Méridienne d'un soir
par le 21/11/23
212 vues

"La baguette de fée du romancier abolit les distances et le temps, se joue de la logique et ordonne le hasard. En somme, le roman est la clé de nos songes au prix d'un effort très minime: la lecture. Il distribuait à la folie des biens qui ne laissent pas de trace: la générosité, la bonté, le courage, la gaieté, l'intelligence de la vie. Si nous comptons les occasions perdues, la vie semble n'avoir été que ça". Michel Déon, qui s'est éclipsé à l'âge de quatre-vingt-dix-sept ans, le vingt-huit décembre2016, après une vie toute empreinte d'élégance et de ferveur, nous laisse heureusement une œuvre où se sont exprimés le portraitiste éloquent et le paysagiste précis et qu'il faut s'empresser de relire ou de découvrir tant elle est "un miroir dubonheur et un objet magique", affirmait son ami André Fraigneau. L'écrivain s'est plu à courtiser la beauté et à nomadiser, de préférence à travers l'Europe, parce qu'il y avait des repères culturels. En Grèce et ce seront "Les rendez-vous de Patmos", en Irlande où il habita et où il est mort et ce seront "Les poneys sauvages" réécrit cinquante ans plus tard et "U ntaxi mauve", mais également en Suisse, en Italie, au Portugal sans oublier les États-Unis et le Canada. Il avait écrit: "Je crois m'être beaucoup promené en flâneur sur la terre et dans les livres d'écrivains que j'aimais". En effet, Michel Déon n'envisageait pas le voyage en touriste mais bien en promeneur. Il le voyait semblable aux pérégrinations d'un Ulysse, voire d'un Flaubert en Égypte, d'un Chateaubriand en Grèce. Selon lui, l'aventure se vivait comme une suite de hasards qui font se croiser et se recouper les chemins. Quand il se fixa en Irlande, la question lui fut posée. Pourquoi l'Irlande ?"Je n'en sais rien au juste, avouait-il, il faut bien vivre quelque part. Au fond, il s'agissait peut-être d'une envie, mûrie depuis longtemps, un obscur besoin de pluie, de vent, de prairies vertes, l'attrait que peuvent exercer une terre mouillée, de vastes paysages, la présence de l'océan et le bruit sourd et continu de la houle se brisant sur les falaises de Moher. L'Europe s'achève ici, plus loin c'est l'aventure". Rappelons-nous qu'il fût l'un de ces jeunes hussards qui entendait refaire le monde et réinventer la littérature. Leurs noms: Blondin, Laurent, Nimier et Déon. À eux quatre, ils ont usé de la plus grande liberté en lui ajoutant la grâce. Michel Déon aimait la poésie et son œuvre en est l'écho constant. En amoureux des mots, et parce qu'il entendait respirer à une certaine altitude, il n'a eu d'autre urgence que de faire preuve d'une constante exigence, remettant cent fois sur le métier son ouvrage, sans cesse le polissant et le repolissant, au point de réécrire un livre cinquante ans après sa première publication, sans oublier de parer l'ensemble d'une très secrète mélancolie et d'une discrète ironie. Si bien que sa rêverie fut féconde: "Je ne suis pas un désespéré", avouait-il "mais je suis un chimérique très serein". Il fut élu le huit juin 1978 à l'Académie française en même temps qu'Edgar Faure.

 

