Méridienne d'un soir
par le 21/12/20
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Romancière populaire et exigeante, Françoise Mallet-Joris, auteure notamment du "Rempart des béguines", laisse derrière
elle une œuvre féministe et engagée où elle a peint son époque avec réalisme et subtilité. Jurée du prix Femina de 1969 à
1971, la femme de lettres avait ensuite siégé de 1971 à 2011 à l'Académie Goncourt, qui décerne chaque année le célèbre
prix littéraire éponyme. Née à Anvers le six juillet 1930, fille de la première femme avocate de Belgique, Suzanne Lilar, et
d'un ancien ministre belge de la Justice, Albert Lilar, Françoise publie ses premiers textes, "Les poèmes du dimanche", à
Bruxelles à tout juste quinze ans. Mais c'est en 1951 qu'elle fait une entrée fracassante dans le monde littéraire en publiant
chez Julliard "Le rempart des béguines", sous son nom de plume, Mallet-Joris. Le livre sensible, nuancé et émouvant est
auréolé d'un parfum de scandale car il décrit la passion amoureuse entre une adolescente et la maîtresse de son père.
Puis près d'une trentaine d'autres livres suivront, dont de nombreuses et marquantes biographies, comme "Marie Mancini",
(1965) ou la remarquable "Jeanne Guyon." (1978). Elle publie dans des maisons d'édition prestigieuses (Julliard, Grasset,
Gallimard), et accumule les prix et les honneurs. En 1956, elle reçoit le prix des Libraires pour "Les mensonges", en 1958,
le Femina pour "L'Empire céleste", en 1963, le prix René-Julliard pour "Lettre à moi-même", en 1964, le prix de Monaco
pour la biographie citée, "Marie Mancini, le premier amour de Louis XIV". Élue au jury Femina en 1969, elle n'y fait qu'une
apparition, car elle devient membre de l'Académie Goncourt en 1971. Elle s'opposera notamment à l'attribution du prix à
Michel Houellebecq. Son œuvre est le reflet de son époque. À l'affût des faits-divers, aimant écrire dans les cafés, elle
disait conserver une curiosité intacte. Elle s'est ainsi intéressée au rock ("Dickie Roi", 1980), aux problèmes de drogue
("Le rire de Laura", 1985), de l'anormalité ("Allegra", 1976) ou des régimes alimentaires ("Divine", 1991). Une œuvre
foisonnante et sans cesse renouvelée. Mariée trois fois, cette grande fumeuse aux yeux bleus et aux cheveux blonds
a eu quatre enfants. Elle a bousculé le milieu littéraire en se passionnant pour le show-business, écrivant notamment
des textes comme "La parisienne" (1976) pour la chanteuse Marie-Paule Belle, avec laquelle elle a longtemps vécu.
Engagée à gauche sans être encartée, Françoise Mallet-Joris n'avait pas hésité dans les années soixante, à prêter son
appartement parisien à François Mitterrand pour négocier avec les caciques de la SFIO la naissance d'un nouveau parti,
la FGDS, l'ancêtre du Parti socialiste. En 1987, elle fit partie des quelques intellectuels qui le poussèrent à se présenter
pour un nouveau mandat. Grâce à sa double nationalité, elle avait intégré en 1993 l'Académie royale de langue et de
littérature françaises de Belgique, prestigieuse institution littéraire du royaume. Elle fut élue au fauteuil, qu'avant elle, avait
occupé sa mère. Dès son premier ouvrage, Françoise Mallet-Joris jonglait avec les tabous. "Le Rempart des Béguines"
évoquait une histoire d’amour entre une jeune femme et la maîtresse de son père. Guy Cassaril portera le livre au cinéma
en 1972, avec l’auteure pour écrire le scénario. Un second ouvrage, paru en 1955, "La chambre rouge" connaîtra le même
parcours, cette fois à travers la caméra du réalisateur belge Jean-Pierre Berckmans. Pour "L’Empire céleste", en 1958,
elle recevra le prix Fémina, dont elle rejoindra le jury dix ans plus tard, entre 1969 et 1971. Cette année, elle sera élue
à l’Académie Goncourt et ne sera remplacée que quarante ans plus tard par Pierre Assouline. Ses goûts littéraires l’ont
rapidement portée vers Colette. Son indépendance d’esprit et sa grande curiosité l’amenaient à ouvrir des pistes inédites.
