Méridienne d'un soir
par le 12/12/20
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Elle se nommait Marie-Madeleine Guimard. Elle a été très célèbre, non pas qu’elle fut excellente dans son domaine
bien que dotée malgré tout d’une danse assez mesurée, élégante, gracieuse, légère, harmonieuse et expressive, mais
elle eut une vie privée qui n’a pas manqué d’alimenter copieusement les conversations, notamment le choix de ses
fréquentations, le nombre de ses amants, et son train de vie excessif, ce qui a quasiment éclipsé ce que l’on pouvait
avoir à dire sur sa carrière de danseuse. Elle fut la danseuse la plus populaire de son temps, l'étoile incontestée de
cette danse baroque qui culmina en France, dans la seconde moitié du XVIIIème siècle. Elle fut, en outre, l'une des
plus grandes courtisanes de cette époque, comptant parmi ses amants, aussi bien Mirabeau que le duc d'Orléans.
Elle fut le modèle et la maîtresse de Fragonard, qui décora son hôtel particulier. Dans son salon, se pressaient nombre
d'intellectuels des Lumières, où se préparait cette Révolution qui devait lui être fatale. Elle a dominé la danse française
durant vingt-cinq ans. Elle a dansé devant Louis XV et Louis XVI, et la cour, à Versailles ou Fontainebleau, et s’est
illustrée dans une cinquantaine de ballets dans lesquels étaient mêlés danse et comédie. On vantait sa générosité de
cœur et sa gentillesse qui étaient telles que, bien souvent, les critiques hésitaient à dire du mal d’elle et lui pardonnaient
facilement tous ses excès. Elle se rendait souvent auprès des malades, ou des indigents pour les aider financièrement.
Elle avait, par ailleurs, le don de la séduction, l’art de plaire, et ce malgré le fait qu’elle était très maigre, complètement
à l’opposé des canons de l’époque à savoir des danseuses un peu enrobées que l’on avait l’habitude de rencontrer. Ces
dernières se posaient en rivales et ne manquaient pas, toutes jalouses qu’elles étaient, de lui donner des surnoms comme
"le squelette des grâces. " Qu’importe, Mademoiselle plaisait à la gent masculine. Elle est née le vingt-sept décembre
1743, à Paris. Sa mère est fille-mère, son père, un inspecteur des toiles qui ne reconnaîtra l’enfant que douze ans après
sa naissance. Elle débute sa carrière de danseuse en 1758 sur la scène de la Comédie Française qui, à l’époque,
possédait une troupe de ballet. Trois ans plus tard, elle entre à l’Académie Royale de musique, grâce au protectorat de
Jean Dauberval, chorégraphe et maître de ballet qui fut, très tôt, son amant et lui permettra de rester assez longtemps
en ce lieu où elle ne manquera pas de se faire remarquer. La demoiselle en vue fait dans l’utile et l’honoraire en amour.
Elle fréquente en même temps le valet de chambre de Louis XV, Jean-Benjamin de la Borde qui lui permettra de la faire
entrer à la cour et y rencontrer des personnes influentes, et Charles de Rohan, Prince de Soubise qui ne manquera pas
de la couvrir de cadeaux et qui lui fera construire différentes demeures et même une petite salle de spectacle, des lieux
qui n’existent plus de nos jours car ils furent détruits sous Napoléon III. Elle débute à l’Opéra dans le rôle de "Terpsichore"
dans "Les fêtes grecques et romaines." Elle danse de manière expressive et se fait remarquer par son talent et sa grande
coquetterie. Quatre ans plus tard, elle sera nommée première danseuse de "demi-caractère." Monseigneur Louis Jarente
de la Bruyère, l’évêque d’Orléans partagera son lit et lui fera mener grand train lui aussi. Un beau jour, son généreux
amant, le Prince de Rohan-Soubise en eut assez de devoir la partager avec d’autres et décida de ne plus lui allouer la
pension qu’il lui versait régulièrement. Mademoiselle se laissa alors courtiser par un prince allemand qui, tout éblouit
qu’il était par elle, se proposa d’éponger toutes ses dettes en échange d’un mariage. Elle s’enfuira avec lui. Soubise,
dépité, partira à sa recherche et réussira à la récupérer pour la reconduire dans son fameux hôtel de la rue de l’Arcade.
