Méridienne d'un soir
par le 08/11/23
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"Je ne trempe pas ma plume dans un encrier mais dans la vie. Les choses les plus belles sont celles que souffle la folie et qu'écrit la raison. Il faut demeurer entre les deux, tout près de la folie quand on rêve, tout près de la raison quand on écrit. Annette regardait la nuit. Elle comprenait que, avant de venir vivre à Fridières, elle ne l’avait pas connue. La nuit de Fridières ne tombait pas, elle montait à l’assaut, elle prenait les maisons les bêtes et les gens, elle suintait de partout à la fois, s’insinuait, noyait d’encre les contours des choses, des corps, avalait les arbres, les pierres, effaçait les chemins, gommait, broyait. Les phares des voitures et le réverbère de la commune la trouaient à peine, l’effleuraient seulement, en vain. Elle était grasse de présences aveugles qui se signalaient par force craquements, crissements, feulements, la nuit avait des mains et un souffle, elle faisait battre le volet disjoint et la porte mal fermée, elle avait un regard sans fond qui vous prenait dans son étau par les fenêtres, et ne nous lâchait pas, nous les humains réfugiés blottis dans les pièces éclairées des maisons dérisoires. Les vaches ruminent, moi aussi". Ne rien oublier du pays premier qui disparaît, de l’univers du Cantal et de la rivière Santoire, est sa démarche. Et par des courts romans, des descriptions de la réalité paysanne en évoquant les gens, les arbres, les bêtes, les objets, les odeurs, les brumes, les enfances et les choses, Marie-Hélène Lafon dans une écriture dense et superbe, dresse un portrait sans nostalgie, mais irrigué de tendresse, de la pesanteur du monde qui aura effacé le monde rural. "Nous vivons des temps de terrible hâte, de hâte obscène et vulgaire" constate Marie-Hélène Lafon, et elle oppose la lenteur de son écriture, l’intime de ses sentiments. Son écriture précise et poétique à la fois, douce et tranchante, se revendique ainsi de l’influence de Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Richard Millet, "son triangle des Bermudes". Leurs ombres tutélaires planent sur ses mots, aussi celle de Flaubert, celui d’"Un Cœur simple", et de Faulkner, mais l’ombre du Cantal est la plus prégnante. Elle apporte en plus de cet univers commun de sensations et de la description du jadis, d’un monde qui fut et qui s’en va, "à bas bruit", une approche vibrante où les odeurs, les bruits, les choses et les non-dits, forment la trame des émotions les plus intimes. Il s’agit dans son écriture, comme d’un effleurement du monde, et les failles du silence y demeurent intactes, envahissantes. La rudesse du pays perdu scintille d’éclats soudains, et Marie-Hélène Lafon n’est pas dans une nostalgie élégiaque. Elle restitue ses traversées intérieures, sa géographie intime entre les vallées, la rivière, la maison et la mémoire et ses greniers et enfin le dur apprentissage des villes.

 

