Méridienne d'un soir
par le 27/12/20
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Pourquoi et comment Cléo de Mérode incarna l’image de la beauté, et devint une icône pendant un demi siècle ?
En cette première moitié du XX ème siècle, elle fut la femme la plus photographiée et disait-on la plus belle du monde.
Ni cocotte ni courtisane, Cléo de Mérode se voulait différente, moderne, indépendante et artiste. Son art réside dans
la manière dont elle maîtrise l’objectif du photographe, c’est elle qui façonne et créé sa propre image. Avec un génie de
l’esthétique du moment et une longueur d’avance sur le siècle suivant, Cléo de Mérode amène à elle le monde de la
haute couture et de la mode. Elle soignera jusqu'au bout avec passion la célébrité de sa photographie pour faire d’elle
un mythe indémodable. À la Belle Époque, sous l’influence du symbolisme, hédonisme et spiritualité se côtoient.
Littérature, spectacle vivant et arts figuratifs reprennent le thème romantique de la femme comme idole de beauté
tantôt angélique, tantôt diabolique. Il confine alors à l’obsession, et les exemples de femmes fatales se multiplient.
Un des personnages favoris est celui de Salomé, à qui Oscar Wilde consacre le drame éponyme illustré par Aubrey
Beardsley. À cette image sulfureuse correspondent "les trois Grâces", les artistes et demi-mondaines Liane de Pougy,
Émilienne d’Alençon et la belle Otero, tandis que l’idéal angélique est incarné par Cléo de Mérode, icône d’une beauté
sans fard ni ombres, qu’elle entretient et défend à tout prix. Ne jamais dire de Cléo de Mérode (1875-1966) qu’elle fut
une demi-mondaine. Lorsque Simone de Beauvoir la qualifie comme telle dans son célèbre manifeste "Le Deuxième
Sexe", l’intéressée surgit de l’ombre pour dénoncer un propos diffamatoire. Traînée en justice, le juge reconnait l’erreur
de De Beauvoir, la condamnant ainsi à lui reverser la somme d'un euro symbolique. Mais qui fut alors Cléo de Mérode ?
Elle fit, très jeune, son entrée à l’opéra, devint professionnelle à onze ans. Elle attira l’œil des peintres, de Degas à
Toulouse-Lautrec, avant de se produire dans les salons les plus mondains de la Belle Époque. Elle fut également celle
qui fit tourner la tête des aristocrates les plus fortunés de l’époque, au temps où entretenir une dame comptait pour un
signe extérieur de richesse. C’est que sa beauté détonnait des canons de la Belle Époque. Visage angélique, taille très
fine, allure sculpturale iconique de vestale. Si iconique que les femmes de son temps voient en elle un idéal de beauté.
C’est le vingt-sept septembre 1875 à Paris que voit le jour Cléopâtre-Diane de Mérode. Sa mère, Vincentia de Mérode,
est issue de la branche autrichienne de la maison belge des Mérodes et doit quitter son pays lorsqu’elle tombe enceinte.
Son père présumé, Carl Freiherr von Merode, ne l’a pas reconnue, provoquant le premier scandale de sa vie. Toutefois,
en dépit de son statut de fille-mère, Vincentia parvient à s’intégrer à la bonne société parisienne. Cléopâtre-Diane, dès
son plus jeune âge, réussit à charmer quiconque croise son chemin grâce à sa grande beauté. Sans autre famille, Cléo
et sa mère deviennent tout l’une pour l’autre. Cléo vit une enfance de jeune noble paisible. Sa mère est une pianiste
virtuose et c’est grâce à elle que la jeune fille découvre sa passion pour la musique, qui ne fait que grandir au cours de
son extraordinaire et prodigieuse carrière. C’est cependant en tant que danseuse que l’enfant est présentée à sept ans
par sa mère au régisseur de l’Opéra de Paris. Sur cent candidates, huit petites filles seulement sont admises dont Cléo
qui va passer son enfance et son adolescence dans ce grand théâtre où son nom la distingue de la masse des petits rats
et lui permet de danser dans les salons mondains. Pendant sa carrière à l’Opéra, elle se fait remarquer plutôt comme
modèle des clichés de célèbres photographes réalisés en marge des représentations que comme interprète sur la scène.
