des
toits différents. Attachés l’un à l’autre, elle accourt lorsqu’il a besoin d’elle, lui la protège paternellement comme une enfant.
En juin 1940, Antoine rejoint Consuelo à La Feuilleraie pour l’aider à fuir la région bombardée. Sur l’invitation de l’architecte
Bernard Zehrfuss, avec qui elle a une liaison, elle s’installe à Oppède dans le Luberon où vit un groupe d’artistes. En 1942,
elle rejoint Antoine à New York où il l’installe dans un appartement de Central Park, quelques étages sous le sien. Puis elle
déniche un manoir à Long Island où Antoine écrit et dessine "Le Petit Prince." Consuelo lui inspire "La Rose" de son conte,
orgueilleuse, capricieuse, fascinante, merveilleuse, insupportable, irremplaçable. Il lui écrit une prière qu’elle doit réciter
chaque soir. Mais, leurs brouilles incessantes rendent l’atmosphère pesante. Antoine se réfugie auprès de Sylvia Hamilton
et Consuelo auprès de Denis de Rougemont. En 1943, avant de réintégrer les Forces française libres en Afrique, Antoine
écrit à Consuelo: "Je pense que vous serez plus heureuse sans moi, et moi je pense que je trouverai enfin la paix dans la
mort." À Alger, il reçoit une longue lettre de Consuelo l’assurant de son amour absolu et intact. Il la remercie. "Soyez ma
protection. Faites-moi un manteau de votre amour." Malgré leurs difficultés conjugales, ils restèrent très liés et Antoine se
sentit toujours responsable de son épouse qu’il confia à sa mère après sa mort. Revenue en France en 1946, Consuelo vit
entre Paris et Grasse où elle décèdera en 1979. Elle mène une activité artistique et se rend aux commémorations dédiées
à son mari. Elle est constamment soutenue par Marie de Saint-Exupéry qui l’accueille dans sa lumineuse maison de Cabris.
C'est au tout début du XX ème siècle que naît Consuelo dans le plus petit pays d'Amérique Centrale, El Salvador. Coincée
entre le Honduras et le Guatemala, le Salvador est une terre colorée et odorante, une terre tropicale. Consuelo voit le jour
le seize avril 1901 dans une famille aisée d'Armenia dans la province de Sonsonate. Son père, Félix Suncin, est planteur
de café et officier de réserve. Il appartient à cette élite des propriétaires terriens qui fait de la famille de Consuelo l'une des
plus riches d'Armenia. Sa mère, Ercilia Sandoval, originaire du Guatemala, est une femme douce aux traits réguliers qui
élève sa fille dans la tradition espagnole. Consuelo va donc vivre une jeunesse heureuse et insouciante dans un univers
privilégié. Plus tard, Consuelo réussit brillamment au collège de jeune fille de San Salvador et c'est sans difficulté qu'elle
obtient son diplôme de fin d'études. Elle n'a que quinze ans mais souhaite les poursuivre. Elle obtient une bourse qui lui
permet de partir aux États-Unis et c'est grâce à son père qui se rend souvent en Californie pour vendre sa production de
café qu'elle va partir étudier à San Francisco. Son père confie la jeune fille aux Ursulines chez qui Consuelo va habiter et
pour entreprendre des études d'Art plastiques à l'Académie des Beaux-Arts. Dorénavant, elle reviendra seulement en visite
et de temps en temps dans son pays natal. Pendant ses études à San Franciso, Consuelo va côtoyer la communauté
latino-hispanique américaine et faire la connaissance d'un jeune mexicain, Ricardo Cardenas, qu'elle finit par épouser. En
réalité, ce mariage lui évite de retourner dans son pays natal et d'épouser le mari que souhaitait pour elle sa famille.
Passionnée par la sculpture et la peinture, elle se rend au début des années vingt, au Mexique et se laisse séduire par
l'atmosphère de la capitale mexicaine où règne une activité intellectuelle intense au sein du milieu étudiant. Elle s'inscrit
à la Faculté de Droit de Mexico dans l'intention de faire du journalisme et obtient même un emploi dans un journal local.
En 1926, Consuelo quitte le Mexique pour se rendre à Paris. Depuis toujours, la France, en général et sa capitale en
particulier, sont pour les sud-américains le centre du monde. Consuelo arrive donc alors en France avec une lettre de
recommandation remise par sa mère, née au Guatemala. Ercilia Suncin de Sandoval connait un compatriote qui vit à
Paris, Enrique Gomez Carillo. C'est au cours d'un bal costumé chez le portraitiste Kees van Dongen que Consuelo fait la
connaissance de celui qu'elle qualifiera elle-même plus tard, comme étant tout pour elle. "C'était mon père, c'était mon
maître, c'était tout le monde, je n'ai jamais rencontré un homme tellement clair, un être aussi généreux auprès de moi."
Enrique Gomez Carillo est en effet un homme célèbre à Paris dans les années vingt. Marié plusieurs fois dont une avec
la célèbre Raquel Meller, considérée comme la figure la plus connue du music-hall parisien de 1919 à 1937, il est l'ami
du Tout-Paris, intellectuel et politique. Chroniqueur recherché, il publie dans de nombreux journaux. Son œuvre est
dense et prolifique et il est reconnu comme un grand écrivain aussi bien par les européens que par ses compatriotes.
