Méridienne d'un soir
par le 14/01/22
330 vues
"Le doute est un hommage rendu à l’espoir. J'ai reçu la vie comme une blessure et j'ai défendu au suicide de guérir la
cicatrice. L’homme s’est cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que l’homme ne croit à sa beauté que
par amour-propre. Mais qu’il n’est pas beau réellement et qu’il s’en doute. Car pourquoi regarde-t-il la figure de son
semblable avec tant de mépris ?" Un auteur qui part trop tôt a de la chance et du malheur à force égale. De la chance
parce que son génie précoce suffit généralement pour en faire l’objet d’engouement et curiosité, lui assurant ainsi une
postérité certaine et prestigieuse. Mais du malheur aussi, car face à la nécessaire opacité d’une vie courte naitront les
mythes et légendes les plus invraisemblables, non sans incidence sur son œuvre en dernière instance. Le cas d’Isidore
Ducasse, plus connu sous le nom d’emprunt de Lautréamont (1846-1870), auteur des célèbres "Chants de Maldoror",
n’a pas échappé à cette heureuse-triste loi. Mort le vingt-quatre novembre 1870, à l’âge de vingt-quatre ans, dans un
Paris assiégé par les troupes de Bismarck, le poète a joui d’une rare vénération, et souffert de fables qui ont miné son
œuvre et sa vie. Il y eut un mythe Lautréamont, comme il y eut un mythe Rimbaud. Il a fallu donc patienter plusieurs
décennies avant de pouvoir compter sur l’infatigable érudition des Cahiers Lautréamont pour démystifier sa biographie
et offrir les clés de lecture d’une œuvre, pleine d’embuches, où le mal le dispute au beau. La création d'Isidore Ducasse,
alias comte de Lautréamont, se résume à deux titres: "Les Chants de Maldoror" et les "Poésies". Troublante et révoltée,
elle comble, sans nul doute, l'imaginaire de celui qui consent à en accepter sans arrière-pensée les merveilles. Elle
apparaît aussi de plus en plus, en raison même de sa propre stratégie, comme un test portant sur les différentes règles
du jeu littéraire, test auquel chaque époque tend désormais à se soumettre avec les moyens de son propos critique
et de ses concepts créatifs. Entre excès et parodie, il appartient ainsi au "dispositif Maldoror-Poésies", d'avoir avec
quelques autres, Flaubert et Mallarmé notamment, fait entrer la littérature dans l'ère de la modernité, où l'expression
n'est plus séparable d'un questionnement sur ses fins. Les lecteurs ont bien failli ne jamais connaître l'œuvre d'Isidore
Ducasse, et toute une aura de mystère continue de l'envelopper. L'auteur, puisque en l'occurrence il convient d'affirmer
pleinement ce mot, nous est parvenu masqué. Mais autant les formalismes des années 1960 se félicitaient que l'on
ne sût rien de sa vie, autant la fin du XXème siècle aura été attentive à cette existence livrant peu à peu ses secrets.
"Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces, ou encore, comme l'incertitude des mouvements
musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicales postérieure, ou plutôt comme ce piège à rats
perpétuel, toujours retendu par l'animal pris, qui peut prendre seul des rongeur indéfiniment, et fonctionner même
caché sous la paille. Et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et
d'un parapluie". Né à Montevideo en Uruguay, le quatre avril 1846, d'émigrés français, son père, François Ducasse
(1809-1887), d’origine tarbaise, est commis-chancelier au consulat général de France à Montevideo, mais aussi un
homme d'une grande culture. Isidore Ducasse naît dans un lieu alors indéterminé de Montevideo, sur les rives
américaines à l'embouchure de la Plata, là où deux peuples rivaux s'efforcent à l'époque de se surpasser dans
le progrès matériel et moral. Buenos-Aires, la reine du Sud, et Montevideo, la coquette, se tendent une main amie,
à travers les eaux argentines du grand estuaire. Sa mère, Jacquette Célestine Davezac, née près de Tarbes, meurt
le neuf décembre 1847 dans des circonstances mystérieuses, elle se serait suicidée. Isidore Ducasse passe son
enfance en Uruguay, pays agité par la guerre entre Manuel Oribe, soutenu par Juan Manuel de Rosas, et Fructuoso
Rivera, guerre qui dure jusqu'en 1851. En octobre 1859, il entre comme interne au lycée impérial de Tarbes, en
sixième alors qu'il a treize ans et demi, ce qui n'est pas exceptionnel, de nombreux élèves venus des colonies
ayant des retards scolaires. Isidore Ducasse semble pourtant être un bon élève, qui apprend vite, car il obtient
le deuxième accessit de version latine, de grammaire et de calcul, ainsi que le premier prix de dessin d'imitation.