"Mon métier est de faire mes livres, et de combattre quand la liberté des miens est menacée. Quand on a l'esprit élevé et le cœur bas, on écrit de grandes choses et on en fait de petites". Pour parler de ces gens, les siens, reclus dans le silence, elle a pris la parole et le pouvoir des mots. Son court récit "Traversées" nous fait revenir au pays d’origine, à ses sources archaïques. "Quand je commence d’être, je suis plantée au milieu de la vallée, au bord du mouillé de la fente, plantée debout comme un arbre, et je sais, je sens, ça s’impose, que tout ce vaste corps du pays souple et couturé, avec la rivière, les prés, les bois, et par-dessus le ciel tiré tendu comme un drap changeant, je sens que tout ça était là avant moi, avant nous, et continuera après moi, après nous. La vallée, quand on l’envisage depuis le sommet du puy Mary, est inéluctable et vaste, comme si elle avait toujours déjà été là". Marie-Hélène Lafon est "debout commeun arbre" qui se souvient, obstinée, forte, sensuelle, elle est là. Elle est vivante depuis ce pays, sa maison d’enfance, sa traversée des villes, et elle a su se créer une langue originale et forte, dense, éclatante de simplicité, elle qui a su dépasser sa condition sociale originelle. Si elle a appris à faire la bourgeoise et à ne pas faire de bruit en mangeant sa soupe, elle a aussi appris à faire du bruit en malaxant les mots et en "restituant le monde", comme le titrait une émission d’Alain Finkielkraut avec André Dussolier de février 2013, qui fit découvrir la langue de Marie-Hélène Lafon. "Faire rendre aux mots le plus de jus, une étreinte verbale", est sa volonté. Et avec un côté artisanal, méticuleux, obsessionnel, elle nous rend une sorte d’évidence par une longue et lente maturation. "Elle le trouvait beau. Il ne ressemblait à personne. Il avait les yeux bleus. Il était pâle, il était clair, il était doux. Son pas était glissant et léger. Son corps ne sentait pas, ne pesait pas. On ne l’entendait pas, et il était là, dans le carré de lumière de la porte, silencieux et lisse. Parfois, il souriait. Il lui souriait. Il ne donnait pas de coups de pied au chien sous la table. Il ne crachait pas, il ne rotait pas, il ne lapait pas bruyamment sa soupe. Il ne riait pas fort avec les autres, qui beuglaient de toutes leurs dents, gorges ouvertes, quand le maître était d’humeur à plaisanter. Il connaissait les travaux des femmes. Il savait aussi le prix d’un sol bien frotté, d’un drap bien tiré sur des couvertures rafraîchies. Il respectait".

 

"Écrivez ! Noircir le papier est idéal pour s'éclaircir l'esprit. En journalisme, on peut aussi écrire une mauvaise page aujourd'hui à condition d'en écrire une bonne demain. Dans une pièce de théâtre, il faut déchirer la page mauvaise". "Elle eut pour lui de menues attentions de bête furtive, la framboise velue cueillie en cachette au jardin, tiède contre la langue, une feuille de menthe froissée près de la fontaine, qui parfumait les doigts et qu’il humait avant de la glisser dans la poche de son pyjama où elle accompagnait son sommeil dans la paix des nuits". Par sensations, par odeurs elle redit sa vie et celle des autres. "Tous mes livres sont extrêmement autobiographiques, tous, je me réinvente dans tous mes livres". Et "Les pays" qui mêlent paysans et paysages, gens du même pays dans une sorte de famille est le plus autobiographique de tous. Il décrit au travers de Claire son passage sans espoir de retour du monde du terreau, du monde premier, au monde du bitume, des livres. La ferme étant réservée au mâle, il faut par nécessité économique devenir fonctionnaire paisible, ou être saisie par l’écriture tardivement. Cette nouvelle vie doit s’arracher par les études, la volonté, même si les codes des autres lui échappent, afin de parvenir à réussir absolument, car les filles ne peuvent s’en aller du pays que par l’école. Et "les choses se font en se faisant", volontairement, obstinément dans la vie et dans l’œuvre de la romancière. Acculée à la nécessité d’écrire, elle écrit alors, libérée par son métier de la nécessité d’en vivre, elle peut sans cesse revenir fouiller le socle de la terre, de sa terre et de la condition humaine. Ce monde premier usé à force d’avoir été, et de continuer à être sempiternellement. Elle qui vient d’un monde infini et minuscule, restitue la maladie du temps. Elle parle de son écriture comme d’une lutte au couteau et sait restituer les rituels de son univers, où les choses se répètent au bout du silence. Dans "Liturgie" il est dit qu’il faut "pousser la neige des jours avec son ventre", et Marie-Hélène Lafon sait merveilleusement arracher son "droit" et ses jours avec le corps de tous ses mots.