La jeune fille, menue, gracile, aux traits encore puérils, toutefois outrageusement parée, inondée d'un parfum musqué,
vêtue d'une robe rose largement échancrée et décolletée, un ruban noir noué autour du cou, suscitait un effet presque
indécent sur de jeunes marquis poudrés, étourdis et désœuvrés. Elle débute sur scène le neuf mai 1762, à l'âge de dix-
huit ans, dans le rôle de Terpsichore du prologue des "Fêtes grecques et romaines." Terpsichore, la muse de la danse,
deviendra plus tard, au moment de sa plus grande célébrité, son emblème attitré. La danse que nous appelons baroque,
telle qu'elle se pratique à l'époque, n'a pas grand chose de commun avec la rhétorique du ballet qui va lui succéder. Le
public, en ces années-là, goûte particulièrement la danse "anacréontique", où se mêlent et parfois se fondent séquences
chorégraphiées et scènes de pantomime. "La Guimard" attirera l'attention des spectateurs, très tôt, par sa grande aisance
à passer d'un registre à l'autre, par la façon dont elle intègre à son art de danseuse de véritables qualités d'actrices.
Se produisant pour les plus grands maîtres de son temps, Noverre, mais aussi Vestris ou Gardel, elle incarne des rôles
nobles avant de se tourner vers le genre de demi-caractère, s’illustrant notamment dans "Les Caprices de Galathée"
(1776), "La Chercheuse d’esprit" (1778) ou "La Fête de Mirza" (1781). Les observateurs s’accordent pour souligner
qu’elle n’a jamais été "ni belle, ni même jolie." Pourtant, elle parvient à séduire le public par sa tournure incomparable et
son ton exquis, occupant les devants de la scène pendant près de trente ans. Elle excelle dans la danse pantomime
et porte aux plus hautes sphères le ballet "anacréontique." La danse n’est pour autant pas l’unique raison qui contribue
à la notoriété de la première danseuse. Sa vie galante a nourri dès ses débuts les gazettes en tous genres. Choisissant
ses amants parmi la haute société, elle s’assure ainsi de confortables revenus qui lui permettent de mener un train de vie
remarquable. Il n'est rien de plus banal que d'associer la danse, aujourd'hui encore, dans l'imaginaire collectif, à des
clichés de femmes entretenues, de demi-mondaines, vivant dans un climat de dépravation et de vénalité. Mais pour
Marie-Madeleine Guimard, une telle vénalité faisait partie des conventions et des règles du cadre social dans lequel
elle s'inscrivait. Elle avait compris qu'une telle relation privilégiée se devait de rester secrète pour ne pas attirer la jalousie
des autres ballerines ni même celle des jeunes danseurs qui eux aussi tournaient autour de ses nombreux amants.
Au XVIIIème siècle, le théâtre est un lieu d'intrigues, de séductions et d'aventures. Le spectacle représenté est souvent
un prétexte. Les occupants des loges, peuvent le regarder du coin de l'œil, tout en poursuivant d'autres activités. De
toutes les loges du théâtre de la Comédie-Française, c'est celle du maréchal prince de Soubise qui suscite le plus de
rumeurs. Il est admis, on vient le voir, on lui applique l'offensant sobriquet de "Sultan" de l'Opéra, dont le corps de ballet
serait le sérail. S'y retrouvent, en sa compagnie, des "danseuses en double", et même de petites novices, ballerines ou
figurantes, entre lesquelles, il n'a que l'embarras du choix. Selon les rapports de police de l'époque, Soubise devient aux
premiers jours de l'année 1767, le protecteur officiel de Marie-Madeleine Guimard, l'entretenant à raison de deux mille
écus par mois. Commence pour elle, une vie d'aisance, de succès et de célébrité. Elle obtient de lui qu'il lui achète,
indépendamment de ce qu'il lui accorde mensuellement, une maison à la campagne, dans le village de Pantin, non pas
une "folie", mais une véritable demeure, entourée d'un parc et pouvant rivaliser par son luxe avec un hôtel particulier.