De 1993 à sa mort, Françoise Mallet-Joris était membre de la prestigieuse Académie royale de langue et de littérature
françaises de Belgique, où elle occupait le fauteuil de sa mère Suzanne Lilar, morte un an plus tôt. "Le grand écrivain,
c’était ma mère" disait-elle modestement, en soulignant l’ambiguïté heureuse et douloureuse à la fois, qu’éveillaient en elle
une double émotion et une double difficulté. Parmi les nombreuses évocations de Suzanne Lilar, elle notait combien "le
repos lui était danger, faiblesse", constatant le double caractère de l’intégralité de l'œuvre, diverse dans sa forme, suivie
dans son développement. Opposition que traduisait sans doute le besoin et le refus d’infini, la lutte entre la tentation de
l’ascétisme et celle de l’extase. Suzanne Lilar serait passée du "conflit de hasard" au "conflit de nécessité." Sur l'analyse
du sentiment poétique, Françoise Mallet-Joris parlait du "courage" de sa mère. Le fait de s’intéresser aux deux plans, le
terrestre et le surnaturel, était l’effet obligé de l’optique qui impliquait une sorte de strabisme, comme chez Thérèse d’Avila.
"Le Divertissement portugais" et "La Confession anonyme" sont les deux profils d’un même visage. Le couple conjugal,
marié ou pas, est bien le creuset privilégié de l’expérience totale. Alors, comment séparer la romancière de sa mère ?
Qu’est-ce qui l’emporte de l’enthousiasme, l’émulation ou la fierté ? Françoise Mallet-Joris reviendra sur cette matière
familiale dans un roman, l’un de ses derniers, "La double confidence" (2000). Comme l’indique le titre, ce livre s’articule
sur une double entrée. D’une part, la biographie de Marceline Desbordes-Valmore et de l’autre, un retour constant de
la romancière à sa propre histoire. Ce texte est important à plus d’un titre donc. Il fait la part belle à la documentation
sur un personnage important aux yeux de l’auteure, par son œuvre poétique mais aussi et peut-être même surtout par
sa vie plutôt accidentée, de constants déplacements et de soucis pécuniaires, qui demeure probablement méconnue.
Même si on s’intéresse peu à la poétesse romantique, le roman est très interpellant. Au moins pour deux raisons.
Le dispositif consistant à respecter ce contrat du double et qui est extrêmement riche du point de vue de la narration.
Mais aussi et surtout la part de soi que l’auteure livre sans compter dans des impromptus ou autres parenthèses.
Alors qu’elle-même tente ailleurs avec "Jeanne Guyon" , de définir ce qu’est une biographie pour se détacher aussitôt
de cette limite générique, revendiquant pour sa part la passion de son texte, elle entreprend d’évoquer un personnage
qui lui permet pour de multiples raisons de parler d’elle. Nombreuses sont les références personnelles, à sa propre
histoire, sa mère, sa famille, son métier, à l’écriture elle-même. Il faut retenir, entre autres, un passage capital sur la fin
de Suzanne Lilar et le dénouement d’une crise qui a duré toute la vie de Françoise. Nombreux sont les points de
concordance qu’elle constate entre elle et Marceline Desbordes-Valmore dont elle était en train de faire le portrait.
Deux femmes, deux mères, deux flamandes, et aussi deux écrivains. " Cela a forcément des points communs."
Révélateur, pierre de touche, Marceline n’est pas son modèle, mais un intercesseur à qui elle rend indirectement un
hommage émouvant, vibrant, mais grâce à laquelle elle transmet à vif des tourments fondamentaux pour elle-même.