 

"Chaque progrès dans l'art d'écrire ne s'achète que par l'abandon d'une complaisance. La chose la plus difficile, quand on a commencé d'écrire, c'est d'être sincère". Elle ne lâche pas, elle sait ses racines, elle porte avec ténacité avec elle "son terrier". "Il ne fallait d’ailleurs pas faire attendre, de manière générale, dans la vie, faire sans attendre, faire mais pas attendre". Elle a placé en exergue de ses livres cette citation: "Nous ne possédons réellement rien, tout nous traverse" (Eugène Delacroix, "Journal"). Ceci est une explication de bien de ses romans. Et sans nostalgie, elle sait "réchapper" de son enfance, de son pays sans oublier les arbres et les livres, les nuits et les rivières, le vent et les maisons. Ceci est son lien nourricier. Fidélité toujours au pays: "Le Cantal existe. Il est incontestable. Il est accroupi au centre de la mêlée des terres et tient bon. On le quitte, on y revient, on n’en revient pas, on le découvre, on le redécouvre, on l’espère, on l’attend, on le suppute, on le suppose, il désarme et désempare, il attendrit, il décourage, mais ne désespère point. On étreint le Cantal, à pleins bras, on le regrette, on le récite, on le flaire, on ne l’avale pas, on le déglutit, on le suinte, on le suppure, il s’avère virulent, il s’accroche, il résiste, il persiste, il s’exaspère, il demeure. J’en suis. De là-haut. J’en descends alors. Comme d’une lignée profonde. Ligne de vie, ligne de sens. Je n’en reviens pas de cette grâce insigne que c’est d’en être. Je n’en reviens pas et n’en veux pas finir de n’en pas revenir". Marie-Hélène Lafon refuse tout exil d’elle-même, mais par ses mots, d’une totale fidélité à l’endroit d’où elle vient, près de la terre natale de Georges Pompidou, elle sait faire savoir, faire sentir. Elle a su avoir le courage de "transgresser" l’usage de la parole des mots utiles de son milieu, les valeurs familiales, pour faire œuvre d’écrivain et opérer un travail au corps à corps avec le langage. Elle aura réussi à faire une langue à partir du monde enfui et du monde présent. Elle aura édifié des romances rugueuses. "J’écris par vocation pour une nouvelle vie, et mon rapport au monde passe par le corps et mon écriture aussi". La terre du Cantal est sa richesse.

 

"Écrire est un apaisement de soi-même. Il n'y a pas de romancier dans le monde qui ne soit inspiré de ce qu'il a vu et qui n'ait jeté ses inventions à travers des souvenirs". La biographie de Marie-Hélène Lafon se doit d’être discrète et attentive, comme elle. Aussi on mentionnera juste ceci: Marie-Hélène Lafon est née le premier octobre 1962 à Aurillac dans le Cantal. Agrégée de grammaire, professeur de Lettres, et écrivain, elle vit à Paris où elle enseigne les lettres classiques. Elle écrit depuis 1996 et publie depuis 2001 chez Buchet-Chastel des romans, des nouvelles. Elle a obtenu en 2001 le prix Renaudot des Lycéens pour "Le soir du chien". Il a été glané quelques autres parcelles de son existence dans ses quelques interviews, où elle parle de son arrachement à la terre-mère et au dur apprentissage des villes, là où elle se sent irrémédiablement gauche et étrangère. Marie-Hélène Lafon raconte de livre en livre ces années de passage, de cette fille de paysans du Cantal, née dans un monde qui disparaît. Son père le dit et le répète depuis son enfance. Ils sont les derniers. Très tôt, elle comprend que le salut viendra des études et des livres et s’engage dans ce travail avec énergie et acharnement. Elle doit être la meilleure. Grâce à la bourse obtenue, elle monte à Paris, étudie en Sorbonne et découvre un univers alors inconnu. Elle n’oubliera rien du pays premier, et apprendra la ville où elle fera sa vie, qu’elle devra apprivoiser avec ses autres odeurs, ses autres paysages et codes. Elle obtient ensuite un diplôme d'études approfondies (DEA) à l'université Paris III-Sorbonne Nouvelle puis un doctorat de littérature à l'université Paris VII-Denis Diderot. Elle a consacré sa thèse à Henri Pourrat, ethnologue et écrivain auvergnat. Elle devient agrégée de grammaire en 1987. Elle enseigne le français, le latin et le grec dans le collège Saint-Exupéry dans le quatorzième arrondissement de Paris, en banlieue parisienne, puis à Paris, où elle vit. Célibataire et sans enfant, elle déclare n'en avoir "jamais voulu". "Les Pays" est sans doute son roman le plus autobiographique et en même temps un roman d’initiation, son initiation à la ville sans oublier la terre d’enfance.

