Méridienne d'un soir
par le 23/07/23
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La jeune femme entrait dans sa vingt-cinquième année quand elle l'avait aperçu à son insu pour la première fois, la nuit tombante, derrière sa fenêtre dans l'immeuble d'en face. Elle était d'un air si piquant et d'une beauté si touchante qu'elle avait éprouvé immédiatement pour elle une vive inclination. Etait-ce l'harmonie innée de son corps ? Ou son extrême sensualité mal bridée par une éducation protestante ? Ce n'était pas l'élément sexuel qui se manifestait dans son agitation. C'en était seulement le pressentiment. Elle sut alors que cette inconnue serait toujours pour elle un délicieux tourment. Les jours se succédaient aux jours, monotones, au même rythme que les mouvements d'un métronome. Rien n'avait d'importance. Rien ne troublait le cérémonial. Dehors, le soleil était éblouissant. Une lumière minérale écrasait la rue. Comme tous les samedis matins, Charlotte sacrifiait au rituel des courses avec son mari. Ils s'en seraient inventé si nécessaire, tant y déroger eût inévitablement bouleversé les choses. L'occasion de saluer les voisins, de bavarder avec les commerçants du marché. Y errer une fois par semaine avec l'approvisionnement pour alibi était une manière pour eux de se réconcilier avec leur époque en retrouvant un temps qui n'est plus celui de l'urgence. Un temps où la vie, moins encombrée de bruits inutiles, rendait un son plus doux. Un autre rythme, fût-il provisoire et illusoire. Vertu des courses, pause dans la course. L'occasion aussi de partager des moments simples mais complices. Car à vingt-quatre ans, Charlotte, se sentait seule dans son mariage, incomprise et saturée de rancœurs. Malgré ses efforts pour marquer un peu d'attention à son mari de temps en temps, ses regards ne cessaient de décourager les ardeurs conjugales. Au dîner, deux répliques suffisaient à présent pour liquider toute velléité de conversation. Entre eux, plus d'infini, le malheur du repli sur soi, la misère de la médiocrité. Charlotte présentait un regard désormais en retrait, un visage clos. Les nuits, absente dans ses bras, elle lui faisait encore l'aumône de son corps mais sans rien livrer d'elle-même. Désormais, toute en négligences hâtives, elle ne l'entraînait plus vers cette fièvre de désir qui, jadis, les essoufflait de volupté. L'amour physique bâclé, pratiqué avec mépris, était l'avant-dernière morsure qu'elle pouvait lui infliger. Cette lointaine proximité, cette langueur qu'elle lui refusait, ses profils toujours fuyants devenaient des crève-cœurs pour tous les deux. Charlotte ne croyait plus en ses baisers. Les hommes avaient achevé de la lasser. C'est ainsi qu'un soir, occupée à lire, dans son lit près de la fenêtre, elle entrevit Juliette, dans l'immeuble d'en face. Ce fut pour elle, tout d'un coup, une révélation, une illumination prodigieuse et mystérieuse. Elle la dévora d'un œil ardent.

 