Ainsi en va-t-il de "Jeanne Guyon"(1978), qui sans être la première, offre la biographie la plus documentée et la
plus complète, l’histoire d’une mystique, avec en arrière-fable, tout un tableau des tensions religieuses du moment, et
notamment des évocations très parlantes de Bossuet et de Fénelon. Autre personnage énigmatique, cette Louise
de La Fayette, héroïne bien malgré elle de relations problématiques entre le pouvoir politique et le religieux, sous
Louis XIII, dans le roman précisément intitulé "Les Personnages" (1961). Plus connue sans doute mais révélée sous
un jour nouveau, "Marie Mancini, le premier amour de Louis XIV" (1965), plus nettement biographie aussi que roman,
comme ne l’indique pas cette fois l’intitulé. Avec "Trois âges de la nuit" (1968), Françoise Mallet-Joris poursuit la
quête historique de destins de femmes exceptionnels. Cette fois ce sont les figures de sorcières qui sont mises
en évidence, avec le souci de reconstituer une époque noire et d’évoquer un phénomène de masse qui culmine
durant un peu moins de deux cents ans, de la fin du XV ème à la fin du XVII ème siècle. En ces temps où la
responsable de tous les maux est le plus souvent une femme, celle qui dérange par sa différence, son étrangeté,
voire son audace. Dans le quotidien, l’intelligence parfois s’associe à la malice sinon au diabolisme, la folie au mal.
On aura noté la constance de l’image féminine dans l’énoncé des œuvres qui précède, les vrais romans et les textes
plus franchement autobiographiques confirmeront la tendance. On peut en effet distinguer les romans de pure
imagination, les plus nombreux tout de même dans la production de Mallet-Joris. Là aussi, le personnage féminin
est central, même au milieu d’une foule parfois. Tous se caractérisent par un art de mettre en scène précisément de
nombreux personnages. Un art consommé dans les ouvrages à référence historique mais pratiqué systématiquement
et selon un point de vue purement romanesque dans les autres. Le tout premier, "Le Rempart des béguines", "bluette
qui à l’époque fit scandale, avant tout un affrontement enfant-adulte" , selon Mallet-Joris elle-même, à propos de la
jeune fille amoureuse de la maîtresse de son père. Ne la contrarions pas mais soulignons que ce genre d’affrontement
ne peut être minimisé que lorsqu’il est maintenant loin et s’est bien terminé. Le roman avait un autre mérite, c’était de
rendre avec acuité un conflit de générations compliqué de sexualité et d’exposer une économie narrative remarquable.
La plupart des autres romans de cette veine inventive doublent la figure féminine de la présence tout aussi forte du
rapport fille-mère, fût-il exacerbé paradoxalement par l’absence de celle-ci. À douze ans déjà, elle écrit sur sa mère
pour désarmer l’"amie - ennemie." Ces premiers cahiers sont comme un cheval de Troie à introduire clandestinement
dans la place. Écrire, c’était alors pour elle se soulager de l’aimer vainement. Peut-être encore aujourd’hui où elle lui
manque. Les héroïnes de ses premiers romans n’eurent pas de mère. Quant aux autres, dont le très prolifique "Empire
céleste" (1958), qui remporta le prix Femina, la multiplicité, le partage des informations, la dispersion entre de nombreux
personnages auxquels on veut attribuer une histoire et cela de façon quasi égalitaire, démontrent un choix structurel
différent. Le résultat voit le motif principal encadré, enserré peut-être par d’autres. "Ni vous sans moi ni moi sans vous"
(2007), dernier livre publié, où la profusion des destins occulte peut-être un peu l’essentiel, soient la recherche de la
mère et en général la question de la filiation. Plutôt que de recourir à la mesure radicale de la recherche de l’ADN
d’un individu et de ses antécédents, le roman tire son intérêt de l’inconnu puisqu’il installe et laisse planer le doute
sur les origines, avec l’hésitation sur les ressemblances incertaines mais toujours secrètement soupçonnées.