 

"Écrire, ce n'est pas vivre. C'est peut-être survivre. Je ne trempe pas ma plume dans un encrier mais dans la vie. Écrire, c'est brûler vif, mais aussi renaître de ses cendres". Marie-Hélène Lafon dit que sa vie, donc son écriture, est une tentative têtue "d’épuiser le réel et de lui faire rendre gorge, et de le faire passer par le tamis des mots", pour le restituer aux autres, le faire ressentir presque physiquement, elle, toujours lourde du pays premier, rend celui-ci frémissant et proche par mille détails". Il faut que tout s’incarne, y compris le vent dans ce que j’écris". Apprendre sa nouvelle vie sans désapprendre l’autre, celle arrimée aux herbes folles, aux grands yeux humides des vaches, à l’amitié des chiens, à la belle rudesse des gens, son travail. Ses romans recomposent son enfance, sa vie, ses lieux, ses milieux, ses souvenirs. "Je suis toujours autobiographique, même si je raconte l’histoire d’un poisson" (Fellini), est une citation chère à la romancière qui parle du côté violemment autobiographique de ses romans. "Annette espérait que ceux d’en bas finiraient par s’endormir, par les oublier, pour mieux se rendre compte un jour, ensuite, que les deux, eux, la femme et l’enfant, les recueillis, faisaient désormais partie du paysage, avaient creusé le sol sous eux, pris corps et racine, au point que l’on ne saurait leur retirerce qui était acquis pour les renvoyer au rien, à ce flottement des petites villes hagardes où des femmes élimées élèvent seules les enfants dans des logements de hasard. Annette gardait au fond d’elle sa peur ancienne et s’appliquait à lui tenir tête tant il fallait à Fridières tout apprivoiser. Les bruits de la nuit étaient une aventure. La lumière du jour, fût-elle en hiver avare et sans aménité, tenait à distance ce qui, aux premières poussées de nuit, se déployait pour tout prendre. Annette avait réfléchi. Des hommes, des femmes étaient nés et morts dans cette maison, dans les chambres du bas dont on apercevait parfois, l’été, quand les fenêtres étaient ouvertes, les entrailles encombrées de meubles luisants".

 

"Ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu'ils parlent très bien, écrivent mal. Il est beau d'écrire parce que cela réunit les deux joies: parler seul et parler à une foule". Elle qui aura vécu dans sa ferme isolée à mille mètres d’altitude jusqu’à l’âge de dix-huit ans, va de façon tenace, obstinée, appliquée, paysanne, se créer un autre pays par les voies étranges de la grammaire, du latin et du grec. Sorbonne, Paris, ceci deviendra son second pays sans que jamais le pays premier ancré en elle ne s’oublie. Et elle devra "apprivoiser" le corps animal de la ville. Et comme boursière, lutter pour ne pas redoubler, avec "la peur au ventre" d’échouer, car elle n’a pas le choix, pour enfin réussir à devenir "une fonctionnaire". Et avec acharnement, comme elle ferait les travaux des champs elle étudie laborieusement, méticuleusement, sillon après sillon. Et Marie-Hélène Lafon, farouche et solitaire, parle pour tous ceux à qui l’on n’a pas donné la parole, ou qui ne savent pas la prendre, figés dans leur silence. Maintenant libre de contraintes de succès commercial, elle continue à enseigner: "Je ne vis pas de mon métier d´écrivain, car je vends modestement. J´enseigne en collège, et pas seulement pour des raisons financières, mais j´aime mon métier d´enseignante. Cela a du sens pour moi, d´enseigner le français, le latin et le grec". Marie-Hélène Lafon, Claire dans le livre, sait que son ancien monde est un monde finissant, et donc tout retour est impossible. Elle laisse alors derrière elle autant son enfance que son monde fini, passant du paysan à l’entreprise agricole. "La paysanne de Paris", la fille à jamais du pays, sans mièvrerie aucune, parle de la vie réelle, dure, les yeux ouverts, les mots ouverts, le Haut-Cantal au cœur, ce "monde premier, ancien, antédiluvien, et voué, à ce titre, à la mort lente de ce qui a trop vécu". Marie-Hélène Lafon est entrée en écriture comme en transhumance intérieure. Elle est tard venue à l’écriture, à trente quatre ans, en 2001, pour une publication à trente-neuf ans. Elle en aura fait sa nouvelle vie, osant transgresser les lieux d’origine, et l’usage habituel de la langue. Une dizaine de livres après elle aura balisé son passage terrestre. "Écrire ça commence comment ?J’ai attendu longtemps. J’avais trente-quatre ans, c’était à l’automne 1996, et j’ai eu le sentiment de manquer ma vie, de rester à côté. J’étais comme une vache qui regardait passer le train et les vaches ne montent pas dans les trains. Je me suis assise à ma table et j’ai commencé à écrire".