On perd sa trace entre août 1862 et octobre 1863, période durant laquelle il suit les cours de l’établissement qui
deviendra le lycée Louis-Barthou à Pau, où il est un élève des plus ternes. À cette époque, son tuteur est un
avoué tarbais, Jean Dazet. Ducasse est ami avec Georges Dazet (1852-1920), le fils de Jean, et qui fut alors le
premier dédicataire de "Poésies". En août 1865, il obtient son baccalauréat en lettres avec la mention "passable".
"Race stupide et idiote. Tu te repentiras de te conduire ainsi. C’est moi qui te le dis. Tu t’en repentiras, va, tu t’en
repentiras. Ma poésie ne consistera qu’à attaquer, par tous les moyens, l’homme, cette bête fauve, et le créateur,
qui n’aurait pas dû engendrer une pareille vermine". Après un voyage en Uruguay en 1867, il arrive à Paris et
s’installe à l’hôtel "L’Union des Nations", vingt-trois rue Notre-Dame-des-Victoires. Il entame des études supérieures
dont la nature reste inconnue, concours d’entrée à l’École polytechnique, a-t-on souvent écrit. Il publie à compte
d’auteur et anonymement le premier des "Chants de Maldoror" prévu alors en août 1868 chez l'imprimeur "Gustave
Balitout, Questroy et Cie", édition finalement repoussée puis publiée en dépôt en novembre 1868 en deux endroits
différents: la librairie du "Petit-Journal", et chez "Weill et Bloch". Ce premier "Chant" sera repris dans un recueil de
poésies publié par Évariste Carrance intitulé "Les Parfums de l'âme" à Bordeaux en 1869. Les six chants complets
seront imprimés en Belgique fin août 1869, signés "Comte de Lautréamont" par Albert Lacroix mais sans référence
d'éditeur. L'ouvrage ne fut alors pas diffusé mais Ducasse et Lacroix restèrent en contact. Le pseudonyme de
Lautréamont peut avoir été inspiré par le roman d'Eugène Sue, Latréaumont, paru à Paris en 1862 chez Charlieu et
Huillery. En 1870, il quitte le trente-deux rue Faubourg-Montmartre et habite rue Vivienne. Il reprend son nom d'état
civil pour publier deux fascicules intitulés "Poésies" publiés à la Librairie "Gabrie" située au cinq passage Verdeau,
toujours dans son quartier donc, et dont une publicité paraîtra dans la Revue populaire de Paris. Le vingt-quatre
novembre 1870, alors que le Second Empire s’effondre, il meurt alors à son nouveau domicile situé au sept rue
Faubourg-Montmartre. Selon ses biographes, il serait mort phtisique, et vraisemblablement inhumé au cimetière
du Nord, cimetière de Montmartre. Mais la destinée de sa dépouille, comme le personnage, demeure mystérieuse,
et en raison de la désaffectation des concessions temporaires, comme de travaux dans le quartier, elle disparut.