"Hello ! what a lovely day, que les Irlandais échangent toujours avec le même sourire sous une pluie battante ou dans les rafales de vent glacé. Un homme qui a du plaisir à table et avec les femmes est une des chances de la vie. Mais comment se détruit-on le mieux: en bâtissant des songes impossibles ou en brûlant tout ?" Il est vrai aussi qu'il mît toujours entre lui et le réel une certaine distance et qu'il a coloré son romanesque d'un zeste de nostalgie. L'âge venant, il avait pris du recul et s'était volontiers consacré à dépeindre les crépuscules, les choses qui nous quittent, les lueurs vespérales. On est charmé par "La montée du soir" et "Les gens de la nuit", sans oublier "Les trompeuses espérances", où Michel Déon évoque non seulement le vieillissement des êtres mais la décadence irrémédiable d'une civilisation: la nôtre. Cela sans alourdir ses propos d'une quelconque rancœur. Son humour le sauvait de la désillusion, si tant est qu'il en eût, et sa générosité naturelle le portait volontiers à écouter les autres, surtout les jeunes. Mais il n'avait rien d'un universitaire arrogant toujours bien disposé à jouer les censeurs. Déon était naturellement bienveillant, considérant que la vie l'avait été avec lui. Romancier fécond, il est le dernier des "hussards" et certainement, à la suite des Pierre Loti, Henry de Monfreid, Saint-John Perse et tant d’autres, l’un des derniers écrivains voyageurs du XXème siècle. S’il peut partager ce titre avec l’autre vétéran Jean Raspail et le jeune Sylvain Tesson qui a pris la relève, Déon reste l’éternel nomade. Henri Béraud se qualifiait de "flâneur salarié". Michel Déon, lui, est l’homme qui se sera beaucoup promené. Écrivain établi et honoré, académicien, "hussard" à la vie tranquille, rangée et sans scandales, n’ayant pas connu le destin tragique ou le parcours parsemé d’aspérités et de whisky de ses camarades Nimier, Blondin ou Laurent, auteur célébré pour "Les Poneys sauvages" et "Un Taxi mauve" que l’on n’étudie pas en faculté de lettres. De tendance monarchiste maurrassienne, héritier des "infréquentables" Chardonne et Morand, proche d’André Fraigneau et de Kléber Haedens, artiste non-engagé et le revendiquant, en un temps où il était mal vu de ne pas l’être, pointant, à une époque où cela n’était pas encore tolérable de le dire, la responsabilité soviétique dans le massacre de Katyn, ce qui lui coûta le Goncourt pour "Les Poneys sauvages" et lui valut d’être affublé de l’inévitable qualificatif excommuniant de"réactionnaire". Rebelle à contre-courant, défenseur de l’Algérie française et pourfendeur du pouvoir gaulliste dans un pamphlet swiftien, critique du tourisme, de l’humanitarisme et de l’idéologie des droits de l’Homme, qu’il qualifia dans un entretien de "maux du siècle". L'écrivain, tout comme l'homme revêtu de l'habit vert, était un iconoclaste inclassable.

 

"La lecture n'est pas un acte facile. Elle exige un engagement, de la solitude, de l'attention, de la curiosité et surtout une disposition d'esprit. Avez-vous remarqué qu'il n'y a d'amitié possible entre un homme et une femme que s'ils ont été amants et ont renoncé une bonne fois pour toutes aux plaisirs vulgaires ?" Tout cela devrait valoir à Michel Déon et à son œuvre, au mieux un rayon dans la bibliothèque familiale poussiéreuse, au pire une place au purgatoire littéraire, où on l’imagine volontiers siroter un verre d’ouzo en compagnie de Michel Mohrt et Félicien Marceau. Et pourtant, homme à multiples facettes, a été tour à tour ou simultanément journaliste, romancier, essayiste, diariste, nouvelliste, satiriste,conteur, écrivain voyageur mais aussi grand témoin de la vie littéraire et culturelle du XXème siècle et, alors qu’il voisinel e cap symbolique des cents ans, un découvreur inlassable de talents en même temps qu’un soutien sans failles des nouvelles générations. Emmanuel Carrère s’en souvient, Michel Houellebecq un peu moins. Michel Déon, bien qu’ayant passé l’essentiel de sa vie à l’étranger et notamment en Grèce et en Irlande, est un auteur classique, dans le bon sens du terme, au style ciselé par l’amour de la langue de Stendhal, au charme si français qui transforme par la magie des mots et de la langue l’acte amoureux, purement charnel, en poésie. Michel Déon a été très alors rapidement qualifié de"romancier du bonheur". Si le bonheur est la quête sans fin de ses personnages le plus souvent torturés, mélancoliques, insatisfaits, décalés et le but ultime de son œuvre, elle ne doit pas être lue comme une littérature niaise se complaisant dans la mièvrerie des sentiments bas de gamme. Le bonheur, tel un idéal baudelairien, est inatteignable dans l’œuvre déonienne ou, si par chance il se laisse effleurer, n’accorde à l’heureux bénéficiaire qu’un instant éphémère. Qu’est-ce que le bonheur chez Michel Déon ? Une idée qui peut se matérialiser de diverses façons: la contemplation, après l’amour, de la verte campagne irlandaise, le corps nu d’une femme si désirée et qui s’offre enfin, à la nuit tombée, sur une plage de Positano alors que les pêcheurs gagnent le large à la lueur des lampari, la solitude d’une île grecque, préservée du tourisme envahissant, repaire des marginaux rebelles soucieux de se refaire une vie à l’abri des sicaires soviétiques.