Ce sera d’ailleurs l’une des premières femmes dont l’image photographique fera le tour du monde. Ainsi, ses photos
contribuent à accroître la célébrité de Cléo, son visage étant présent sur des milliers de cartes à jouer et postales. Après
avoir dansé dans "Coppélia" ou encore "Sylvia", Cléo quitte définitivement l’Opéra en 1898. Elle dansera encore,
notamment lors de l’exposition universelle de 1900 à Paris, ou aux Folies Bergères en 1901, avant de raccrocher ses
ballerines en 1924. En 1895, sa statue de cire entre au musée Grévin. Elle est façonnée par le chef d'atelier du musée,
le sculpteur Léopold Bernstamm. Élue "reine de beauté" sur photographie par les lecteurs de L'Illustration en 1896,
elle devance cent-trente-et une autres célébrités, dont l’inégalable Sarah Bernhardt. Elle devient l'icône des symbolistes
dès les années 1900, lorsqu’elle opte définitivement pour la coiffure à bandeaux. Cléo de Mérode paraît avoir acquis
très tôt la conscience de l’importance de la photographie et de la nécessité de contrôler sa propre image. Elle est sans
doute la danseuse fin-de-siècle la plus photographiée. La prolifération de ses images n’est pas proportionnée à son
importance artistique. Gâtée dès son enfance par son exceptionnelle beauté et photographiée, encore petite fille, dans
une attitude ambiguë à la Lewis Carroll, petite fille ingénue et innocemment libertine, Cléo de Mérode hésite entre la
soumission aux règles du marché du spectacle et la défense de son statut professionnel. Elle tend à imposer peu à
peu, une image de soi figée dans une attitude presque austère et limitée à son buste, le plus souvent à son visage.
L’apparente souplesse des cheveux de Mérode contraste avec le chignon qui, inspiré probablement des ballerines
romantiques, se termine par une pointe. Tout en s’offrant à la vue, cette chevelure-forteresse est froide et dissuade
l’approche. La tête tout entière devient un masque et un "stéréotype du visage humain", comme le dit Barthes du
visage de Greta Garbo. Si cette dernière "donnait à voir une sorte d’idée platonicienne de la créature", le masque
de Mérode se présente comme un stéréotype de la vierge. Les photographies les plus célèbres de Cléo sont faites
par Léopold Reutlinger. C’est un photographe extrêmement célèbre à l’époque. Il aura au cours de sa carrière des
modèles célèbres tels que Mata-Hari, Colette, Anna Held, Liane de Pougy, La Belle Otero, ou Sarah Bernhardt.
En costume exotique de danseuse cambodgienne, et préfigurant le style de Mata Hari, ses photos forgent sa
légende et augmentent son pouvoir sur les hommes. Jean de Tina, Georges Rodenbach, ou encore Paul Klee sont
autant de personnalités qui laissent des témoignages écrits sur le grand pouvoir de fascination qu’exerce Cléo sur la
gent masculine. Cléo de Mérode incarne "l’idéal angélique", là où les "trois Grâces de la Belle Époque", Liane de
Pougy, Émilienne d’Alençon et la Belle Otero représentent le côté féminin beaucoup plus sulfureux de son temps.
En 1896, dans le but de se faire encore plus connaître, Cléo pose pour des artistes tels que Toulouse-Lautrec, Degas,
Boldini et Alexandre Falguière. Ce dernier, un sculpteur, la représente à travers un nu en marbre blanc, grandeur
nature. "La Danseuse" d’Alexandre Falguière, œuvre conservée à Paris au musée d'Orsay, fit à l'époque un scandale.
Si le grain de la peau visible sur le plâtre prouve bien un moulage sur le vif, Cléo de Mérode s'est pourtant toujours
défendue d'avoir posé nue. Elle accuse Falguière d’avoir fabriqué une œuvre à scandale en moulant le corps de la
statue sur un autre modèle féminin, alors qu’elle n’aurait posé que pour la tête. C’est à cette période, en 1896, que
Cléo de Mérode connaît son premier amour. Il s’appelle Charles de Po. Les jeunes gens sont si amoureux qu’ils se
sont fiancés sans en parler à leurs parents. Cela n’empêche pas la jeune femme d’avoir pris conscience de ses
charmes et du nombre de ses prétendants. De toute façon, Charles accomplit son service militaire lorsqu’a lieu la
rencontre de Cléo de Mérode et du roi Léopold II. On joue ce soir-là à l’Opéra Garnier "Aïda", et Cléo figure dans le
ballet. La danseuse se rend au foyer et aux salons de l’Opéra. Soudain, elle voit entrer un homme de haute taille,
et d’allure fort distinguée, portant la barbe assez longue, qui s’appuie sur une canne. Elle reconnaît immédiatement
l’illustre personnage, le roi des belges, Léopold II. La danseuse étoile s’attend à ce que la rencontre s’arrête là.
Mais le lendemain matin, le roi, qui est descendu à l’Hôtel Bristol, se rend à pied rue des Capucines où Cléo habite
avec sa mère. Il est parvenu à semer les policiers en civil chargés de sa sécurité. La belle est surprise de cette visite.
Apparemment Léopold II désire seulement lui annoncer qu’il retournera officiellement à l’Opéra et qu’il souhaite que
ce soit elle qui le reçoive au foyer de la Danse. C’est ainsi qu’un autre soir, Cléo de Mérode apparaissant sous les
traits du jeune pâtre dans la "Maladetta", le roi se rend au foyer à l’entracte et s’attarde longtemps avec la danseuse.
La nouvelle fait l’effet d’une bombe à Paris. La danseuse et reine de beauté aurait fait la conquête du roi des belges.
L’aventure fait évidemment le tour de l’Europe et le bonheur des caricaturistes, des chansonniers et des revuistes.