Avec ardeur, elle faisait sur son cœur l'essai de sa séduction. Ce qui arriva ensuite décida plus encore et de façon définitive de ses inclinations sexuelles. User d'un vocabulaire religieux ne serait pas déplacé, tant son âme fut affectée. Physiquement fort émue, elle nourrissait pour la belle inconnue un respect sans bornes. Quand elle l'aperçut, assise près de la fenêtre, elle ne put distinguer les traits de son visage. Il était plongé dans l'ombre. Elle ne devait pas avoir plus de trente ans. La distance et le manque de lumière ne lui avaient pas permis de la contempler mais, toute à son délire amoureux, elle lui octroya la physionomie de son tempérament vif, le regard allumé et enjoué qui allait avec son naturel déconcertant. La belle inconnue ne lui prêta aucune attention. Les hanches et les seins de cette étrangère étaient les siens, voilà tout. Elle distingua sa silhouette dénudée dans le clair obscur, en contre-jour derrière les rideaux. Ce n'était pas un songe inventé quand la réalité de ses amours la dégrisait, consternée qu'elle était d'être méconnue par les filles qu'elle fréquentait. Juliette existait. Pourquoi ne deviendrait-elle pas une Maîtresse qui aurait joui de la satisfaire, en visitant avec elle les vertiges les plus inavouables, les fièvres dangereuses qu'elle ignorait. En l'espace de quelques soirées, sans qu'elle sût exactement pourquoi, ce fut cette voisine inconnue qui fixa les désirs qui s'y attachaient. Désormais, elle la lancinait, agaçait ses fantasmes, sans qu'elle parvînt à se libérer de cette sournoise mais langoureuse obsession. Elle vivait ainsi avec Juliette un amour de serre. Cette audacieuse passion, pétrie de perfection, la soulageait le soir du mépris qu'elle éprouvait pour son mari. Charlotte n'apercevait pas clairement sa chambre car le point de vue était trop oblique, de plus elle n'allumait généralement que sa lampe de chevet pour chasser la nuit, lançant ainsi une lumière crue centrée sur sa nudité. Le rituel nocturne de cette femme qui semblait déguster sa solitude la touchait chaque nuit plus vivement. Un soir, Juliette dénoua ses cheveux, innondant ses épaules de sa chevelure blonde. Elle se promenait nue dans son appartement. Voir évoluer cette femme à l'abri des regards des hommes, affranchie de l'avilissant souci de plaire, la lui rendait irrésistible, lui restituant soudain l'humeur radieuse et frivole de son amie d'adolescence, dans les débuts de leur rencontre, ces candeurs saphiques qui les nimbaient d'innocence. Charlotte s'attarda sur la seule image où Juliette était resplendissante. Était-ce la grâce avec laquelle elle portait sur sa poitrine ce soir-là un collier de perles au ras du coup, partie de son corps qu'elle fétichisait peut-être plus que toute autre tant elle incarnait un absolu ? En tout cas, jamais son faux air de Jackie Kennedy n'avait rendue cette élégance si aérienne. Son attitude dégageait une manière d'insouciance. Quelque chose comme un certain bonheur. Son envie piaffante d'aimer cette étrangère conduisait Charlotte vers cette légèreté dangereuse où l'on cède à l'amour dès lors qu'il nous choisit, démangeant en nous le fatal tropisme de tous les plaisirs refoulés. Adieu les tristes usages, les muselières morales et les mille précations qui réduisent à l'état d'anesthésié ! Bonjour les instincts, les élans, elle souhaitait se dépouiller de ses travers acquis et ranimer ceux qui lui étaient naturels. Et par-dessus tout, elle voulait revoir en elle des désirs suffisamment intenses pour soumettre la réalité. 

 

L'étrangère avait fixé à son insu tous ses goûts amoureux. Quand une jeune fille dénouait sa chevelure, son corps ne s'émouvait que si elle mettait un peu de la grâce qui était celle de la mystérieuse étrangère. Lorsqu'elle embrassait une bouche, c'étaient toujours ses lèvres qu'elle cherchait. Charlotte demeurait sous l'obsession de son image. Tout avait surgi de cette apparition. Elle rendait enfin les vérités enfouies qu'elle recelait. Un autre monde allait en sourdre. Au fond, pourquoi ne pas s'inventer une histoire pour idéaliser sa vie ? Elle était la femme d'à côté, l'amour de jeunesse réapparu inopinément longtemps après, quand les dés sont jetés, l'une pour l'autre. La voix de Juliette la surprit. Pétrifiée, Charlotte eut besoin de lourds instants pour retrouver sa maîtrise quand elle lui dit bonjour un matin dans la rue. Alors qu'elle prononçait ces mots rituels, elle ne réprima son rire que pour prononcer en un merveilleux sourire ce que l'on dit toujours dans ces moments-là. "Je suis réellement enchantée", toute de blondeur ébouriffée. Elles parlèrent longtemps encore de tout et de rien. Puis subitement, Juliette la prit dans ses bras et lui caressa le visage tandis qu'elle la blottissait contre sa poitrine. Leurs bouches se rejoignirent et elles échangèrent un long baiser, de l'effleurement à la morsure, de la tendresse à la sauvagerie. Toutes les figures de l'amour s'inscrivirent dans cette étreinte. Elles avaient la mémoire de celles qui les avaient précédée. Quand leur bouche se quittèrent, elles n'étaient plus qu'un seul et unique souffle. Alors une sensation inédite les envahirent, la douce volupté de se laisser mener et emmener par celle qui la traiterait à l'égal d'un objet. En s'abandonnant sous la douce pression de ses doigts, Charlotte n'était plus qu'un corps sans âme. Elle était vaincue. Elle se soumettrait. Juliette décida de la conduire chez elle. Bientôt, avant même de la déshabiller, elle plaqua Charlotte sur la porte fermée de l'appartement. Depuis tant de mois qu'elle le désirait, elle s'abandonna totalement sous la fougue de Juliette. Les corps devinrent un seul et un même continent. Juliette arracha furieusement les vêtements, investit plis et replis, courbes et cavités de son amante. Certains gestes, on ne peut les éviter lorsque la réclusion psychique devient une souffrance intolérable. Mais, cela, qui le sait car qui le voit ? Seuls savent ceux qui ont le regard intérieur. La position prudente de Charlotte eût sans doute paru misérable à Juliette. Mais son audace s'éveillait à peine. Elle ne pouvait faire montre de plus de courage. 