 

"Il y a une douceur normande comme il y a une douceur angevine. Mieux vaut tuer ses idoles que les laisser ternir. Voilà quelqu'un qui avait peu d'argent et des idées noires toutes les nuits. Au fond, c'est ton rêve. Malheureusement tu as de l'argent et tu éprouves le plus grand mal à t'offrir des idées noires. Il n'y a pas de justice". Cette quête du bonheur aux quatre coins du monde se retrouve dans le parcours de Michel Déon. Né le quatre août 1919 à Paris, au lendemain de la grande guerre, d’une famille de fonctionnaires bourgeois, il passe son enfance dans le 16ème arrondissement puis à Monaco, première expatriation. L'enfance insoucieuse et choyée se déroule sous les ors de la principauté, au milieu d’ambassadeurs, d’artistes, de politiciens et de criminels, une enfance qu’il décrira dans son très émouvant récit, "LaChambre de ton père". Cette autobiographie déguisée emmène le lecteur de l’avenue Mozart à Monaco, principauté d’opérette où viennent se terrer des escrocs préparant de mauvais coups, s’enterrer de vieilles gloires ou s’exiler les russes blancs chassés par les bolcheviks. Ce sont les années vingt et trente, les débuts de Mademoiselle Chanel, la fin du marchand d’armes Basil Zaharoff, la jetset se prélassant dans la piscine du Monte Carlo Beach ou les boîtes de nuit russes, l’assassinat du président Doumer, la vie facile mais aussi précaire. Le père de Déon, qui lui donne le goût des voyages et de la littérature, meurt en 1933. C’est désormais le retour à Paris, la scolarité à Janson-de-Sailly qui l’inspirera pour "Un Déjeuner de soleil" puis les premiers voyages: Londres et l’Angleterre, dont il tirera son premier roman "Adieux à Sheila" en 1944 puis, bien plus tard, "Les Poneys sauvages", en 1970. Le retour dans le sud de la France: Nice, le Cap-Ferrat, la Provence, autant de paysages qu’il réutilisera dans ses romans "Un Déjeuner de soleil" ou, de manière appuyée, dans "Un Jeune homme vert". Puis c’est la déclaration de guerre en 1939, la mobilisationqui suit dans la foulée, l’humiliante défaite d’une armée conduite "de manière honteuse" par un état-major incapable, comme Déon le dira lui-même plus tard, un premier travail de journaliste à l’Action française. Benjamin de la rédaction, il y écrira des articles de 1942 à 1944, sous le regard du patriarche Maurras, qu’il n’a jamais cessé de respecter malgréleur divergence viscérale et profonde sur l’antisémitisme, et à qui il servira alors épisodiquement de simple chauffeur.

 