On commence, à la cour, à parler d'aller à Pantin comme d'un privilège, presque aussi convoité que celui d'être invité
à Versailles lorsque le roi y séjourne. Les lendemains d'orgie sont délicieux. Elle n'a jamais compris pourquoi il était si
répandu de soutenir le contraire. Pourquoi il est question, si souvent, de l'amertume, de la tristesse, et même parfois
du dégoût, dont les fêtes de la chair seraient nécessairement suivies. Elle ne savait pas. Elle se sentait parfaitement
épanouie. Comme si sa chair, plus que son cerveau, gardait le souvenir des douces folies de la nuit, et continuait à s'en
repaître, en une sorte de vibration diffuse et prolongée, se refusant à disparaître, se répandant dans tout son corps,
l'emmenant à un merveilleux état d'indolence, de voluptueux engourdissement, comme ces images d'un rêve qui se
perpétuent au-delà du réveil, non pas tant par leur matière, vite dissipée, que par l'éblouissement qu'elles continuent à
susciter, alors même qu'on est en train de tout en oublier. Elle sent bien que ce qu'elle vit à Pantin, loin d'être un à-côté
de son art officiel, simplement plus leste, plus dévergondé, en représente de fait la source officielle. Le registre où elle
s'enrichit, sans cesse, la gamme des pas et des mouvements qui lui ont été transmis, dans la plus grande liberté. Elle
se reposait de ses ballets où le tout-Paris aristocratique du temps, y compris les princes du sang, briguait l’honneur
d’être admis, où, parfois, étaient représentés des spectacles libertins et où elle ne s'embarrassait d'aucune pudeur.
C’est à ce moment là que commencent les travaux de construction d’un magnifique hôtel particulier qu’elle appellera
"Le temple de Terpischore", rue de la Chaussée d’Antin à Paris. L’architecte est Claude Nicolas Leroux, les décorations
intérieures confiées à Honoré Fragonard. En ce lieu somptueux, elle organisera des grands dîners où seront conviés
des membres de la cour et autres personnalités de la haute aristocratie. Elle donnera des spectacles dans sa salle de
théâtre qui pouvait recevoir jusqu'à cinq-cents personnes. Elle rivalisera d’élégance et de bon goût dans le choix de
ses toilettes, avec les femmes qui se trouvaient là. Un lieu susceptible de rivaliser, tout à la fois, avec les salons les
plus éclairés, ceux où on ne s'embarrasse pas de préjugés, où fermentent les idées nouvelles, à l'image du salon de
Madame de Montesson ou celui d'Élie de Beaumont. Elle avait commencé à espacer, puis à annuler, ces soirées d'un
autre type, régulières elles aussi, où ses confrères et consœurs de l'Opéra la retrouvaient, bien auparavant, pour des
réunions qui duraient jusqu'à l'aube, et où tous les débordements étaient permis. Fragonard, pour ce genre de plaisir,
semblait largement lui suffire. Elle caressait l'idée, même de le prendre officiellement pour amant de cœur. Elle aimait
l'écouter parler longuement de sa peinture, de la nécessité de savoir se contenter d'esquisser certaines figure, sans
les achever, ou de créer des contrastes qui ne soient pas seulement des jeux d'ombre et de lumière comme Rubens.
En 1774, Louis XV meurt. Le Dauphin, sous le nom de Louis XVI, est couronné et Marie-Antoinette devient reine de
France. Marie-Madeleine Guimard, qu'on appelait "La Guimard", qui connaît bien, par le comte d'Artois, tout l'intérêt
que la jeune souveraine lui porte, se met à espérer d'être reçue à la cour. Hélas, il lui faut déchanter. Le nouveau couple
royal, pour un temps, se croit tenu de rétablir un semblant d'ordre et de décence. L'entourage royal, encouragé par le
parti dévot, tente d'imposer des normes de décence et de moralité. "La Guimard" répond par un défi, une surenchère
en sens inverse. Elle fait jouer, dans son théâtre, "Les fêtes d'Adam", une pièce où sous prétexte de représenter le
paradis terrestre, tous les acteurs et danseurs des deux sexes sont presque intégralement nus. Le spectacle avait déjà
été exécuté, autrefois à Saint-Cloud, pour une soirée privée du Régent. Au début de l'année 1785, au moment où elle
se distingue dans l'opéra "rabelaisien" de Grétry et du comte de Provence, elle subit le contrecoup de la banqueroute
du prince de Rohan-Guéménée. C'est pour son protecteur, Soubise un embarras financier grandissant. C'est alors,
que volontiers accusée de cupidité par ses détracteurs, Marie-Madeleine Guimard, se révèle d'une grande générosité.