 

"Écrire c'est confier sa voix à la vérité d'un silence, à la justesse d'un souffle, tremblant dans son envol, lumineux dans son déclin. Je suis montée dans le train de ma vie, et n’en suis pas redescendue depuis. Non pas qu’écrire soit toute la vie, toute ma vie, mais je dis volontiers qu’écrire est pour moi l’épicentre du séisme vital, ou que je ne me sens jamais exister aussi intensément que quand j’écris. Je dis aussi que j’écris à la lisière, en lisière. C’est d’abord sociologique. Je viens de loin, d'une famille de paysans du Cantal, où le livre existait peu, où, à l’exception d’une grand-tante restée vieille fille, la tante Jeanne, personne, jusqu’à ma sœur et moi, n’avait fait d’études, où, en d’autres termes, il n’allait pas du tout de soi d’entrer en littérature, d’abord avec les livres lus, ensuite avec ceux que l’on tend à écrire et que, je le constate, on écrit et publie, on étant indéniablement moi. Lire des livres pour étudier, pour avoir un métier, pour devenir par exemple fonctionnaire, professeur, comme ma sœur et moi l’avons fait, est licite, voire encouragé. Un tel parcours, bien que courant dans les années soixante-dix, peut même passer pour un objet de fierté, mais écrire des livres, c’est une autre affaire, ça sépare, ça échappe. Je suis dans cette échappée, cette séparation du lieu d’origine sociale et culturelle, Par ce fait même, je suis à distance, je reste à distance aussi du milieu d’accueil, dirais-je, celui dans lequel se passe ma vie, ici et maintenant. C’est l’apanage des transfuges sociaux, d’où qu’ils viennent. C’est ce que j’appelle être à la lisière, entre deux mondes, en tension entre deux pôles, tension féconde et constitutive, je le crois, de l’écriture". Elle est en tension perpétuelle entre son pays de jadis et son pays actuel, Paris. Elle n’est en rien un écrivain régionaliste, elle n’embellit pas le réel âpre, dur, c’est "une écriture de la terre, une écriture du monde paysan, mais sans jamais être une écriture du terroir ou même régionaliste. Car si je suis issue de ce monde rural, je n´ai jamais été un écrivain de terroir. Je suis aux antipodes de cela". Sa lucidité lui permet de redonner les aspects d'un monde en voie de disparition.

 

