Méridienne d'un soir
par le 29/06/21
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Je me demande quel lien unit à l'amour ? Sommes-nous dans les cris que nous poussons ou que nous suscitons
dans l'alcôve ? Quelle part de nous-mêmes participe à ces coups de reins, à la furie des corps embrassés à
bouche-que-veux ? De ces feux éteints, que me reste-t-il ? Rien n'est volatile comme le souvenir de la volupté.
Mais quelle denrée périssable que le plaisir. Le passé n'est pas le temps du désir. Celui-ci s'enflamme et s'enfuit
ailleurs aussi vite qu'il était venu, comme une amante oublieuse et volage. Au présent, c'est le sexe qui nous
tient, nous insuffle nos ardeurs. Au passé, il faut faire un effort de mémoire pour rallumer nos anciennes fièvres.
Car ce sont rarement les moments parfaits où tout concourait à l'harmonie de l'amour et des siens, les instants de
la plénitude où la vie rendait justice. Ces heures-là, douces comme de paisibles siestes, basculent dans l'oubli
comme tant de moments du bonheur passé. Nous ne conservons en souvenirs que les nuits d'excès et les scènes
de perversité. La mauvaise humeur passa. Pas la blessure, qui demeura intacte. Cet échec ne fut pas inutile.
Il me donna matière à réfléchir. Je ne cessais de penser à Charlotte, non plus dans l'espoir d'un retour d'affection.
J'étais trop meurtrie pour remettre en route la machine à souffrir, mais pour tenter d'élucider l'énigme de sa conduite.
D'autant qu'elle ne fit rien pour se justifier. Je ne reçus pas de nouvelles d'elle, ni lettre ni message d'aucune sorte.
Elle s'était évanouie dans le silence. Cela fut l'occasion d'un examen de conscience. Avais-je des torts envers elle ?
J'avais beau me livrer à la plus sévère critique de mes faits et gestes depuis notre rencontre, je ne trouvais rien à
me reprocher. Pourtant j'étais experte en autodénigrement. Mais en la circonstance, quel que fût mon désir de me
flageller et de me condamner, force était d'admettre que pour une fois, peut-être la seule dans une vie amoureuse
déjà longue et parsemée de vilénies, mon comportement se signalait par son honnêteté. Mais un doute affreux me
traversait. N'était-ce pas justement dans cette honnêteté un peu niaise que résidait mon erreur ? Pourquoi s'imaginer
que les jeunes filles veulent être traitées comme des saintes ou des chaisières ? Peut-être ce respect n'était-il pas
de mise avec elle ? Ne m'eût-elle pas mieux considérée si je l'avais bousculée au lieu d'accumuler ces stupides
désuets préliminaires ? L'amoureuse et la tacticienne, qui dans le succès amoureux ne font qu'une, s'affrontaient
dans l'échec. Elles se donnaient réciproquement tort. Seule Charlotte détenait la clé qui me manquait. Et encore,
je n'en étais pas certaine. Savait-elle vraiment ce qui l'avait d'abord poussée à accepter cette invitation puis à s'y
soustraire ? J'imaginais son débat intérieur. À quel instant précis avait-elle changé d'avis ? Quelle image s'était
présentée à son esprit qui soudain avait déterminé sa funeste décision ? Pourquoi s'était-elle engagée aussi loin
pour se rétracter aussi subitement ? Parfois, je l'imaginais, sa valise prête, ce fameux jour, soudain assaillie par
le doute. Hésitante, songeant au séjour à Belle-Île-en mer, à la nuit passée à l'hôtel du Phare à Sauzon, au bonheur
escompté, mais retenue par un scrupule, un scrupule qui s'alourdissait de seconde en seconde. Puis la résolution
fulgurante qui la retenait de s'abandonner au plaisir. Et cet instant encore instable où la décision prise, elle balançait
encore jusqu'à l'heure du départ qui l'avait enfermée dans ce choix. Le soir, avait-elle regretté sa défection, cette
occasion manquée, cet amour tué dans ses prémices ? Ou bien était-elle allée danser pour se distraire ? Danser,
fleureter, et finir la nuit avec une femme qu'elle ne connaissait pas, qu'elle n'aimait pas. Songeait-elle encore à moi ?