"Les mœurs aussi ont quelque peu évolué avec l'apparition d'une certaine aisance. Ainsi, si l'on en est pas encore aux mariages d'amour, les femmes ont conquis quelques droits. On en voit qui accompagnent leurs maris dans les tavernes le soir". C’est grâce à son activité de journaliste qu’il sera conduit à parcourir le monde et à fréquenter alors les milieux artistiques et de la presse. Il collabore avec diverses revues, certaines éphémères (Radio 44, Mondes nouveaux, Pays de France), d’autres moins (Paris-Match, Marie-Claire). Il y publie de nombreuses nouvelles et fait la connaissance, dans la décennie 45 – 55, des personnalités qui formeront son entourage, qu’il s’agisse d’inspirateurs, de maîtres, de muses, d’amis: Paul Morand, Kléber Haedens, Antoine Blondin, André Fraigneau, Roland Laudenbach, Pierre Boutang, JacquesChardonne, Jean Cocteau, Gloria Vejarano, qui lui inspirera l’Olivia de "Je ne veux jamais l’oublier", la G. de "Tout l’amour du monde" et de "Mes Arches de Noé". D’autres rencontres, plus épisodiques, se font avec Salvador Dali, dont il adapte en français "La Vie secrète de Salvador Dali", Saul Bellow, dont il traduit le roman "Dangling Man", Coco Chanel, qu’il suivra pendant un an afin de l’aider à rédiger ses mémoires, qui finiront au feu après que la Grande Mademoiselle se soit rendue compte que ses mensonges et fantasmes, tout à fait acceptables à l’oral, l’étaient moins une fois couchés sur le papier, Billy Wilder, qui avait pensé à faire appel à Déon pour une idée de scénario qui tomba bien vite aux oubliettes, le pianiste Daniel Ericourt, modèle du personnage du père d’Audrey dans "Un déjeuner de soleil", Alfred Hitchcock et bien d’autres encore. C’est à partir de ces années-là que ses pérégrinations commencent. Déon parcourra le monde, de NewYork en Espagne, de Madère, sur les traces de Chardonne à Vancouver. Mais c’est en Grèce et en Irlande qu’iront ses préférences. La Grèce, où il s’établit dès les années cinquante et qu’il décrit magnifiquement dans ses "Pages grecques", où il évoque tour à tour ses premiers émois, sa vie quotidienne, ses relations avec les autochtones mais aussi ses déceptions, son désarroi, son amertume devant les progrès de la civilisation qui dénaturent son île: "Mais d’année en année Spetsai s’est transformée. L’endroit est devenu trop fréquenté, trop urbanisé, trop touristique. Je me suis décidé à vendre notre maison en 1988, ce qui n’a pas été sans grande douleur", confiera-t-il alors en 2006 au "Monde des Livres".

 

"Les deuils de l'amitié sont bien plus graves que les deuils de la passion. Ils ne guérissent pas. Un ami n'en remplace pas un autre. Tandis que les femmes. Dès que l'on a découvert un premier mensonge, il devient alors facile, trop facile même de déceler tous les autres". Pour Déon, voyager, ce n’est en aucun cas faire du tourisme. Il s’agit de "planter sa tente à certaines époques et n’en plus bouger". Se mêler aux autochtones, parler leur langue, se faire accepter, passer du temps sur les lieux, chercher une complicité. Une sorte d’enracinement au sens barrésien du terme. "Pour bien aimer un pays, il faut le manger, le boire et l’entendre chanter". Cette préoccupation transparaît tout au long de ses œuvres, qu’un lecteur trop rapide qualifiera d’autobiographiques. On peut en trouver ainsi de nombreux exemples dans ses récits de voyageset articles récoltés en un volume intitulé sobrement "Partir". Déon applique le précepte de Montaigne selon lequel il faut"voyager pour frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui". Selon Déon, c’est même l’insularité qui nous rapproche de nos semblables. Cet attrait pour les îles, qu’il doit à sa lecture de "Robinson Crusoé", se retrouve également dans l’intérêt qu’il porte à la sauvage Irlande, où il est installé dans les années soixante-dix. L’Irlande, sujet de nombre de ses romans, tels que le "Taxi mauve", bien sûr, où le narrateur y décrit son existence oisive et tranquille, consacrée à la chasse, la musique, les promenades. Mais aussi "Les Poneys sauvages", où le romancier dépeint vers la fin du roman l’existence recluse d’un couple de Néerlandais, grands baroudeurs ayant décidé de s’installer dans le pays des poneys sauvages pour y mener une vie retirée. Préfiguration de la vie de Déon lui-même ? Sans vouloir revenir sur la longue vie de Michel Déon, ces éléments biographiques sont intéressants dans le sens où ils n’ont eu de cesse d’inspirer un écrivain qui, s’il n’a jamais écrit de mémoires en dehors de "miscellanées", de livres d’entretiens, de correspondances avec André Fraigneau ou Félicien Marceau et d’un journal resté en grande partie inédit, n’a jamais résisté au plaisir de disséminer de ci-de-là des éléments tirés de sa propre expérience. Il a ainsi recours régulièrement au procédé de la mise en abyme.le "Déjeuner de soleil" relate la vie et l’œuvre d’un écrivain fictif du XXème siècle, Stanislas Beren, connaissant alors la renommée et le succès, qu’on pourrait peut-être voir comme un portrait à miroir double fantasmé de Déon lui-même.