Grâce à ses nombreux écrits, il devient académicien de la langue espagnole et la France lui décernera sa plus haute
décoration, la Légion d'Honneur, à la suite de l'obtention du prix Montyon décerné par l'Académie Française. Surnommé
"le prince des chroniqueurs", il est également consul d'Argentine à Paris. À cette époque, Consuelo va fréquenter grâce
à son futur mari, un monde intellectuel, culturel et artistique pour lequel elle a toujours eu de l'attirance ainsi que des
artistes peintres, et sculpteurs dont elle se sent, par affinité très proche. Enrique Gomez Carillo est l'ami de Maeterlinck,
de Foujita, de Verlaine, de Colette, d'Oscar Wilde, de d'Annunzio, d'Anatole France, de Clémenceau et de Poincarré.
C'est à Nice que Consuelo va épouser Enrique Gomez Carillo. Sur le plan affectif, c'est la première fois qu'elle ressent un
tel apaisement. Malheureusement, son mari tombera subitement malade et décédera d'une embolie pulmonaire, laissant
une jeune veuve triste et désorientée. Pour régler la succession de son défunt, Consuelo est invitée à séjourner en
Argentine, par le président Hipolito Yirigoyen, ami de longue date de feu Gomez Carillo. C'est ainsi que le quinze août
1930, elle embarque sur le Massilia, en direction de l'Argentine. Elle voyage en compagnie de l'écrivain Benjamin Crémieux
de la NRF qui doit présenter des conférences à Buenos Aires et du grand pianiste Ricardo Vines qui doit donner des
concerts dans la capitale argentine. Au cours de la traversée, Benjamin Crévieux a convié Consuelo à une réception
dans les salons de l'Alliance Française car il souhaite présenter la jeune femme à l'aviateur Antoine de Saint-Exupéry.
Ce fut avec une surprise frisant le ravissement qu'Antoine fit la connaissance de Consuelo qui se mit à bavarder avec
lui dans un français exotique qui l'amusa intensément. Elle était brune et menue. Il y avait une telle beauté sauvage dans
ses yeux noirs qu'il en fut ensorcelé. Antoine tombe immédiatement amoureux de Consuelo et l'invite à faire un vol au-
dessus de la ville. C'est au cours de ce vol périlleux et acrobatique qu'Antoine de Saint-Exupéry demande sa main à une
Consuelo, tremblante de peur. Antoine fera, un peu plus tard, une demande en mariage plus officielle en adressant à
Consuelo une longue lettre de quatre-vingt-trois pages dont les premiers mots sont "Madame Chérie" et les derniers
"Votre fiancé, si vous l'acceptez." avec au milieu les premieres pages de "Vol de Nuit." Le vingt-deux avril 1931, le
couple se marie civilement à la mairie de Nice et religieusement le lendemain entouré de la famille d'Antoine dans la
chapelle d'Agay. Le couple effectuera un voyage de noces sur l'île de Porquerolles au "Grand hôtel des îles d'Or."
Antoine fatigué et d'humeur ombrageuse, écourtera finalement rapidement le séjour pour retourner à Nice. En juillet
1934, Consuelo vend, à regret, sa maison de Nice, El Mirador, car le couple connaît de graves difficultés financières.
Pendant qu'Antoine couvre la guerre civile espagnole, Consuelo emménage et fait des projets de décoration dans un
appartement en duplex loué face au Dôme des Invalides, quinze Place Vauban. En 1939, paraît "Terre des hommes"
aux Éditions Gallimard, qui aura le grand prix de l'Académie Française. Tandis que Consuelo continue à peindre, à
sculpter et à exercer son nouveau métier de journaliste à Radio-Paris, Antoine profite de ses "vacances de mari" que
Consuelo lui a accordées, pour vivre en célibataire, mais il n'oublie jamais tout à fait sa femme. En juin 1940, le dix
juin precisément, Antoine se rend à la Feuilleraie pour prévenir sa femme de se rendre en zone libre. C'est le début de
l'exode. Mobilisé depuis septembre 1939, Antoine refuse une première fois de se rendre aux États-Unis mais se
décidera quand même à partir à la fin de l'année 1940, après avoir retiré en octobre son visa pour les États-Unis à
Vichy. À Oppède, Consuelo va vivre une grande histoire d'amour avec un jeune architecte célibataire, Bernard Zehrfuss.
Grand prix de Rome, ce dernier fera par la suite une brillante carrière en France et à l'étranger. À cette époque, Antoine
a beaucoup de maîtresses, et Consuelo le sait. En 1942, Antoine commence le livre qui le fera connaître dans le monde
entier, "Le Petit Prince." Ce livre, curieusement, est une commande de son éditeur américain qui, le voyant toujours
griffonner des petits dessins, lui proposa un jour, de faire un livre illustré de ses croquis pour Noël. Consuelo expliquera
plus tard qu'Antoine de Saint-Exupéry mit plus de temps à faire les dessins qu'à écrire la trame, le récit et les dialogues.
