La rubrique "Articles" regroupe vos histoires BDSM, vos confessions érotiques, vos partages d'expériences SM. Vos publications sur cette sortie de blog collectif peuvent aborder autant les sujets de la soumission, de la domination, du sado-masochisme, de fétichisme, de manière très générale ou en se contentrant très précisément sur certaines des pratiques quu vous connaissez en tant que dominatrice/dominateur ou soumise/soumis. Partager vos récits BDSM, vécus ou fantames est un moyen de partager vos pratiques et envies et à ce titre peut être un excellent moyen de trouver sur le site des partenaires dans vos lecteurs/lectrices. Nous vous rappelons que les histoires et confessions doivent être des écrits personnels. Il est interdit de copier/coller des articles sur d'autres sites pour se les approprier.
Par : le 04/06/24
"À ceux qui fuient ne viennent ni la puissance ni la gloire. C’est sans honte que les mortels accusent les dieux de tousles maux. De nous, disent-ils, vient leur peine. De nous, disent-ils, vient leur misère. Mais ils sont en fait les seuls à blâmer. Eux et leur terrible folie. Chacun est exposé à perdre un être cher, plus proche qu'un ami, un frère sorti du même sein, unfils. La part une fois faite aux pleurs et aux sanglots, il s'en tient là. Les Parques ont fait aux hommes un cœur apte à pâtir. Mais, à celui-là, il ne suffit pas d'avoir pris la vie du divin Hector. Il l'attache à son char, il le traîne tout autour du tombeau de son ami. Ce n'est là alors, ni un beau ni un bon parti". Achille, Ulysse, Ithaque, Agamemnon, Circé, Pénélope, Hector,Télémaque. Le destin de ces personnages et héros grecs, chantés dans l’Iliade et dans l’Odyssée, a traversé les siècles, mais aussi nos vies à tous, à un moment où à un autre, dans nos lectures, à travers les récits mythologiques qui ont pu nous passionner, au théâtre, ou au cinéma. Sans oublier qu’il n’y a pas si longtemps, l’enseignement secondaire les mettait au cœur de ce qu’on appelait les "humanités", l’apprentissage du grec et du latin. Disons d’abord de quelle façon nous lisons Homère, et en quel sens il est pour nous l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée. Nous prenons Homère tel qu’il s’est offert aux Grecs anciens, en tout cas après Pisistrate. Nous nous en tenons à ce qu’il a semblé être, sans rechercher ce qu’il fut réellement. Homère comme phénomène, c’est-à-dire comme se donnant à voir alors dans la globalité de son œuvre, est ce qui nous importe: lecture phénoménologique, si l’on veut, par opposition à une lecture historique. Seule la première respecte et accueille le réseau entier des significations, réseau que la seconde démantèle, de sorte que bien des significations se perdent alors. Poète épique grec de la seconde moitié du VIIIème siècle av. J.-C., Homère est probablement originaire d'Ionie, en Asie Mineure. Depuis l'Antiquité on le désigne comme l'auteur de deux poèmes épiques, L'Iliade et L'Odyssée. Sur la vie d'Homère nous ne connaissons rien de certain. L'intérêt d'ailleurs se fixe aujourd'hui sur les conditions de genèse de son œuvre plutôt que sur les éléments de sa biographie, déjà légendaires dans l'Antiquité. Il existe en effet sept Vies d'Homère, toutes issues de l'Antiquité tardive mais remontant à une tradition biographique plus ancienne. Elles se rattachent alors pour l'essentiel au genre de la biographie romancée, destinée à satisfaire la curiosité du public. La multitude et la discordance des informations qu'elles contiennent montrent que les Anciens déjà ne disposaient pas de données indiscutables. La rareté des sources nous conduit à étudier l'œuvre.   "J'ai abandonné bien des richesses en empruntant cette route. Mais j'en retrouverai bien d'autres sur le chemin duretour. L'or, le bronze aux reflets rouge, les femmes à la peau claire et le gris scintillant du fer composeront alors mon immense butin. Comme les vents sonores, soufflant en tempête, quand la poussière abonde alors sur les routes, la ramassent et en forment une énorme nue poudreuse, de même la bataille ne fait plus qu'un bloc des guerriers. Tous brûlent en leur cœur de se massacrer avec le bronze au milieu de la presse". Pour déterminer la date approximative de son existence, l'on se fonde principalement sur des pratiques et des objets qui, présents dans les textes, peuvent être datés par l'histoire et l'archéologie. Ainsi le combat en phalange, les décorations d'une tête de Gorgone, les chaudrons à trépied, entre autres, ne pouvaient être connus avant le VIIIème siècle. Autre indice historique, la notoriété des deux épopées semble établie au tout début du VIIème siècle, puisqu'on en trouve des échos dans des sources littéraires de cette période, comme Hésiode ou Archiloque, et que des scènes homériques commencent à figurer dans les vases vers 680 av. J.-C. La région d'origine d'Homère, comme sa langue en témoigne, est la région ionienne en Asie Mineure, aujourd'hui la Turquie. Des sept localités qui se disputaient l'honneur de lui avoir donné naissance, Smyrne et l'île de Chios sont les plus probables. En dehors de ces indications concernant la date et la patrie du poète, nous ne pouvons faire que des suppositions. Peut-être était-il lui-même aède, autrement dit chanteur ou bien récitant professionnel reconnu. Un passage de L'Odyssée nous montre un aède à l'œuvre dans le palais d'Alkinoos. Il est entouré de respect et d'égards. La tradition voulait qu'Homère fût aveugle mais la cécité était souvent liée à l'idée d'inspiration. Quant aux étymologies de son nom, "celui qui ne voit pas" ou bien l'"otage" ou bien "celui qui réunit", on pencherait pour la dernière comme reflétant les réunions festives où les poèmes étaient récités. Il est difficile de dire aujourd'hui si Homère a été un individu historique ou bien une identité construite, un personnage conceptuel, et s'il est alors bien l'auteur des deux célèbres épopées qui sont au fondement même de la littérature occidentale.   "La bataille meurtrière se hérisse de longues piques, des piques tailleuses de chair qu'ils portent dans leurs mains. Les yeux sont éblouis des lueurs que jette le bronze des casques étincelants, des cuirasses fraîchement fourbies,des boucliers éclatants, tandis qu'ils avancent en masse. Il aurait un cœur intrépide, l'homme qui pourrait alors trouver plaisir, et non chagrin, à contempler telle besogne". Dans l'Antiquité on considérait aussi comme œuvres d'Homère l'ensemble du Cycle épique, ainsi que la "Batrachomyomachie", le "Margite", poème comique perdu etles Hymnes. Mais les critiques alexandrins déjà ne retenaient comme authentiques que L'Iliade et L'Odyssée. L'Iliade traite un épisode crucial de la guerre de Troie, ou Ilion, la colère d'Achille. L'Odyssée raconte le retour d'Ulysse, Odysseus, dans sa patrie, Ithaque, après vingt ans d'absence, dix au siège de Troie et dix pour le voyage du retour. Tandis que les événements racontés dans les poèmes remontent alors à la fin de l'époque mycénienne,XVIe-XIIe siècles av. J.-C., la composition, elle, date du VIIIe siècle. Ainsi, quatre siècles au moins séparent le sujet et la narration, siècles qui ont vu des événements historiques extrêmement importants mais peu connus. Vers le milieu du IIème millénaire avant notre ère, la civilisation mycénienne, du nom de la citadelle de Mycènes, siège du roi Agamemnon, s'étend sur plusieurs localités du continent et des îles grecs. Ayant assimilé les influences de la civilisation crétoise, elle succède à celle-ci comme puissance économique et surtout militaire. Les Mycéniens sont les Achéens, ou Argiens ou Danaens, d'Homère. Ils accomplirent vers 1200 une expédition contre Troie. Mais ils étaient alors proches de leur propre fin. La tradition attribue leur destruction à l'invasion dorienne qui marqua, avecla fin de l'ère mycénienne, le début du "Moyen Âge grec", XIe-IXe siècles, dits obscurs. Les recherches sur cette période n'ont pas encore éclairci tous les problèmes. Dans la perspective des épopées homériques, il est plausible de supposer que les Mycéniens qui, fuyant la catastrophe, s'installèrent sur la côte ionienne amenèrent avec eux leur patrimoine de légendes et le souvenir d'un passé glorieux, qui devint véritablement le matériau des épopées.   "Honte à vous ! Argiens ! Ah ! les lâches infâmes, sous leur magnifique apparence ! Où s'en sont donc allées vos vantardises ? Nous étions des preux, à nous croire, quand, à Lemnos, vous vous décerniez de vaines louanges, tout en mangeant force filets de bœufs aux cornes droites, en vidant des cratères remplis de vin à pleins bords". Homère n'a pas conçu L'Iliade et L'Odyssée "ex nihilo". Tout porte à croire qu'il a puisé dans une longue tradition de poésie composée et transmise oralement. L'oralité étant un élément fondamental, non seulement pour la compréhension des modalités de création mais aussi pour l'appréciation de l'esthétique même de l'épopée homérique. À cet égard les recherches de l'américain Milman Parry (1902-1935) sont véritablement inaugurales. Il les conduisit en 1933-35 en Yougoslavie auprès de bardes qui maintenaient encore vivante la tradition de la composition orale. Il put constater qu'ils produisaient des poèmes qui comptaient jusqu'à plusieurs milliers de vers sans aucun recours à l'écriture. La teneur littéraire de ces productions n'est évidemment pas à comparer avec les poèmes d'Homère; mais l'analyse de leurs techniques nous aide à expliquer celles des aèdes. Le rôle de la mémoire, infiniment plus développée dans les sociétés sans écriture, est ici primordial. Le compositeur doit en effet posséder l'énorme répertoire des thèmes traditionnels ainsi que des moyens mnémotechniques particuliers tant à l'échelle du vers qu'à celle du chant. En effet, dans ce type de composition où la mémoire est si importante, l'élément de base ne se limite pas au mot isolé. Il est constitué le plus souvent par des expressions stéréotypées, les "formules", pour reprendre le terme consacré mais de définition variable. Les formules sont constituées par des agrégats de mots qui occupent l'un des trois ou quatre segments naturels de l'hexamètre ou un vers entier ou un groupe de vers. Or l'un des traits saillants du style homérique consiste dans la récurrence de groupes de vers ou de locutions. L’Iliade ne contient que quatre journées de bataille.   "Il n'est rien dont on ne se lasse, de sommeil, d'amour, de doux chants, de danse impeccable. De tout cela pourtant qui ne souhaite se gaver beaucoup plus que de combats ? Un petit rocher peut retenir une vague". "On connaît les tournures telles qu'"Achille aux pieds rapides", "du navire à la proue azurée", "à peine avait paru l'Aurore aux doigts de roses". Formules "toutes faites", sans doute, mais que le poète singulier manie avec souplesse dans le contexte prosodique, et que des générations d'aèdes ont portées de leur côté à un degré élevé d'affinement esthétique en rejetant la cheville insignifiante et en recherchant l'insertion organique de la formule dans le fil du discours. Lors de chaque récitation l'aède faisait alors jaillir le chant en combinant la mémorisation et l'improvisation. Un chant traditionnel ne devait compter que quelques centaines de vers.L'Iliade (15537 vers) et L'Odyssée (12109) dépassent de beaucoup ces dimensions. La création des poèmes de cette envergure s'explique peut-être par la rencontre d'un poète extraordinaire avec une tradition parvenue à son sommet à cette époque de plein épanouissement que fut le VIIIème siècle grec. Ce poète, Homère, a-t-il existé ou non ? Voilà, en simplifiant, la fameuse question homérique. Il s'agit en effet de savoir si les deux épopées sont constituées de chants d'origines diverses, plus ou moins bien réunis, sans véritable contrôle de l'ensemble (thèse des analystes) ou bien si L'Iliade et L'Odyssée, par leur cohérence et leur unité littéraire, sont le résultat de l'acte créateur d'un auteur unique (thèse des unitaires). Dans l'Antiquité et jusqu'au XVIIème siècle cette question ne se posait pas. Les critiques alexandrins déjà avaient certes discuté sur les interpolations probables et autres interventions visibles au sein des textes, mais l'existence d'un poète créateur, soit un seul poète pour les deux épopées, soit deux poètes, un pour L'Iliade, un pour L'Odyssée ne faisait alors pas de doute. L'émergence de la question à la fin du XVIIIème siècle peut s'expliquer par un certain climat régnant qui exaltait l'œuvre anonyme issue du génie populaire. À cela s'ajoutaient l'absence d'informations crédibles sur la vie d'Homère, le doute sérieux qu'un homme ait pu créer des poèmes de cette envergure sans recours à l'écriture, et certains éléments qui dans la composition des épopées étaient jugés incohérents.   "Chacun de nous tiendrait, seul, au combat, face à cent, à deux cents Troyens, et aujourd'hui nous ne sommes pas même à la taille d'un seul, à la taille d'Hector, qui va dans un instant livrer nos nefs à la flamme brûlante. Ainsi que des moissonneurs, qui, face les uns aux autres, vont, en suivant leur ligne, à travers le champ, soit de froment ou d'orge, d'un heureux de ce monde, et font tomber dru les javelles, ainsi Troyens et Achéens, se ruant les uns sur les autres, cherchent à se massacrer, sans qu'aucun des deux partis songe alors à la déroute". La question fut posée pour la première fois par les "Conjectures académiques ou dissertation sur Homère" de l'abbé d'Aubignac, écrites en 1664 et publiées en 1715. Mais ce n'est que depuis les "Prolégomènes à Homère"de F. A. Wolf en 1795 que les philologues se sont divisés en "analystes" et "unitaires". Jusqu'au début du XXème siècle les théories analystes ont occupé presque tout le terrain des études homériques. Le travail a consisté surtout à éliminer des vers, déplacer des épisodes, distinguer les éléments récents des anciens, disséquer le texte afin de reconstituer un hypothétique "texte originel". Pour les analystes, il ne peut pas ne pas y avoir plusieurs mains. En philologues rigoureux ils tirent ainsi argument de détails enfreignant la stricte cohérence. Dans l'ordre de la trame, tel silence, telle reprise de scène ou tel retardement sont autant d'indices à l'appui de leur thèse pluraliste. De cela même les unitaires, littérairement plus fins, déduisent justement le contraire,c'est-à-dire les signes d'une conception unique de l'ensemble. Ces procédés seraient alors voulus à des fins architecturales. La querelle de l'unité s'est actuellement apaisée, l'idée d'un acte créateur unique s'est imposée même auprès des néo-analystes modérés. Les recherches des dernières décennies ont envisagé la poésie orale d'une autre manière. On a vu en elle un moyen de conservation et de transmission du savoir au sein de sociétés sans écriture, le langage formulaire et la versification facilitant alors la mémorisation et assurant l'exactitude. Or les poèmes homériques, sans que l'on puisse les réduire au rôle d'"encyclopédie tribale", véhiculeraient des souvenirs très anciens. Dans ce contexte la vieille question des rapports entre Homère et les réalités historiques peut se poser d'une manière renouvelée. Débat sans fin d'universitaires zélés.   "La mêlée tient les deux fronts en équilibre. Ils chargent comme des loups, et Lutte, qu'accompagnent les sanglots, a plaisir à les contempler. Seule des divinités, elle se tient parmi les combattants. Aucun autre dieu n'est là. Ils sont assis, alors tranquilles, en leur palais, là où chacun a sa demeure bâtie aux plis de l'Olympe". La découverte au XIXème siècle des sites mycéniens et troyens a confirmé avec éclat l'existence historique des royaumes mentionnés par Homère. Notre connaissance croissante du IIe millénaire éclaire plus d'un aspect du monde homérique, mais démontre aussi que ce monde ne correspond ni à une période historique ni à une région précises. Il est fait d'éléments repérables sur toute la trajectoire qui va de l'âge du bronze finissant, époque du contenu, au début de l'âge du fer, époque de la composition. Ainsi dans le domaine dela guerre, par exemple, coexistent des objets de grande ancienneté et des pratiques beaucoup plus récentes,la fameuse bataille en phalange d'hoplites. La langue d'Homère ne correspond pas non plus à celle d'une région ou d'une époque uniques. Il s'agit d'un amalgame de dialectes grecs. La base en est l'ionien auquel se mêle l'éolien et l'attique, ce dernier ayant été probablement renforcé lors de la mise par écrit effectuée à Athènes au VIème siècle av. J.-C. Ces premiers textes, biens précieux pour les rhapsodes, sont peut-être liés à l'instauration de la récitation intégrale des poèmes au cours de la fête des Panathénées. Trois siècles plus tard, l'activité philologique des érudits alexandrins fut alors décisive pour la transmission du texte. La plongée d’Ulysse dans l’univers fantastique du mythe a beaucoup plus fasciné les commentateurs que sa réapparition dans le monde de la normalité. L’intérêt s’est porté sur ce qu’Ulysse apprenait au cours de son voyage, sur ce que, réflexion faite, il avait décidé d’abandonner. Le mythe classique a délaissé Ithaque au profit de l’errance. Dans le mythe du voyageur, Ithaque posait un tel problème que, dans la version de Dante, Ulysse privilégie l’acquisition de l’expérience du monde au souvenir de l’oikos et reste un éternel vagabond qui ne reverra jamais sa terre. Ulysse tracerait ainsi une route, celle de la connaissance pure.   "Je le vois trop. On ne gagne pas de reconnaissance à se battre avec l'ennemi obstinément, sans trêve. La part est la même pour qui reste chez lui et pour qui guerroie de toute son âme. Même estime attend le lâche et le brave. Nous avons tous deux sans doute bien des outrages à lancer, toute une cargaison que ne porterait pas une nef à cent bancs". Les thèses platoniciennes et stoïciennes ne sont pas si éloignées, les unes et les autres tendent vers une condition humaine tournée non plus vers la "poikilia" homérique, la tendance à la diversité, à la complexité, l’ambiguïté, mais vers l’unicité, la simplicité, la pureté et l’authenticité. Alors que la poésie est chez Homère la célébration d’une mémoire "poikilè", bigarrée, composée, mélangée, variée, la pratique de l’anamnèse prônée par Platon en fait un exercice spirituel. La fortune d'Homère connut une continuité incomparable. Son interprétation fleurit à des époques aussi différentes que le Vème siècle grec et les siècles chrétiens. En l'allégorisant, ou en le moralisant comme on dira au Moyen Age, chacun y chercha et trouva un "sens caché". C'est dire aussi qu'il exerça une influence immense sur notre civilisation dont il semble une sorte de point de départ littéraire. Il constitua la base de l'éducation à l'époque classique, puis hellénistique et romaine. On y trouva exemples et motifs propres à assurer l'instruction littéraire. On y puisa aussi des modèles de vie. À plus d'un titre l'homme occidental peut voir dans L'Iliade et L'Odyssée des œuvres fondatrices. Avant la grande expérience des tragiques, qu'elles influencent, elles dépeignent pour la première fois l'être humain face à un destin qu'il a conscience de devoir accomplir. En outre le héros homérique, au-delà des pulsions qui l'animent et des forces surnaturelles au sein desquelles il se meut, nous offre l'image inaugurale de quelqu'un qui finit par se reconnaître en l'autre et à voir en lui un homme, fût-il son ennemi. Dans la scène qui dépeint la rencontre entre Priam et Achille au terme de L'Iliade, c'est unecertaine idée de l'homme qui commence son cheminement. La spiritualité et l’intériorité sont les outils quela philosophie et la poésie mettent en avant comme promesse de dépassement de ces limites. Elles sont les deux voies qui permettent à l’esprit, mû par la raison, de s’élever. "Durant notre court passage sur terre, Les dieux se chargent de nous apporter chaque chose en son temps. À voir le chaume, on peut juger de l'épi".   Bibliographie et références:   - Jacqueline de Romilly, "Homère" - Marc Auger, "Génie du paganisme" - Félix Buffière, "Mythes d’Homère et la pensée grecque" - Eva Cantarella, "Quelques jours dans la vie d’Homère" - Marcel Detienne, "Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque" - Georges Dumézil, "Mythe et Épopée" - Fani Tripet-Pedis, "Les mythes homériques" - Louis Bardollet, "Les mythes, les dieux et l'homme" - Pierre Chantraine, "Grammaire homérique" - Alexandre Farnoux, "Homère, le prince des poètes" - Pierre Carlier, "Homère" - Pierre Judet de la Combe, "Homère" - Monique Trédé-Boulmer, "La littérature grecque d'Homère à Aristote"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
266 vues 6 aime
Par : le 03/06/24
Médée, en grec ancien Μήδεια / Mếdeia, est la fille d'Idya ou d'Eurylyte ou encore d'Hécate et d'Aetès, roi de Colchide, le gardien de la Toison d'Or, dont l'histoire est liée à la légende des Argonautes. Lorsque Jason et les Argonautes arrivèrent en Colchide en quête de ce trésor, ils se heurtèrent à l'hostilité du roi, peu soucieux de s'en séparer. Mais Médée s'éprit de Jason et les aida à se protéger des pièges de son père, avec l'aide de son frère, Absyrtos. Puisqu'elle possédait l'art de préparer des potions magiques, elle lui prépara un onguent corporel qui le rendit insensible aux flammes émanant de la bouche du dragon protecteur du trésor, endormit la bête par ses charmes, s'empara de la Toison qu'elle remit à Jason. Puis ils s'enfuirent, rapidement poursuivis par Aetès. Afin de retarder son père, elle tua Absyrtos, le mit en pièces et jeta ses membres sanglants dans la mer. Ils furent accueillis en héros à Iolcos, en Thessalie. Devenue l'épouse de Jason qui lui avait juré une fidélité éternelle, Médée eut maintes occasions de prouver ses compétences; si elle rajeunit son beau-père en le dépeçant et en plongeant ses membres dans une chaudière d'eau bouillante d'où le le viel Aeson sortit ragaillardi, ses pouvoirs eurent également des effets maléfiques. Pour se débarasser de Pélias, frère d'Aeson, qui s'était emparé du trône, elle persuada ses filles, les Péliades, d'essayer son procédé de rajeunissement sur leur père, mais se garda bien de le ramener à la vie. Aussitôt, Acaste, le fils de Pélias, chassa Jason et Médée qui durent se réfugier à Corynthe, où naquirent leurs fils. Depuis lors, tous les ans, sept filles et sept garçons vêtus de noir, passaient une année dans le temple d'Héra dans la région où fut commis le meutre. Médée, terrible Médée, femme coupable, qui trahit son père, tua son propre frère, par amour pour Jason, l’argonaute, pour l’aider à conquérir la Toison d’or. Après dix ans de fuite, d’errance et de passion, Médée et Jason s’installent à Corinthe. Jason, peu à peu gagné par les ans et la maturité, devient plus raisonnable, décide de se ranger. Il s’apprête à épouser la fille de Créon, roi de Corinthe. Médée est repoussée aux frontières du royaume, où elle vit avec leurs deux fils et une nourrice. Là, elle est l’étrangère, la fille du roi de Colchide, la barbare et l’exilée. Les habitants de Corinthe la redoutent comme meurtrière et magicienne. Le roi et Jason vont tour à tour venir la visiter avant le mariage, sans doute pour se prémunir d’une éventuelle vengeance. Tous deux auront la faiblesse de lui faire confiance. Le roi, dans un souci de justice et d’humanité, ou bien par lâcheté. Jason, pour d’autres raisons sans doute, peut-être parce qu’elle est la mère de ses enfants. Pourtant, Médée ne pardonnera pas. Elle va tuer encore et encore. Elle va empoisonner la jeune fiancée ainsi que son père, le roi Créon. Et elle va égorger ses propres enfants. Devenant ainsi l’infanticide que l’on sait. Cette antique tragédie a inspiré les plus grands auteurs. Tour à tour, Euripide, Ovide, Sénèque, Corneille et Anouilh se sont notamment inspirés des malheurs de Médée pour écrire des pages aussi belles que sombres. Le cinéma lui fit également place en 1969, avec Maria Callas comme interprète du très beau film de Pasolini. À tout jamais, Médée demeure lacriminelle, l’infanticide, la coupable.    "Je n'aurais pas dû quitter la Colchide. Aider Jason à s'emparer de la toison. Convaincre les miens de me suivre. Me lancer dans cette longue et terrible traversée, vivre toutes ces années à Corinthe comme une Barbare que l'on craint tout autant que l'on méprise". Jason l’avait prévenue: "Les mères n’appelleront plus jamais leurs filles de ce nom. Tu seras seule, jusqu’au bout des temps, comme en cette minute." Aussi, Médée peut bien inspirer le juriste à l’heure où la criminalité des femmes fait l’objet de colloques et d’ouvrages savants. La question récurrente dans ces travaux consiste à déterminer pourquoi la criminalité des femmes les rend monstrueuses alors que, d’un point de vue quantitatif, elle est minime par rapport à celle des hommes. Il est vrai que de tout temps, la figure de la femme coupable a fasciné. De Violette Nozière, l’empoisonneuse, à Véronique Courjault, coupable d’avoir tué trois de ses enfants après les avoir mis au monde, en passant par Charlotte Corday, Henriette Caillaux ou les sœurs Papin, la femme criminelle a toujours fait figure de monstre. Quant aux images archétypales que sont Ève, Lilith, les Amazones, les Bacchantes, ou Pandore, elles représentent celles par qui le scandale arrive, celles qui sont coupables du désordre de l’humanité. Or, qui mieux que Médée peut nous éclairer sur la criminalité des femmes ? Alors, pourquoi choisir Médée ? D’abord, parce qu’elle est coupable à elle seule de tous les crimes: trahison, meurtre, infanticide, adultère, sorcellerie, ensuite, parce qu’elle persiste et s’entête en direction du mal. Ensuite, parce que Médée impose aux hommes l’effrayant défi d’une femme qui tue ses enfants et qui, pourtant, s’en remet. La femme qui a commis le meurtre le plus horrible a non seulement survécu, mais elle est partie, glorieuse, sur son char ou par le feu, échappant ainsi à la justice. Son crime est bien autre chose qu’un drame passionnel. Et la vengeance est un bien piètre mot pour désigner son acte. Si sa violence infanticide n’était qu’un excès de passion humaine, son drame ne serait rien d’autre qu’un drame bourgeois. Il ne serait alors plus question de tragédie grecque. Or, qu’elle s’enfuie par char ou par le feu, Médée réussit en tout état de cause à échapper à la justice des hommes. À travers cet acte de vengeance privée et l’impunité dont elle bénéficie, Médée pourrait peut-être incarner la résurgence du féminin dans une société masculine, à une époque où les grecs croyaient avoir remplacé la vengeance privée par la justice publique. Si la figure de Médée est aussi fascinante, c’est parce qu’elle est emblématique de la criminalité féminine. D’ailleurs, lance-t-elle à Jason: "Je suis tous les sales gestes et toutes les sales pensées. Je suis l’orgueil, l’égoïsme, la crapulerie, le vice, le crime. Je pue ! Je pue, Jason ! Ils ont tous peur de moi et se reculent, tout ce qui est noir et laid sur la terre, c’est moi qui l’ai reçu en dépôt." Elle est, en premier lieu, coupable de crimes politiques dès lors qu’à la trahison des siens, s’ajoute le régicide, l’assassinat de Créon. En fuyant la Colchide avec Jason et les argonautes, elle s’est rendue coupable de trahison politique et filiale. Elle a également tué son frère et l’a découpé, pour en semer les morceaux dans la mer et ralentir la poursuite de leur père, qui s’arrêtait pour en recueillir les restes.   "Sur ce disque que nous appelons la Terre, il n'y a plus rien d'autre, mon cher frère, que des vainqueurs et des victimes. Et maintenant j'aimerais savoir ce que je vais trouver en franchissant ses bords". Quant au meurtre de Créon, la préméditation est incontestable dans la mesure où Médée savait qu’il s’empresserait de serrer dans ses bras le corps de sa fille mourante, et serait gagné par la contagion funeste. Médée est, par ailleurs, coupable de sorcellerie. Ses attributs de sorcière sont significatifs. Sénèque la décrit les cheveux dénoués, noirs, la poitrine dénudée, arpentant des forêts mystérieuses, prononçant des imprécations. Médée est enfin coupable de crimes domestiques, à savoir l’adultère et, bien évidemment, l’infanticide sur la personne de ses deux fils. L’adultère est brièvement évoqué par Jason dans la pièce de Jean Anouilh. Enfin, à propos du meurtre des enfants, Médée est présentée sans complaisance: la violence des meurtres est extrême et elle abandonne les cadavres de ses enfants sans sépulture, tandis qu’elle s’enfuit sur son char. Le personnage de la mère qui tue ses enfants incarne évidemment la criminelle impardonnable, fustigée par la loi et la morale. En cela, Médée apparaît comme une figure de la transgression et de l’altérité. Dès le départ, elle se situe comme une étrangère par rapport à sa Colchide natale. Femme du voyage, de l’exploration, elle refuse les interdits et désire connaître d’autres contrées que son pays natal. Elle embarque en compagnie de Jason et des argonautes mais, dans cette expédition d’hommes, elle est la seule femme. Elle est différente aussi parce que magicienne, tantôt figure de la guérison, du rajeunissement, tantôt figure de la malédiction, de la destruction des hommes comme des cités. Étrangère, elle le reste en s’installant à Corinthe avec Jason. Là, elle est une figure de l’éloignement géographique. Elle n’est pas grecque mais une barbare venue de la lointaine Colchide. Avant même de commettre l’infanticide, elle incarne donc tout ce qui est suspect, étranger et potentiellement inacceptable. Médée reste une figure de l’altérité jusqu’au terme de la tragédie. Sous la plume de Jean Anouilh, elle finit par se suicider en se jetant dans les flammes. Mais, dans les pièces d’Euripide et de Sénèque, elle parvient à s’envoler en char vers son ancêtre le Soleil. Il est vrai que la symbolique commune du feu renvoie tout à la fois à la connaissance et au mal. Médée en vient à apparaître comme la victime de Jason, qui n’a pas hésité à la répudier pour assouvir ses ambitions personnelles, comme il n’avait pas hésité à l’utiliser pour conquérir la Toison d’or. Il est vrai que le mythe de Médée a donné naissance au "complexe de Médée", traduisant le comportement d’une femme qui, abandonnée par son mari, réduit ses enfants à un objet de vengeance. D’une certaine manière, sous la plume de Sénèque, Médée semble effectivement être sous l’emprise de la fureur hystérique, souvent présentée comme un mal typiquement féminin. Si Euripide en a fait une héroïne, la Médée de Sénèque est plus proche d’une femme folle furieuse. En commettant le pire des crimes, Médée, fille naturelle de Méduse, sème le chaos, le trouble, le désordre, tandis que Jason apparaît comme le symbole de l’ordre, de la tempérance, de la mesure, et conséquemment du droit. Elle a passé un contrat avec l’humanité et le contrat a été rompu.   "Le serpent. Je rêve encore de lui. Le monstre de Colchide dont la longueur monstrueuse s’enroule autour du chêne, dans mon rêve je le vois tel que mes hommes le décrivent: à trois têtes, aussi gros que le tronc de l’arbre, crachant du feu bien entendu". La mauvaise conduite de Médée dérive du fait qu’elle ne se soumet pas aux règles de comportement établies par les institutions de la cité grecque. Aussi, son crime, parce qu’elle est considérée comme appartenant à un univers différent de celui de la cité et de la loi, est propice à la contestation d’un ordre. Au fond, Médée représente l’image d’un monde sinistre, archaïque et terrifiant. En tant que telle, elle incarne la violence originelle des barbares, avant que les grecs n’établissent l’ordre au sein de la cité. La figure de Médée pourrait bien être celle d’une déesse mère chtonienne et agraire, détrônée ensuite par les divinités du panthéon olympien. Tandis que Jason représenterait le fondateur d’une culture, d’un ordre, et de rites de sanctuaires. Dans ces conditions, Médée ne représente-t-elle pas une image de la nature profanée, une image colérique et vengeresse ? Alors, peut-être exprime-t-elle l’éternel féminin par-delà les siècles ? Le mythe de Médée a inspiré de nombreux artistes, écrivains, tragédiens, musiciens et cinéastes; Euripide, Eschyle, Sophocle, Ovide, Sénèque, Corneille, Charpentier, Cherubini, ou plus près de nous, de Bernardi avec son film "Médée Miracle" avec Isabelle Huppert. Faisant ainsi l’objet d’une centaine d’œuvres depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours sans compter tous les écrits qu’elle a occasionnés, entre autres dans le milieu psychanalytique. Chez Hésiode déjà, elle est présentée à la suite d’Héraclès et Dionysos, place non négligeable en tant que divinité féminine et bienfaisante ! Apollodore, quelques siècles plus tard, rassemble les épisodes épars et lui réserve un cycle des plus longs, compte tenu de la complexité de la figure polysémique et "féconde", devenue par le cumul "serial killer" impressionnante de sang-froid. Il y a avec Médée comme un mouvement compulsif à non seulement lui inventer des forfaits pour lesquels elle use de sortilèges et de philtres ou manie l’arme blanche, mais aussi à en ajouter par une surenchère d’aventures avec une énième cruauté. Ses pouvoirs font d’elle un "pharmakon" à savoir un objet à double face qui peut tout autant être potion curative que poison destructeur dont il faut manier l’usage avec précaution. Et comme à tout "pharmakon", il lui sera attribué une fonction de bouc émissaire. Peut-on penser que ce qui se supplémente d’une répétition sous le nom de Médée, serait l’inaccessible d’un trauma initial dont l’onde de résonance se manifeste en jouissance ? Médée qui, comme elle, officie sous la Lune lui adresse ses incantations. Elle a le secret des fascinantes racines de mandragore à forme humaine, mortelles pour qui ne sait ni les cueillir, ni en faire usage. Elle sait les utiliser à des fins de rajeunissement. La renommée de Médée en tant que magicienne bienfaisante est donc attestée dès son apparition dans le mythe des Argonautes chez Hésiode, mais reste méconnue, si ce n’est refoulée, au profit d’un potentiel maléfique qui va noircir son personnage. Dans les plus anciennes versions du mythe, elle permet à Jason la traversée initiatique d’une expédition réussie qui consiste à restituer aux Grecs un talisman royal consigné en Colchide pour accéder au trône sans pour cela qu’il y ait de meurtre.   "Médée: ce nom fait surgir en nous des images multiples et contradictoires; celle de la femme trahie par l'homme auquel elle avait tout sacrifié, mais aussi celle de la sorcière capable de tuer ses propres enfants; un être inhumain pourtant torturé par les émotions les plus humaines; la haine et l'amour porté à leur comble. Ce qui fascine en elle, c'est son ignorance absolue du médiocre, cette nécessité de franchir en tout domaine les bornes du connu, cette dimension superlative qu'elle acquiert dans le bien comme dans le mal".  Depuis son nom métaphorise une certaine jouissance, celle de l’"hainamoration". Cependant son acte de vengeance contre Jason, l’époux parjure, a pour arme non pas – comme on le lit souvent, son pouvoir maternel, mais son pouvoir "génésique". La nuance est de taille, car elle nous oblige à la considérer dans sa potentialité sexuée d’abord en tant que femme plutôt qu’en tant que mère. Car prenant la partie pour le tout, son nom reste négativement associé aux pouvoirs de vie et de mort conscients ou inconscients de la femme procréatrice, gestatrice ou mère lorsqu’il est question d’hospitalité charnelle rejetée, refusée ou néantisée et d’une "chair pensante" perturbée dans sa sensibilité jusqu’à devenir meurtrière. L’œuvre de la pulsion de mort qui conduit la déliaison psychique la plus destructrice de la psychose peut engendrer chez certaines des passages à l’acte infanticides qui défraient la chronique et déroutent les tribunaux. Il est toutefois fort intéressant de découvrir que ce nom de Médée, lorsqu’il est évoqué dans la Grèce ancienne d’avant la chute de Troie, représente un principe de vitalité dans ce monde protohistorique matriarcal, ordonné sous l’égide des Déesses primitives. Si une femme fait l’expérience de cette mise en abîme à l’infini d’avoir été engendrée par une femme qui a elle-même été engendrée par une femme et qui à son tour peut potentiellement engendrer une femme, elle le doit à son anatomie qui la fait détentrice d’un utérus, ce que l’homme ne possède pas. Ainsi, l'amer regret de Jason, dans la Médée d’Euripide, illustre sa blessure: "Ah ! il aurait fallu que les hommes puissent faire des enfants par un autre moyen, sans qu’il existât la race des femmes : ainsi les hommes ne connaîtraient plus le malheur !." La Médée d’Euripide use de son pouvoir sur les enfants pour casser l’arrogance de Jason qui ne vise, lui, que le pouvoir royal en la répudiant. La fureur de Médée est à la hauteur de l’ingratitude de Jason qui, sans elle, ne serait rien ou ne serait plus. Le tragédien connaît ce que les études philologiques et iconographiques ont révélé au sujet de ses rites pratiqués, selon qu’ils se soient déroulés en Colchide ou à Iôlcos. Ainsi trouve-t-on une représentation de Jason régurgité par le dragon gardien de la Toison d’or. Sur une coupe datée des alentours de 480, le dragon est sur la partie gauche et Médée se tient à droite, alors que Jason, tel un nouveau-né se dégageant du sexe de la femme, plonge les bras en avant vers ses pieds. Plus répandue dans l’imagerie populaire est la représentation de Médée faisant bouillir son chaudron. Soit elle utilise ses mixtures en transfusions avant l’heure que reçoit Aeson, le père de Jason, soit elle y plonge l’intéressé toujours de sexe masculin à des fins de rajeunissement, pour remédier à sa vieillesse, Pélias ou Aeson, ou pour une simple régénération, Jason. Dans son chaudron est notamment aussi plongé le bélier qui en ressort transformé en agneau. Cette séquence, qui vient d’une version plus tardive, nous est connue pour avoir été pratiquée devant les Péliades, filles de Pélias, afin de les convaincre du bienfait si elles confient le sort de leur père à Médée, mais cela ne s’avérera n’être qu’une supercherie pour se débarrasser de lui.   "Je suis partie avec Jason parce que je ne pouvais plus rester dans cette Colchide perdue, corrompue. C’était une fuite. Et voilà que j’ai vu sur le visage du roi Créon de Corinthe la même expression de présomption et de crainte qu’on repérait vers la fin sur les traits de notre père Aiétès". Il est attesté d’ailleurs que Pélias, roi de Iôlcos despote et illégitime, soit mort de sa belle mort et que des funérailles glorieuses furent célébrées avec des jeux funèbres plusieurs fois commentés. Des recherches déjà anciennes de philologues sur ce thème attestent que le meurtre de Pélias serait dû à une bifurcation du mythe installant Jason et Médée en fugitifs, pour maintenir la logique d’une vengeance d’Héra contre Pélias. L’hypothèse de ce procédé littéraire serait alors le prétexte de nouveaux épisodes en renversant la fonction de Médée bienfaisante en néfaste magicienne. Créophylos, qui en serait l’auteur, lui fait alors commettre deux meurtres: celui de son frère Absyrtos et celui de Pélias. Euripide n’aurait fait que prolonger cette voie en rajoutant l’infanticide. Figure de femme à l’aube de la civilisation occidentale, elle évolue dans un monde encore marqué par le culte de la Grande Déesse, force vitale qui représente le vivant et qui perpétue l’espèce. Nous verrons qu’avec "Les Argonautiques", épopée du poète alexandrin Apollonios de Rhodes écrite au iiie siècle avant notre ère, et qui préfigure la tragédie d’Euripide, la fonction de magicienne auprès de Jason ne sera pas encore celle de lui donner une descendance, mais celle d’assurer sa survie, en lui donnant son enveloppe narcissique. Car Jason, fils de Polymédée "la toute inventive"et "celle qui prend beaucoup soin", ne peut rien pour lui-même. On remarque bien sûr que le nom de Médée était déjà contenu dans celui de sa mère. La potentialité de Médée étant de puiser les pulsions de vie conduira Jason à une régression pour en revenir régénéré et fortifié. Jason ne tuera pas son père, ne couchera avec sa mère, mais reviendra dans la matrice. L’aventure de Jason va se concevoir comme une perpétuelle exposition à la mort due à l’injonction perverse de son oncle cruel. Pour y parvenir, des transgressions seront commises qui feront côtoyer à l’équipage de l’Argo les forces obscures de la régression. Ils seront aidés par les divinités. Héra, instigatrice de l’entreprise, est la déesse tutélaire qui veut le mort de Pélias. Elle fait appel à Athéna, l’indispensable conseillère des héros qui possède le potentiel bien nécessaire à Jason, pour traverser les épreuves à venir. Déesse de la Guerre et de la Pensée, elle le protégera avec ses compagnons par sa Sagesse et les guidera en présidant à la construction de l’Argo, qu’elle équipe d’une proue parlante taillée dans une poutre venant d’un bois sacré d’oracle et en suivant sa navigation. Rappelons la naissance d’Athéna. Métis, première amante de Zeus, est à la fois Sagesse et Prudence ou bien son envers Ruse. Zeus avait avalé son amante alors qu’elle était enceinte d’une fille, craignant qu’après cette première naissance elle ne mette au monde un fils, qui le délogerait comme lui-même avait délogé son père, Cronos. L’enfant sortit armée du crâne de son père qu’Héphaïstos fendit. Ainsi le fils présumé fut sacrifié avant d’exister, en supprimant sa gestatrice potentielle. "Qu'est-ce qu'un mortel ? Rien qu'une ombre. Le bonheur n'est pas fait pour nous les mortels".   "Vous me croyez donc capable, lui ai-je demandé, d’avoir tué mon propre frère, de l’avoir déchiré pour le mettre en morceaux pour l’emporter dans un sac de peau pendant ce voyage ? Il s’est tortillé, mon bon Jason. J’attends encore sa réponse". "Mais voilà que la Colchide me rattrape. Tes ossements, frère, je les ai jetés à la mer. Dans notre mer Noire que nous aimions et que tu aurais désiré avoir comme tombeau, j’en suis sûre". Apollonios ne se prive pas d’accentuer un retour vers l’originaire. Du début à la fin de son épopée, Apollonios place le périple de l’Argo sous la tutelle des divinités archaïques, rattachées au culte de la Grande Déesse. Le poète, dans son premier chant, surnomme Héra, Pelasgis, en référence à l’Héra primitive qu’honoraient les Éoliens, ancêtres des Thessaliens; un autre poète la nomme également "la glorieuse déesse éolienne, génératrice de toutes choses", la définissant alors comme une Grande Déesse Mère protohistorique. Il y aura le passage du stade occidental au stade oriental, à entendre comme passage d’un temps dit civilisé à un temps archaïque, où les forces premières et non domptées rencontrent les forces de vie, celles génésiques. Le récit nous porte vers le Pont-Euxin et le détroit de l’Hellespont, nous sommes alors conviés à suivre, avec suspens, une prouesse de l’Argo et une première transgression. Jusque-là, aucune embarcation ne s’était aventurée au-delà au risque d’être engloutie par les tumultueuses et fracassantes Symplégades, ces roches flottantes renommées comme infranchissables, car pouvant enserrer les navires dans ses récifs se rapprochant. Mais sans céder à la panique par un simple stratagème de sa proue parlante, la nef portera l’embarcation au-delà du danger vers des eaux calmes, en laissant un bout arrière de sa coque dans cette zone où Hellé, une petite fille a péri. Hellé auquel ce détroit vaudra son nom, Hellespont, chuta du Bélier à toison d’or et ailé qui la portait avec son frère Phrixos vers l’Orient. Elle se noya. Le bélier avait été envoyé par leur mère répudiée pour sauver son fils qui allait être sacrifié par le père, sous l’influence de sa nouvelle épouse. Phrixos parviendra jusqu’en Colchide. Aiétès, roi cruel et fils d’Hélios, l’accueille à condition de sacrifier le bélier pour le culte d’Arès. Ainsi la monture arrivée en Colchide, amputée de la part fille qu’elle transportait, était devenue ce fétiche royal, La Toison d’or, qui devrait un jour être restituée au peuple grec. C’est pour cette gageure que Jason est missionné et dont Pélias espère l’échec. Cependant, Aiétès, qui n’est pas du tout disposé à se faire déposséder de la Toison d’or, soumettra Jason à des travaux. Dès l’arrivée en Colchide, Héra et Athéna inopérantes auront recours à Aphrodite afin de déclencher l’état amoureux de Médée, la fille d’Aiétès qu’elles comptent utiliser. Aphrodite va convaincre son fils Éros d’atteindre la jeune femme de sa flèche. Elle deviendra cette force obscure, mais puissante, dont il sera dépendant en lui délivrant les drogues dont il aura besoin pour réussir sa mission. Dès son premier regard pour Jason, Médée sent son destin basculer sous l’emprise ravageuse de l’amour destructeur qui la conduit déjà à sa perte avec les trahisons à venir, d’abord la sienne vis-à-vis des siens, puis celle de Jason vis-à-vis d’elle. Magie et amour seront intriqués, comme le sont les destins des pulsions de vie et pulsions de mort jusqu’à la désintrication. Apollonios centre son récit sur les effets du coup de foudre nécessaire à l’intrigue, effets qui provoquent l’ébranlement affectif de la jeune femme. Le choc amoureux, loin de la rendre heureuse, provoque alors un véritable cataclysme.   "Alors cette femme, venant à notre rencontre dans la cour du roi Aiétès toute recouverte de vigne, était l'image opposée de ces horribles fruits macabres, peut-être est-ce pour cela qu'elle nous fit une aussi forte impression". Ce par quoi elle est pénétrée qui va la faire haïr Jason en même temps que sa force d’attraction s’exerce, la fait œuvrer vers un sacrifice d’elle-même, marque d’une jouissance bien au-delà du principe de plaisir. Le poète rend alors compte d’une bascule narcissique vers un narcissisme de mort, avant qu’elle ne mette ses pouvoirs au service de Jason. Désespérée, elle envisage même le suicide pour échapper à ce destin, sa boîte contient les ingrédients pour concocter une potion fatale. Mais la volonté d’Héra, qui tient les ficelles, la fait se ressaisir. Elle aidera Jason. C’est en précaire suppliant que Jason la retrouve dans le temple d’Hécate, pour obtenir d’elle les potions dont il a besoin. Il ne craint pas de la corrompre pour parvenir à ses fins. Mais cœur d’artichaut, il succombe lui-même au sentiment amoureux, alors qu’elle est ravagée par ses tourments. Aucun mortel ne peut accomplir les travaux auxquels Aïétès soumet Jason. Ils se dérouleront sur la plaine d’Arès et consisteront à dompter des taureaux d’une férocité sans nom pour en faire des bœufs de labour. Dans les sillons, des dents de dragon semées ont engendré des guerriers qu’il va combattre. Médée lui a préparé des drogues, dont un onguent, qui le métamorphosent en vaillant et invincible guerrier. Il accomplit le rite particulier destiné à Hécate que la magicienne lui a enseigné, afin que les puissances telluriques l’assurent d’une fureur sans limite pour un seul jour. Il sort vainqueur du combat, mais Aiétès, qui ne tient pas sa parole, ne lui rend pas la Toison d’or. Médée devra encore intervenir. La nuit venue, elle usera d’incantations et de potions pour décrocher secrètement le précieux talisman suspendu à l’arbre sacré et gardé par le dragon toujours éveillé qu’elle endort. Jason, couvert de la peau d’or qui va légitimer son pouvoir royal devant Pélias, embarquera sur l’Argo avec celle qui ne peut désormais que s’exiler et qui devient épouse aigrie aux pouvoirs maléfiques. Apollonios consacre plusieurs vers à l’onguent dont Jason a enduit son corps, ainsi que sa lance et son bouclier avec des précisions sur l’origine de sa substance et le lieu de la cueillette. L’onguent contient une mandragore spéciale, le "prométhéion". Médée l’a cueillie au pied du Caucase qui surplombe la Colchide, où Prométhée est enchaîné. Le "prométhéion" a poussé, nourri du sang s’écoulant du foie meurtri du Titan perpétuellement dévoré par l’aigle, supplice que lui a infligé Zeus. Lorsque la magicienne a arraché la plante à la terre, est-il dit, celle-ci a gémi de douleur. Cette référence à Prométhée par Apollonios, déjà présente dans "Les Colchidiennes" de Sophocle, associe le Titan et Médée: tous les deux ont commis une transgression au service de mortels : Prométhée vis-à-vis de Zeus, Médée vis-à-vis de son père. Pour Apollonios, Prométhée était un sage qui a enseigné la philosophie aux hommes, le don du feu qu’il leur accorde en serait la métaphore. Les anciennes versions littéraires ainsi que les figures iconographiques racontent qu’à leur retour à Iôlcos, elle procède au rajeunissement de Pélias et d’Aeson. Par cette opération, Médée viendrait-elle remédier à la blessure que suscite la maturité d’un fils auquel il faut céder la place ?    Bibliographie et références:   - Apollodore, "Bibliothèque" - Apollonios de Rhodes, "Les Argonautes" - Euripide, "Médée" - Hésiode, "Théogonie" - Hygin, "Fables" - Ovide, "Métamorphoses" - Pausonias, "Description de la Grèce" - Pindare, "Odes" - Sénèque, "Médée" - Michèle Dancourt, "Médée" - Arnaud Fabre, "La magie de Médée" - Antoinette Fouque, "Médée" - Bénédicte Daniel-Muller, "La Médée d’Euripide" - Patricia Rossi, "Médée magicienne"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.  