 

"Il suffit parfois du plus léger mot pour que notre peine s'apaise quelques heures, cesse de nous brûler. Maintenant que j'écris cette histoire tandis qu'elle s'achève après un hiver doré, je sais qu'une vérité viscérale a besoin de se faire jour en nous, que seuls certains êtres sont capables de nous l'arracher ou certains signes de la provoquer et qu'il importe de ne pas l'étouffer si l'on ne veut pas être rongé". Déon, c’est aussi un style. Outre les beautés du français classique, nous retrouvons bien souvent chez Déon un chœur de personnages multiples. En effet, ses romans ont la particularité de ne pas mettre en avant un personnage principal qui serait le héros d’une trame classique se déroulant de manière banalement chronologique. Par exemple, dans "Les Poneys sauvages", le narrateur s’efface derrière sa correspondance.Celui des "Trompeuses espérances" subit les événements en spectateur dépassé contraint de s’exiler au Canada pour les fuir, loin des drames et des souvenirs. Celui du "Taxi mauve" paraît bien falot face à l’ogre truculent Taubelman ou les femmes fatales Moïra l’actrice, Sharon l’aristocrate et la mystérieuse Anne. Gilbert Audubon s’efface au sens propre dans "La Montée du soir". Jean Dumont des "Gens de la nuit" se perd dans le Paris nocturne des années cinquante. Dans ces récits, cette absence de héros s’explique sans doute par la pléthore de personnages hauts en couleurs et troubles,qu’il s’agisse de Taubelman, de Barry Roots, de Constantin Palfy dans "Un Jeune Homme vert". Des femmes fatales, bourgeoises, inaccessibles puis, une fois qu’elles se sont abandonnées, défendant farouchement leur indépendance. Des amis et confidents avec qui l’on parle littérature et politique. Les personnages comiques, que l’on retrouve souvent dans la figure de couples homosexuels. Déchus et pathétiques dans le "Taxi mauve", criminels et sans scrupules dans "Les Poneys sauvages". Ambigus dans "Un Jeune homme vert". Ajoutons néanmoins que les homosexuels ne sont pas pour autant ridicules: le couple du "Taxi mauve" garde une certaine dignité et se révèle même héroïque dans une bagarre de bistrot. Cyril Courtney est également un héros, mort au combat. Horace McKay, quant à lui, est un inverti magnifique.

 

"L'amour, il n'y en a que deux: l'amour d'enfance et l'amour coup de foudre. Le reste est du menu fretin auquel on ajoute de la littérature pour faire croire à un rêve. En danger de mort, l'humanité appartient corps et âme au premier sauveur qui s'impose ou qu'on force à prendre le pouvoir". Autre récurrence: la confusion chronologique. Déon joue avec le temps, par de nombreux retours en arrière ou des sauts en avant, ce qui provoque un certain vertige dans la narration. Il joue également avec l’histoire, en mêlant dans le récit temps fictif et temps historique, par l’irruption de personnages réels, parfois masqués. Citons ce passage facétieux d’"Un Déjeuner de soleil": "Je t’ai préparé une petite fiche avec les références des nombreux chroniqueurs italiens du XVIIIème siècle qui relatent des aventures pareilles: Jacopo Lorenti, Luigi Caretto, Orlando Lodenbacci, Antonio Blondino". Les plus sagaces y auront reconnu Jacques Laurent, Félicien Marceau, Louis Carette de son vrai nom, Roland Laudenbach et, bien sûr, Antoine Bondin. Il joue enfin avec lui-même, par de multiples clins d’œil. Nous le croisons aussi dans un bar parisien dans "Les Trompeuses espérances". Il se cache enfin derrière la figure du narrateur dans "Un Taxi mauve" et dévoile son CV, tout en précisant: "J’ai tenté d’être exact et sincère. Rien que d’écrire le mot sincère me fait sourire. Pour avoir trop souvent vécu autour de la Méditerranée, je sais quelle méfiance inspire un personnage qui parle en posant la main sur son cœur". Modestie et extrême pudeur. Les romans de Déon, enfin, déploient un érotisme à fleur de peau où transparaît le bonheur éphémère de la possession. Comme un extrait est toujours plus efficace que les explications les plus détaillées, citons ce passage d’"Un Déjeuner desoleil": "Elle s’était allongée sur le dos et il lui avait retiré son soutien-gorge. Elle avait souri de son étonnement que ces seins fussent aussi hâlés que le reste du corps. Oui, en groupe, ils se baignaient à demi nus. Quand Stanislas lui avait retiré son slip, il avait vu l’étroite marque du maillot à la limite du pubis brillant de gouttes d’eau comme un écrin ouvert".