Sans doute Léopold II a-t-il eu, au fil des années, quelques liaisons plus ou moins discrètes, mais la presse populaire
est ravie d’une liaison avec une danseuse. Un véritable scandale, et voilà que le souverain est baptisé "Cléopold".
Une cible rêvée pour les journaux satiriques de l’époque. Pourtant, rien ne prouve que la liaison soit consommée, et
l’histoire semble même être montée par Cléo de Mérode elle-même, qui y voit un moyen de publicité sensationnel.
Quoi qu’il en soit, que cette histoire soit vraie ou non, il n’en demeure pas moins que le roi des belges a acquis, au
tournant du siècle, une réputation internationale de galanterie. Et aucun livre, aucun journal bien informé n’ose non
plus répertorier la liste des amants que connaît la noble Mérode avant sa liaison avec le roi des belges. Avant de
regagner son pays, Léopold II se rend une ultime fois rue des Capucines et propose à la danseuse, dans un élan
amoureux certainement, de la faire venir à Bruxelles où elle serait engagée à la "Monnaie." La jeune fille, très émue,
fait comprendre au roi qu’étant fiancée, elle ne peut accepter son offre bien qu’elle en soit très flattée. Le roi se montre
beau joueur, n’insiste pas, et lui répond qu’elle peut néanmoins le considérer désormais comme le meilleur et le plus
dévoué de ses amis. C’est ainsi que, pendant de nombreuses années, le monarque et la danseuse entretiendront
cette amitié ainsi qu’une correspondance très affectueuse, qu'elle relatera dans ses mémoires, "Le Ballet de ma vie."
La presse à scandale s’en donne à cœur joie, publiant des caricatures et images satiriques moquant cette relation,
et ternissant l’image virginale de Cléo. Celle-ci niera également fréquenter le roi des belges, ou qui que ce soit d’autre.
Ancrée dans son personnage d’ingénue, elle refuse de parler de sa vie intime, bien qu’elle ait été fiancée, semble-t-il,
au moins deux fois. Le déclin survient rapidement pour Cléo. Son visage est partout, lassant les masses. Elle décide
de ne plus poser les cheveux dénoués, et cherche à recréer inlassablement les poses de sa jeunesse. Après 1914,
sa beauté s’essoufflant, elle fait de moins en moins de photographies. Cela coïncide également avec la cessation
d’activité de Léopold Reutlinger, qui doit faire face à la mort de son fils bien-aimé. Contrairement à la plupart des
courtisanes de son époque, Cléo de Mérode n’a pas fini ses jours dans le besoin. Douée en affaires, elle avait su
monnayer son image, se faisant payer pour apparaître sur des boîtes de chocolats ou des paquets de cigarettes.
Après la guerre, en 1950, Cléo de Mérode gagna un procès contre Simone de Beauvoir qui fit l'erreur de l'assimiler à
une "cocotte" dans "Le Deuxième Sexe", ignorant par ailleurs qu'elle était encore en vie. Finalement, le juge considéra
que les propos de la philosophe étaient inconvenants, mais ne la condamna qu'à un franc symbolique d'amende, alors
que Cléo de Mérode réclamait cinq millions. Simone de Beauvoir dut retirer cette mention de son livre, mais le magistrat
considéra que l'ancienne danseuse aurait dû publiquement démentir cette rumeur. Cette réputation de demi-mondaine
la poursuivra dans plusieurs livres, de même qu'en 2015 lors d'une exposition sur la prostitution de la Belle Époque au
musée d'Orsay. Cléo de Mérode meurt le dix-sept octobre 1966, à l'âge de quatre-vingt-onze ans. Elle est inhumée au
cimetière du Père-Lachaise, où elle repose aux côtés de sa mère, Vincentia Marie de Merode. Une statue représentant
Cléo de Mérode, dans sa beauté intemporelle, sculptée par le diplomate espagnol, Luis de Périnat, orne leur tombe.
Bibliographie et références:
- Christian Corvisier, "Cléo de Mérode et la photographie"
- Yannick Ripa, "Femmes d'exception, les raisons de l'oubli"
- Michael D. Garva, "Cléo de Mérode"
- Jean-Jacques Lévèque,"Les années folles, le triomphe de l'art moderne"
- Jean Chalon, "Cléo de Mérode, l'icône de la danse"
- Jean Bothorel, "Cléo de Mérode, l'inoubliable"
- Jacques Lebrun, "Cléo de Mérode, une femme d'exception"
- Charles Marchand, "Cléo de Mérode, une icône entre Romantisme et Symbolisme"
- Florence Montreynaud, "L'inoubliable Cléo de Mérode, la danseuse étoile"
- Marcel Schneider, "Cléo de Mérode, l'éternité fragile"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes: littérature
12 personnes aiment ça.
insolence
jolie, merrci de nous faite partager tes écrits, bises
J'aime 27/12/20
Dionysos66
Remarquable portrait !
J'aime 27/12/20
Méridienne d'un soir
Merci pour vos commentaires, insolence et Dionysos66; bonne journée à vous deux. 1f607.png
J'aime 28/12/20