 

La jeune femme était dans une émotion où se mêlaient une gêne infinie et de la griserie car sa partenaire paraissait dans une disposition qui ne lui était pas contraire. Elle lui lança même un regard qui lui sembla tendre. Selon toute apparence, Juliette céda involontairement au penchant brutal qui l'entraîna. Bousculant sa honte, elle l'embrassa alors avec une infinie douceur et, dans la foulée, se livra aux dernières privautés buccales sur sa personne. Leur empoignade s'était produite dans un tel chaos qu'elles en avaient oublié toute prudence. Leur étreinte fut si soudaine et si brutale que Charlotte ne songea même pas à réprimer ses cris. Et elle n'avait pas que sa bouche pour crier. Ses yeux acclamaient et imploraient. La chair déclinait alors sa véritable identité. Elles se connurent à leurs odeurs. Sueur, salive, sécrétions intimes se mêlaient. Juliette savait exactement ce qu'elle désirait en cet instant précis. Un geste juste, qui serait juste un geste, mais qui apparaîtrait comme une grâce, même dans de telles circonstances. Charlotte n'avait rien à dire. Demander aurait tout gâché, répondre tout autant. Tandis qu'elle ondulait encore sous les caresses tout en s'arc-boutant un peu plus, Juliette la conduisit dans sa chambre et l'attacha fermement sur son lit avec des cordes, dos et reins offerts. Elle se saisit d'un martinet à longues lanières en cuir et commença à la flageller avec une vigueur et un rythme qui arrachèrent des cris, mais pas de supplications. Elle s'offrait en se déployant comme une fleur sous la caresse infamante. Elle reçut sans broncher des coups qui cinglèrent ses fesses de longues estafilades. Juliette daigna lui accorder un répit à condition qu'elle accepte un peu plus tard la reprise de la cadence. Elle ne fut plus qu'un corps qui jouissait de ce qu'on lui imposait. Elle devenait une esclave à part entière qui assumait parfaitement avec fierté sa condition. Alors, Juliette la détacha et lui parla tendrement, la caressa avec douceur. Ses mains ne quittèrent plus ses hanches que pour mouler ses seins. Le corps à corps dura. Là où elles étaient, le temps se trouvait aboli. Toute à son ivresse, Charlotte, pas un seul instant, ne songea à étouffer ses cris. Fébrilement, au plus fort de leur duel, Juliette tenta de la bâillonner de ses doigts. Après un spasme, elle se mordit au sang. Sa gorge était pleine de cris et de soupirs réprimés. Elle se retourna enfin et lui sourit. Toute l'intensité de leur lien s'était réfugiée dans la puissance muette du regard. Charlotte se leva, prit une douche. Pour être allée aussi loin, elle ne pouvait que se sentir en confiance. Loin de toute fiction, "La Femme d'à côté" était bel et bien entrée dans sa vie. 

 

Bonne lecture à toutes et à tous.

 

Méridienne d'un soir.

Thèmes: littérature
12 personnes aiment ça.
mael
Bises Méridienne et bon dimanche tout plein d'amour.
J'aime 23/07/23
Méridienne d'un soir
Un bon dimanche à vous également cher mael. 1f607.png
J'aime 23/07/23 Edité
Pier
Merci pour tous ces beaux textes Méridienne. Vos publications sont toujours agréables à lire 1f60a.png
J'aime 23/07/23
Méridienne d'un soir
Bonjour et merci pour votre commentaire, . Un agréable dimanche à vous. 1f607.png
J'aime 23/07/23
Géraldine 75
Le basculement si bien décrit chère amie Méridienne vers une personne de son sexe, le premier émoi amoureux, sexuel, bdsm, tout y est! Comme je m'y reconnais bien qu'avec ma différence !😏😍🌷💋👠
J'aime 24/07/23
Méridienne d'un soir
Bonjour et merci à vous chère amie Géraldine 75 pour votre commentaire; c'est toujours un plaisir de vous lire. 😊😘💋👠
J'aime 25/07/23
Géraldine 75
C'est TOUJOURS un grand plaisir chère amie Méridienne !😊😘💋👠
J'aime 25/07/23
archivinae
Bonjour Chere Meridienne , cela m'inspire le souvenir d'un tableau bien connu au musee d'orsay , '' l'origine ....."
J'aime 25/07/23