 

"Les maisons closes, enfin, les sérieuses, contribuaient à la santé morale et à l'équilibre psychique des Français. Elles étaient les universités du sexe. On y apprenait l'anatomie, et l'amour s'y mimait avec plus de talent que dans les mariages arrangés par les notaires". Ce pudique, orphelin de père à l'adolescence, n'aimait pas, paraît-il, être prolixe sur son enfance. Le jeune garçon a grandi vite, choisi le droit mais préféré la littérature. Mobilisé, il est marqué par la débâcle de l'armée française, "cette honte dont on ne se remet pas". Monarchiste, il travaille auprès de Charles Maurras durant la deuxième partie de la seconde guerre mondiale. Les deux collaborateurs Paul Morand et Jacques Chardonne font partie de son panthéon. Il a écrit la préface de la récente édition du premier tome de leur correspondance. Déon fit partie du courant des "hussards", mouvement littéraire de la jeune droite des années cinquante avec ses amis, Antoine Blondin, Roger Nimier, Jacques Laurent, surtout opposés à Sartre, à l'existentialisme et à De Gaulle. Il était donc le dernier représentant de ces hussards qui, selon Hélène Carrère d'Encausse, "ont apporté un souffle d'imagination et de fantaisie à l'Académie". Il connaissait les chemins et même tous les arbres de cette forêt où l'on pourrait si facilement se perdre, malgré les sentiers fléchés dont il était l'un des initiateurs. Il faisait une longue marche chaque matin, ici ou dans un autre coin de sa campagne irlandaise, dans le comté de Galway, avec une élégance désinvolte, coiffée d'une casquette, maniant une grosse canne. Avant l'Irlande, son île était grecque. Âgé de quarante ans, en 1959, il découvre, non loin des côtes du Péloponnèse, Spetsai. Il s'y installe avec sa compagne, Chantal, qu'il épousera quelques années plus tard et qui élèva des chevaux en Irlande. Ils achetèrent un terrain et firent construire leur maison, où Michel Déon écrivit notamment les récits réunis plus tard sous le titre sobre: "Pages grecques", "Le Balcon de Spetsai", "Le Rendez-vous de Patmos", "Spetsai revisité".

 

"La volonté de changer nos vies avait été plus forte que le sens de notre responsabilité. L'homme est fait pour raconter. Dès qu'il sait écrire ou lire, il s'atrophie et dégénère. La paresse l'envahit. Sa mémoire ne lui sert alors plus à rien, et l'esprit d'escalier prend le pas sur la répartie". "Nous allons vers un monde où il y aura de moins en moins de poneys sauvages", regrettait ce nomade sédentaire à l'incurable individualisme. Pour Michel Déon, la vie était sérieuse et l'amour tragique. Dans la lignée de Stendhal, de Morand et de Chardonne, il a créé un univers romanesque discrètement autobiographique, souvent inspiré de ses voyages et mettant en scène des héros d'exception. Bienheureux dans son existence, il racontait des histoires d'amour vouées à l'échec. Son ami, l'écrivain Patrick Besson, l'a très bien croqué: "C'était un homme au grand cœur mais surtout un homme au cœur gros, son vrai sujet était le chagrin, il se sentait en permanence privé de quelque chose." Dans "Je ne veux jamais l’oublier", son premier roman, Michel Déon, au lendemain de la guerre, ouvrait largement les fenêtres sur un lac italien et faisait passer un souffle libérateur sur une littérature sentant le renfermé. Il la nettoyait des eaux sales qu’y avait déversées l’existentialisme. Un esprit de soumission y régnait, les consignes d’exclusion y sévissaient.André Fraigneau, que des jeunes gens insubordonnés avaient nommé "l’Anti-Sartre", organisait des filières d’évasion et ouvrait les vrais "chemins de la liberté". Tous ceux qui refusaient de s’engager sous les bannières de la pensée officiellese pressaient aux cours du soir que ce maître d’école buissonnière dispensait à la terrasse de la Rhumerie martiniquaise, boulevard Saint-Germain. Michel Déon en était. Bernard Frank, dans un retentissant article des Temps modernes, appela ces jeunes gens les "hussards". À cause, sans doute, du panache et de la jolie musique sur laquelle ils faisaient danser leurs chevaux. C’était, avec Stendhal, l’entrée en fanfare de l’armée française dans Milan en 1797. En fait, ces hussards étaient surtout des déserteurs. Ils avaient jeté leur dolman aux orties et érigé en seule règle de conduite leur bon plaisir.