"Les volumes s’entasserons sur les volumes, jusqu’à la fin de ma vie, et, cependant, l’on n’y verra que cette seule
idée, toujours présente à ma conscience. La grande famille universelle des humains est une utopie digne de la
logique la plus médiocre". Telle est la brève existence d'Isidore Ducasse. L'indigence de sa biographie a contribué
à former la légende qui l'entoure. Il est tout à la fois "le passant sublime, le grand serrurier de la vie des temps
moderne" (Breton), "le commis voyageur du fantastique" (J. Hytier), "un génie malade et même franchement un
génie fou" (Remy de Gourmont). Le poète ne laisse qu'un livre unique, "Les Chants de Maldoror", deux fascicules
intitulés "Poésies", qui sont bien davantage une "préface à un livre futur", et quelques lettres à son éditeur. "Les
Chants de Maldoror" (1869) ne connurent pas l'accueil du public du vivant de l'auteur, car, selon les propres termes
de Lautréamont, "une fois qu'il fut imprimé, l'éditeur a refusé de le faire paraître, parce que la vie y était peinte sous
des couleurs trop amères et qu'il craignait le procureur général". Méconnu par ses contemporains, Lautréamont
ne fut découvert qu'en 1890 par L. Genonceaux. Mais il ne trouvera une véritable audience qu'avec les surréalistes,
dont il sera le maître à penser, le maître à vivre. "Les Chants de Maldoror" se présentent sous la forme de six
chants, composés de strophes qui semblent à première vue n'avoir aucun lien les unes avec les autres. À l'intérieur
de chacune de ces strophes, les digressions ne manquent pas pour dérouter le lecteur et lui faire accroire qu'il
s'agit bien d'un "génie malade". La maladie de Lautréamont est d'avoir fait sauter l'ordre dit logique, la logique
aristotélicienne habituelle, pour tenter d'établir, comme il le dit, une "rhétorique nouvelle". Cette rhétorique nouvelle
suppose au préalable une remise en question radicale de toute vérité, qui pourrait bien être une vérité partiale,
que la force de l'habitude, la faiblesse de l'homme et surtout son hypocrisie ont établie une fois pour toutes. Ce
bouleversement radical de l'ordre existant se manifeste déjà au niveau de la création littéraire. Au terme d'un
romantisme exubérant, au cours duquel l'écrivain s'est cru le détenteur souverain d'un secret qu'il se devait de
révéler à un lecteur passif, Lautréamont prend à partie ce lecteur, dès le début de la première strophe, et le met
dans l'obligation de participer à sa recherche et de s'interroger tout comme lui sur son œuvre en train de se faire.
"Une maxime, pour être bien faite, ne demande pas à être corrigée. Elle demande à être développée. Vaste océan
aux vagues de cristal, tu es un immense bleu appliqué au corps de la Terre". L'écrivain n'apporte plus de message.
Il écrit pour connaître le "problème de la vie" et, ce faisant, il interrompt le cours de son récit pour faire part de ses
doutes et de ses certitudes, pour dévoiler les rouages du fonctionnement de son écriture. Le récit ne subit plus de
formes toutes faites, a priori, à l'intérieur desquelles chaque effet est le produit d'une cause, prévue d'avance,
selon un plan déterminé. Il suit le mouvement de la pensée, qui passe souvent du coq à l'âne, obéit aux impulsions
les plus imprévues, sans perdre pour autant le but qu'il se propose d'accomplir. Le but de Lautréamont est alors
d'"attaquer l'homme et celui qui le créa": Dieu. Contrairement à l'opinion courante, l'homme "n'est composé que
de mal et d'une quantité minime de bien que les législateurs ont de la peine à ne pas laisser évaporer". Malgré sa
liberté, son égalité et sa fraternité, la justice humaine ne peut enrayer une lutte d'intérêts sordides commandés
par la vanité et le désir de gloire. C'est pourquoi Maldoror se décide à fuir les "ruches humaines". Mais il ne peut
cependant rester seul. Il part à la recherche de son "semblable". Et cette union parfaite à laquelle il aspire, il ne
la trouve provisoirement qu'avec une femelle de requin. Pour ne plus être mêlé aux "marcassins de l'humanité",
parmi lesquels il ne peut se reconnaître, il a recours à la métamorphose, ultime remède. Mais quand il se change
en cygne pour rejoindre le "groupe de palmipèdes" se trouvant au milieu du lac, ceux-ci le tiennent à l'écart. S'il
est parvenu à prendre leur forme, il est resté noir parmi les cygnes blancs, qui ne peuvent le reconnaître comme
un des leurs. Par voie de conséquence, Dieu, "qui n'aurait jamais dû engendrer une pareille vermine", subit le
plus grand procès de la littérature moderne. Dieu, responsable des hommes, puisqu'il les a alors créés, ne se
préoccupe guère de leur situation. Il les laisse s'entre-tuer, se livrer à des actes stupides, pendant que lui-même
s'abandonne à des actions peu édifiantes. Il admet qu'on l'insulte, sans souci de sa dignité divine et il se soûle.