Souffrait-elle comme moi de cette incertitude qui encore aujourd'hui m'habite ? Quel eût été l'avenir de cet amour
consacré dans l'iode breton ? Eût-il duré ? M'aurait-elle infligé d'autres souffrances pires que celle-là ? Mille chemins
étaient ouverts, tous aussi arides, mais que j'empruntais tour après tour. S'il est vrai que tout amour est plus imaginaire
que réel, celui-ci se signalait par le contraste entre la minceur de ses épisodes concrets et l'abondance des songeries
qu'il avaient suscitées en moi. Charnel, il devint instinctif mais intellectuel, purement mental. À la même époque, le
hasard me mit entre les mains un livre de Meta Carpenter, qui fut le grand amour de Faulkner. Ce récit plein de pudeur,
de crudité, de feu et de désespoir raviva ma blessure. Meta Carpenter travaillait comme assistante d'Howard Hawks à
Hollywood lorsqu'elle vit débarquer Faulkner avec son visage d'oiseau de proie. À court d'argent, il venait se renflouer
en proposant d'écrire des scénarii. Il venait du Sud, élégant comme un gandin, cérémonieux. Meta avait vingt-cinq ans.
Originaire du Mississipi elle aussi, c'était une jolie blonde très à cheval sur les principes, qui vivait dans un foyer tenu par
des religieuses. L'écrivain l'invita à dîner. Elle refusa. Il battit en retraite d'une démarche titubante. Elle comprit qu'il était
ivre. Faulkner revint très souvent. Chaque fois qu'il voyait Meta, il renouvelait sa proposition, chaque fois il essuyait un
refus. Cela devint même un jeu entre eux qui dura plusieurs mois. Un jour, Meta accepta. À la suite de quelle alchimie
mentale, de quel combat avec ses principes dont le principal était qu'une jeune fille ne sort pas avec un homme marié ?
Elle-même l'ignorait. Elle céda à un mouvement irraisonné. À l'issue de ses rencontres, elle accepta de l'accompagner
à son hôtel. Dans sa chambre, ils firent l'amour. Ainsi commença une longue liaison sensuelle, passionnée, douloureuse.
Comprenant que Faulkner ne l'épouserait jamais, Meta se rapprocha d'un soupirant musicien, Rebner qui la demanda en
mariage. Elle finit par accepter. L'écrivain tenta de la dissuader sans vouloir pour autant quitter sa femme. Il écrivit "Tandis
que j'agonise" sous le coup du chagrin de la rupture. Mais au bout de deux ans, le mariage de Meta commença à chavirer.
Elle ne pouvait oublier l'homme de lettres. Ils se revirent, vécurent ensemble à Hollywood, puis Meta revint avec Rebner
qu'elle quitta à nouveau pour retrouver Faulkner. C'était à l'époque où il recevait le prix Nobel. Leur amour devenait une
fatalité. En Californie, sur le tournage d'un film, un télégramme mit hélas fin à ses espoirs. Faulkner était mort. Cette
pathétique histoire ne me consola pas. Bill et Meta, eux au moins, avaient vécu. Ils s'étaient aimés, s'étaient fait souffrir.
Mais que subsistera-t-il de cette passion pour Charlotte restée dans les limbes ? Un vague à l'âme à ce qui aurait pu être,
une buée amoureuse qui s'efface. Dans les déceptions qu'apporte l'amour, il reste au moins, même après l'expérience la
plus cruelle, le sentiment d'avoir vécu. Alors que cet amour sans consistance me laissa un sentiment plus violent que la
frustration. J'étais furieuse. Au lieu de l'irritation due à une passion esquissée, j'eusse préféré lui devoir un lourd chagrin.
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes: littérature
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Méridienne d'un soir
merci hochso. 1f607.png
J'aime 01/07/21
J'adore. Plus qu'une rupture, il s'agit d'une disparition. La rupture crée des mots, la disparition n'est que silence.
J'aime 01/07/21
Méridienne d'un soir
Merci cher Helier pour votre commentaire, c'est toujours un plaisir de vous lire.
J'aime 01/07/21
Méridienne d'un soir
@lucbasel, bonjour et merci pour votre témoignage, bon dimanche à vous. 1f607.png
J'aime 04/07/21
Méridienne d'un soir
Bonjour et merci cher @Equinoxe, pour votre commentaire. C'est toujours un réel plaisir de vous lire. Une excellente journée à vous.
J'aime 25/10/21