Non seulement, elle renonce aussitôt, à tout ce qu'il lui accordait mais elle incite celles des danseuses pensionnées
de l'Opéra qui bénéficiaient des prodigalités du "Sultan", à reverser leur pension aux créanciers du prince de Soubise.
En 1785, elle doit se séparer de son "Temple de Terpsichore" à Paris car l’argent finit par lui manquer en raison du train
de vie coûteux qu’elle mène. Elle organise une loterie privée pour le vendre. C’est une marquise qui en fera l’acquisition
pour le revendre à un banquier. En 1789, elle abandonne sa carrière de danseuse à l’opéra et épouse Jean-Etienne
Despréaux qui était danseur lui aussi, chorégraphe, poète et professeur de danse de Madame du Barry. Curieusement,
il n’est pas fortuné, ni influent, mais elle lui trouve beaucoup d’esprit. Elle apprécie de pouvoir partager avec lui les plaisirs
de la vie et sa passion de la danse. Elle aurait pu, dans le sillage du duc d'Orléans, et dans la continuité de l'esprit éclairé
dont son salon était crédité, sinon adhérer à la Révolution, du moins tenter de s'y insérer. Son intimité avec Mirabeau ou
Talleyrand lui aurait alors assuré, du moins pendant un temps, de ne pas être inquiétée. Un tel destin, pour elle, était très
envisageable. Or, il n'en a rien été. De même, elle a refusé d'émigrer. Elle était ni révolutionnaire, ni contre-révolutionnaire.
Tout se passe comme si l'Histoire, à partir de 1789, ne la concernait plus. Le jour où elle apprend que la reine vient d'être
exécutée, elle ne manifeste, étrangement, aucune tristesse, ni aucune indignation particulière. Thermidor marque un
tournant. Une véritable fringale de fêtes, de bals envahit Paris. L'Histoire, autour d'elle se déchaîne à nouveau, Consulat,
coup d'État, Empire, guerres incessantes. Grâce à l’appui de Joséphine de Beauharnais, son mari reprendra ses cours de
professeur de danse et comptera parmi ses élèves Désirée Clary, Caroline Bonaparte ainsi que les enfants de Joséphine . Il
deviendra organisateur de spectacles, maître à danser de la nouvelle impératrice Marie-Louise, tout en continuant d’écrire
des poèmes et chansons. Grâce à l’empereur, il obtiendra le poste de professeur de danse au Conservatoire de musique
ainsi que répétiteur des cérémonies de cour. Quand la monarchie est rétablie, cela n'éveille en elle, pas le moindre intérêt.
Lorsque Marie-Madeleine Guimard meurt, le quatre mai 1816, aucun journal ne le mentionne. Tout le monde l'a oubliée.
Bibliographie et références:
- Jean-Étienne Despréaux, "Mémoires"
- P. Lacome, "Étoiles du passé"
- G. Capon et Y. Plessis, "Les Théâtres clandestins"
- Olivier Blanc, "Portraits d'artistes au temps de Marie-Antoinette"
- Arsène Houssaye, "Princesses de comédie et déesses d’opéra"
- Benjamin Constant de Rebecque, "Mémoires"
- Jean Raspail, "Les fêtes du Régent"
- Pierre Gaxotte, "Louis XV"
- Jacques Dupret, "La Guimard à Pantin"
- Edmond de Goncourt, "La Guimard"
- Guy Scarpetta, "La Guimard"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes: littérature
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