"Hélas ! Qu’est-ce donc que le bien et le mal ! Est-ce une même chose par laquelle nous témoignons avec rage
notre impuissance, et la passion d’atteindre à l’infini par les moyens même les plus insensés ? Ou bien sont-ce
deux choses différentes ?". La bassesse humaine peut trouver une justification: l'exemple vient de haut. Dieu, lui,
est inexcusable. Non content de ne pas vouloir éclairer l'homme sur sa condition, il le met dans l'impossibilité de
la connaître par ses propres moyens, "jaloux de le faire égal à lui-même". Lorsque Lautréamont tente d'écrire,
il le foudroie et le paralyse pour lui interdire cette recherche qui lui permettrait d'apaiser cette "soif d'infini". Le mal
du siècle, le connaissez vous? On aimerait dire oui, mais on ne sort qu’un juste “non”, que connaissons nous du
mal? Il est révolu le temps où l’on se plaisait à regretter sa gaieté, fustiger son propre vice se frappant la poitrine,
campé bien profond dans la fange des moiteurs de l’esprit et des chairs. Pourtant nos vices sont les mêmes,
nos sottes joies identiques aux leurs et notre fange n’a stagné qu’un peu plus. Qu’avons nous perdu ? Qu’est
ce qui arrachât à Musset ses "Confessions", à Ducasse ses poèmes ou à Huysmans ses constats affligés et
sublimes? Autrefois on faisait pousser des fleurs sur le fumier du mal, des paradis artificiels où l’humain arasé
pouvait panser ses plaies et trouver un réconfort mélancolique à son incurable condition. Qu’avons nous oublié ?
C’est le mal que nous avons oublié, le lourd poids de la conscience, la perpétuelle crainte du jugement et la
certitude de la culpabilité. Et c’est bien ce mal que nous chante Maldoror. Les six chants, dont l’écho horrible
en l’être de chacun ravivera la conscience asphyxiée, ne sont pas les fleurs mais bien les fruits mûrs et hideux
du mal. Chacun des six se composent de plusieurs histoires décousues où la plume virtuose d’Isidore Ducasse
s’applique à ciseler l’horreur avec la précision du naturaliste, l’ironie du diable et la douleur infinie de l’homme.
Maldoror, justement nommé, traverse ces psaumes perfides, nous prodiguant ses conclusions quant à sa propre
nature d’homme qu’il hait, et des arguments trop nombreux pour ne pas en faire autant. Allégories animales.
"Oui, que ce soit plutôt une même chose, car sinon que deviendrais-je au jour du jugement. Jeune adolescent,
pardonne-moi. C’est celui qui est devant ta figure noble et sacrée, qui a brisé tes os et déchiré les chairs qui pendent
à différents endroits de ton corps". Tous les vices y passent et tous sont condamnés. Mais cette culpabilité générale
mène rapidement à pointer du doigt la cause de l’existence dégradée de cette engeance et à incriminer le créateur
en un long blasphème. Voilà donc ce qui attend le lecteur de Lautréamont, les délices coupables de l’orgueil
blasphématoire se dédouanant de son horreur en maudissant le Dieu qui le fit si atrocement coupable. Et c’est
en effet un délice de s’asseoir à la table de ce banquet d’orgueil car celui-ci se justifierait presque tant il est
beau et raffiné, tant le symbolisme vénéneux dont il remplit ses chants avoisine le sacré, tant la science qu’il
se plait à exhiber est acéré, tant les chemins qu’il maîtrise sont précurseurs. Un vaste étalage de génie fougueux
couronné d’un humour sec frisant l’absurde et la farce en demi-teinte. Cette amplitude inspirera les surréalistes
et André Breton le citera plusieurs fois dans son manifeste considérant son œuvre comme surréaliste avant l’heure.