 

"Débarquer un deux novembre à Naxos par un soleil éclatant mais un vent froid qui nettoie le paysage des indécisions de l'été, découvrir un port affreux, une ville défigurée par le béton et la peinture, voilà qui n'incite pas forcément à rêver à la légende d'Ariane et de Thésée. On arrive l'imagination en feu, et la bêtise humaine s'abat sur vous, sans remède, car la laideur, quand elle commence, ne s'arrête jamais". "La Grèce m'aura obsédé, je ne cesserai jamais d'y penser, d'en remuer les souvenirs, de laisser sa lumière pénétrer dans mes livres, mais c'est l'Irlande qui m'aura gardé enfin jusqu'à aujourd'hui, laissons à demain ses libertés. L'Irlande est là tandis que j'écris devant la fenêtre et que monte le soir, rose encore à l'horizon, déjà sombre avec de lourds nuages bleuâtres que le vent pousse vers le grand Atlantique." Ce sont les premières phrases de "Cavalier passe ton chemin !", le dernier livre de Michel Déon, publié en 2005 et qui clôt ce "Quarto". Un titre tiré de Yeats pour des "pages irlandaises", dédiées à sa fille, Alice Déon. À ce "Quarto" manque l'Italie, et tout particulièrement "Je vous écris d'Italie"(1984), "mais il faudrait un autre volume, indique-t-il, pour rassembler mes romans méditerranéens". Il s'agissait là, explique-t-il dans sa préface, de donner des jalons d'un long parcours. Au crépuscule de sa vie, Déon était devenu un monument de la vie littéraire à la cinquantaine d’ouvrages. La postérité lui a ouvert les bras, comme une revanche sur le sort qui le faisait passer pour le moins doué des Hussards. Comme il le disait alorsmalicieusement: "Y a-t-il encore beaucoup de jeunes lecteurs fous d’un livre de Nimier de nos jours ? Non". Nimier, leplus fameux de la bande, mais est-ce pour de bonnes raisons ? N’est-ce pas plutôt pour sa figure sacrificielle de JamesDean ? Déon, quant à lui, peut être sûr d’une chose. On se souviendra de lui pour son œuvre foisonnante qui respire le soleil grec, la chaleur d’Aden, la nature moite de Madère et l’humidité de la verte Érin. Il meurt le vingt-huit décembre 2016 d'une embolie pulmonaire à Galway en Irlande, sa terre d'inspiration, à l'âge de quatre-vingt-dix-sept ans. Il repose au cimetière du Montparnasse à Paris. il faut relire cet auteur qui aimait les grands espaces et la liberté de ton et de pensée, cet homme attentif et délicat: "J'ai eu la vie que je voulais, j'ai écrit les livres que je pouvais écrire, et le destin a étéplutôt généreux avec moi, c'est déjà beaucoup, et j'ai reçu de la littérature plus que je ne lui ai donné". Ce mélancolique savait se méfier tout autant d'un scepticisme douteux que d'un brumeux désenchantement. "Il n'y a pas d'illusion à se faire sur les voyages, on n'y emporte que soi-même. Il est rare que les amours meurent dans la sublimité". Parole d'immortel. 

 

Bibliographie et références:

 

- Pol Vandromme,"Le prince du bonheur"

- André Thérive, "Le dernier hussard, Michel Déon"

- Kléber Haedens, "Une histoire de la littérature française"

- Paul Desportes," Michel Déon, le nomade sédentaire"

- Marie-Hélène Ferrandini, "L'univers romanesque de Michel Déon"

- Éric Neuhoff, "L'œuvre littéraire de Michel Déon"

- Thierry Laurent, "Michel Déon, écrivain engagé ou désengagé ?"

- Jean-Pierre Poussou, "Michel Déon aujourd'hui"

- Michel Mourlet, "Écrivains de France du XXème siècle"

- Bernard Alavoine, "Michel Déon, un regard désenchanté"

- Christian Authier, "Les mondes de Michel Déon"

 

Bonne lecture à toutes et à tous.

Méridienne d'un soir.

Thèmes: littérature
6 personnes aiment ça.