On croit tout savoir sur la création du "Petit Prince", et certains le prétendent même hauts et forts. Une seule personne
cependant a connu et vécu l'histoire de l'histoire mais elle a préféré se taire car sans doute trop de choses la touchaient
personnellement et profondément dans ce récit. La Rose, c'est Consuelo, la fleur unique, la seule qu'il aime vraiment
même si la tentation est forte d'aller voir d'autres roses. Dire que la Rose n'est pas Consuelo est une erreur grossière qui
trahit la pensée d'Antoine de Saint-Exupéry. En avril 1943, le destin exceptionnel de l'écrivain-pilote ou du pilote-écrivain
et de son livre "Le Petit Prince" est définitivement scellé, plus rien ne peut désormais l'arrêter, ni les prières de sa femme,
ni les lettres d'amour que le couple échange avec passion et où l'avenir est souvent évoqué, comme pour conjurer le sort.
Le trente-et-un juillet 1944, Antoine de Saint-Exupéry, après une mission de reconnaissance au-dessus de la région de
Grenoble ne rejoindra pas sa base de Borgo. C'est en achetant le journal, le dix août 1944, que Consuelo va apprendre
la disparition de son mari. "Saint-Exupéry lost on flying mission." Sans la protection d'Antoine, elle est perdue. Le seize
juin 1947, le roman écrit par Consuelo, "Oppède" paraît chez Gallimard sans les illustrations d'origine. En 1949, elle
expose à Marseille, puis ensuite à Cannes. Depuis toujours, faire de la peinture ou de la sculpture la sauve. Après toutes
ses années d'errance bohème avec son mari, Consuelo achète en 1951 une bastide à Grasse dans les Alpes-Maritimes.
Elle rencontre de temps en temps son ami Picasso, c'est lui qui l'avait conseillé sur sa peinture avec Derain, en lui disant
de peindre les couleurs comme cela lui venait. Consuelo qui peint toujours abondamment a retenu la leçon. Elle passe de
l'abstrait au figuratif dans un débordement de couleurs explosives. En juin 1960, la rose Saint-Exupéry est créée par le
célèbre pépiniériste Delbard qui donne à cette occasion une fête dont Consuelo est l'invitée d'honneur, en compagnie de
Simone, la sœur d'Antoine et de Didier Daurat, l'ancien directeur de l'Aéropostale. Consuelo expose à cette occasion la
statue monumentale de son mari qu'elle a sculptée, il y a quelques années et qui porte le nom de "Vol de nuit." Elle devient
l'amante d'un ami commun, Denis de Rougemont qui a contribué à l'écriture de son roman "Oppède." En 1972, elle va
se rendre une dernière fois en Amérique Centrale et plus particulièrement au Guatemala pour une commémoration en
l'honneur de son second mari, Enrique Gomez Carillo dont on fête le centenaire de sa naissance. En 1975, Consuelo
fait plusieurs expositions au château de Cagnes-sur-mer, à Saint Paul de Vence, et une dernière, plus importante, au
musée international de Saint-Cloud. L'asthme dont elle souffre depuis l'enfance s'aggrave, et elle vit dans l'angoisse
d'une crise. Elle vient alors se reposer plus souvent à Grasse. Dans la nuit du vingt-sept au vingt-huit mai 1979, elle a
une crise d'asthme plus sévère que les autres, et elle s'éteint au petit matin, à l'heure où naît et où l'on cueille cette rose
de mai, toute simple et très odorante utilisée en parfumerie au pays de Grasse. Elle rejoint sa dernière demeure pour
reposer au côté de celui qui fut aussi son mari, Enrique Gomez Carillo au cimetière du Père-Lachaise. Indépendante,
libre et engagée à travers son art, Consuelo de Saint-Exupéry a, elle aussi, tracé des lignes toutes féminines dans le ciel.
Bibliographie et références:
- Christian Campiche, "Le Nègre de la Rose, De Rougemont"
- Alain Vicondelet, "Les mémoires d'une Rose"
- Paul Webster, "Consuelo de Saint-Exupéry, la Rose du petit prince"
- Jean Chalon, "Consuelo de Saint-Exupéry"
- Marc Sauquet, "La vie de Consuelo de Saint-Exupéry"
- Sophie Jumelais, "Consuelo de Saint-Exupéry"
- Jeanne Gresland, "La Rose de Saint-Exupéry"
- Marie-Hélène Carbonel, "Consuelo de Saint-Exupéry, une mariée vêtue de noir"
- Martine Fransioli Martinez, "Consuelo de Saint-Exupéry"
- Abigaíl Suncín, "Consuelo de Saint-Exupéry"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes: littérature
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Méridienne d'un soir
Merci pour votre commentaire, mon ami scenariste.
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Claudie🌸
Un amour sur plusieurs continents dans un contexte hors norme. Superbe
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Méridienne d'un soir
Merci pour vos commentaires Ludivine et claudie; douce et agréable journée à vous deux. 1f607.png
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