"J'écris un peu avec une main d'aveugle, j'écris en lançant ma main dans le noir du langage pour trouver les mots qui vont éclairer, me soutenir, me faire continuer et m'aider à vivre". "Elle remontait le cours de la rivière, elle allait au long des plateaux d’herbe rase. Cette marche hors les routes, hors les sentiers des hommes, par tous les temps, pour rien, sans fusil, sans chien, seule, suffisait à la signaler à l’attention de tous, à l’isoler. Plus encore que le reste, que l’extrême pâleur de la peau, le noir des vêtements, l’exubérance des cheveux fauves, l’appartenance à un lointain pays de bordde mer, et ma dévotion. On ne se donnait pas ainsi à une jeune femme qui ne parlait à personne. On tenait la barre". En 2015, le téléfilm "L'Annonce" est adapté de son roman éponyme de 2009, réalisé par Julie Lopes-Curval, avec AliceTaglioni et Éric Caravaca, produit par Arte. Une histoire d'amour entre deux personnes qui ont du mal à se parler, qui vont apprendre à se découvrir. Tourner à Picherande, dans cette Auvergne rude, âpre, sauvage était une évidence. "On voulait de la neige", ajoute celle qui garde comme souvenir de l'Auvergne des vacances à Allanche. "J'étais petite, j'avais adoré". Dans ce décor de contes, où l'Ysengrin du Roman de Renart ne semble jamais loin, elle raconte l'histoire d'Annette, mère célibataire qui vient vivre avec Paul après avoir répondu à une petite annonce. Marie-Hélène Lafon reste fidèle à sa terre, et sa langue forte, dense sans complaisance, est "un tombeau" vibrant pour son pays. Elle traque avec ses mots ce qui est à peine dit dans ce territoire de taiseux. Elle sait rendre compte du "silence rugueux", du refus de parler de soi, de se dire, de ceux qui vivent au ras du réel. Presque jamais de dialogues dans ses livres, car on ne se parle que pour le concretet l’utile et non pour échanger. Elle doit rebâtir sa demeure loin de sa demeure natale, mais toujours irriguée par elle. Elle refuse toute nostalgie, toute volonté de retour, elle écrit une langue qui fait honneur à ce monde et ses habitants. Elle conserve ce qu’elle nomme "le lien nourricier" avec ce pays. Elle a un rapport charnel, sensuel, organique avec les éléments, les saisons, les choses, les sensations qui irriguent le corps. Et elle sait alors le restituer, elle qui a laissé son enfance terrienne pour affronter et vivre en ville, "univers minéral, sans silence, avec la promiscuité des autres" alors que l’on connaissait les espaces et le silence enroulé aux jours. Ainsi dans "Album" qui est un abécédaire choisi, où l’on irait de "Arbres à Vaches" en passant par "Chiens", "Journal," ou "Tracteurs". Ce serait l’os des choses, leur velours, et comme une belle déclaration d’amour répétée vingt-six fois. L'écriture, pour la romancière, c'est le cœur qui éclate en silence.

 

"Le tremblement d'un pétale quand une goutte de pluie le heurte. C'est cette vibration que je cherche dans l'écriture, l'imperceptible inquiétude de l'âme en paix". Et cela sous forme d’un bouquet de prose poétique, et qui forme, d’après elle, "le socle de son écriture". Cet inventaire de ce qui la tient au monde, des arbres, des choses, des êtres, forme le plus lumineux de ses mots. Ses romans ont tous un lien de filiation entre eux et disent l’histoire de ce monde à bas bruit, avec amour, et lucidité. Comment on les vit, comment on les quitte ("Les pays"). Si elle est partout dans ses mots, elle sait les détourner, les transformer, les métamorphoser pour atteindre à un certain universel. Par les rituels énoncés: le journal "La Montagne", ses pages froissées, et sa lecture en commençant par les annonces de décès, reliant les gens à la mort et au temps des autres, par les "choses vertes", vent, rivière, vallée, par les odeurs et les bêtes, tout est dit. Et dit dans une sorte de langue granitique, battue par les herbes de la solitude, de la lumière des arbres, et du mystère des êtres. Et surtout et encore les vaches qui sont son repère fondamental. "Je suis un écrivain de lisière et un écrivain de sillon". Relativement en marge, Marie-Hélène Lafon laboure inlassablement son territoire. Je travaille comme on laboure. C’est d’abord une question de matériau: l’enfance et les origines sont paysannes, plantées dans la terre, et, jusqu’à présent, sans que je sache pour combien de temps encore, j’éprouve la nécessité d’écrire à partir de là". Elle écrit sans notes préliminaires, ou de projet préalable de romans. Puis très humble artisane, très obsessionnelle, elle rédige une première version papier, puis sur ordinateur et commence un lent travail de maturation. Elle lit à voix haute ses pages pour faire passer ses mots "au tamis du corps", l’entendre sonner pour savoir si les phrases tiennent, sinon elle les rabotent sans cesse, les polit et les repolit. "Ensuite j’émonde, j’élague, je taille dans la matière, je fouille dans le terreau du verbe pour exhumer, extirper le mot précis, le rythme juste, au souffle près, à la virgule, au point-virgule près. Le travail d’écriture est une étreinte avec la matière verbale, c’est de l’empoignade, c’est long, ardent, parfois violent, et c’est, à mon sens, organique parce que c’est une patiente affaire de matière et de corps. Mon rapport au monde passe par le corps et mon écriture aussi. Je ne lâche jamais un texte pour publication éventuelle sans l’avoir au préalable mâché, ruminé, et dit, prononcé, proféré à voix haute, ce qui implique de passer littéralement mot après mot par le corps, le ventre, la bouche. En partageant la joie, vous la multipliez. Et écrire, c'est partager pour multiplier".