Malheureusement, l’orgueil est le plus grand des vices, vice que Ducasse condamnera alors lui même dans ses
"Poésies" bien que le possédant en quantité conséquente, n’hésitant pas a se proclamer poète de son siècle,
personnage éminemment paradoxal. "Les Chants de Maldoror" sont tant une dénonciation criante de la condition
humaine capable de souffrance mais aussi d’atrocités multiples et toujours renouvelées qu’une œuvre littéraire
incontournable. Cependant, ils sont à l’œuvre de Ducasse ce qu’est l’Enfer à la "Divine comédie", un ouvrage
sérieux mais qui ne prend son sens qu’à l’éclairage de la totalité, pourtant presque systématiquement lu seul et
donc dépouillé de sa profondeur. En effet quiconque a lu l’"Enfer" de Dante et a réussi à grand peine à terminer
le "Purgatoire", abandonne généralement le "Paradis". De la même façon on peut lire "Les chants de Maldoror"
pour le plaisir esthétique, qui est toujours plus plaisant quand il est coupable, et s’épargner les sombres et
buissonnantes réflexions qu’ils sous tendent quand ils sont mis en résonance avec ses "Poésies". Cela, au prix
de la compréhension de tout un pan de notre vaste patrimoine littéraire, ce qu’il ne faut en aucun cas déconseiller.
"Est-ce un délire de ma raison malade, est-ce un instinct secret qui ne dépend pas de mes raisonnements, pareil
à celui de l’aigle déchirant sa proie, qui m’a poussé à commettre ce crime. Et pourtant, autant que ma victime, je
souffrais. Adolescent, pardonne-moi". Une confusion continue de surprendre quiconque se penche sur "Les Chants
de Maldoror". Il se sent tout de suite exposé à de vastes intempéries, et sa conscience observatrice sent qu’elle
n’échappera pas alors à une multitude de doutes. Il m’a toujours semblé que "Les Chants de Maldoror" étaient
environnés d’épaisses ténèbres, celles que produit non pas tant leur secret que l’ignorance qui échoit aux hommes
de savoir littéraire quand ils s’y confrontent. Quoiqu’aucun des documents que nous possédons ne donne à voir
sur les dispositions qui étaient les siennes avant la publication de sa première œuvre, on doit penser que des
essais plus ou moins aboutis les précédèrent et, pourquoi pas ? quelques tentatives versifiées. Plus d’un, comme
pour nous rassurer, nous a laissé de tels balbutiements. Il ne paraît pas en avoir été ainsi pour Ducasse, néanmoins,
et ce qu’il faut bien nommer tout d’abord sa prose semble avoir immédiatement prévalu, comme si ce moyen
convenait le mieux à son dessein. Une prose qui n’a guère à voir avec celle que l’on exerçait communément et
qui, bien au contraire, à l’instar des "Martyrs" de Chateaubriand, par exemple, portait en elle toutes les marques
d’un travail particulier, à la limite de la parodie, témoignant d’une diction interne, d’une recherche des rythmes,
d’une conscience syllabique, d’une métrique aisément mesurable, de telle sorte que le mot de "poème" s’impose là,
renvoyant à plusieurs expériences perceptibles aussi bien dans les traductions de poètes étrangers que dans
plusieurs œuvres françaises d'envergure, comme le "Télémaque" de Fénelon ou l’"Ahasvérus" de Quinet. La
dénomination "Les Chants de Maldoror" implique une référence trop ostensible peut-être, mais dont on aurait
mauvaise grâce de sous-estimer l’effet. Autant dire qu’en dépit de la ruse constamment discernable dans la
démarche de Ducasse, il faut croire qu’en cet endroit il n’eut aucun intérêt à nous tromper. Par le titre il est donc
permis de juger de l’œuvre proclamée qui, sans faillir, se développe en six chants, dûment annoncés comme
tels sur la couverture du livre. L’usage du chant concerne, comme on sait, le genre épique traditionnellement
ainsi divisé de l’"Odyssée" d’Homère au "Don Juan" de Byron. L'ouvrage sera redécouvert par les surréalistes.