À côté de ces romans, et formant une catégorie à part, hautement digne d’intérêt, il y a ces écrits où l’écrivaine se met
en scène elle-même, qu’elle qualifie d’essais, comme "Lettre à moi-même" (1963) et "J’aurais voulu jouer de l’accordéon"
(1975), sans oublier l’incomparable "Maison de papier" (1973) qui fut son plus grand succès. Déjà, dans certaines
fictions ou reconstitutions, on l’a vu à suffisance avec La double confidence, Mallet-Joris fait plus ou moins longuement
un retour personnel sur soi. "La Maison de papier" (1970) appelle à une indispensable relecture. Ce qui s’est dit le plus
souvent à son propos. Voilà un lieu où tout le monde a l’impression d’être entré, d’y avoir été accueilli. "Maison de papier,
maison aux portes sans cesse battantes, c’est en vain que j’essaie de refermer ces portes, de calfater ces failles par
lesquelles tout se perd, tout fuit, tout entre. Mais faut-il fermer, calfater, ranger, figer ?" Un récit qui frappe par ses accents
de vérité et procure sans compter une connaissance de la personne, de ce qu’est sa vie, de ce qui importe pur elle et le
monde. À égalité ? la famille, l’écriture ? Dans quel ordre sinon ? Françoise Mallet-Joris n’aimait pas trop les interviews,
mais s’y prêtait plutôt de bonne grâce. "Écrire, c’est aimer une personne qui est continuellement absente", disait-elle.
Elle aimait écrire dans des cafés parisien, souvent aux Deux-Magots. Aux questions inévitables, Pourquoi écrivez-vous ?
Quelles sont vos influences ?, elle ne donnait que ce que la docte intervieweuse, se définissant comme "une intellectuelle"
appelle des anecdotes. S’ensuivait souvent un développement sur "le chant profond du monde", la grâce, la liberté, le jeu,
ce qui ne s’explique pas vraiment, l'indicible poésie. Faire l’article ? certainement pas. "Un écrivain n’a pas à séduire les
foules." "Je ne sais pas moi-même si je suis "poète". J’aime raconter. Raconter sans but, sans problèmes, sans message.
Mais j’ai l’espoir qu’un but, un espoir, un message, passeront malgré moi, du fait que c’est moi tout entière qui m’exprime,
dans cette histoire, dans ces images qui m’enivrent un peu." Françoise Mallet-Joris avait une grande audience notamment
chez les femmes mais pas que chez les femmes. Ce n'était pas qu'une romancière pour femmes, contrairement à ce que
l'on a pu dire en raison de ses engagements féministes. De 1970 à 1981, elle fut la compagne de la chanteuse Marie-Paule
Belle dont elle était également la parolière. Les deux femmes ne faisaient pas mystère de leur relation, ce qui était peu
fréquent à l'époque. Le sept de la rue Jacob à Saint-Germain-des-Prés dans les années soixante-dix était la maison du
bonheur. Dans chaque pièce, il y avait un artiste, un peintre, ou un sculpteur. Sa mort est annoncée le treize août 2016
par Pierre Assouline. Elle avait quatre-vingt-six ans. Crématisée, ses cendres ont été dispersées dans l’Escaut.
Bibliographie et références:
- Susan Petit, "Françoise Mallet-Joris"
- Jacques Weil, "Françoise Mallet-Joris"
- Pierre Legrand,"Le roman selon Françoise Mallet-Joris"
- Sophie Labourie, "Françoise Mallet-Joris"
- Annie Le Brun, "Une souveraine impudeur"
- Françoise Mallet-Joris, "Portrait de l'auteur"
- Colette Nys-Mazure, "Suzanne Lilar"
- Marc Quaghebeur, "Lettres belges, entre absence et magie"
- Frans Amelinckx, "Portrait de Françoise Mallet-Joris"
- René Micha, "La poésie de Françoise Mallet-Joris"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes: littérature
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Une grande écrivaine qui méritait bien cet hommage à sa hauteur. Merci.
J'aime 22/12/20
Méridienne d'un soir
Bonjour et merci mon ami des Lettres pour votre commentaire; bonne journée à vous.
J'aime 22/12/20