 

"Entre moi et le monde, une vitre. Écrire est une façon de la traverser sans la briser. Je tiens le feutre loin de sa pointe. Si j'appuie trop, ma phrase se brise". Marie-Hélène Lafon dit qu’elle n’invente rien, qu’elle restitue jusqu’à l’infime les détails vus, vécus, sentis. "Je n’ai aucune imagination" avoue-t-elle. Aussi elle va alors puiser sa place dans la vie dans l’écriture en puisant ses traces et ses témoignages chez les "derniers des Indiens". Sans mensonge aucun, mais avec toute sa chair pour que son écriture "nous traverse". Aussi tous ses récits sont issus de son socle géographique. "Tous les motifs de mes livres sont traçables". Soit, mais sans la splendeur et l’honneur de sa langue cela ne serait alors que documentaire, souvenirs ou anecdotes, or c’est une œuvre. Elle prend ses distances, par pudeur, par recréation de l’écriture, toujours entre ses deux mondes. Elle "s’abrite" ainsi du poids autobiographique toujours présent, latent. Elle scrute, elle ne juge pas. Marie-Hélène Lafon est un écrivain à la langue limpide et dense, une voix essentielle et originale dans la littérature française. Son écriture concise, épurée, précise, ouvre bien des espaces intérieurs, laboure les mots violemment, documente le réel. Aussi, elle arpente le pays de la langue pour l’adapter à chaque roman, ne se souciant pas de créer un style, que pourtant chacun de ses livres construit un peu plus profondément comme le lit d’une rivière, toujours recommencé. Ses mots sont de la matière, le déroulé d’une géographie intime. Sous la double illumination de Félicité, l’héroïne "D’un cœur simple" de Flaubert, et "Des vies minuscules" de Pierre Michon, elle accomplit une sorte de mission en suivant ses pistes. Et elle nous donne à entendre des récits de vie. Elle sait faire s’incarner, nous rendre tangible, immédiatement proche son monde, celui des derniers Indiens, accablés de besogne homérique et d’emprunts qui ne le sont pas moins. Celui aussi des derniers ouvriers agricoles. Dans "Joseph" (2014), donc ouvrier agricole, avec ce prénom qui sent la mort et qui est assigné à la résidence de la mort, elle parle à nouveau de ce pays perdu qui s’enva à bas bruit pour laisser place à un nouveau monde moins rattaché à la terre et aux bêtes. Ce roman parle d’un corps, d’un corps parmi les corps, avec ses mains, son soin de la propreté et de la netteté malgré son gouffre dû à la boisson. Elle parle d’une ordinaire épopée de haute solitude. Celle d’un déclassé, immémorial, qui malgré l’irruption de repères temporels comme la télévision, les allusions à l’actualité, reste inscrit dans la mort longue de tout un temps. Il se tait, rumine des dates et des pensées avec une solitude peuplée seulement de l’amour des bêtes, du respect et de la volonté de tenir, et surtout des paroles de son monde intérieur. Joseph est un simple témoin, un voyeur de la vie des autres.

 