"Une fois sorti de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacés pendant l’éternité. Ne former qu’un
seul être, ma bouche collée à ta bouche. Même, de cette manière, ma punition ne sera pas complète". Comme
dans l’épopée classique se voient plusieurs intrigues terrestres où des êtres humains divins ou infernaux
interviennent. Ducasse s’est donné comme point de départ une lutte contre le créateur, ce qui, bien entendu,
transforme les règles de l’épopée classique qui, elle, en principe, ne s’attaque pas aux dieux, mais les montrent
attentifs aux manœuvres humaines qu’il leur arrive de soutenir ou de défaire, du haut de leur empyrée. Le
cadre choisi répond donc à un genre de la plus haute antiquité. Il suppose toutefois son adaptation dans l’ère
moderne, et c’est à n’en pas douter dans cette transformation que Ducasse a trouvé des garanties pour
construire son œuvre. En un mot, les références qui nous interpellent à première vue, "l’Iliade" ou l’"Énéide",
sont dévoyées. Nous ne les retrouvons pas chez lui et nous devons nous aventurer plus délibérément dans
les suites historiques de l’épopée telle qu’elle se continua et ne cessa de se continuer sous la plume de Dante
(1303-1319), Camoens (1572), l’Arioste (1516), le Tasse (1581), Milton (1667-1674), Klopstock (1748), pour
s’achever, en période romantique, sans avoir vraiment perdu de son énergie, avec Byron, Chateaubriand,
Lamartine et le Hugo de "La Légende des siècles" (1859). On chercherait avec difficulté des références
païennes dans le cours des "Chants", même si on devine qu’elles ne sont jamais loin. Les grandes figures de
la Fable n’y sont présentes que par de rares allusions, tant son univers ne peut être que celui du christianisme,
fort approprié pour qu’il y enfonce plus fougueusement et à meilleur escient le coin de ses blasphèmes. Il
n’annonce donc nullement le courant mythologique, dont le Parnasse athée allait ouvrir grandes les écluses,
et sa connaissance d’un Leconte de Lisle, effective ailleurs, n’opère pas à cet endroit, les Parnassiens ne
souhaitant pas donner une suite à l’épopée formelle, bien que leurs poèmes, parfois vastes et graves, se
soient articulés au milieu épique qu’ils connaissaient dans ses moindres détails. Leur univers, s’il conçoit
une reconstitution archéologique, conserve et revendique la plupart du temps son artistique impassibilité.
"Alors, tu me déchireras, sans jamais t’arrêter, avec les dents et les ongles à la fois. Je parerai mon corps de
guirlandes embaumées, pour cet holocauste expiatoire. Et nous souffrirons tous les deux, moi, d’être déchiré,
toi, de me déchirer, ma bouche collée à ta bouche". En ce qui concerne le travail formel, Ducasse apparaît
surtout comme un poète à part, isolé, et non spécialement de son temps, ce qui va lui assurer alors une
considérable avance. Pour l’heure, en 1867 ou 1868, il est un partisan de l’épopée, d’une narration sans vers
ouvertement déclamatoire, où paradoxalement la présence du "je" va se manifester sans discontinuer, en
introduisant par là de nombreux instants de confusion entre sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation et en
activant à intervalles plus ou moins distants ces "déraillements" admirés de Julien Gracq. Si Ducasse se donne
comme point de départ une sorte d"arma virumque cano", le "virum" de la formule n’en revient que plus à
lui-même, dans un effet de miroir ou de boomerang assignant bientôt chacun de ses lecteurs à une hautaine
perdition. Maldoror occupe la terre, mais on apprend sans tarder qu’il est un ange, voire un archange déchu.
L’Éternel, quant à lui, trône au ciel et sa vision panoptique surveille tous les lieux de sa création. Un certain
nombre de strophes sont organisées sous la tension primordiale. Le caractère ailé de différents protagonistes
leur donne une altitude supposée, incompréhensible sinon, et qui, de toute évidence, ne saurait convenir à
l’univers romanesque, avant tout pédestre. Envisagée alors sous cette lumière, la vision ducassienne édifie
d’admirables tableaux d’ensemble, comme cette "pyramide de séraphins" dont on pense qu’ils correspondent
aux "créatures idéales" formées par l’auteur auparavant. Elle prend de ce fait une allure sublime, même si
elle entraîne dans la "cave d’enfer" l’écrivain lui-même. La verticalité, alors repérable dans "Les Chants" et
qu’ordonne le milieu épique, trouve son efficacité particulière dans une suite d’affrontements hors du commun.
Si l’horizontalité favorise la quête et inspire une certaine forme de déplacements et d’ubiquités, il n’empêche
que la lutte primordiale se déroule entre le haut et le bas, selon toutes les valeurs qu’implique un tel espace.
La tyrannie supérieure de Dieu est méprisée, vue des profondeurs, par le regard rebelle de Maldoror, et
Maldoror incarne la fierté quasi triomphante de celui qui se raille du despote qui cruellement le surplombe.