"On écrit pour en finir avec soi-même mais dans le désir d'être lu, pas moyen d'échapper à cette contradiction". "Dans cette ferme, on faisait encore vraiment attention aux bêtes, pas seulement pour l’argent, pour l’honneur aussi, et parce que les bêtes ne sont pas des machines. L’hiver elles dépendent, pour les soins et la nourriture, ça fait devoir". Et il tient, et se tient. Il n’est pas ce héros au cœur simple que les critiques répètent en boucle. Non il est complexe, souterrain, résigné, mais homme de devoir, homme d’honneur. Marie-Hélène Lafon parle "d’un road movie immobile". Elle se refuse à toute psychanalyse ou explication de ses personnages. Elle se contente seulement de les entendre penser. Elle montre, elle redonne les mots pour redire "un monde périmé". "J’écris en tirant le catafalque de l’agriculture qui s’en va". Comme une greffière de la mort d’un pays. Et cela donne comme dans son dernier livre "Joseph" une langue âpre, opaque parfois, compacte aussi, tendue toujours. Des phrases qui s’enchaînent comme des versets, des phrases longues ou très courtes et qui doivent épouser le tourbillon interne du personnage. Des vieux mots perdus sont remis à l’honneur, l’honneur vertu cardinale dans les romans de Marie-Hélène Lafon. Elle respecte ses "héros" et refuse de les jeter en pâture aux lecteurs. Elle veut écrire comme un poing serré. Sa ponctuation très particulière, avec un grand usage des points-virgules, ses mots précis et lapidaires parfois, construisent une langue hypnotique et noueuse. "J’avance à tâtons, je malaxe la phrase, pour moi c’est sensuel et terrien". Elle ravaude sans cesse les pièces de son "terreau constitutif". Elle semble se méfierde tout lyrisme débordant, de tout pathétique, qu’elle hait, elle murmure, suggère inlassablement, et la beauté discrète ruisselle de ses romans. Une musique douce et feutrée, parfois tranchante aussi, monte comme une incantation."Quand on rentre dans une étable bien tenue, l’odeur large des bêtes est bonne à respirer, elle vous remet les idées à l’endroit, on est à sa place". Et son écriture sonne comme des vérités perdues et retrouvées, qui restent à leur place essentielles. L’écriture de Marie-Hélène Lafon ne ment jamais, et veut garder un ton juste par-dessus tout. Son écriture lentement ruminée vous saisit, ne vous quitte plus. Elle semble résurgence. Nul misérabilisme, nul attendrissement, seulement une immense empathie et un respect profond qui l’amène à peser soigneusement chacun de ses mots. D’ailleurs ses romans sont lus et appréciés par les gens de son pays, qui disent: "c’est nous, on se reconnaît bien". Elle se fait mission de mettre des mots sur le silence des gens. Elle a sa noble devise: "Se tenir et tenir", et chacun de ses livres tient en nous et prend une place considérable. Elle obtient le prix Renaudot le trente novembre 2020, pour son roman "Histoire du fils". Avec cette fresque familiale sur trois générations, elle rencontre un grand succès public, dépassant les cent-mille exemplaires vendus. "Je suis là. Je me tiens là, à cette place, j’essaie de le faire. On continue,ça continue". Marie Hélène Lafon est un immense écrivain, elle est là, bien là, et l’émerveillement continue toujours.

 

Bibliographie et distinctions:

 

- Juliette Einhorn, "La terre fertile de Marie-Hélène Lafon"

- "Le Soir du chien", Éditions Buchet/Chastel, Paris, 2001

- "Sur la photo", Éditions Buchet/Chastel, Paris, 2003

- "Mo", Éditions Buchet/Chastel, Paris, 2005

- "Les Derniers Indiens", Éditions Buchet/Chastel, Paris, 2008

- "L'Annonce", Éditions Buchet/Chastel, Paris, 2009

- "Les Pays", Éditions Buchet/Chastel, Paris, 2012

- "Joseph", Éditions Buchet/Chastel, Paris, 2014

- "L'Annonce", téléfilm réalisé par Julie Lopes-Curval

- "Nos vies", Éditions Buchet/Chastel, Paris, 2017

- "Histoire du fils", Éditions Buchet/Chastel, Paris, 2020

- Prix Renaudot des lycéens 2001 pour "Le Soir du chien".

- Prix Renaudot pour "Histoire du Fils" en 2020.

 

Bonne lecture à toutes et à tous.

Méridienne d'un soir.

Thèmes: littérature
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Très belle leçon d'écriture.
J'aime 08/11/23
Méridienne d'un soir
Merci à vous cher . 1f607.png
J'aime 08/11/23
jeanhof
magnifique texte
J'aime 09/11/23
Méridienne d'un soir
Merci à vous jeanhof. 1f607.png
J'aime 10/11/23
Arcadian
Émouvant et beau ; merci pour ce partage Méridienne d'un soir !
J'aime 19/11/23