"O adolescent, aux cheveux blonds, aux yeux si doux, feras-tu ce que je te conseille ? Malgré toi, je veux que
tu le fasses, tu rendras heureuse ma conscience". Le sublime tient à l’ampleur cosmique de ce "Grand Combat"
qui ne cesse d’opposer des êtres plus qu’humains, individus intermédiaires, êtres de transformations infinies,
animaux quasi totémiques. Car Ducasse nous place dans un climat de constantes métamorphoses. Il cherche à
signifier la variabilité des figures qu’il nous présente. Celles-ci, incarnations momentanées du Mal ou du Bien,
évoluent dans un univers instable, à la limite du cauchemar. Le jamais vu ou l’inouï apparaissent par le truchement
d’entités souveraines ou dégradées. Au-delà des allégories, des symboles, Ducasse forge sa mythologie et sa
tératologie en toute connaissance des prédécesseurs auxquels il emprunte, notamment le naturaliste Buffon,
en bouleversant, en révulsant, en inversant, pour créer offensivement la stupéfaction du lecteur. Il réutilise à sa
façon les grandes machines épiques, revisite les monstres, met en circulation des animaux aussi attirants ou
répulsifs que la Chimère ou l’Hippogriffe de jadis. C’est l’occasion pour lui de ranimer un matériel caduc qu’il
relativise avec fougue au nom d’un nouveau merveilleux, celui sur lequel Chateaubriand avait médité avec une
admirable ardeur théorique dans son "Génie du christianisme". De là l’estimation qu’en firent les surréalistes,
sans nécessairement percevoir ce que Ducasse devait à toute une tradition dont il était particulièrement informé,
ni reconnaître le monde chrétien inversé qu’il activait, la puissante dose de "satanisme vrai" des Chants. Que
Lautréamont ait été alors apprécié ou revendiqué par des écoles et courants aussi divers que le symbolisme, le
surréalisme, le structuralisme, et des auteurs iconoclastes et inclassables tels que Léon Bloy, Maurice Blanchot,
Jean Giono, et tant d’autres, n’a en réalité rien de surprenant. Il est difficile de dire avec certitude ce qu’est l’esprit
"ducassien". Chaque lecteur, ou génération de lecteurs, a commis, consciemment ou non, ce qu’Harold Bloom
appelle un "clinamen", une légère inflexion du sens, afin de trouver dans l’œuvre ce qu’on voulait y trouver.
Ce mystère des intentions, couplé à l’absence, pendant longtemps, de tout portrait, de toute biographie, a laissé
un vide que les lecteurs se sont empressés de remplir en inventant toute sorte de mythes. Cela a commencé
dès les premières années, vers 1885, et s’est encore amplifié par l’action des surréalistes. Sans doute Isidore
Ducasse en tant qu’individu était-il beaucoup moins flamboyant que son alter ego littéraire. Ducasse ne fut ni un
fou, ni un révolutionnaire, ni même un poète maudit, plutôt un fils gâté vivant à Paris au mauvais moment de
l’Histoire. Mais cette normalité n’explique en rien le génie de son œuvre, c’est ce qui continue de nous fasciner.
Bibliographie et références:
- Masami Akita, "Chants de Maldoror"
- Kenneth Anger, "Isidore Ducasse"
- Guy Debord, "Lautréamont"
- Julio Florencio Cortázar, "Chants de Maldoror"
- François Darnaudet, "Isidore Ducasse"
- Monique Garcia, "Secrets de Lautréamont"
- Léon Pierre-Quint, "Le Comte de Lautréamont"
- Gaston Bachelard, "Lautréamont"
- Maurice Blanchot, "Lautréamont et Sade"
- Robert Faurisson, "A-t-on lu Lautréamont ?"
- Maurice Saillet, "Les Inventeurs de Maldoror"
- Jean-Luc Steinmetz, "Lautréamont"
- Andrea S. Thomas, "Lautréamont"
- Gérard Touzeau, "Lautréamont toujours"
- Gil Joseph Wolman, "La science de Lautréamont"
Bonne lecture à toutes et à tous.
Méridienne d'un soir.
Thèmes: littérature
7 personnes aiment ça.