290 vues 5 aime
Par : le 23/05/24
Eva Delambre nous offre avec L'Envol de l'ange une plongée intense dans les profondeurs d'une relation de domination et de soumission. Suite directe de L'Éveil de l'Ange, ce second opus nous invite à suivre l'évolution de Solange, devenue Ange, dans sa relation complexe et passionnée avec Tristan. La quatrième de couverture annonce une histoire riche en émotions et en épreuves, promettant de tenir le lecteur en haleine jusqu'à la fin. L’écriture d’Eva Delambre se distingue par sa fluidité et sa sincérité, permettant une immersion totale dans les pensées et les émotions de Solange. Le personnage principal, attachant et vulnérable, nous entraîne dans ses tourments et ses joies, rendant chaque page plus intense que la précédente. À travers une narration directe et sans artifices superflus, l’auteure réussit à rendre palpable la tension psychologique qui traverse le récit. On aime  l’habileté d’Eva Delambre à dépeindre avec justesse les subtilités d’une relation BDSM. L’évolution de Solange est au cœur du récit. Sa transformation en Ange, sous l’influence de Tristan, est décrite avec une profondeur qui résonne particulièrement , on sera touché par la manière dont l’auteure retranscrit les émotions et les doutes de Solange, rendant son parcours d’autant plus bouleversant et authentique. Malgré quelques critiques sur le caractère des personnages masculins, jugés souvent antipathiques et imbus d’eux-mêmes, Eva Delambre parvient à créer des figures complexes et nuancées. Le personnage de Tristan, bien que rigide et parfois cruel, agit comme un catalyseur pour la croissance personnelle de Solange. On pourra louer cette représentation, notant que le livre est à la fois captivant et déroutant, reflétant parfaitement les contradictions inhérentes à ce type de relation. L'envol de l'ange s'avère une œuvre poignante qui explore avec brio les dynamiques de la soumission et de la domination. Grâce à une écriture limpide et une introspection psychologique remarquable, Eva Delambre réussit à nous immerger dans un univers à la fois troublant et fascinant. Ce roman est une lecture incontournable pour les amateurs de récits intenses et profondément humains, qui laissera une empreinte durable dans l'esprit de ses lecteurs.  
474 vues 0 aime
Par : le 20/05/24
Le deuxième ouvrage de Mitsou Ko, De la bourgeoise à la putain, explore le parcours tumultueux de Solale, une femme qui troque sa vie bourgeoise pour celle de travailleuse du sexe (TDS). Ce roman, à la fois poignant et éducatif, est une plongée authentique dans l'univers des dominatrices professionnelles, un monde souvent caricaturé et/ou méconnu. Solale, autrefois une bourgeoise accomplie, décide de quitter son confort après une rupture difficile avec son partenaire Sam, surnommé "Sale Cabot". Abandonnant le BDSM, elle tente de mener une vie plus conventionnelle avec Franck, un homme qui ignore tout de son passé. Cependant, un incident la pousse à suivre sa passion et à devenir TDS. Cette transition, loin d'être aisée, révèle à Solale les nombreux défis de cette profession, la poussant à remettre en question ses préjugés et à découvrir une solidarité inattendue parmi ses consœurs. L'écriture de Mitsou Ko se caractérise par sa fluidité et son authenticité. Chaque scène érotique est décrite avec une précision des plus évocatrice, immergeant le lecteur dans les expériences de Solale. Le récit, bien que fictionnel, prend des airs de documentaire, offrant un regard intime et détaillée sur la vie des TDS et des dominatrices professionnelles. La capacité de l'auteure à marier réalisme et passion est manifeste faisant de ce livre un plaidoyer puissant de défense des dominatrices, mettant en lumière les défis et les préjugés auxquels elles font face. Le franc-parler de Mitsou Ko dépeint les réalités de ce milieu sans fioritures. On ne peut que louer la capacité de l'auteure à traiter des sujets tabous avec élégance et réalisme. Le livre s'avère d’une réalité poignante et ouvrira les yeux de bien des profanes sur ce monde mis à part. On sera marqué par la transformation de Solale qui constitue une merveilleuse plongée dans le monde des Dominas pro et ne pouvons que noter l'authenticité et la profondeur du personnage. A mi-chemin entre l'essai et le roman, ce livre est une œuvre hybride qui informe tout en divertissant. La description des coulisses de la vie d'une TDS et ses défis du quotidien est particulièrement éclérant et permet de briser tous les a priori et clichés liés au travail du sexe dans le domaine du BDSM, notamment. De la bourgeoise à la putain est un livre  qui ne laisse pas indifférent. Mitsou Ko réussit à aborder des thèmes complexes avec une justesse et une sensibilité rares. Ce roman est non seulement une exploration personnelle et émotionnelle, mais aussi un appel à la reconnaissance et au respect des travailleuses du sexe. Pour les lecteurs curieux de découvrir les réalités cachées derrière les portes closes du BDSM et du travail du sexe, ce livre est une lecture incontournable. (récension sur une idée de Mme Angie )
359 vues 0 aime
Par : le 17/05/24
"Devenir sienne" d’Eva Delambre est une plongée dans l'univers de la domination et soumission, qui offre un regard intime  sur une relation BDSM qui se développe ici dans l'intensité et la complicité. Contrairement aux romances à l'eau de rose, ce roman érotique se distingue par sa profondeur et son approche authentique de la soumission féminine. L'histoire vous emmene dans une liaison adultérine où un homme et une femme se découvrent mutuellement à travers des rapports de domination et de soumission. L'héroïne, dont le prénom reste volontairement inconnu, incarne la figure de la soumise qui, dans son abandon total, trouve une forme d'épanouissement et de liberté. Cette absence de nom permet au lecteur de s'identifier plus facilement à elle, de se projeter dans cette expérience SM intense. Eva Delambre nous entraîne dans un récit où l'érotisme littéraire prend une dimension presque poétique. La soumise, toujours désireuse de plaire à son Maître, franchit des étapes de plus en plus difficiles, naviguant entre plaisir et douleur, entre épanouissement personnel et dépendance affective. Cette dynamique est brillamment explorée, soulignant la complexité de la relation BDSM et son impact sur l'épanouissement affectif des deux protagonistes. Le roman est écrit à la première personne, ce qui permet une immersion totale dans les pensées et les sentiments de l'héroïne. Cela renforce l'authenticité du récit, nous faisant partager ses combats intérieurs, ses moments de doute, mais aussi ses instants de bonheur intense. Cette narration introspective est l'une des grandes forces du livre, offrant une perspective unique sur les rapports de domination et de soumission. Certaines scènes sexuelles sont vraiment crues et flirtent parfois avec la pornographie, on aime ou on aime pas. Cependant, cette approche sans filtre permet de saisir pleinement l'intensité de la relation et la manière dont elle évolue. Les scènes de soumission et de domination ne sont pas gratuites ; elles servent à mettre en lumière la profondeur des liens qui unissent les personnages. On pourra s'étonner que le roman taise les détails sur le contexte extérieur de la relation. Tout tourne autour des deux protagonistes, ce qui peut être perçu comme un manque par certains, mais qui renforce également la focalisation sur la dynamique interne de leur relation. Les personnages secondaires apportent toutefois des éléments de contraste et d'intrigue, enrichissant l'ensemble du récit. Devenir sienne est un roman qui ne laissera pas indifférent (à bien des égards ;-). Il décrit  avec justesse les mécanismes de la soumission féminine et de la domination. Eva Delambre réussit avec ce roman à capturer l'essence d'une histoire d'amour intense et complexe, où la soumission et l'abandon ne sont pas des signes de faiblesse, mais des voies vers une compréhension plus profonde de soi et de l'autre. Devenir sienne est une lecture incontournable pour les amateurs de littérature érotique et ceux qui cherchent à comprendre les subtilités des relations BDSM. (recension sur une suggestion de gentleman_49)
398 vues 4 aime
Par : le 14/05/24
"Semita Voluptatis" est un livre qui se démarque par une approche rafraîchissante et profondément humaine de la relation BDSM. Écrit du point de vue d'un dominant, ce livre de Paul Fontaine offre une perspective rare et enrichissante sur la dynamique de pouvoir entre un Maître et sa soumise. Le récit, narré avec une plume à la fois élégante et incisive, explore les émotions complexes et les dilemmes moraux du Maître, un personnage que les lecteurs trouvent souvent "perturbant, troublant et excitant". À travers ses yeux, nous découvrons non seulement la puissance de la domination mais aussi la vulnérabilité inhérente à celui qui la détient. Ce dominant, loin d'être le stéréotype du tyran froid, se révèle être un personnage riche en émotions, partagé entre force et douceur, contrôle et doute. La soumise, décrite comme forte et déterminée, est loin d’être une victime passive. Elle est le pilier sur lequel repose l'équilibre de leur relation, apportant confiance et consentement, des thèmes chers aux lecteurs de ce genre. Le livre "a le mérite d’être clair" et offre une "immersion passionnante dans le monde du BDSM", comme le souligne un des commentateurs, ajoutant une couche de réalisme et d’authenticité à cette exploration de la soumission et de la domination. Les scènes détaillées de BDSM sont décrites avec un équilibre parfait entre intensité et respect, évitant l'écueil de la vulgarité tout en restant fidèle à la réalité de ces pratiques, ce qui fait de "Semita Voluptatis" un "voyage inconnu" qui provoque une "irrépressible envie de savoir jusqu'où ils vont aller". La relation entre le Maître et sa soumise est peinte avec une "belle plume" qui capture leur interaction complexe et leur croissance mutuelle. Cela est souligné par le fait que, selon les lecteurs, ce livre change la donne par rapport aux narrations typiques, offrant "une pépite dans le domaine du BDSM". "Semita Voluptatis" s'avère donc être un livre captivant et provocateur qui ne manquera pas de séduire celles et ceuxen quêtee d’une histoire où la psychologie des personnages est aussi importante que les actes qu’ils commettent.  
422 vues 3 aime
Par : le 11/05/24
"En général, les gens sont plus intéressants quand il ne font rien que quand ils font quelque chose. Aux yeux des français, le fait d'être un étranger et le fait de résider en France ne sont pas très différents. Il y a tant d'étrangers, et pour les français les seuls qui aient une réalité sont les étrangers qui habitent Paris et la France. J’aime une chose simple mais elle doit être simple par le biais d’une complication". Elle n'aimait rien tant que s'endormir dans les musées pour s'éveiller parmi les tableaux. Gertrude Stein, femme au physique colossal, figure incontournable du monde de l'art de la première moitié du vingtième siècle, était à la fois écrivaine, poétesse et esthète douée. Née le trois février 1874 à Alleghany (Pennsylvanie), dans une famille d'émigrants juifs allemands, Gertrude Stein passe la plus grande partie de son enfance à Oakland (Californie). Étudiante en psychologie à Radcliffe College (Harvard), elle suit des cours de William James et publie avec Leo Solomons un article sur des expériences d'écriture automatique. En 1897, elle commence des études de médecine à l'université Johns Hopkins à Baltimore, mais elle les interrompt en 1901. Elle s'installe à Paris en 1904 avec son frère Leo, après avoir terminé son premier roman, "Things as they are", qui ne sera publié qu'après sa mort. Leo et Gertrude Stein entreprennent une collection de peintures, achetant notamment en 1905, au Salon d'automne, la "Femme au chapeau" de Matisse. Ils sont parmi les premiers défenseurs de Picasso. Un autre frère de Gertrude, Michaël Stein, est, lui, l'un des grands collectionneurs américains d'impressionnistes. En 1907, Gertrude Stein rencontre Alice B. Toklas, qui allait devenir sa compagne jusqu'à sa mort. Son premier livre, "Three Lifes"("Trois Vies", 1954), est publié en 1909, et, en 1911, elle achève son chef-d'œuvre de prose narrative, l'immense "Making of Americans" ("Américains d'Amérique", 1971) qui ne paraîtra, et encore à compte d'auteur, qu'en 1925 à Paris. Par son amitié avec Braque et surtout avec Picasso et Juan Gris, elle est mêlée à l'aventure du cubisme et tente, au cours des années précédant la première guerre mondiale, de transposer, dans son propre domaine, le langage, ce qui lui semble être l'essence novatrice de ce qu'elle appelle le "grand moment de la peinture". C'est ce qui apparaît principalement dans "Tender Buttons" ("Tendres Boutons", 1914), premier en date des grands livres majeurs de la poésie moderne de langue anglaise, car il précède les "Cantos" d'Ezra Pound et le "Waste Land" de T. S. Eliot. Dans les années 1920, le salon du vingt-sept, rue de Fleurus est un des lieux de rencontre de l'avant-garde américaine et de ce que l'on nomme "the lost generation" (la "génération perdue"). Gertrude Stein est alors l'amie de Scott Fitzgerald, de Picasso, de Picabia, de Sherwood Anderson et d'Ernest Hemingway qu'elle influence beaucoup à ses débuts.    "Comment peut-on croire à ce que l'on crée alors que la publicité donne aux personnages tellement plus de réalité qu'on ne pourrait le rêver ? Cela prend beaucoup de temps d'être un génie, vous devez tellement rester tranquille à ne rien faire, à ne vraiment rien faire". C'est dans cette même période qu'elle écrit, dans le style répétitif qui porte sa marque, aussi bien prose que poème, que pièces de théâtre, portraits verbaux et manifestes théoriques, bouleversant à la fois la tradition de la langue littéraire anglaise et les distinctions entre les genres. Mais sa notoriété ne dépasse pas alors celle des petites revues comme "Transition", elle ne peut pratiquement pas trouver d'éditeur pour ses livres,à l'exception de "Geography and Plays" (1922, préfacé par Sherwood Anderson) et de sa conférence "Composition as Explanation" que Leonard et Virginia Woolf accueillent en 1926 dans leur "Hogarth Press". Pour réagir contre ce qui lui paraît être un isolement, une méconnaissance injuste de son importance, elle écrit en un mois, à la fin d'octobre 1932, l'"Autobiographie d'Alice B. Toklas" (1973). D'une lecture aisée, ce texte anecdotique, vif et drôle, où l'auteur parle essentiellement d'elle-même sous la voix caustique et parfaitement reconnaissable d'Alice, parut en 1933. Ce fut un succès considérable, le best-seller dont Alice et Gertrude rêvaient, très probablement à cause de l'intérêt grandissant que l'on portait alors à la peinture toujours scandaleuse de Picasso, qui y occupe une place importante. En 1935, Gertrude Stein fait aux États-Unis une tournée de conférences triomphale. Triomphe de curiosité, de la part d'un public mis en présence de l'animal fabuleux qu'est pour l'Amérique rooseveltienne un écrivain d'avant-garde qui est, de surcroît, juive, femme, monumentale et célibataire vivant avec une autre femme. Le livre tiré de ces conférences, "Lectures in America" (1935), est sans doute le meilleur exposé élémentaire de ses théories. En 1934, son opéra,"Four Saints in Three Acts", sur une musique de Virgil Thompson, est joué avec succès aux États-Unis. La figure centrale en est sainte Thérèse d'Ávila. En 1936, elle publie l'"Autobiographie de tout le monde" (1946), qui fait suite à celle d'Alice Toklas, et, en 1938, en français et en anglais simultanément, Picasso, un texte d'hommage à son ami de toujours, qui est surtout un éloge de ses propres méthodes de composition. En 1938, Alice et Gertrude quittent la rue de Fleurus pour s'installent au cinq, rue Christine. C'est elle qui qualifie les jeunes auteurs, parmi lesquels Ernest Hemingway et Francis Scott Fitzgerald, de lost generation ("génération perdue"). "Vous autres, jeunes gens qui avez fait la guerre, vous êtes tous une génération perdue", rapporte Ernest Hemingway dans "Paris est une fête".    "La nature n'est pas naturelle, et c'est assez naturel. Je n'aime pas pêcher en eau trouble, parce que je n'aime pas du tout la pêche. La guerre n'est jamais fatale, mais elle est toujours perdue". Américaines juives et lesbiennes, Gertrude Stein et sa compagne Alice B. Toklas se réfugièrent en zone libre dans la maison qu'elles louaient depuis plusieurs années dans le village de Bilignin à Belley (Ain). En dépit de la recommandation de l'ambassade américaine à ses ressortissants de quitter la France dès le printemps 1940, les deux femmes, se sentant probablement en sécurité du fait de leur amitié avec le royaliste puis pétainiste Bernard Fay, s'y prirent trop tard pour solliciter des visas de sortie du territoire, ce qui les obligea à rester dans la maison de Belley. Soudainement mises en demeure de la quitter en 1942, elles purent alors grâce à la baronne Pierlot, proche de Paul Claudel, se reloger dans la demeure nommée "Le Colombier" à Culoz (Ain) dont le maire Justin Rey s'engagea à les protéger, et où elles ne furent pas inquiétées. Stein évoque cette période dans ses ouvrages "Paris France" (1941) et "Les Guerres que j'ai vues" (1947), édités par Edmond Charlot, par ailleurs éditeur de Camus et considéré par le régime de Vichy comme sympathisant communiste. Charlot sera alors emprisonné en 1942 à la suite d'une phrase malheureuse prononcée par Gertrude Stein, fière d'être publiée par "un éditeur dynamique et résistant". Mais elle eut également une attitude très équivoque, traduisant les discours de Pétain et recevant chez elle Bernard Faÿ, collaborateur zélé, dont on suppose qu'il la protégeait. Peinte par Christian Bérard, Marie Laurencin, Francis Picabia, Pablo Picasso,Tal Coat, Félix Vallotton, sculptée par Jo Davidson, Jacques Lipchitz, photographiée par Cecil Beaton, Carl VanVechten, Man Ray, habillée par Pierre Balmain et Alice Toklas (sa compagne et amante), mise en musique par Leonard Bernstein, Paul Bowles, Al Carminé, Ned Rorem, Virgil Thomson, citée par tout le monde et lue par peu de gens, tel est le sort de Gertrude Stein. Plusieurs générations de poètes lui ont rendu un hommage enthousiaste, recueilli, dubitatif ou les trois à la fois. Depuis les années cinquante, le courant des "performing arts", le "LivingTheatre", le "Judson Church Dance Theatre", "Richard Foreman", "Bob Wilson", "Andy De Groat la choisissent comme source d'inspiration et force de désordre. Comme un de ses supporters des années vingt, le grand poète William Carlos Williams, ils pensent: "Go to it, old girl !" ("Vas-y, ma vieille" !). Son influence fut considérable.    "C'est en cherchant, par excès de prudence, à éviter tout faux pas qu'on finit immanquablement par en faire un. L'espèces de gens qui n'étaient pas heureux quand ils étaient enfants est l'espèce qui croit à l'intelligence, au progrès et à l'entendement". On a pris l'habitude de citer, de travers, son "Rose is a rose is a rose is a rose", qui a inspiré un beau chapitre à Maurice Blanchot dans "L'Entretien infini", pour éviter de préciser en quoi elle abouleversé les conceptions de la prose, de la poésie et du théâtre au XXème siècle. On a longtemps préféré lire son "Autobiographie d'Alice Toklas" (1933), pour le plaisir des anecdotes qu'elle raconte sur la vie des peintres et des écrivains qui fréquentaient sa maison, vingt-sept, rue de Fleurus à Paris, plutôt que pour les intéressants effets de distorsions narratives. C'est Gertrude Stein qui écrit mais elle prétend être Alice Toklas. Encouragée par le fabuleux succès du livre, elle publia en 1937 "L'Autobiographie de tout le monde". Aujourd'hui, l'intérêt se porte sur ses œuvres les plus difficiles, celles auxquelles elle tenait le plus. En effet, après un recueil de trois nouvelles "Trois vies" (1909), elle s'était lancée dans un très long et très répétitif roman, "Américains d'Amérique" (1925). Se tournant ensuite vers la poésie, quoiqu'il soit difficile de distinguer chez elle ce qui est prose, poésie ou texte théâtral, elle avait publié un petit opuscule très étrange, "Tendres boutons" (1914), qui eut une influence majeure sur la poésie du début du siècle. Jean Cocteau en parle dans "Potomac". Ce recueil, "Géographie et Pièces" (1922), "Comment écrire" (1931) , "Opéras et Pièce" (1932), "Lectures en Amérique"(1935) et les écrits qui après sa mort ont été publiés en huit volumes par l'université de Yale sous le titre "Les Textes inédits de Gertrude Stein", contiennent aussi les très intéressantes "Stanzas in Méditations", en fait des textes "hermétiques" ou de rêverie théorique, et sont maintenant ceux que curieux de littérature et spécialistes lisent le plus attentivement. Sa technique d'écriture intrigue également les lecteurs contemporains. Pour Gertrude Stein, les "brouillons" avaient autant de signification que l'œuvre, elle ne faisait d'ailleurs aucune différence entre les deux, écrivant elle-même sans raturer ni jeter, sans retour ni remords, désacralisant l'art par la surabondance, produisant tous les jours des pages d'écriture que sa compagne Alice Toklas retranscrivait alors à la machine.    "Tout le monde s'assit et commença à manger le riz à la valencienne et le reste, du moins ils commencèrent aussitôt que Guillaume Apollinaire et Rousseau eurent fait leur entrée, ce qu'ils firent au bout de peu d'instants, et au milieu des applaudissements frénétiques. Comme je me rappelle leur entrée !" L'œuvre de Gertrude Stein, relativement méconnue, est le grand fondement du modernisme américain. Très diversifiée, romans, poèmes, pièces de théâtre, livrets d'opéra, essais, conférences, autobiographies, récits. Elle se définit comme une œuvre souterraine, souvent cryptique et hermétique, composée pendant quarante ans, nourrie de données biographiques, commandée par une réflexion sur le langage et sur le modernisme, inséparable des mouvements esthétiques contemporains. Gertrude Stein réunit les créateurs et se constitue ainsi un univers autarcique dans le monde parisien, dont on ne sort que pour rencontrer les grandes problématiques du modernisme, dans la confrontation violente à l'histoire contemporaine, l'interrogation sur la propriété du mot et sur le lieu du moi. Or cette interrogation trouve écho chez les peintres cubistes. "L'essai sur Picasso" (1939) montre que l'écrivain doit se défaire de toute égologie et approcher le pouvoir du peintre: le cubisme n'est pas rupture de la perception, mais rétablissement de la perception la plus fidèle à l'objet. L'œuvre témoigne de la coalescence du regard et du monde et inscrit l'objet dans une représentation toujours pertinente. Gertrude Stein transpose cette théorie au langage en assimilant l'écriture aux mots de l'alphabet et au compte des anniversaires, en identifiant son entreprise créatrice à un effort pour échapper à la loi de la médiation, pour faire de l'écriture une nomination du visible, qui fait appartenir l'écrivain à ce visible. L'intention romanesque est "monstrative", comme la peinture cubiste, et encyclopédique. La rénovation littéraire de Gertrude Stein participe des acquis picturaux non par le décalque de la technique picturale en littérature, mais par la conviction que le mot appartient à la fois au monde et au sujet et qu'il est ainsi simultanément regard du sujet sur le monde et inscription du sujet dans le monde. "Tendres Boutons" (1914) ou "Géographie et autrespièces" (1922) jouent constamment sur l'accord du regard et du mot, sur l'immédiateté du langage et aux limites de l'hermétisme et de l'abstraction. Cette stratégie marque toute la logique créatrice ("l'Art d'écrire", 1931) et la métaphysique de l'œuvre ("l'Histoire géographique de l'Amérique", 1936). Il y a ainsi une généralité du langage qui ne cesse de poser des équivalences et de noter des singularités. Grâce à quoi l'écriture est indéfinie et toujours pertinente, constamment à elle-même son propre événement. Elle a su créer un mode d'écriture très novateur.   "Rousseau, un Français petit et pâle, avec une petite barbe, comme tous les Français qu'on voit n'importe ou, Guillaume Apollinaire avec ses traits fins et exotiques, ses cheveux noirs et son beau teint. Quelqu'un d'autre, peut-être Raynal, je ne me rappelle plus, se leva et l'on porta des toasts, puis tout à coup, André Salmon, qui était assis à côté de mon amie et discourait solennellement de la littérature et de voyage, sauta sur la table, qui n'était point trop solide, et débita un éloge et des poèmes improvisés". "Tender Buttons" traite d’objets et d’ustensiles, de matières et de matériaux, de corps et de déploiements, de lieux et de moments, ainsi que le laisse entendre le sous-titre du recueil: "Objects, Food, Rooms". Dans une œuvre en forme de cabinet de curiosités, c’est la substance des choses quotidiennes, la quiddité du monde domestique qui cherche à se dire au détour d’une exploration aléatoire en forme d’inventaire lacunaire et bégayant. Gertrude Stein entend en apparence saisir la substance qui résiste et insiste à la fois, celle dont le monde est fait, celle qui fait être le monde, approcher l’essence des choses familières qui se distingue si imparfaitement de leur existence immédiate. Ce que le poème steinien dit du monde, le point de vue singulier qu’il exerce sur les objets, n’en est pas moins problématique. Son désir de prendre la substance dans les filets d’une grammaire poétique jetés à longueur de pages n’en est pas moins réel. La substance convoitée n’est cependant pas celle que l’on croit ou plutôt elle change de nature chemin faisant. L’exploration de la substance des objets comme chose en soi se mue en découverte de la langue comme substance, à savoir ce qui est par soi-même sans supposer un être différent. En cherchant à dire la substance des choses, le poème fait l’expérience de la substance de la langue, éprouve le langage comme substance. Car le langage, ainsi que Gertrude Stein l’éprouve dans "Tender Buttons", est pratiquement par soi-même, presque indépendamment des signifiés et du monde. Par son épaisseur visuelle, par la matière phonique des mots et des séquences verbales, le langage, frisant la "lalangue", devient à lui-même sa propre fin. Dans la grammaire du poème advient ainsi plus que la substance des choses, la substance de la langue et finalement le langage comme substance. L’écriture de "Tender Buttons" a de quoi déconcerter, et même donner le vertige à son lecteur exposé à la langue en devenir dans une grammaire qui a perdu le sens commun, lui inspirant tour à tour dégoût ou ennui. Sans doute, la raison pour laquelle, l'intellectuelle muse est peu lue.    "Vers la fin de son discours, il saisit un grand verre et avala tout ce qu'il contenait, puis aussitôt, il se mit à divaguer, car il était complètement ivre, et il commença à chercher querelle. Les hommes le maîtrisèrent, tandis que les statues vacillaient sur leurs socles". Quittant l’Amérique, elle a laissé derrière elle la vie quotidienne, la vie mondaine, la vie du dehors et les situations d’énonciation qui l’accompagnent. Si sa vie de femme du monde à Paris est connue pour avoir été riche, elle tenait salon, sinon toujours en langue étrangère, du moins en terre étrangère. Au détour de l’expatriation, l’anglais s’est trouvé pour elle dénaturalisé. La langue américaine peut résonner alors de cette musique étrange à laquelle nous convie ainsi sa grammaire. La mise entre parenthèses de l’Amérique, cette réduction du monde qui a quelque chose de phénoménologique, est tout sauf un accident. Elle est instauratrice. La langue, en tant qu’elle est écriture, littérature, opère sur le sujet parlant de l’intérieur. Tournée non pas vers le dehors, elle est occupée à tout autre chose qu’à la communication ou alors à la communication avec soi-même, pour reprendre une idée que Maurice Blanchot formule au sujet de l’œuvre littéraire. Il y a sinon une œuvre de la langue sur, tout au moins un travail de la langue sur le sujet, travail qui n’a cessé d’aiguiser la curiosité de Gertrude Stein. La langue façonne, modèle le sujet parlant, de l’intérieur,dans le silence de l’esprit et du corps, en l’absence de trace, de témoin. Les processus linguistiques sont des processus internes: la lecture, l’écriture, inséparables l’une de l’autre, ainsi que le martèle la voix poétique de"The Geographical History of America", écriture et lecture qu’il ne faut en aucun cas confondre avec la parole, résonnent dans le silence sourd de l’intériorité, non seulement dans ce que l’anatomie désigne comme l’oreille interne, mais plus encore dans ce que Saint Augustin dans sa Prière à l’Esprit Saint appelle "l’oreille intérieure". S’il est un savoir du poème, ainsi que le laisse entendre Gertrude Stein en plusieurs endroits, ce savoir est à penser en d’autres termes que ceux de l’occupation, de l’appropriation. Il n’est ni positif, ni tangible, ni réel, il est expérience fugace, traversée sans lendemain, pur devenir. C'est le côté un peu magique de son écriture.   "Braque, qui était un grand fort diable, saisit une statue dans chaque bras, et les protégea ainsi, tandis que le frère de Gertrude Stein, un autre grand fort diable, protégeait le petit Rousseau et son violon. Les autres, avec Picasso en tête, parce que Picasso, tout petit qu'il soit, est très fort, poussèrent Salmon dans l'atelier de devant et l'y enfermèrent à double tour". La grammaire est selon Gertrude Stein une lutte que le poète engage contre la langue, lutte sans merci et sans fin, vouée à un échec fatal. Or l’échec comme horizon n’empêche pas l’agonie, bien au contraire. Si le poète ne peut que se résoudre au principe de l’antériorité de la langue sur le sujet parlant, à l’arbitraire du signe, cela ne l’empêche pas de mener un combat en son sein, opposant l’immanence du flux à la transcendance de l’ordre. Le poète ne peut faire l’économie des noms qui existent, lui préexistent et sans doute lui survivront dans la langue. La grammaire steinienne cherche non pas à autonomiser le signifiant du signifié, mais tout au plus à décoller les deux faces du signe, à compliquer l’image acoustique. La grammaire de Gertrude Stein met sans doute en crise notre rapport à la langue anglaise, à sa variante américaine, mais plus encore met en cause notre rapport au langage compris au sens de système régi par des principes, des contraintes universels dont les langues seraient des réalisations particulières. Le poème marque d’emblée son refus de signifier, ou plus précisément de signifier quelque chose. Cette première pièce poétique pour le moins agrammaticale ne manque pas de faire signe, mais se refuse à faire signe vers le monde, à signifier les choses, quelque chose qui lui soit extérieur. Le langage de "Tender Buttons" ignore superbement les impératifs logiques, ne redoute pas de dire tout et son contraire, de prendre le risque de la contradiction, voire du non-sens logique, de s’adonner à la tautologie. Gertrude Stein traite les mots de "Tender Buttons" comme autant d’individus sur un pied d’égalité de manière indistincte et presque démocratique, à quelques exceptions près. Le poème mélange les catégories grammaticales sans se soucier des prescriptions de la syntaxe, ignore superbement la différence entre les mots lexicaux et les mots grammaticaux. Le poème steinien est une petite mécanique verbale. La langue pour le poète est une boîte à outils, un garde-manger, une carrière de pierres qui sont autant de tendres boutons, un réservoir infini de phrases dont il dispose à sa guise. C’est en démiurge que Gertrude Stein use des mots, ignorant leur inscription dans lesystème de la langue, méconnaissant ainsi totalement leurs relations hiérarchiques, leur inscription dans l’ordre.    "Le café, lorsque vous l'avez terminé, il vous donne encore le temps de réfléchir. C'est beaucoup plus qu'une simple boisson, c'est un instant qui passe. Pas comme un moment ordinaire, mais comme un événement, un lieu d'être, même pas comme un lieu, mais comme quelque part en vous. Il vous donne le temps, non pas des heures non réelles ou des minutes, mais une chance d'être vous-même, et de prendre une seconde tasse". "La préface au catalogue de la première exposition de Francisco Riba Rovira à Paris", écrite en 1945, compte parmi les derniers textes de Gertrude Stein sur sa vision de la peinture. Elle y exprime des jugements sur Picasso, Cézanne, Matisse, Juan Gris et principalement sur Francisco Riba Rovira, artiste familier de son salon dont elle a aussi possédé certaines œuvres. "Je rentrais à Paris, après ces longues années passées dans une petite campagne, et j'ai eu besoin d'un jeune peintre, un jeune peintre qui m'éveillerait. Paris était merveilleux, mais où était le jeune peintre ? Je regardais partout: mes contemporains et leurs suivants jusqu'au dernier. Je me suis promenée beaucoup, j'ai regardé partout, dans toutes les boutiques de peinture, mais le jeune peintre n'y était pas. Pas un jeune peintre ! Un jour, au tournant d'une rue de mon quartier, j'ai vu un homme faisant de la peinture. Je le regarde, lui et son tableau, comme je regarde toujours ceux qui font quelque chose, et j'étais émue. Oui, un jeune peintre ! Nous commençons à parler. Son histoire était la triste histoire des jeunes de notre temps. Un jeune espagnol qui étudiait aux Beaux-Arts à Barcelone: la guerre civile, exil, camp de concentration, évasion, Gestapo, encore prison, encore évasion. Huit ans perdus ! S'ils étaient perdus, qui sait ? Et maintenant un peu de misère, mais quand même la peinture. Pourquoi ai-je trouvé que c'était lui le jeune peintre, pourquoi ? Je suis allée voir ses dessins, sa peinture. Et maintenant voilà, je trouve un jeune peintre qui ne suit pas la tendance. C'est Francisco Riba Rovira". Dans "Paris est une fête", Ernest Hemingway se souvient que "Miss Stein, était très forte, mais pas très grande, lourdement charpentée comme une paysanne. Elle avait de beaux yeux, et un visage rude de juive allemande. Elle me faisait penser à quelques paysannes du nord de l'Italie par la façon dont elle était habillée, par son visage expressif, et sa belle chevelure, lourde, vivante, une chevelure d'immigrante, qu'elle relevait en chignon, sans doute depuis le temps où elle était à l'université. Elle parlait sans cesse et surtout des gens et des lieux". Gertrude Stein meurt le vingt-sept juillet 1946 à Neuilly-sur-Seine, à l'âge de soixante-douze ans. Elle est inhumée au cimetière du Père-Lachaise. Par sa collection personnelle et par ses livres, elle contribua à l'essor de la littérature moderne et à la diffusion du cubisme et plus particulièrement de l'œuvre de Picasso, de Matisse et de Cézanne.    Bibliographie et références:   - Steven Meyer, "Irresistible dictation, Gertrude Stein" - Vincent Giroud, "Gertrude Stein et Picasso" - Alfred Binet, "Gertrude Stein, automatisme de la motilité" - Florence Montreynaud, "Le XXème siècle des femmes" - Philippe Dagan, "La face cachée de Gertrude Stein" - Philippe Blanchon, "Gertrude Stein" - Julie Verlaine, "Gertrude Stein. Écrire et collectionner" - Delphine Cano, "Gertrude Stein" - Nadine Satiat, "Gertrude Stein, biographie" - Marc Dachy, "Gertrude Stein" - Brenda Wineapple, "Sister, brother: Gertrude and Leo Stein" - Linda Wagner-Martin, "Gertrude Stein and her family"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
379 vues 8 aime
Par : le 10/05/24
Née en 1941 en Ardèche, Xaviere a connu les affres de l'orphelinat dès son plus jeune âge, une épreuve qui marque profondément son écriture et sa perception du monde. Privée de ses parents et confrontée très tôt aux rigueurs de la vie, elle s'installe à Paris où elle commence à travailler dans des night-clubs. Cette période de sa vie, entre paillettes et ombres, lui confère une connaissance intime des marges et des interstices sociaux où se débattent ceux que la société préfère souvent ignorer. En fréquentant les bas-fonds parisiens et en côtoyant des destins brisés, Xaviere s'arme d'une plume et d'un regard qui ne cherchent pas à embellir la réalité, mais à la révéler dans toute sa cruauté. Ces expériences deviennent le terreau fertile de sa carrière littéraire qu’elle entame avec audace et détermination. Son œuvre majeure, "La Punition", publiée en 1971, est un cri du cœur et de la révolte. Le livre raconte l'histoire d'une prostituée punie pour son lesbianisme et son refus de se soumettre aux désirs pervers de certains clients. Avec une narration poignante et une finesse psychologique, Xaviere offre un témoignage poignant sur la condition des femmes exploitées et marginalisées. L’impact du livre est tel qu'il devient rapidement un best-seller, se révélant être une œuvre incontournable pour comprendre les violences infligées aux femmes dans des contextes de grande précarité. Le réalisateur Pierre-Alain Jolivet adaptera ce roman au cinéma et  captura l'essence brutale et la poésie sombre de l'œuvre de Xaviere, contribuant ainsi à élargir encore plus son audience et son impact. Dans "La Punition", Xaviere nous plonge dans les abysses sombres de la condition humaine à travers le prisme déchirant de la prostitution et de la punition auto-infligée. Le livre révèle avec une pudeur inattendue les horreurs auxquelles sont confrontées les protagonistes, enfermées dans un hôtel miteux de Lyon. La protagoniste principale, poussée par les circonstances au-delà des limites de la résilience humaine, incarne à la fois la victime et la révoltée. Ce récit, écrit au début des années 1970, bien que court (moins de 100 pages), est dense et intense. On en ressort avec des sentiments mitigés, de par la difficulté à s'immerger dans l'expérience psychologique des personnages et par le un style descriptif parfois un peu trop extrême. Mais la puissance du témoignage écrit, par certains autres côtés avec une retenue contraste fortement avec la violence des événements qu'il dépeint. La manière dont Xaviere présente ces femmes, en particulier Gloria, soulève une indignation profonde et une empathie pour "les autres, toutes les autres", souvent invisibles et silencieuses. Le style de Xaviere, mêlant brutalité et subtilité, frappe le lecteur tel un coup de poing. Le livre est un uppercut littéraire, mettant en lumière des vérités souvent occultées par la société (surtout si l'on se replace dans le contexte de l'époque). "La Punition" n'est pas seulement un roman, c'est un appel à reconnaître et à répondre à des souffrances souvent ignorées ou mal comprises. Dans ce style littéraire qui n'épargne souvent pas la noirceur, Xaviere parvient à faire résonner une note d'humanité, nous rappelant que chaque page de ce livre est un miroir de la réalité vécue par beaucoup, trop souvent reléguée aux marges de nos consciences. (Chronique rédigée suite à un conseil de lecture de BEAST MASTER)
877 vues 3 aime
Par : le 08/05/24
"Debout, dans sa fraîcheur pareille à celle des anglo-saxonnes, elle considérait avec complaisance cet être gentil qui semblait innocent comme elle. Car elle ne soupçonnait pas ce qu’il peut y avoir dans l’âme d’un homme qui regarde une femme." Onze recueils de poésie, pas moins de quarante sept romans et nouvelles, de très nombreuses critiques littéraires et artistiques, trois essais, cinq biographies, quatre récits de voyage, une autobiographie, deux pièces de théâtre, de multiples manuscrits, des dessins et des tableaux inédits, des sculptures inspirées, des partitions de musique, c'est l'œuvre prolifique de Lucie Delarue-Mardrus (1874-1945), artiste multiforme aux dons multiples, d'une curiosité insatiable, d'une capacité de travail impressionnante et d'une imagination jamais tarie tout au long de sa vie. Elle fut avec Anna de Noailles, René Vivien, et Gérard d'Houville une des figures phare du romantisme féminin, ancrant sa création dans sa Normandie natale, sur le port de sa ville natale, Honfleur. Témoin de la Belle Époque puis des Années folles, mais éloignée intellectuellement des déchirements amoureux alimentant les sombres commérages du Paris-Lesbos où des lesbiennes fin-de-siècle sacrifiaient à Sappho au sein de leurs demeures en compagnie de courtisanes ou d’artistes, émancipées socialement et sexuellement grâce à leur profession. Rappelons qu’il aura fallu attendre le tout début du XXème siècle pour assister à l’essor créateur des femmes en littérature comme en poésie. Nombre de ces poètes, de ces romancières de cette époque sont aujourd’hui, Colette à part, méjugées et le plus souvent oubliées. Elles occupent pourtant une place dans l’histoire de la littérature. Elles illustrent parfaitement la condition féminine à une période où le rôle de la femme est en pleine mutation. Lucie Delarue-Mardrus participa de façon singulière, avec son génie créatif et son œuvre protéiforme à ouvrir la voie à plusieurs générations de femmes.    "Elle ignorait que le désir est un chasseur sans pitié. Elle ne savait pas qu’il y a de la lutte dans l’amour et de l’assassinat dans la possession, qu’il y a d’un côté l’attaque et de l’autre la défense, et que l’homme, plus cruel que toute autre bête, est agité dans sa jeunesse par la sourde envie de terrasser la femme comme un adversaire plus faible." Lucie Delarue-Mardrus fut assurément la plus humaine et la plus sincère de toutes ses consœurs. "Une rare élégance, un corps blanc et lisse comme une amande, une nuque magnifique, des petits seins harmonieux, et des étroites hanches d’androgyne aux ravissants pieds fardés", disait son amie, la romancière Myriam Harry. Pour Renée Vivien "ses yeux étaient pleins des ténèbres orientales." Émilie de Villers n’était pas moins élogieuse: " grande, svelte, belle, les traits réguliers, une lumière intense éclaire son visage." On ne les compte pas, tant ils sont nombreux, celles et ceux qui succombèrent sous l’effet du charme de la "Princesse Amande", comme l’avait baptisé son mari Joseph-Charles Mardrus, l’éminent traducteur des "Mille et Une nuits", de Robert de Montesquiou à Sarah Bernhardt, en passant par Gabriel d’Annunzio, Edmond Rostand ou Natalie Clifford Barney. Pour Rodin, Lucie était "l’Aurige couronné de nattes." Il rêvait de sculpter son corps "aux jambes apolloniennes d’Hermaphrodite." Pour Henri de Régnier, poète honfleurais et figure du symbolisme, elle était "la panthère noire", pour Rostand "sa Princesse lointaine", sa Duchesse de Normandie."    "Marie s’égaie encore, puis elle s’étonne et veut se redresser. Un bras impérieux la recouche. Le cœur de Marie bat avec tant de violence qu’elle peut à peine crier. Une révélation foudroyante lui apprend tout du drame de l’amour. Elle comprend que l’homme est un animal comme les autres, et que son gentil amoureux va la couvrir comme elle a vu les taureaux couvrir les vaches dans les prés de son enfance. Une terreur immense l’a saisi toute entière." Éprise d’absolu, en butte aux déboires sentimentaux qui lui valurent ses amours saphiques, elle fut avant tout une éternelle adolescente, toujours prête à vivre ses passions avec ferveur. Son plus célèbre, et certainement meilleur roman, fut "L’Ex-Voto" (1922), un portrait charnel et hors-norme de Honfleur. L’auteur y chante, la cité-reine de l’estuaire comme personne n’avait réussi à le faire. Cadette de six filles, Lucie Delarue est née le trois novembre 1874. Son père, avocat inscrit au barreau de Paris, aimant mais volage, était souvent absent et partageait sa vie entre son appartement parisien aux allures de garçonnière et la maison familiale à Honfleur. Ses fréquentes incartades indignant sa mère, entraînaient des tensions permanentes dans le foyer. Malgré cela, Lucie semble avoir vécu une enfance choyée et insouciante. Elle grandit entre une gouvernante anglaise qui lui apprit très tôt l’anglais et le solfège, et une mère attentive mais distante. Si cette rigueur que l’on retrouve chez ses deux parents était de mise dans leur milieu social, elle ne la fit pas trop souffrir. Lucie Delarue-Mardrus fit revivre cette figure paternelle volontiers présentée comme distante ainsi qu’une partie de son enfance dans "Le Roman de six petites filles" (1909), loin du portrait idéalisé que brossa Colette de sa mère dans "Sido."    "Elle veut se débattre. Une épaule lourde et vêtue lui écrase la figure. Marie, étouffée, malmenée, annihilée par l’épouvante, jette tout à coup un cri plus martyrisé, plus indigné, plus terrifié que les autres. Des pleurs jaillissent de ses yeux, tout son corps se tend, s’arc-boute pour protester." En 1880, la famille Delarue s’installa dans une vaste demeure à Saint-Germain-en-Laye. La scolarité de Lucie fut si laborieuse que ses sœurs la surnommèrent "Simplicie de Gros-Sot." De son propre aveu, elle était dernière en tout sauf en français. Sa mère elle-même semble d’ailleurs avoir été convaincue qu’elle était "simple." Comment ne pas rapprocher son enfance de celle de personnages également déconsidérés par leur entourage ? Ainsi "Anatole" (1930), une petite fille qui est méprisée par ses tantes alors qu’elle possède une voix superbe, "Un Cancre" (1914) ou encore "La Petite fille comme ça" (1927) qu’est Roxane, fille de comédiens ridiculisée par ses camarades puis confiée à une lointaine parente. Cet isolement et cette incompréhension de la part de sa famille l’amenèrent à tenir, au moment de sa communion, un journal intime d’abord, exercice d’ailleurs préconisé par l’Église puis à écrire un roman inachevé. La réalité ne cessa de s’immiscer dans l’univers jusque-là préservé de Lucie Delarue. C’est à cette époque qu’elle découvrit "l’affreuse animalité de l’homme" et qu’elle vit ses sœurs aînées, Alice et Marguerite se fiancer, se marier puis affronter des grossesses.    "Le garçon est muet, implacable, haletant. Marie, maintenant, pousse des sanglots de rage impuissante. Et, soudain, se mêle à sa clameur bâillonnée celle plus courte, plus saccadée, de son agresseur. Marie se tait presque pour l’écouter. Une nouvelle stupeur la terrasse. Va-t-elle devenir folle de tout cela ?" En 1886, la famille Delarue quitta Saint-Germain-en-Laye pour Paris. Lucie approcha alors le théâtre et fit connaissance de Sarah Bernhardt. Elle songea un moment à devenir comédienne. En 1892, Lucie et sa sœur Georgina entrèrent à l’institut normal catholique pour y préparer leur brevet qu’elles obtinrent. Ces années à l’Institut, parmi les plus belles de son enfance, sont évoquées dans "Le Pain blanc"(1923). La jeune Élise y est pensionnaire, quelque peu oubliée de son père médecin. À la fin de sa scolarité, Lucie fit ses débuts dans le monde, fréquenta les soirées organisées par ses sœurs. Quelques flirts s’ébauchèrent, le baiser donné par un soupirant musicien la laissa froide et désillusionnée. Seul celui qu’elle échangea avec l’amie de sa sœur Charlotte l’enflamma. Elle se jeta alors dans l’écriture et composa des poèmes. Elle fut reçue par François Coppée à qui elle avait soumis ses poèmes. L'académicien empreint de l'esprit misogyne de l'époque lui conseilla doctement de se consacrer à des tâches plus féminines. Ce qui poussa davantage la jeune fille à vouloir se faire un nom dans le milieu littéraire. Elle publia sous un pseudonyme ses premiers poèmes dans "Le Gaulois."    "Brusquement, l’étreinte a cessé. Le garçon s’est tu. L’étau desserré désemprisonne Marie, renversée dans le désordre des jupons saccagés. Le couchant est enfin mort au bout du pré. La nuit règne seule sur les foins, avec toutes ses étoiles multipliées. Le garçon s’est relevé dans l’ombre." C'est grâce à ces publications qu'elle rencontre son futur mari, le docteur Joseph-Charles Mardrus, orientaliste, traducteur des "Contes des Mille et Une Nuits." Ses parents ayant refusé la demande en mariage de Philippe Pétain. Le mariage, le cinq juin 1900, ouvre quatorze années de célébrité, de création et de voyages. Lucie publie des recueils, "Occident","Ferveur", "Horizons", "La Figure de proue" et "Par vents et Marées." Elle devient célèbre à Paris, se montre dans des soirées mondaines et voyage énormément. Elle connaît le succès. Elle découvre, grâce à son époux, l'Afrique du Nord, l'Asie mineure et l'Italie. Elle publie des reportages photographiques et des récits de voyage. Le monde littéraire parisien la fête et réclame des contes et des articles. Elle écrit une pièce de théâtre "Sappho désespérée" qu'elle joue, puis des romans à partir de 1908 ("Marie fille-mère"). Elle fait de nombreuses rencontres, notamment André Gide, Renée Vivien, Evelina Palmer et vit une brève passion avec Natalie Barney. Son mari lui offre le "Pavillon de la Reine" à Honfleur. Leur vie s'organise entre la Normandie, Paris et leurs voyages. Elle pose pour des photographes, des sculpteurs, des peintres, devient membre du jury Femina et donne des conférences. En 1902, elle fait la connaissance de Renée Vivien avec qui elle sympathise, et de la romancière, Myriam Harry, première lauréate du prix Femina, également passionnée par l'Orient.    "Marie, d’un geste vaincu, rabaissa sa robe sur son corps blessé. Une douleur profonde continuait à mortifier son être intime. Elle appela faiblement, d’une voix coupée de spasmes. Personne ne lui répondit. Le garçon avait fui." C’est en publiant son premier roman qu’elle renoue avec l’écriture. "Marie fille-mère" (1908) déçoit la critique et le public qui s’attendaient à des souvenirs orientaux. Ceux-ci servent pour camper le décor de "La Monnaie de singe" (1912). Aux lecteurs curieux de détails intimes, elle offre "Le Roman de six petites filles" (1909) avant de partir en Turquie, mandatée par "Le Journal" pour mener une enquête sur les harems. Mais une série d'épreuves douloureuses brise cette période exaltante. La relation avec Natalie Barney s'étiole. Joseph-Charles Mardrus supporte de moins en moins d'être dans l'ombre de son épouse, encore moins ses liaisons. Il s'éloigne de Lucie et demande alors le divorce. Leur union sera définitivement dissoute en 1923. Lucie a déjà perdu son père en 1910, mais le décès de sa mère en 1917 va l'abattre, en pleine guerre. Elle est alors infirmière à l'hôpital de Honfleur depuis la déclaration de guerre. Elle doit vivre de sa plume. Une période de crise et d'inquiétude caractérise ses années. Valentine Ovize dite "Chattie" l'aide à surmonter ses difficultés. Lucie l'emmène partout avec elle, au gré de ses conférences de 1917 à 1920. Fidèle à ses habitudes, elle s'étourdie de travail, en apprenant le violon, en dessinant des aquarelles, en réalisant des sculptures sur bougie. Elle fabrique des poupées de cire, s’essaie à la peinture à l’huile, et participe enfin au championnat de France d'échecs féminin en 1927.    "Elle ne savait pas comme elle était seule au monde. Parfois, simplement, elle le sentait. Et sa tristesse, alors, était immédiate, impérieuse et sans espoir, car les enfants ne pensent presque jamais à l'avenir. N'ont ils pas raison ? L'enfance terminée, c'est une autre vie qui commence pour eux, presque sans rapport avec la première". Elle a la douleur de perdre sa sœur Georgina, et se sépare de "Chattie", trop jalouse de Germaine de Castro. Sous le charme de cette chanteuse lyrique, elle n'a de cesse de promouvoir la carrière de sa nouvelle maîtresse au détriment de la sienne. En 1935, Lucie a soixante-et-un ans, elle se consacre corps et âme à la réussite de Germaine, l'accompagne au piano lors de ses récitals, lui écrit des chansons, et se sent exploitée. Les difficultés financières s'aggravent. L'obtention jugée scandaleuse du prix Renée Vivien, habituellement décernée à une jeune poétesse, ne suffit pas à régler ses dettes. Elle s'installe en 1937 à Château-Gontier en Mayenne. L'écriture et la parution en 1936 de "Mes Mémoires" a marqué un tournant dans sa vie. Elle est presque dans la misère, isolée et malade. C'est à nouveau la guerre. Elle doit vendre sa maison. Sa sœur Charlotte meurt. Elle liquide tous ses meubles et va loger chez Germaine. Elle continue pourtant d’écrire, elle apprend le latin et l’arabe. Plus aucun journal ne sollicitant sa collaboration, elle se retrouve au chômage. Elle maigrit et prend froid. Elle meurt le vingt-six avril 1945, à l'âge de soixante-dix ans. Elle est inhumée au cimetière Sainte-Catherine de Honfleur. Toute sa vie, elle eut ce grand bonheur d'apprendre ou de créer, sans relâche, avec une ardeur conquérante.    L'odeur de mon pays était dans une pomme. Je l'ai mordue les yeux fermés. Pour me croire debout dans un herbage vert. L'herbe haute sentait le soleil et la mer, L'ombre des peupliers y allongeaient des raies. Et j'entendais le bruit des oiseaux, plein les haies, se mêler au retour des vagues de midi ". De nombreuses femmes écrivains sont complètement passées dans l’oubli, ou leurs ouvrages sont devenus introuvables. On se rappelle certaines femmes non parce que leurs œuvres étaient célèbres, mais parce que, sur le plan mondain, elles étaient des célébrités. Lucie Delarue-Mardrus est connue non pour son œuvre, mais pour sa vie mouvementée, et encore, lorsqu’elle se trouve citée, c’est souvent en raison de sa vie mondaine auprès de son mari, le docteur J.-C. Mardrus ou en raison de sa brève relation avec la célébrité américaine Natalie Clifford Barney. Elle nous laisse une œuvre toujours mue par la passion mais irrégulière. Elle était la première à en être consciente: "Il faut bien que je vive en prose, puisque je dois gagner mon pain. Je n’aurai pas toujours dépeint ce que j’avais vu de la rose." Le style a pu vieillir, restent l’émotion et le pouvoir certain du vrai. L’enfance, la terre normande, l’univers marin, la célébration de la beauté, les mythes orientaux, la mort, l'amitié, l’amour, et la condition féminine. Malgré un trompeur déséquilibre au sein de son imposante production, ce n’est pas la prose, mais la poésie qui caractérise le mieux l'artiste complet qui déclarait: "Je ne suis et ne fus qu’un poète. Mes vers sont restés presque dans l’ombre" regrette-t-elle dans ses Mémoires, "et c’était dans mes vers que je donnais vraiment mon âme. Car ma poésie seule m’explique et me justifie". Plus que dans sa versification somme toute classique, c’est dans sa prose romanesque que l’on goûte son souffle poétique.   Bibliographie et références:   - Christine Planté, "Femmes poètes du XIX ème siècle" - André Albert-Sorel, "Lucie Delarue-Mardrus" - Francis de Miomandre, "Lucie Delarue-Mardrus" - Edmond Spalikowski, "Honfleur et Lucie Delarue-Mardrus" - André Albert-Sorel, "Lucie Delarue-Mardrus" - Samuel Minne, "Leurs amours " - Denise Rémon, "Lucie Delarue-Mardrus" - Jean Chalon, "Portrait de l'artiste" - Suzanne Rodriguez, "Lucie Delarue-Mardrus" - Françoise Werner, "Romaine Brooks"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
364 vues 7 aime
Par : le 05/05/24
"J'avais pour les étables un goût plus irrésistible que jamais courtisan pour les antichambres royales ou impériales. On n'a pas deux cœurs, un pour les animaux et un pour les humains. On a un cœur ou on n'en a pas". Ce sont deux lapins dodus et craintifs qui grignotent une carotte. Rien de mièvre cependant dans ce petit tableau animalier, brossé à la manière flamande, qui retient l’attention du jury du Salon annuel de peinture de Paris de 1841. Surprise d’être sélectionnée, Rosa, qui n’a que dix-neuf ans (1822-1899), se réjouit d’exposer, pour la première fois, aux côtés de son père, l’excentrique Raimond Bonheur. Dans cette famille d’artistes adepte des idées philanthropiques saint-simoniennes, la jeune fille a appris la peinture et la sculpture en même temps que ses frères Auguste et Isidore et sa sœur Juliette. Car Auguste, en 1864, a alors racheté l’atelier d’un autre peintre animalier Jacques Raymond Brascassat, qui influença beaucoup les Bonheur, à Magny-les-Hameaux. Il y était plus facile d’entretenir là une ménagerie d’animaux-modèles qu’à Paris. Rosa, cependant, ne viendra que rarement à Magny. Il semble qu’Auguste, bon peintre animalier lui-même, se soit posé en rival, alors qu’Isidore, ayant choisi la sculpture, est resté son complice. La jeune femme accède au succès dès 1849 avec un tableau majeur, "Labourage nivernais": un train d’attelage de bœufs saisi dans son élan, baigné d’une lumière dorée héritée des maîtres italiens qu’elle a étudiés. C’est à elle, désormais financièrement indépendante, qu’incombera durant une quinzaine d’années, de soutenir la famille, d’autant que leur père décède cette année-là. Cette France paysanne, éternelle et sereine, qu’elle peint, correspond aux idées conservatrices du nouveau régime: le second empire. Puis son "Marché aux chevaux", chef-d’œuvre de 1853, va l’installer dans un rôle quasi officiel. L’impératrice Eugénie elle-même, la visitera deux fois dans l’atelier qu’elle s’est choisi à By, près de Fontainebleau, et fera d’elle la première femme à recevoir la légion d’honneur, avec ce compliment: "Le génie n’a pas de sexe". Pourtant, Rosa passe pour une anticonformiste, célibataire vivant avec une autre femme, s’habillant volontiers en homme pour visiter les foires, fumant le cigare avec le cow-boy Buffalo Bill venu pour l’Exposition universelle de 1889. Mais jamais elle ne fera scandale ni ne se posera jamais en porte-parole de la cause féministe. C’est après sa mort qu’on la verra comme telle. "Le Marché aux chevaux" la rend si célèbre en Grande-Bretagne et aux États-Unis, qu’elle va désormais surtout peindre pour cette clientèle étrangère. Au point qu’aujourd’hui son œuvre est à tort, jugée dépassée en France, alors qu’elle reste estimée outre-Atlantique où se trouvent les meilleurs de ses quatre mille tableaux et dessins. Femmes célèbres, illustres, extraordinaires, exceptionnelles, héroïques, fortes. Les qualificatifs rivalisent pour isoler celles dont les qualités ou les actes rompent tant avec la définition normative de la féminité qu’elles suscitent l’étonnement ou l’admiration. Si l’historiographie rejette, à juste titre, les "depuis toujours", force est d’avouer que, dans le cas présent, on peine à dater le premier auteur intéressé par ce sujet qui s’inscrit dans la lignée des "Vies parallèles des hommes illustres" de Plutarque. On s’accorde, néanmoins, à reconnaître un précurseur en Boccace et son "De Claris Mulieribus", débuté en 1360. La première édition est imprimée en français en 1491 sous le titre "Des Dames de renom", bien après que Christine de Pizan a inauguré en 1405 avec "La Cité des Dames" la vogue de ces biographies féminines qui ne cessera plus. Le XIXème siècle, à peine influencé par l’héroïsation révolutionnaire, démocratise un peu et l’étend à toutes les femmes qui se sont distinguées par leur courage, leur beauté, leurs talents et même leurs erreurs ou leurs vices.    "Les animaux sont des amis tellement agréables, ils ne posent jamais de questions, ils ne font aucune critique. On peut juger de la grandeur d'une nation et ses progrès moraux par la façon dont elle traite les animaux". En 1830, Louis Prudhomme propose alors en quatre volumes rédigés par une Société de gens de lettres une ambitieuse "Biographie universelle et historique des femmes célèbres", mortes ou vivantes qui se sont faites remarquer dans toutes les nations et, tandis que la patrie n’est toujours reconnaissante qu’aux grands hommes, le Panthéon des femmes cherche sous la direction d’Achille Poincelot à mesurer en 1854-1856 leur influence, Édouard Plouvier n’est pas en reste avec "Le Livre d’or des femmes, publié en 1870. Un marronnier de l’édition est bel et bien planté. Il renaît à chaque saison, ajoutant quelques nouvelles fleurs à un bouquet un peu fané. Dès lors, la célébrité devient un critère incontournable. Se côtoient, désormais, des héroïnes de l’Histoire, des comédiennes, des écrivaines, mais aussi quelques épouses et des mères exemplaires, figures d’époques révolues, plus que du temps présent. Le XXème siècle, plus soucieux d’un succès commercial que de rigueur historique, confond, lui, célébrité et exceptionnalité. Il préfère mettre en valeur une actrice qui fera davantage recettes, qu’une peintre injustement oubliée. Une star, adulée de ses fans, potentiels lecteurs, qu’une résistante, retournée après-guerre à un quotidien qui ne fera pas vendre. De fait, l’héroïsme, plus souvent sacrificiel chez les femmes que chez les hommes, s’affadit, avant que le terme ne disparaisse des couvertures et des récits, contribuant à banaliser les vies féminines, à normaliser le féminin. Quelques figures séculaires échappent à cet ostracisme, mais elles survivent, le plus souvent, caricaturées dans ces ouvrages, comme dans la plupart des manuels scolaires des deux premiers tiers du XXème siècle. Cléopâtre réduite à son nez, Aliénor d’Aquitaine à sa nombreuse progéniture, Jeanne d’Arc à sa virginité. Plus négatives sont les descriptions de Catherine de Médicis, couverte du sang de la Saint-Barthélemy, de Marie-Antoinette, une traître car louve autrichienne, voire mère incestueuse, ou de Charlotte Corday, cruelle meurtrière de Marat. Cette distorsion de la réalité par des plumes essentiellement masculines a des effets négatifs sur l’appréhension du féminin. En effet, même admiratives, ces biographies réduisent la grandeur féminine à quelques individus, créant ainsi une inégalité numérique et qualitative entre les sexes. La preuve en est que les grands hommes, créateurs ou hommes publiques, peuplent les dictionnaires de noms propres et que certains sont panthéonisés, alors que parler d’une grande femme, c’est évoquer sa taille, tandis qu’une femme publique est une prostituée. Quant au Panthéon, il ne se féminine que bien timidement depuis la fin du siècle dernier, sous des présidences socialistes de la République. En 1995, à l’initiative de François Mitterrand, la scientifique, par deux fois nobélisée, Marie Curie (1867-1934) est "le premier grand homme" à reposer, soixante ans après sa mort, dans le temple de l’excellence, la présence de Sophie Berthelot, "l’inconnue du Panthéon", ne se justifiant que par la volonté familiale de ne pas séparer la dépouille du chimiste Marcellin Berthelot de celle de son épouse. Mais Rosa Bonheur se moquait bien de toutes ses considérations, même si elle accepta des mains de l'impératrice Eugénie la "rosette".    "De tous les animaux qui s'élèvent dans l'air, qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer, de Paris au Pérou, du Japon jusqu'à Rome, Le plus sot animal, à mon avis, c'est l'homme". Avant d'être celui d'une guinguette du parc des Buttes-Chaumont, Rosa Bonheur est le nom d'une artiste, spécialisée dans la peinture animalière. Médaillée au Salon de 1848 pour "Bœufs et taureaux", race du Cantal, plébiscitée l'année suivante avec "Le Labourage nivernais", elle devint riche et célèbre en 1853 pour son "Marché aux chevaux". À l'époque, son œuvre est alors qualifiée de "peinture d'homme, nerveuse, solide, pleine de franchise". Il faut dire que Rosalie, dite "Rosa" (1822-1899), ne respecte guère les conventions. Elle fume, visite les foires en pantalon et partage son existence avec une femme. Rosalie Bonheur naît le seize mars 1822 à Bordeaux. Sa mère Sophie Marquis (1797-1833), née de parents inconnus, est adoptée par un riche commerçant bordelais, Jean-Baptiste Dublan de Lahet. Rosa Bonheur se plaira à imaginer que le mystère de ses origines maternelles cache quelque secret d'État et qu'elle est de sang royal, jusqu'au jour où elle apprend que Dublan de Lahet était bien son véritable grand-père. Sophie Marquis épouse, le vingt-et-un mai 1821 à Bordeaux, son professeur de dessin, le peintre Raymond Bonheur. Son père à Bordeaux a été ami avec Francisco Goya qui y vivait en exil. Il encourage ses enfants dans la voie artistique. Rosa, Auguste et Juliette deviendront peintres animaliers tandis que leur frère Isidore sera sculpteur. Elle est également la cousine du peintre Ferdinand Bonheur. Fortement influencé par le Saint-simonisme, Raymond Bonheur décide de s'installer à Paris en 1828. Sa femme et ses trois enfants l'y rejoignent l'année suivante, Rosa a alors six ans. Leur fille Juliette y naît en juillet 1830. Mais la famille vit dans la gêne. En 1831, Raymond Bonheur décide de rentrer, avec un groupe de Saint-Simoniens, au couvent de Ménilmontant. Pendant ce temps, Sophie ne reçoit plus de subsides de son père supposé, mort en 1830, et elle s'épuise à travailler pour surmonter une vie de misère. D'après les témoignages familiaux, Rosa est une enfant indisciplinée et a du mal à apprendre à lire. Pour y remédier, sa mère lui a appris à lire et à écrire en lui faisant sélectionner et dessiner un animal pour chaque lettre de l'alphabet. La mère de Rosa Bonheur meurt en mai 1833. Son père se remarie neuf ans plus tard, en 1842, avec Marguerite-Félicie Peyrol , avec laquelle il a un dernier fils, Germain-Louis, qui sera également peintre. Après la mort de sa mère, Rosa fréquente l'école élémentaire, puis est mise en apprentissage comme couturière, puis en pension. Son père finit par la prendre dans son atelier, où se révèlent ses aptitudes artistiques. Pendant l'été 1839, elle commence à étudier les animaux qui deviendront sa spécialité, tant en peinture qu'en sculpture. Élève de son père, elle expose pour la première fois à dix-neuf ans au Salon de 1841. Elle obtient une médaille de bronze au Salon de1845 et une médaille d'or au Salon de 1848 pour "Bœufs et Taureaux, race du Cantal". Cette récompense lui permet d'obtenir finalement une commande de l'État pour réaliser un tableau agraire pour une somme de trois mille francs.    "Je n'ai pas besoin de me marier. J'ai trois animaux à la maison qui remplissent le même rôle qu'un mari. J'ai un chien qui grogne le matin, un perroquet qui jure l'après-midi et un chat qui rentre tard dans la nuit". À la mort de son père en mars 1849, Rosa Bonheur le remplace à la direction de l'École impériale gratuite de dessin pour demoiselles, ou École gratuite de dessin pour jeunes filles. Elle y conserve ce poste jusqu'en 1860. "Suivez mes conseils et je ferai de vous des Léonard de Vinci en jupons" disait-elle souvent à ses élèves. Avec son immense tableau "Le Marché aux chevaux", présenté au Salon de 1853, Rosa Bonheur obtient une grande notoriété. À une époque où des polémiques opposent sans cesse romantiques et classiques, son tableau "a le rare et singulier privilège de ne soulever que des éloges dans tous les camps. C'est vraiment une peinture d'homme, nerveuse, solide, pleine de franchise". À la suite de ce succès, elle accède alors à une reconnaissance internationale qui lui vaut d'effectuer des tournées en Belgique et en Angleterre, organisées par Gambart, au cours desquelles elle est présentée à des personnalités, telles que la reine Victoria. Le tableau part ensuite aux États-Unis où il est finalement acquis par un milliardaire américain pour l'énorme somme de 268 500 francs-or, avant d'être offert au Metropolitan Museum of Art de New York. Rosa Bonheur séjournera à plusieurs reprises en Auvergne, dans le Cantal en 1846, 1847 et plus tardivement en 1889. À l'été 1855, elle se rend en Angleterre et en Écosse pour présenter "Le Marché aux chevaux", que la ville de Bordeaux a refusé d'acheter. Elle se lie d'amitié avec le marchand londonien Ernest Gambart, qui devient son seul agent en Grande-Bretagne et qui achète le tableau pour quarante mille francs. Elle a également rencontré le maître anglais de la peinture animalière, Sir Edwin Landseer (1802-1873), ainsi que la reine Victoria et l'influent critique John Ruskin. Entre 1856 et 1867, elle n'expose plus au Salon, toute sa production étant vendue d'avance. "Nous avons toujours professé une sincère estime pour le grand talent de mademoiselle Rosa Bonheur", écrit Théophile Gautier cette année-là," avec elle, il n'y a pas besoin de galanterie, elle fait de l'art sérieusement, et on peut la traiter en homme. La peinture n'est pas pour elle une broderie au petit point". En 1860, Rosa Bonheur s'installe à By, coteau viticole près du village de Thomery en Seine-et-Marne, dans une vaste demeure au sein d'une propriété de quatre hectares où elle fait construire un très grand atelier, par Jules Saulnier e taménager des espaces pour ses animaux. Un de ses proches: "Elle avait une ménagerie complète dans sa maison: un lion et une lionne, un cerf, un mouton sauvage, une gazelle, des chevaux. L'un de ses animaux de compagnie était un jeune lion qu'elle laissait courir souvent. Mon esprit fut plus libre d'esprit quand cet animal léonin a rendu l'âme".    "Entouré d'un univers de choses tangibles et visibles. Les animaux, les végétaux, les astres, l'homme, de tout temps, perçoit qu'au plus profond de ces êtres et de ces choses réside quelque chose de puissant qu'il ne peut décrire, et qui les anime". En juin 1864, l'impératrice Eugénie lui rend une visite surprise, pour l'inviter à déjeuner, fin juin, au château de Fontainebleau avec Napoléon III. Cette visite a donné lieu à une gravure sur bois d'après un dessin d'Auguste Victor Deroy, conservée au musée du château de Fontainebleau. L'impératrice revient à By l'année suivante, le dix juin 1865, pour lui remettre, elle-même, les insignes de chevalier dans l'ordre de la Légion d'honneur, faisant ainsi de Rosa Bonheur la première artiste et la neuvième femme à recevoir cette distinction. Elle est aussi la première femme promue Officier dans cet ordre, en avril 1894, soit, selon les termes également en usage dans la presse de l'époque, la première officière de la Légion d'honneur. Rosa Bonheur présente dix toiles à l'Exposition universelle de Paris de 1867. À partir de 1880, Rosa Bonheur et Nathalie Micas passent régulièrement l'hiver à Nice, tout d'abord dans la demeure d'Ernest Gambart, la villa "L'Africaine", puis à partir de 1895, dans celle qu'elles acquièrent, la villa "Bornala". Rosa Bonheur y peint plusieurs toiles. À l'occasion de l'Exposition universelle de Paris de 1889, elle invite Buffalo Bill dans son domaine après qu'il l'eût invitée à être artiste en résidence dans son "Wild West Show". À cette occasion, elle reçoit une panoplie de Sioux. Une amitié forte naît entre eux, et elle fera même son portrait. En 1893, lors de l'Exposition universelle de Chicago, deux tableaux de Rosa Bonheur sont exposés au Palais des Beaux-Arts. Il en est ainsi pour trois lithographies au "Woman's Building". Mais dans les deux cas, ce furent des prêts de collectionneurs privés (Gambart, Keppel). En effet, bien qu'il l'ait sélectionnée, le comité français d'organisation fut obligé de renoncer alors à envoyer ses œuvres à Chicago, ne pouvant faire face aux frais d'assurance requis pour le transport. Ayant contracté une congestion pulmonaire à la suite d'une promenade en forêt, Rosa Bonheur meurt le vingt-cinq mai 1899 au château de By, sans avoir achevé son dernier tableau "La Foulaison du blé en Camargue". Elle est inhumée à Paris au cimetière du Père-Lachaise, dans la concession que la famille Micas lui avait léguée. Elle y repose aux côtés de Nathalie Micas et d'Anna Klumpke, dont les cendres furent rapatriées en 1948, après sa mort aux États-Unis en 1942. Les obsèques de Rosa Bonheur font l'objet de nombreux articles dans "La Fronde", journal féministe fondé par Marguerite Durand en 1897. Hubertine Auclert regrette qu'elle n'ait pas accepté les honneurs militaires pour ses obsèques, hommage qu'elle aurait pu recevoir en tant qu'officière de la Légion d'honneur, mais que Rosa Bonheur avait clairement refusés. Elle était trop "patriote".    "Au début des temps, il n'y avait pas de différence entre les hommes et les animaux. Lorsque nous ramenons des animaux sauvages à la nature, nous les renvoyons simplement à ce qui leur appartient déjà. Car l'homme ne peut pasdonner la liberté aux animaux sauvages, il ne peut que leur enlever". De son vivant, sa peinture est achetée et admirée tant par les institutions que les collectionneurs privés. Aujourd’hui, elle est perçue comme une figure emblématique du féminisme, car elle a réussi, à son époque, à mener la vie qu’elle souhaitait en s’affranchissant des modèles stéréotypés de son temps. Au cours de ses années de jeunesse à la campagne, au château Grimont à Quinsac, Rosa Bonheur a la réputation d'être un garçon manqué, réputation qui la suivra toute sa vie et qu'elle ne cherchera pas à nier, portant les cheveux courts et fumant par la suite, en privé, cigarettes et havanes. Elle a toujours refusé de se marier, afin de rester indépendante, et en raison des mauvais souvenirs que lui a laissés l'attitude de son père vis-à-vis de sa mère. Et puisqu'à l'époque, le mariage fait des femmes mariées des subalternes de l'homme, elle considère qu'il l'aurait empêchée de se dévouer à son art. La vie émancipée que menait Rosa Bonheur n'a pas fait scandale, à une époque pourtant très soucieuse des conventions. Comme toutes les femmes de son temps depuis une ordonnance datant de novembre 1800, Rosa Bonheur devait demander une permission de travestissement, renouvelable tous les six mois auprès de la préfecture de Paris, pour pouvoir porter des pantalons dans le but, notamment, de fréquenter les foires aux bestiaux ou de monter à cheval. Nathalie Micas avait également une autorisation de travestissement. Cependant, sur toutes les photographies "officielles", Rosa Bonheur respectait la loi et portait toujours une robe. Si le lesbianisme de Rosa Bonheur, évoqué par des auteurs, mais réfuté par d'autres, n'est pas avéré, elle a cependant vécu, en réel compagnonnage, avec deux femmes. La première, Nathalie Micas, rencontrée en 1837. Rosa avait quatorze ans et Nathalie douze, qui deviendra peintre comme elle, et dont elle ne sera séparée qu'à la mort de cette dernière en 1889. La seconde, après la mort de Nathalie Micas, en la personne de l'américaine Anna Klumpke, également artiste-peintre de talent, qu'elle connut à l'automne 1889 et qu'elle reverra à plusieurs reprises. Anna Klumpke vint vivre avec elle à By en juin 1898 pour faire son portrait, et écrire ses mémoires. À la demande de Rosa Bonheur, elle y demeure et devient son héritière et sa légataire universelle, tout comme Rosa Bonheur l'avait fait, auparavant avec Nathalie Micas."C'est moi qui ai payé, aussitôt que cela me fut possible les frais d'éducation de Germain. L'on a dit que c'était moi qui étais sa mère et non sa bienfaitrice. C'est là des choses qu'on peut pardonner, mais oublier jamais "ou bien des médisances sur A. Klumpke circuleront, qui la feront souffrir. "Admiration qui ne demandait qu'à se muer en affection". Rosa Bonheur vécut riche, célèbre, heureuse, en exerçant dès l´adolescence le métier qu´elle s´était choisi: peintre animalière. Pour une femme du XIXème siècle, une exception, un défi. Grâce à un immense talent et une puissante force de travail, elle accomplit la promesse faite à sa mère, sa mère morte. Sophie X-Bonheur mourut à trente-six ans dans d´insupportables circonstances. Rosa n'avait qu'onze ans. Cette tragédie aurait pu l´anéantir totalement, elle lui transmit au contraire la force d´accomplir ce qui devint alors une mission de vie. "Relever la femme, venger la mère ".   "La cruauté ne peut venir que des hommes. Les animaux ne tuent que par nécessité, et non pour le plaisir. Pour être heureux, inspire-toi de la conduite des animaux". On mesure combien la définition même de l’exceptionnalité féminine est liée à celle du féminin, non dans sa dimension biologique, mais dans sa construction sociale, culturelle, politique, ceque l’on nomme désormais le genre. Comme celui-ci, elle est donc historicisable. Écrivaine au talent reconnu, influente politiquement, anticonformiste dans son pseudonyme littéraire, dans ses tenues vestimentaires et dans sa vie privée tumultueuse, Aurore Dupin, alias George Sand (1804-1876), remplit au cœur du XIXème siècle tous les critères de l’exceptionnalité féminine, lesquels au début du XXIème siècle lui vaudraient de voir alors son œuvre saluée, sans qu’elle-même soit qualifiée de femme extraordinaire. Qualifiées communément de grandes dames, tonalité nobiliaire qui les différencie du peuple-femme, ces êtres d’exception sont alors marginalisés par la discrétion et la modestie des honneurs qui leur sont rendus. À sa création en 1802, la Légion d’honneur, une reconnaissance essentiellement militaire, ne concerne pas les femmes, exclues de surcroît de l’armée depuis une loi de 1793. Pourtant, en 1851, Marie-Angélique Duchemin (1772-1859), veuve Brulon, "sous-lieutenant aux Invalides", en est décorée pour "ses sept ans de service, sept campagnes, sept blessures", dans sa lutte contre les Anglais le cinq prairial an II (vingt-quatre mai 1794). En fait, cette décoration permet surtout à Louis-Napoléon Bonaparte de s’affirmer alors, après son coup d’État, héritier de la Révolution. Soucieuse de faire reconnaître les talents féminins, d’inscrire cette récompense hors du champ de la guerre, l’Impératrice Eugénie intervient pour promouvoir en 1865 la peintre Rosa Bonheur (1822-1859) Chevalier de l’Ordre. Alors que la première guerre mondiale, de par la figure écrasante du soldat, accentue impartialement le déséquilibre quantitatif entre les sexes, l’inscrivant aussi dans les monuments aux morts, bien oublieux de la contribution féminine, il faut attendre 1931 pour que la grande poétesse Anna de Noailles (1876-1933), nommée Officier en 1925, devienne Commandeur en qualité de femme de Lettres, et 1953 pour que soient élevées à la dignité de Grand-officier, l’écrivaine Colette (1873-1954), Commandeur depuis 1936 et, pour son action sociale, la maréchale Lyautey (1862-1953). Derrière cette identité maritale, qui accorde même le haut grade d’un militaire à son épouse, disparaît Inès de Bourgoing. La filleule de l’Impératrice Eugénie se dévoue toute sa vie aux causes humanitaires, particulièrement au Maroc, et devient en 1926 Présidente du Comité central des Dames de la Croix-Rouge française. Ce registre humanitaire justifie que la Grand ’Croix de la Légion d’honneur soit enfin attribuée en 1997 à une femme, Geneviève De Gaulle-Anthonioz. Si, depuis les années 2000, chaque promotion respecte la parité, la multiplication de ces nominations, et surtout leur vulgarisation ont vidé, en partie, la Légion d’honneur de sa grandeur originelle et donc ainsi de son exceptionnalité.    Bibliographie et références:   - Henry de Collet de La Madelène, "Rosa Bonheur ou le talent animal" - Dore Ashton, "Rosa Bonheur, a life and a legend" - Marie-Jo Bonnet, "Les deux amies, un couple de femmes dans l'art" - Marie Borin, "Rosa Bonheur: une artiste à l'aube du féminisme" - Danielle Digne, "Rosa Bonheur ou l'insolence" - Albertine Gentou, "Rosa Bonheur: une femme au service de l'art" - Natacha Henry, "Rosa Bonheur l'audacieuse" - Anna Klumpke, "Rosa Bonheur: sa vie son œuvre" - Frédéric Lepelle de Bois-Gallais," Biographie de Rosa Bonheur" - Eugène de Mirecourt, "Rosa Bonheur" - Gonzague Saint Bris, "Rosa Bonheur, liberté est son nom"   Bonne lecture à toutes et à tous .Méridienne d'un soir.
309 vues 4 aime
Par : le 02/05/24
"La pureté du site nous exaltait. La côte, sur une longue distance, était plate, et nous circulions dans une parfaite solitude, entre deux ou trois lignes simples, ou notre œil n'aurait pu déceler le plus léger accident: la ligne noire de la forêt, à notre droite, une ligne dorée, devant nous, à la frontière du sable et de l'écume et à gauche, un horizon liquide, dur et gonflé. Toutes ces lignes couraient se rejoindre sous nos yeux, en un point éloigné vers lequel nous entraînait leur convergence, et qui fuyait toujours". Dans "Le Vent noir" de Paul Gadenne (1907-1956), le personnage principal, Luc, a aimé plusieurs femmes auprès desquelles il a cru trouver une vérité, évanescente et éphémère. Il a perdu l’une après l’autre ses compagnes mais c’est auprès de Marcelle, tour à tour proche et lointaine, douce et glaciale, "les yeux pleins d’un calme et insoutenable mépris", que Luc a contemplé la face grimaçante et sordide de la vérité qu’il a coûte que coûte recherchée. Cette révélation a valeur de jugement car Luc, au moment où il voit le mépris qu’il inspire dans le regard de Marcelle, "interprète sa rupture, son échec, comme une condamnation". Dès cet instant fulgurant qui semble avoir cristallisé le destin funeste du personnage, Luc aura l’impression de s’enfoncer dans la solitude la plus extrême, infernale, qu’aucune lueur d’aube, sinon celle d’un meurtre, ne trouera. Le souffle maléfique qui anime ces pages, parmi les plus sombres et puissantes de la littérature française, est celui du vent noir, un véritable "vent de ténèbres", comme s’il s’agissait pour Paul Gadenne de nous raconter une histoire pleine de bruit et de fureur qui emporte tout sur son passage et recouvre le monde, tout autant que Luc qui en est la créature la plus abandonnée, d’une nuit sans partage. Paul Gadenne, poète, romancier et essayiste fut, aussi, professeur, exerçant ce qu’on appelle avec raison le plus beau et le plus noble des métiers, aujourd’hui l’un des plus salis par la démagogie de la co-construction pédagogique. Paul Gadenne fut professeur, et ce malgré la tuberculose qui l’emporta à quarante-neuf ans, l’obligeant, on s’en doute, à écourter ses années d’enseignement de façon drastique. Chassée d'Armentières par la guerre, la famille Gadenne passe un temps à Boulogne-sur-Mer avant de s'installer à Paris, où Paul fait ses études à partir de 1918. Après avoir suivi les classes d'hypokhâgne et khâgne au lycée Louis-le-Grand, où il est notamment condisciple de Thierry Maulnier, Robert Brasillach et Maurice Bardèche, Paul Gadenne obtient à la faculté des lettres de l'université de Paris la licence ès lettres et le diplôme d'études supérieures, consacré à Proust. Agrégé de lettres en 1931, il occupe un premier poste de professeur en1932 à Elbeuf en Normandie. Mais la tuberculose le contraint alors en 1933 à interrompre sa carrière d’enseignant.Il passe alors de longs mois d'ennui au sanatorium de Praz Coutant situé près de Sallanches en Haute-Savoie.   "Ce blanc aurait pu être celui de certaines pierres, dont l'effort vers la transparence s'est heurté à trop d'opacité, et dont toute la lumière est tournée vers l'intérieur. Mais on distinguait, par endroits, des tâches d'un vert fondant et, prés de la tête, des serpentements mauves ou bleu ciel, fort subtils, qui disaient bien leur appartenance". Le onze juillet 1936, Gadenne prononce son "Discours de Gap" au lycée de Gap où il était enseignant. Après avoir constaté que "la plupart des hommes ne supportent ni l'immobilité ni l'attente", il y déplore l'incapacité de l'homme moderne à échapper au tourbillon d'activité caractéristique selon lui de la société moderne, et qui ôte à l'homme son aptitude à réfléchir sur soi, à recréer le monde qu'il reçoit et à bâtir sa propre vie de manière spontanée. Il critique aussi le rôle nouveau pris par la foule, par la rue dans la vie de l'homme moderne, son discours se concluant par ces mots. "Car la vie, mes chers amis, cela ne se ramasse pas sur le pavé". Son premier roman, "Siloé" (1941), est en partie autobiographique et traite de ses séjours en sanatorium et de la réflexion qu’ils lui inspirent. Puis il tente de saisir, dans "La Rue profonde" (1948) et "L'Avenue" (1949), le mystère de la création artistique à travers un personnage de poète. La rencontre, la séparation et la culpabilité, dans le contexte de la guerre et de la collaboration, sont des thèmes également très importants et récurrents dans son œuvre. "La Plage de Scheveningen" (1952) en fournit une parfaite illustration. Ce livre est l’un des plus réussis de Gadenne, avec "Les Hauts-Quartiers", œuvre posthume publiée seulement en 1973, et qui a grandement contribué à sa reconnaissance. Ce dernier récit est écrit dans un style proche de "Siloé", même s’il en constitue une parfaite antithèse. En effet, si "Siloé" relate l’éveil d’une conscience à la vie, dans "Les Hauts-Quartiers" est décrit cette fois un lent acheminement, dans l’enfer de la ville, vers les ténèbres, et une perte de soi à laquelle l’on ne peut échapper que par la médiation de l’écriture, qui permet d’atteindre un au-delà de la littérature qui est la vie même. Gadenne a écrit des nouvelles, désormais rassemblées sous le titre de "Scènes dans le château" (posthume, 1986), un recueil de "Poèmes posthumes", et des réflexions sur l’art d’écrire et le métier de romancier: "À propos du roman". La maladie l'emporte après une longue agonie à l'âge de quarante-neuf ans. Sa réclusion le pousse à la réflexion puis à l’écriture. Son œuvre a un remarquable pouvoir de suggestion. Gadenne parvient en effet à créer une atmosphère lourde, tout en utilisant des moyens narratifs simples, où s’expriment la solitude de l’homme et la difficulté de son existence.    "Les teintes de la mort sont exquises: parfois nous croyions voir s'entrouvrir une rose. Devant cette chose qui ressemblait plus à un catafalque qu'à une bête morte, devant ce monument orné de signes délicats, qui viraient ça et là au colchique ou à la violette fanée, nous étions pris d'un doute, à quoi s'ajoutaient par moments, d'une façon bien inattendue, la sorte d'inquiétude qu'on ressent au chevet d'une personne malade". L’époque actuelle étant au spectacle, Paul Gadenne peut à bon droit être considéré comme une espèce d’intermittent, non pas de l’effort et de l’écriture, qui étaient sa chair même et son esprit, le "ciel des fixes" qu’il contemplait constamment, mais de la fulgurance d’une renommée bien capricieuse à l’égard de son œuvre, voire parfaitement marâtre avec elle. Nous pouvons hélas affirmer, comme Henry de Montherlant l’écrivait de Barrès, et avec bien plus de rapidité que celle qui excentrait hors de notre cercle de références communes l’auteur des "Déracinés", que Paul Gadenne s’éloigne. Il est vrai que, dans une société du paraître à outrance, un tel écrivain, d’une discrétion inadmissible, n’a certainement aucune place, lui dont l’œuvre est pur effacement, icône alors plutôt qu’idole. Professeur mais avant tout immense écrivain, Paul Gadenne reste ainsi un inconnu dans l’esprit même de celles et ceux qui jamais ne s’aviseront de parler à leurs élèves d’une œuvre admirable, préférant leur servir les habituelles carnes persillées de Voltaire, Zola ou Sartre, lorsqu’il ne s’agit pas de Prévert. L’écrivain fut professeur, au sens le plus noble de ce terme qui est à mes yeux indissociable de la notion méprisée de responsabilité, mot creux, mot frelaté, partout employé à la place d’un autre, admirable celui-ci: fraternité, qui est un mot à vrai dire lui aussi bien sali par le mercantilisme universel. Paul Gadenne comme Dostoïevski crut en effet toujours bon de rappeler que nous étions tous responsables des actes des autres, responsables donc coupables des atrocités commises par nos frères déclarés ou renégats, c’est-à-dire devenus, comme Caïn, nos ennemis les plus intimes. La fraternité qu’évoque Paul Gadenne n’est certes pas celle, utopique donc meurtrière, du communisme, encore moins le corporatisme de telle ou telle profession mais celle, spirituelle et éminemment chrétienne, qui unit tous les pécheurs, qu’importe qu’ils aient jeté des innocents sous la dent des lions de Rome, ou bien qu’ils aient transformé en savon plusieurs millions d’hommes, de femmes et d’enfants ou que, expéditivement et en toute bonne conscience, ils aient abattu d’une balle dans la tête les immondes collaborateurs déclarés, comme Hersent, traîtres. Gadenne était un homme d'esprit.   "Le bonheur, c'est quand on n'attend plus, quand l'espoir ni l'anxiété n'ont plus de sens, quand il n'y a rien de ce qui pourrait être qui soit supérieur à ce qui est". "Permettez-moi de vous dire que s’il y a une moitié de l’humanité qui rançonne l’autre, je me suis toujours honoré d’être dans la seconde moitié", déclare le romancier qui, image poétique ou pas, nous donne l’éclairage le plus saisissant sur sa condition. Un tel cri de douleur qui déchire bien évidemment le masque de l’hypocrisie rejoint alors l’admirable volonté de pauvreté jetée par Simone Weil, autre dévorée vivante, à la face des puissants. Humble Paul Gadenne et même, à la nuance péjorative et ironique près, pauvre Paul Gadenne. Coupable parce qu’il est innocent, nous ne pouvons nous étonner que le génie romanesque de Gadenne, avec une remarquable constance, ait cherché à peindre le mystère de la damnation, cette culpabilité absolue, irrévocable. Ainsi Hersent, derrière lequel se cache un portrait de Robert Brasillach que Gadenne connut en khâgne, Hersent le traître à la patrie qui sera exécuté comme il se doit après la Libération, devient, sous de multiples métamorphoses, le personnage unique des romans de l’écrivain qui ne s’est jamais lassé alors d’assumer la garde du frère maudit, de laver la faute et d’accompagner l’errance mauvaise de Caïn, ce premier meurtrier, ce coupable par excellence, à la fois père et frère d’Hersent, marqué d’une marque au front qui le fera exclure de toutes les communautés humaines. Sans doute le romancier, dont l’intelligence et la lucidité étaient extrêmes, a-t-il parfaitement compris qu’il ne pouvait strictement rien faire d’autre que d’accompagner son réprouvé prisonnier de l’hermétisme démoniaque, c’est-à-dire tenter quelque peu d’amoindrir sa peine, d’une parole, d’une écriture, d’une geste grandiose qui en disent tout à la fois l’horreur, le malheur et la damnation, comme le tenta William Faulkner dans le splendide "Absalon, Absalon !" retraçant l’ascension et la décadence de son démiurge sudiste et personnage diabolique, Thomas Sutpen, qu’il s’agissait d’écouter bien plus que d’abandonner, de condamner peut-être, non sans avoir essayé d’en comprendre la volonté prométhéenne, comme telle vouée à l’échec.    "Et ce bonheur-là contenait alors plus que le bonheur, car il ne faisait que rentrer dans cette paix qui vient du sentiment d'un accord intime avec le monde". C’est pourtant cette geste héroïque et noire, c’est pourtant cette parole qui ne se lasse pas de répéter la même histoire sous mille formes différentes, moins puissantes que le signe que Dieu a tracé sur le front du réprouvé, qui seront seules capables d’empêcher que le vagabond fratricide ne soit exécuté par vous et moi, l’anonyme de la foule, ce bourreau en puissance comme le savait Poe, quelque honnête passant sans doute n’ayant rien à se reprocher, qui croisera la triste figure du Maudit et se fera un devoir citoyen de le dénoncer aux autorités compétentes. Si donc la littérature, comme l’écrit Paul Gadenne dans un des textes d’"À propos du roman", s’écrit et doit s’écrire devant le Bourreau, si l’acte véritable de créer, aujourd’hui plus que jamais, nous confronte à une solitude sans pareille, si notre voix doit accepter ainsi de subir le meurtre ordonné par les "docteurs en pureté", alors l’écrivain véritable, s’il ne peut décidément empêcher l’exécution, s’il ne peut rien faire, quelle que soit la procrastination toute borgésienne par laquelle il gagnera, pour son personnage, quelques heures de vie miraculeuse, avant que la balle ne s’enfonce dans le crâne du condamné, n’en finira jamais d’être quitte, et est même celui qui n’en finira jamais de plaider l’innocence du puni, fût-il le premier criminel de l’humanité, le salopard le plus insigne de l’histoire. Loin des édulcorations pour midinettes que nous sert le clergé catholique contemporain, Paul Gadenne sait que la culpabilité comme l’innocence traversent les âges, que le Dieu vengeur et impitoyable n’est alors pas uniquement le rêve de vieux Juifs à la nuque raide, obsédés par la punition de leurs ennemis jusqu’à la soixante-dix-septième génération. Le romancier écrit d’ailleurs dans l’un de ses carnets que seul ce Dieu de l’Ancien Testament a quelque valeur à ses yeux. Paul Gadenne, plusieurs fois, a perdu celles qui furent ses compagnes. Jamais cependant il n’a semblé souffrir davantage qu’après l’échec de sa relation avec Simone Crapart, de laquelle il s’est séparé définitivement en 1938 et qui, sans exagération aucune, l’a hanté pour le reste de ses jours. Dans l’un de ses carnets remarquables, dont la rédaction a suivi la séparation douloureuse avec cette jeune femme, Paul Gadenne parle d’une "Permanence de désespoir", état qui est inconciliable avec l’expérience humaine, car il est, au propre, la plus rigoureuse définition de la damnation. Le désespéré, s’il ne peut guérir de son désespoir, fait alors ce qu’il faut pour mettre un terme à son supplice.    "Issue de la main du temps voici l'âme, dans sa naïveté, égoïste et irrésolue, malchanceuse, claudicante, incapable d'un mouvement en arrière ou en avant, fuyant la chaude réalité, le bien offert, reniant l'appel opportun du sang, ombre de sa propre ombre, spectre dans ses ténèbres, laissant des papiers en désordre dans une salle poussiéreuse". Quant au désespéré qui ne se tue pas, sans doute la part de lâcheté est-elle inséparable de la certitude qu’un jour une réponse sera apportée, fût-elle la plus surprenante de toutes lorsqu’il s’agit du miracle accepté d’une nouvelle rencontre, d’une reprise, mouvement de don et d’abandon, de gain et de perte qui hanta Sören Kierkegaard après sa rupture avec Régine Olsen. Il va de soi que Paul Gadenne a médité longuement le Danois génial, voyant peut-être dans son histoire la matrice de la sienne. Cet état de désespoir permanent, réellement infernal, Paul Gadenne l’a contemplé en tout cas, ausculté longuement puis décrit avec une impitoyable lucidité dans chacun de ses romans, l’ensemble de son œuvre pouvant être assurément lu comme l’entrée dans un royaume figé par le sortilège mauvais et la folle tentative d’en rompre le charme. La rupture est un échec. Elle est bel et bien l’Échec suprême, en d’autres mots la condamnation d’un être par un autre. Après avoir commis un meurtre, Luc pénétrera pour ne jamais ensortir dans ce royaume de fer. Il entrera comme Judas dans une nuit éternelle, lui qui n’a pourtant trahi personne, certainement pas celle qui l’a quitté sans une parole d’explication ni même de réconfort. Pour Luc qui, comme Macbeth, en s’enfonçant dans la nuit et le sang ne peut plus, désormais, revenir en arrière ni au grand jour, le meurtre sera une véritable libération. Mais ne nous trompons pas sur les intentions de Paul Gadenne qui désespérément cherche pour son maudit ce qu’il cherchera pour chacun des délaissés qu’il a peints: "Un être avec qui l’accord eût été complet, dont la présence eût été la compréhension même".    "Didier la regardait à la dérobée et vit une mince larme sur son visage. Il savait alors ce qu'elle pensait, tant d'injustice ! Être chassé par les allemands, cela devait lui paraître régulier, presque juste". Guillaume Arnoult, le personnage principal de la "Plage de Scheveningen" (1952), entrera alors lui aussi, le temps d’une nuit mystérieusement élargie, dans ce lieu où les paroles, en se figeant, acquièrent l’éclat de l’irrévocable, ce poison du diable selon Léon Bloy. Séparé une nouvelle fois de celle qu’il a aimée naguère, en la quittant après cette nuit augurale sur le rivage du monde en guerre, Guillaume trouvera-t-il du moins, sans doute pour ne point pouvoir s’y reposer, la réelle et lumineuse présence d’une halte qui, sans rien expliquer du mystère de la séparation, affirmera qu’une pureté miraculeuse peut être reconquise par le réprouvé ? Paul Gadenne, tout comme Kierkegaard qu’il a lu avec passion, a donné un nom à cette reconquête: la Reprise, ne craignant pas d’affirmer qu’elle seule permet au passé de ne point perpétuellement contaminer le présent, en ouvrant celui-ci à l’éternité. "Je ne puis affirmer avec certitude que le romancier est parvenu au stade religieux de la reprise ou bien au contraire, comme l’un des pseudonymes de Kierkegaard, Constantin Constantius, s’il a pu faire sien ce constat d’échec. La reprise est aussi trop transcendante pour moi. Je peux faire le tour de moi-même, mais je ne peux pas sortir de moi pour m’élever au-dessus de moi-même." C’est au contraire parce que Paul Gadenne a été dévoré par une véritable faim religieuse qu’il n’a eu de cesse de quêter le moment où l’amour se transformait en mépris et la joie en rage puis en indifférence, cet instant mystérieux, incommensurable mais fugace, cet équilibre précaire d’un Bien fragile qui n’a pas encore basculé dans le Mal, puis a essayé de remonter la pente en somme, a tenté d’inverser le coursin éluctable qui nous emporte depuis l’instant fatal de la Chute. C’est donc au contraire parce qu’il a su lire dans les œuvres d’un Conrad, d’un Faulkner et, bien sûr, d’un Kafka, une interrogation pressante de notre condition d’hommes creux débarrassés de Dieu que l’anecdote la plus insignifiante, par exemple l’échouage sur une plage d’un cétacé, a pu résonner de bouleversantes questions, et être alors soulevée jusqu’à la dimension d’une apocalypse, autrement dit d’une révélation. Image symbolique très littéraire.   "La guerre, c'est cela même et, sans parler des revanches toujours possibles, où le chasseur est chassé à son tour, on peut se consoler en pensant que l'ennemi n'agit pas au nom de la loi, qu'il ne peut pas avoir l'ordre du monde et la musique des planètes à son service, comme le croyait à l'évidence ce propriétaireau visage bouffi, qui mâchonnait son cigare". Ainsi, comme nous le voyons dans la courte nouvelle intitulée "Baleine" (1948), sans doute l’un des chefs-d’œuvre pratiquement inconnus de la littérature française, le cadavre immense de l’animal biblique venu mourir sur une plage ne peut être occulté. À vrai dire, il est même exposé aux yeux de tous, comme celui d’Abel, car depuis la nuit des temps il pue sous le nez des belles comme la charogne baudelairienne, il empeste de son odeur la terre entière, mais nul ne semble le voir, et la puanteur, ma foi, nous finissons tous par nous y habituer lorsque nous ne vivons plus que dans un monde où la mort seule semble rôder, cherchant qui dévorer. Dans "L’Avenue", nous pouvions comprendre l’histoire du sculpteur Antoine Bourgoin tentant de mener à la perfection sa statue, Ève, et essayant de scruter le mystère de la Construction, sur la signification de laquelle les habitants d’une petite ville du Sud-Ouest de la France ne parvenaient pas à se mettre d’accord, comme une méditation sur le sens de l’Art, qui ne peut être, pour Gadenne, qu’un moyen de quêter Dieu, en redonnant à la beauté sa pleine consistance terrestre, charnelle. Le même parcours en creux, comme une lumière trop vive qui, en frappant la pellicule, aurait noirci toute image, pouvait ainsi se lire dans "La Rue profonde", dont l’écriture fut presque rigoureusement contemporaine de celle de "L’Avenue". Si Paul Gadenne est ainsi un quasi-inconnu aux yeux de nos critiques, c’est sans doute parce qu’il effaça consciencieusement toute trace évidente, trop éclatante, toute publicité qui ne pouvait que le corrompre. Plus profondément,c’est parce qu’il fut, à l’instar d’un Bernanos qui aurait été dépouillé de son génie de l’invective, un écrivain de l’inquiétude et que celle-ci ne nous importe plus, ne nous aiguillonne plus comme une fièvre dont il faudrait à tout prix augmenter la température. Vivre, donc, ne sert à rien, vivre n’est rien de plus que l’aventure commune de pourceaux dont l’unique but est de se bâfrer sans jamais lever la gueule vers le ciel, à la différence des chiens d'Isidore Ducasse, Lautréamont qui, au moins, étaient épris d’infini.    "Il peut paraître puéril d'être troublé, en pleine guerre, par un incident aussi bête. Mais Didier avait vu sa mère humiliée et ce souvenir devait creuser une ride sur sa mémoire. Peu importe la taille de l'incident qui vous apporte la révélation". C’est ainsi que l’écriture de Paul Gadenne se double à nos yeux d’une vertu éminemment pratique, qui l’incarne un peu plus profondément et lui confère une force et une portée bien éloignées du bruit faux et de la fureur passagères de nos lettres superficielles et cliquetantes. C’est donc l’humilité et la profonde vérité de l’œuvre de Paul Gadenne qui font qu’elle accompagnera toujours l’homme dans sa quête harassante, parce qu’elle ne le trompe pas et ne tend pas devant ses yeux une toile de foire l’empêchant de fixer l’horreur. L’œuvre de Paul Gadenne ne ment pas, ne tend pas un miroir séducteur devant nos yeux qui ne cessent de quêter des visages là où nos écrivains ne leur offrent que quelques masques qui se fendillent d’ailleurs de tous côtés, et révèlent le visage aussi hideux que commun de l’imbécile au sens que Bernanos donnait à cette insulte. C’est aussi cette même humilité et cette même vérité qui font que, jamais, nous ne pourrons reprocher aux romans de Paul Gadenne leur coupable esthétisme, en un mot, leur indifférence à ce qui appartient au règne si fragile de l’homme. C’est la souffrance même du romancier, personnelle avant que d’être écrite, qui a incarné son œuvre dans la chair humble et misérable soumise à la douleur de la maladie, à la séparation, à la mort, mais aussi, dans le même mouvement pascalien qui est le sceau de notre grandeur, mouvement qu’il fut donné au génie de Gadenne d’évoquer sans relâche, à la gloire. Cet abaissement est pourtant élévation, cet effacement est pourtant présence pleine, cette petitesse est pourtant force, réelle force, seule force capable de faire face à la brutalité de notre âge. Cette humilité qui ne s’est jamais payée de mots est celle qui à jamais rendra la balle du bourreau impuissante face à notre irrésistible volonté. Paul Gadenne s’est-il jamais délivré de ses fantômes, son art lui a-t-il jamais apporté une consolation, fût-elle maigrement esthétique ? Oui, d’une certaine façon rien de moins que littéraire puisque, d’un roman à l’autre, du "Vent noir" à "La plage de Scheveningen", c’est l’errance de Caïn qui se poursuit, d’abord condamné à chercher un refuge illusoire dans les ténèbres, en espérant sans relâche de vivre une seule minute de paix.    Bibliographie et références:   - Bruno Curatolo," Paul Gadenne: l'écriture et les signes" - Paul Gadenne, "Siloé"- Paul Gadenne, "Le Vent noir" - Paul Gadenne, "La Rue profonde" - Paul Gadenne, "La Plage de Scheveningen" - Paul Gadenne, "Les Hauts-Quartiers" - Paul Gadenne, "Baleine" - Paul Gadenne, "Scènes dans le château" - Paul Gadenne, "À propos du roman" - Paul Gadenne, "Une grandeur impossible" - Marie-Hélène Gauthier-Muzellec, "La poéthique, Paul Gadenne" - Juan Asensio, "Paul Gadenne" - Didier Sarrou, "Paul Gadenne, le romancier congédié"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
341 vues 4 aime
Par : le 02/05/24
"Que serait-ce quand il faut dans un livre, dans du livre mettre de la réalité. Et au deuxième degré quand il faut dans la réalité mettre de la réalité. Trois tailleurs de pierres travaillent sur un chantier. Quelqu'un passant par là leur demande ce qu'ils font. -Je taille des pierres, soupire le premier. -Je construis un mur", répond le second. -Je bâtis une cathédrale, s'exclame le troisième"."La seule force, la seule valeur, la seule dignité de tout, c’est d’être aimé". Le cinq septembre 1914, tombait au champ d’honneur l’écrivain Charles Péguy, lieutenant au 276ème régiment d’infanterie, mortellement touché d’une balle en plein front près de Villeroy (Seine-et-Marne). Une mort qui est le couronnement de toute une vie et donne un relief particulier à son œuvre, scellée, par le sang versé, aux cités charnelles qu’il sut si bien chanter: "Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle, couchés dessus le sol à la face de Dieu. Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés". Une guerre qui faucha aussi deux semaines plus tard son fidèle ami qui l’avait accompagné sur les routes de Chartres, l’écrivain Henri Alain-Fournier, auteur du "Grand Meaulnes". Maurice Barrès a admirablement bien résumé le sens de la mort de Péguy: "Il est tombé les armes à la main, face à l’ennemi, le lieutenant de ligne Charles Péguy. Le voilà entré parmi les héros de la pensée française. Son sacrifice multiplie la valeur de son œuvre. Il célébrait la grandeur morale, l’abnégation, l’exaltation de l’âme. Il lui a été donné de prouver en une minute la vérité de son œuvre". Tout a été dit sur Péguy dont la figure ne cesse d’intriguer politiques et historiens des idées, qui s’évertuent sans succès à le classer arbitrairement selon les schémas de pensée de l’idéologie dominante. Celle-ci voudrait empêcher qu’un socialiste dreyfusard d’origine modeste soit devenu sans rien renoncer à lui-même, un poète mystique, un chantre de l’enracinement patriotique et un pèlerin de l’espérance chrétienne. Or, Charles Péguy fût tout cela à la fois. Inclassable Péguy dont la pensée est constamment guidée par un même fil conducteur, une quête inlassable et insatiable de vérité. En créant "Les Cahiers de la Quinzaine", en 1900, il assigne à sa nouvelle revue l’ambition de "dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste". C’est au nom de la fidélité à cette même vérité qu’il se séparera de son ami Jaurès, critiquant le parlementarisme bon teint de la République radicale, déplorant le dévoiement de l’idéal de justice qui prévalait encore au début de l’affaire Dreyfus: "La mystique républicaine, c’était quand on mourait pour la République, la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit". Né à Orléans dans un milieu modeste, son père était menuisier et sa mère rempailleuse de chaises, Péguy garda toujours l’empreinte de ses origines. N’écrit-il pas dans "L’argent" (1913), pamphlet contre le matérialisme: "Avant que nous ayons douze ans, tout est joué". Son œuvre n’est-elle pas, dans un certain sens, un perpétuel retour sur son enfance ? Un contact intime, direct et prolongé, presque animal avec la réalité paysanne eut des conséquences d’une incalculable portée sur sa philosophie: réaliste, enracinée, incarnée. Sur son patriotisme: "défense de l’âtre et du feu", de la "terre charnelle" et "des pauvres honneurs de la maison paternelle".Il n’eut qu’à se souvenir de son enfance dans son œuvre entière: la Beauce dans la "Présentation", les châteaux de la Loire dans les "Sonnets", les villages d’Île-de-France dans la troisième "Situation", et dans Ève le "Jardin d’Éden", qui suivent la prodigieuse procession des paysans ressuscités, et les innombrables vers gorgés de réalités rustiques: vignes, chênes et blés, eaux et forêts, soleil et vent. Péguy ne fut pas un paysan poète, mais à coup sûr un poète paysan, fier de l’être.   "Qu'arrive-t-il toujours. Le soir tombe. Les vacances finissent. Il me faut une journée pour faire l'histoire d'une seconde. Il me faut une année pour faire l'histoire d'une minute. Il y a quelque chose de pire que d'avoir une mauvaise pensée. C'est d'avoir une pensée toute faite. Heureux deux amis qui s'aiment assez pour savoir se taire ensemble. L'amour excuse bien des maladresses. Cœur dévoré d'amour fervente joie, mangé de jour en jour vivante proie". Au moment de l’adolescence, Péguy perdit la foi. Un passage de la première"Jeanne d’Arc" suggère que cette révolte du cœur s’est produite très tôt, au moment de la première communion. Boursier, il gravit brillamment les marches de la méritocratie républicaine. Il prépare l’École normale supérieure au lycée Lakanal de Sceaux. D’après son condisciple Albert Mathiez, c’est vers la fin de cette période qu’il devient brièvement "un anticlérical convaincu et pratiquant". Il fait de septembre 1892 à septembre 1893 son service militaire au 131ème régiment d’infanterie, intègre l’École Normale en 1894. Dreyfusard, converti au socialisme sous l’influence de son maître Lucien Herr, le patriote ardent qu’il n’a cessé d’être s’en détache en raison de son caractère matérialiste et dogmatique, tout en ne gardant pas moins une tendresse pour les humbles, nourrie d’un rêve de fraternité et d’amour d’inspiration religieuse. Mais, la rupture définitive avec Jaurès a lieu en 1913 lorsque Péguy se révolte contre le pacifisme de celui qui fut son maître à penser. À ses yeux, il a trahi les intérêts de la nation. Pour lui la nation plonge sa grandeur dans l’histoire millénaire du peuple français et s’enracine dans le christianisme, conception qui inspirera Bernanos et de Gaulle. Parallèlement il revient à la foi de son enfance. Le cinq janvier 1900, paraît le premier des "Cahiers de la Quinzaine", puis en 1910 "Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc". Entre ces deux dates, s’inscrit une période de la vie de Péguy à la couleur très tranchée. Ne vivant que d’abonnements, de souscriptions, d’emprunt, les "Cahiers" ont une existence précaire, mais, dans chacun, l’écrivain s’engage à fond. Tous les sujets y sont traités, aussi bien le débat sur le romantisme, sur la philosophie de Bergson que l’actualité politique avec le scandale des "fiches" exigées par le général André, ministre franc-maçon de laguerre. Il s’oppose à Diderot, Renan, Taine, et s’attaque aux mythes modernes: progrès, science, démocratie et défend avec véhémence la reconquête de l’Alsace-Lorraine. Les collaborateurs affluent alors: Anatole France, Julien Benda, Romain Rolland, André Gide, Daniel Halévy, Alain-Fournier, Ernest Psichari, Jacques Maritain, et Jacques Copeau. La petite boutique du huit rue de la Sorbonne aura été, en ce tout début du XXème siècle, un foyer spirituel, un brasier comparable à ce que fut Port-Royal au XVIIème siècle sur le plan religieux. Mais Péguy ne se réduit pas à la magnifique entreprise des Cahiers. Le "Mystère de la charité de Jeanne d’Arc" est une œuvre neuve, angoissée et imprégnée d’une puissante spiritualité liée à son retour au christianisme. "Quand l’homme manque Dieu, Dieu manque alors à l’homme".   "Il me faut une vie pour faire l'histoire d'une heure. Il me faut une éternité pour faire l'histoire d'un jour. On peut tout faire, excepté l'histoire de ce que l'on fait. Il faut toujours dire ce que l'on voit: surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit. Je ne juge pour ainsi dire jamais un homme sur ce qu'il dit mais sur le ton dont il le dit. Ce que nous disons est souvent grave, sérieux. Le ton dont nous le disons l'est toujours". Entre chaque livre, on découvre la détresse, la souffrance, la douleur. Péguy se reprend avec "La Petite Espérance". Il cherche quelque chose de plus grand, de viril, de fort. Aller au-delà de l’espoir et au-delà du désespoir. Non pas concession de la faiblesse, d'un vague optimisme, mais exigence d’héroïsme, possible seulement dans la vie de la foi. Poète ardent, artisan, compagnon incomparable de la langue française et mystique, son œuvre est imprégnée de sacré, portée par une verve familière. L’été flamboyant de 1910 s’achève sur des cris d’orgueil: "J’ai mis ce "Cahier" sur pied en quatre semaines. À combien d’hommes une telle compensation a-t-elle été donnée ? "Accentuant sa prise de position catholique, il publie "Laudet, un nouveau théologien", archétype du catholique mondainet athée déguisé, il s’en prend à deux formes d’athéisme. L’un révolutionnaire, avec qui tout n’est pas perdu, car "des flambées de charité peuvent y brûler, détournées" . L’autre bourgeois, "avec lequel il n’y a rien à faire", car "c’est un athéisme sans charité, c’est un athéisme sans espérance". Épousant le paradoxe, tenant ensemble les contraires, sa pensée vivante et toujours en mouvement s'est pourtant laissé accaparer par les écoles, voire les chapelles, et non des moindres. La droite nationaliste de Barrès a cru pouvoir le compter parmi les siens, lui qui fut l'un des hérauts acharnés de la défense de Dreyfus. C'est qu'il n'est pas facile à saisir. Mystique et socialiste, écrivain et philosophe, antimoderne car adversaire du positivisme, conservateur et révolutionnaire, défenseur farouche de la liberté, ouvert à l'événement, promoteur de l'aventure et du risque, que l'économie du monde moderne semble avoir jugulés, invitant la subjectivité à inquiéter la science, ami exigeant, ennemi intransigeant, mari fidèle, amoureux passionné mais platonique, philosémite et catholique fervent mais anticlérical, prônant toujours "dans la réflexion sur le fait collectif un individualisme salubre". Ce fils d’Orléans s’attache à la figure tutélaire de Jeanne d’Arc non encore politisée. En elle, il trouve ainsi un modèle d’engagement et de contradiction aussi. Péguy pourrait être considéré comme un "catholique anticlérical" dont la foi dépoussiérerait la religiosité confinée et ouvrirait grandes les églises. Car cette pensée de haute volée se conjugue à ungénie de la langue. Une poésie, un style, qui nécessitent de nos jours, un minimum d’investissement pour être compris.    "Je ne peux pas conter une histoire, on ne voit jamais que le commencement de mes histoires premièrement parce que toute histoire n'est pas limitée, parce que toute histoire est tissue dans l'histoire infinie, deuxièmement parce que, dans leur système, toute histoire elle-même est infinie. Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance, qui demeure aux prés, où tu coules tout bas. Meuse, adieu, j’ai déjà commencé ma partance en des pays nouveaux où tu ne coules pas. Voici que je m’en vais en des pays nouveaux.Je ferai la bataille, passerai les fleuves. Je m’en vais m’essayer à de nouveaux travaux. Je m’en vais commencer là-bas des tâches neuves". Aimer Péguy "ce grand fils demi-rebelle entièrement docile", est une chose. Tenter de le faire aimer en est une autre qui vous oblige à instruire sans répit son procès en réhabilitation, tant sont tenaces les soupçons, les caricatures, les légendes et les contresens dont son œuvre et son destin continuent de faire l’objet. Il n’est pas si simple, de "déboutonner l’uniforme" dans lequel le lieutenant Charles Péguy est mort, "tué à l’ennemi" sur le front de la Marne le cinq septembre 1914. Péguy a contre lui d’avoir été lu à l’envers, si on peut dire, à partir de sa mort héroïque et de sa fin glorieuse, quand il aurait fallu l’aborder à partir de son insurrection première et de son insoumission d’"inglorieux"."L’accès, l’abord, la présentation, l’entrée, l’accueil est beaucoup", disait-il lui-même, "dans la valeur même et dans lateneur et dans la signification. L’heure est venue où Péguy peut être véritablement abordé après avoir été si longtemps anthologisé par les manuels, séquencé par les biographes, récupéré par les politiques et instrumentalisé par les clercs. Charles Péguy nait le sept janvier 1873 à Orléans. Il est le premier et l'unique enfant d'une famille d'artisans modestes. Sa mère et sa grand-mère maternelle sont rempailleuses de chaise. Son père, ouvrier menuisier, a laissé sa santé sur les barricades de 1870. Il meurt alors que Charles n'a que dix mois. Les deux femmes entre lesquelles grandit le petit garçon s'activent du matin au soir pour gagner l'argent nécessaire aux besoins du foyer. Charles, dès qu'il tient debout, s'évertue à les aider. Lever matinal, soins du ménage, tâches modestes qu'il peut accomplir pour aider alors sa mère. Pourtant, rien d'infernal dans cette cadence. Loin de lui paraître accablante, elle reste liée dans sa mémoire au paradis de l'enfance. Chez les Péguy, on est à son compte, on ne subit pas l'autorité du patron. On travaille par nécessité, biensûr, mais aussi par goût, et si l'existence comporte son lot de soucis pour la veuve Péguy et sa vieille mère, le garçonnet ne perçoit de cette vie laborieuse que l'allégresse, le rythme et la satisfaction du travail accompli. L'ardeur à l'ouvrage et l'amour du travail bien fait sont tout le patrimoine de Charles Péguy. Certes il est d'humble origine, mais ce n'est pas un "déshérité". Lorsqu'il observe sa lignée, c'est pour tirer gloire d'une ascendance qui ne comprend ni grand nom, ni fortune, et qui pourtant recueille toute la richesse d'un peuple. "L'anonyme est son patronyme". Par cette formule de la "Note conjointe sur Mr Descartes et sa philosophie", il rend hommage à la foule de ceux qui ont existé avant lui, analphabètes comme sa grand-mère, intelligents et braves comme elle, capables de durer en dépit des épreuves.    "Il me faut une éternité pour faire l'histoire du moindre temps. Il me faut l'éternité pour faire l'histoire du moindre fini. Et pendant ce temps-là, Meuse ignorante douce, tu couleras toujours, passante accoutumée, dans la vallée heureuse où l’herbe vive pousse, O Meuse inépuisable et que j’avais aimée, tu couleras toujours dans l’heureuse vallée, Où tu coulais hier, tu couleras demain. Tu ne sauras jamais la bergère en allée, qui s’amusait, enfant, à creuser de sa main, des canaux dans la terre, à jamais écroulés". Dans "L'Argent", ouvrage paru en 1913, un an avant la mort de Péguy, l'homme de quarante ans nous dépeint le monde de son enfance. C'est un monde idéalisé, paré de toutes les vertus que le présent n'a plus: "De mon temps, on chantait." Le culte du travail, la sobriété des mœurs sont la marque de ce monde révolu. Pourtant, Péguy n'a pas toujours eu ce regard sur son passé. Un autre texte, écrit bien plus tôt et resté inachevé, ajoute une touche d'ironie à la nostalgie des souvenirs. Son titre, à lui seul, est tout à fait révélateur: "Pierre, commencement d'une vie bourgeoise". Le jeune homme qui se penche alors sur son enfance ne la considère pas avec la même indulgence que l'auteur de "L'Argent". Le milieu d'artisans dont il est issu, loin d'incarner toutes les vertus sociales, connaît l'ambition et même une sorte d'arrivisme. La mère du petit Pierre, double de Péguy, lui enseigne à bien travailler, à bien obéir, dans l'espoir d'avoir une honnête situation, une petite retraite, une maison à soi, bref lui transmet un idéal petit-bourgeois avec lequel Péguy prendra ses distances. En dépit de son parcours personnel, s'élever dans la société ne sera jamais pour lui un objectif. Bien au contraire, ce qu'il souhaite, c'est que soit rendu à chacun la dignité de son état: "Tous ensemble et chacun séparément premiers." Voilà sa conception de la démocratie. Aussi ne voit-il qu'une "perversion de l'esprit démocratique" dans la fierté que sa mère tire de sa réussite, et qu'il raille en ces termes: "Que le fils d'un ouvrier mécanicien fût reçu à Saint-Cyr, c'était tout à fait bien. Qu'un fils d'instituteur fût reçu à Polytechnique, c'était mieux encore. Et que le fils d'une rempailleuse de chaises provinciale fût reçu à l'École normale supérieure, c'était la gloire même." L'école est la part la plus précieuse de l'enfance de Péguy. Elle lui adonné sa chance, non en l'extrayant de son milieu, mais en lui permettant d'être lui-même et d'épanouir les dons qu'il avait pour le travail intellectuel. De ses maîtres de l'enseignement primaire, les "hussards noirs de la République", il fait des héros, et sa première école, il nous la dépeint comme un lieu d'enchantement. Cet émerveillement demeure tout au long de ses études. Dans "L'Argent", il évoquera ainsi son entrée en sixième comme une expérience tout à la fois vertigineuse et décisive. Vertigineuse, parce qu'elle le fait accéder à un univers de connaissances insoupçonnées.   "Voyez ce qui nous est arrivé aujourd'hui. Sous le nom de Clio nous n'avions pas assez de fiches pour établir même une pauvre petite thèse complémentaire. Nous n'avions, je pense, que deux fiches. La bergère s’en va, délaissant les moutons, et la fileuse va, délaissant les fuseaux. Voici que je m’en vais loin de tes bonnes eaux, voici que je m’en vais bien loin de nos maisons. Meuse qui ne sais rien de la souffrance humaine, O Meuse inaltérable et douce à toute enfance, O toi qui ne sais pas l’émoi de la partance". "Ce que fut pour moi cette entrée dans cette sixième à Pâques, l'étonnement, la nouveauté devant rosa, rosae, l'ouverture de tout un monde, tout autre, de tout un nouveau monde, voilà ce qu'il faudrait dire, mais voilà ce qui m'entraînerait dans des tendresses."Décisive, parce que sans le discernement de M. Naudy, le directeur de l'école, qui l'orienta vers le lycée alors que ses origines sociales le destinaient plutôt à l'enseignement professionnel, rien sans doute de ses engagements ni de sonœuvre ne serait advenu. Boursier, Péguy poursuit un parcours sans faute jusqu'au baccalauréat. Le concours d'entrée à l'École normale supérieure se révèle un obstacle plus redoutable, et il doit s'y reprendre à trois fois pour être reçu, en1894. Le petit garçon studieux est devenu un jeune homme ardent, qui séduit ses camarades par sa personnalité puissante. Loin de s'enfermer dans l'étude, il se passionne pour le sort des hommes. En khâgne au lycée Lakanal, il fait une collecte auprès de ses condisciples pour les ouvriers en grève de Carmaux. La haute figure de Jaurès le fascine. À l'École normale supérieure, il est l'élève de Romain Rolland et d’Henri Bergson, qui ont une influence considérable sur lui. Nourri de la fleur de l'esprit classique en même temps que des généreux idéaux de l'esprit moderne, Péguy était appelé à concilier en lui les appels les plus divergents et à incarner la totalité de l'esprit français. Jean Jaurès, normalien, professeur de philosophie, est un intellectuel qui a décidé d'entrer dans l'action politique pour promouvoir son idéal de justice sociale. D'abord député de centre gauche, il adhère au socialisme à l'époque où ce courant de pensée, nourri des utopies de la première moitié du dix-neuvième siècle, n'a pas encore subi l'attraction du marxisme. A l'École normale supérieure, Péguy subit l'influence de ce grand aîné, relayée par celle de Lucien Herr, le bibliothécaire de l'École. Avec quelques camarades, il se livre à de grands débats d'idées dans sa chambre, baptisée la "thurne Utopie". Dès 1895, Péguy devient membre du parti socialiste. À l'École normale, il fonde un cercle socialiste et thésaurise des souscriptions pour un futur "journal vrai". Lucien Herr, bibliothécaire de l'École, de 1888 à 1926, l'appuie, et c'est avec le "caïman" de philosophie, Lucien Lévy-Brühl, dreyfusard de la première heure, qu'il s'engage. Il revendiquera bientôt lui-même un engagement dans l'Affaire, antérieur au "J'accuse" d'Émile Zola et à la pétition des intellectuels du douze janvier 1898.    "Mais sous le nom de l'histoire nous allions à tant de fiches que par l'autre bout d'impossibilité il nous devenait impossible d'établir même peut-être une grosse thèse. Toi qui passes toujours et qui ne pars jamais, O toi qui ne sais jamais rien de nos mensonges faux, O Meuse inaltérable, ô Meuse que j’aimais, quand reviendrai-je ici filer encore la laine ? Quand verrai-je tes flots qui passent par chez nous ?" En 1897 il publie sa première "Jeanne d’Arc" dédiée "à tous ceux qui seront morts pour l’établissement de la République socialiste universelle", pour aussitôt démissionner de l’École, se marier civilement, engloutir la dot de sa femme dans lacréation d’une librairie socialiste, devenir un ardent militant dreyfusard et bien sûr échouer à l’agrégation de philosophie et compromettre définitivement la carrière d’enseignant à laquelle il était promis. En 1900, refusant de se soumettre au diktat du congrès des organisations socialistes visant à sacrifier la liberté de la presse à l’unité idéologique, il rompt avec Lucien Herr et Jean Jaurès et se lance en solitaire dans l’aventure des "Cahiers de la Quinzaine" pour "dire la vérité, dire bêtement la vérité bête", dénoncer sans relâche "les arrière-pensées du monde moderne" fondé sur le règne implacable de l’argent, traquer l’idée de derrière la tête de la science moderne, combattre l’orgueil de l’historien fait Dieu, la terreur sociométrique des sociologues, pourfendre l’esprit du système et tous les ismes du parti intellectuel, alerter le siècle sur la menace totalitaire que font peser sur l’avenir ceux qui veulent "faire un cloître à l’humanité". Il va se battre alors aux frontières, il va se battre sur tous les fronts. On ne peut rien comprendre à la colère de ce "mécontemporain" si l’on sous-estime ce qu’a été "le plus grand événement de sa vie morale", son adhésion au socialisme. Il s’y est converti comme on entre en religion, une religion de salut temporel, une véritable mystique que l’affaire Dreyfus qui éclate en 1898 va porter à incandescence. C’est dans l’exaltation de ce qu’il appellera lui-même "un dreyfusisme forcené" que naît le Péguy combattant dont toutes les prises de position et tout le labeur d’écrivain seront animés par le seul désir de ne jamais en finir avec l’affaire Dreyfus. Il refusera l’amnistie que le parti veut accorder aux anti-dreyfusistes de gauche pour sauver son unité. Refuser l’amnistie, c’est pour lui la seule manière de "refuser l’amnésie". L’effritement progressif de son amitié avec Jaurès correspond à ce qu’il appellera dans "Notre jeunesse", "la décomposition du dreyfusisme en France", cas de la dégradation de la mystique en politique. L’affaire Dreyfus est le moment hautement symbolique où son socialisme peut tendre la main à la Jeanne chrétienne, où la solidarité des damnés de la terre peut s’ouvrir à la communion des Saints, où la vocation républicaine de la France peut contribuer à l’avènement du Royaume de Dieu.    "Permettez, dit-elle, que je voie ici encore un symbole, s'il est encore permis d'employer ce mot. Sous mon nom de Clio je n'ai jamais assez de fiches pour faire de l'histoire. O maison de mon père où j’ai filé la laine, où, les longs soirs d’hiver, assise au coin du feu, j’écoutais les chansons de la vieille Lorraine, le temps est arrivé que je vous dise adieu. Tous les soirs passagère en des maisons très nouvelles, j’entendrai des chansons que je ne saurai pas. Tous les soirs, au sortir des batailles nouvelles, j’irai dans des maisons que je ne saurai pas". Péguy s’était éloigné de la religion de son enfance qui lui avait enseigné la réalité de l’enfer éternel qui se présente comme l’effet d’une excommunication divine et qui a pour équivalent, dans l’ordre temporel, la misère qui exclut des humains de la cité terrestre. C’est pour sauver l’humanité de la misère que précisément il avait adhéré au socialisme. Le héros dreyfusard qu’il a été va progressivement entrer en contact avec la réalité de cet enfer contre lequel il a voulu mobiliser toutes ses forces. Par une double expérience. Celle de sa propre exclusion du monde moderne et celle de l’expulsion du monde moderne hors de la vie vraiment vivante. Au fil des années, il va éprouver dans sa chair ce qu’il appelle "l’enfer social moderne laïcisé", cette solitude où l’ont rejeté les modernes, ceux du parti socialiste et ceux du parti intellectuel. Le vingt-huit octobre 1897, il épouse civilement Charlotte-Françoise Baudouin, sœur de Marcel Baudouin, un de ses proches amis décédé, et s'installe avec elle au sept, rue de l'Estrapade. Ils ont quatre enfants. Le trente octobre 1897, il est promu sous-lieutenant de réserve. Un an plus tard, il fonde, près de la Sorbonne, la librairie Bellais, qui sert alors de quartier général au mouvement dreyfusiste. Son échec à l'agrégation de philosophie l'éloigne définitivement de l'université. Cependant, dès 1900, après la quasi-faillite de sa librairie, il se détache de ses associés Lucien Herr et Léon Blum et fonde dans la foulée les "Cahiers de la Quinzaine", au huit, rue de la Sorbonne, revue destinée à publier ses œuvres et à faire découvrir de nouveaux auteurs. Romain Rolland, Julien Benda, Georges Sorel, Daniel Halévy et André Suarès y contribuent. Son retour au catholicisme, dont il avait été nourri durant son enfance, a eu lieu entre 1907 et 1908. En juin 1910 paraît "Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc", qui s'inscrit dans la perspective d'une méditation catholique manifestant publiquement sa conversion. Plutôt que par le mot conversion qui sous-entendrait un rejet de sa vie passée, c'est par un approfondissement du cœur qu'il retrouve la foi.    "Sous mon nom de l'histoire je n'ai jamais assez peu de fiches pour faire de l'histoire. J'en ai toujours de trop. Maison de pierre forte où bientôt ceux que j’aime, ayant su ma partance, et mon mensonge aussi, vont désespérément, éplorés de moi-même, autour du foyer mort prier à deux genoux, autour du foyer mort et trop vite élargi". Ce qui fascine en elle le jeune Péguy, c'est son engagement solitaire au cœur de la mêlée. Bouleversée par le spectacle de la guerre qui ravage les campagnes, elle n'hésite pas à prendre les armes et à se lancer dans "la bataille humaine". La Jeanne de Péguy incarne à la fois la grandeur et les limites de l'engagement individuel. L'œuvre est dédiée à "toutes celles et tous ceux qui auront lutté contre le mal", et particulièrement à celles et ceux qui "auront connu le remède", c'est-à-dire le socialisme. Jeanne d'Arc était seule avec ses voix improbables pour combattre la violence, l'injustice, le pouvoir. Son action, toute éclaboussée de gloire, ne pouvait que sombrer dans l'échec et la mort dégradante. Péguy, lui, croit avoir trouvé dans le socialisme la panacée, et l'on sent dans sa pièce, en contrepoint à l'aventure tragique et singulière de la bergère guerrière, l'assurance de celui qui se sait partie prenante d'un grand mouvement collectif. À partir de 1911, Péguy qui est au tournant de la quarantaine, fait l'amère expérience des déceptions, des ratages et des critiques injustes des milieux académiques après les remous provoqués par l'essai polémique contre Fernand Laudet. Au milieu de tant de difficultés, s'ajoute en 1912, l'inquiétude provoquée par la maladie de Pierre, son second fils. Péguy fait alors le vœu de se rendre en pèlerinage à Chartres, du quatorze au dix-sept juin, parcourant cent quarante-quatre kilomètres en trois jours. Alain-Fournier l'accompagne sur une partie du chemin. C’est ce pèlerinage qui, par la suite, inspira l'œuvre,"Les pèlerinages de Chartres". Péguy célèbre avec flamme des valeurs qui pour lui sont les seules respectueuses de la noblesse naturelle de l'homme, de sa dignité et de sa liberté. D'abord, son humble travail, exécuté avec patience, sa terre, cultivée avec respect, sa famille. "En réalité, il n'y a qu'un grand aventurier au monde, c'est le seul père de famille".   "Quand il s'agit d'histoire ancienne, on ne peut pas faire d'histoire parce qu'on manque de référence. Quand il s'agit d'histoire moderne on ne peut pas faire d'histoire parce qu'on regorge de références. Quand pourrai-je le soir filer encore la laine ? Assise au coin du feu pour les vieilles chansons. Quand pourrai-je dormir après avoir prié ? Dans la maison fidèle et calme à la prière. Quand nous reverrons-nous ? et nous reverrons-nous ? O maison de mon père, ô ma maison que j’aime". Comme écrivain, Péguy adopte d'emblée une position anticonformiste. Pour lui, la personne de l'écrivain est multiple et différente de celle de l'homme. Ils ne coexistent ainsi pas dans la même temporalité et ne vivent plus de la même vie. Les étapes de la construction de la "personne" littéraire de Péguy jalonnent treize ans de publications, de "Jeanne d'Arc" à "Victor-Marie, comte Hugo", des œuvres de jeunesse à "Notre jeunesse".Les pseudonymes se multiplient dans les articles d'avant 1900: Pierre Baudouin, Jacques Daube, Jacques Lantier, Pierre Deloire et quelques-uns de ces noms reparaissent dans les premiers "Cahiers", inaugurés par une "Lettre du provincial adressée à Péguy", lettre supposée d'un lecteur, à laquelle il répond brièvement: l'auteur se construit un interlocuteur et mobilise son destinataire. À la fin de 1900, les "Cahiers" publient "Pour ma maison", puis "Pour moi". En octobre 1901,"Vraiment vrai" signé Péguy, expose le programme des "Cahiers". Enfin, "De la raison", en décembre 1901, préface admonestatrice aux écrits de Jaurès, fait entendre la voix de toutes ces figures, à la première personne du pluriel, pour avertir celui que les dieux perdent ou qui perd ses dieux. De même dans "Notre patrie", "Notre jeunesse". Rappelons que l'entreprise des "Cahiers" réunit une multiplicité d'auteurs. Ce pluriel est peut-être une fiction fondatrice de l'œuvre et la condition fixée à sa mission de chef de chœur assemblant les voix populaires et mystiques qui s'adressent aux puissants où vont prier Dieu ("Les Suppliants parallèles", 1905). "De Jean Coste" (1902) révèle alors où Péguy place sa légitimité. La misère, celle du gérant, est une grandeur de situation qui donne autorité à sa personne. "De Notre patrie" (1905) à "Notre jeunesse" (1910), un second système d'autorité reposera sur la dénonciation de l'adversaire que désigne déjà "Zangwill" (1904). Le monde moderne, dont "la pensée de derrière la tête", formulée alors par Hippolyte Taine et Ernest Renan, est de s'attribuer toute légitimité grâce à la science déterministe. L'enjeu de cette bataille, la conquête du temps.   "Voilà où ils m'ont mis, avec leur méthode de l'épuisement indéfini du détail, et leur idée de faire un infini, à force de prendre un sac, et d'y bourrer de l'indéfini. Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle. Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre. Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre. Heureux ceux qui sont morts d'une mort solennelle. Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles". Péguy a toujours affirmé qu'il n'avait jamais varié. Sa personne finit par comprendre ainsi "l'immense océan de sa silencieuse race", tous les français illettrés, fils d'Adam à qui parlait Dieu et qui parlent Dieu en France et en vers avec "Le Porche du mystère de la deuxième vertu" en 1911, "Le Mystère des saints innocents" (1912), "La Tapisserie de sainte Geneviève" (1912), "La Tapisserie de Notre-Dame" (1913) et enfin les quatrains d'"Ève" (1913). Parallèlement, les œuvres en prose: "Victor-Marie, comte Hugo" ( 1910), "la Note sur M. Bergson" ( 1914), qui concerne aussi Descartes, et la "Note conjointe sur M. Descartes" (1914) qui parle de Bergson, délimitent le terrain stratégique où Péguy se place enfin. Le présent, neuf, jaillissant, déshabitué du passé et des programmes intellectuels d'un avenir tout fait. L'homme du présent, éternellement jeune, est aussi l'homme des légendes, l'homme de la mémoire non écrite, de l'instinct vital et de l'intuition, sa personne s'est "incarnée" dans un peuple élu, dans un moment ressenti comme sacré, le présent, dont il est le témoin sacrificiel et le combattant. S’il est un trait qui caractérise Péguy, c’est son patriotisme. Loin d’être une vague abstraction ou une idéologie, il procède de l’étroite imbrication des intérêts spirituels et de leur enracinement dans la vie d’une nation. "Car le spirituel est lui-même charnel, et l’arbre de la grâce est raciné profond, et plonge dans le sol, cherche jusqu’au fond". Péguy n’est pas nationaliste car pour lui, la nation ne constitue pas l’horizonin dépassable de l’homme: "La patrie n’achève pas l’homme, elle le forme et le protège des destins qui la dépassent".   "Dans sa propre chair d’homme, devant la mort, instantanément il venait de connaître ce que c’est que la faiblesse et que l’infirmité de toute chair d’homme, la faiblesse, l’infirmité de la chair d’homme. Heureux ceux qui sont morts car ils sont retournés dans la première argile et la première terre. Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre. Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés". Péguy fait partie de l'une des dernières générations à avoir fréquenté la classe de Rhétorique. S'il s'est révolté contre le formalisme et ses exercices vains, il a souvent affirmé, en ancien boursier, son idéal des humanités pour tous. À l'art de penser et de parler, cette discipline alliait un imaginaire humaniste et politique. La situation de Péguy est d'autant plus intéressante qu'il était contemporain des réformes de l'enseignement et des recherches modernes sur le style. Lui aussi s'est interrogé sur ce qu'est un style singulier, subvertissant le goût classique prédominant à l'école, autant que les méthodes positivistes. Dans sa prose torrentielle, l'éloquence apparaît à la fois comme l'ennemie et le vecteur de l'expressivité. Qu’on ne s’y trompe pourtant pas, quand Péguy parle de "style", le mot ne signifie pas chez lui le sens assez vague de "manière d’écrire". Dans une étude approfondie des apparitions de ce terme dans les "Cahiers" et des variations sur la formule "le style, c’est l’homme". Dès lors, il ne désigne jamais d’abord un ensemble de procédés valant inscription littéraire, ni même un ensemble d’habitudes linguistiques valant signature personnelle, mais bien un "ton" plus qu’une "forme". Comme toute réflexion moraliste, celle de Péguy s’appuie sur des "lieux", à ceci près que ces lieux n’en sont pas toujours, dès lorsqu’ils s’organisent en un système de contre-valeurs jetées à la face de la contemporanéité. Il importe pour lui que sa prose ne trahisse pas ce qu’il veut toujours être et paraître: un représentant du peuple. Étrange revendication d’une posture de porte-parole qui s’accommode de la construction d’un personnage d’homme en marge, voire d’homme au ban. On ne le donc dira jamais assez. L’écriture de Péguy est largement polémique. Son horizon, c’est le pamphlet. Son arme, plus encore que l’allusion qui assoit son autorité, ce sera l’ironie qui mine celle de l’adversaire et l’humour qui fait du lecteur un complice. Si Péguy a fait des concessions à l’éloquence, il a voulu tenter de se garder de son double caricatural: la grandiloquence. Y est-il parvenu ? Pas toujours. Conséquence du recours au registre mystique.    "Voyez ce que c’est que notre chair, et notre tentation. Il faut veiller. Il faut prier. On n’est jamais tranquille. On n’a jamais un moment de tranquillité, un moment de tranquille. Moi-même votre frère je ne suis jamais tranquille. Car le surnaturel est lui-même charnel. Et l’arbre de la grâce est raciné très profond. Et plonge dans le sol et cherche jusqu’au fond. Et l’arbre de la race est lui-même éternel. Et l’éternité même est dans le temporel. Et l’arbre de la grâce et l’arbre de nature, ont lié leurs deux troncs de nœuds si solennels, ils ont tant confondu leurs destins fraternels. Que c’est la même essence et la même stature". Péguy a cette destinée singulière d'être, parmi les grands écrivains du XXème siècle, celui qui, de son vivant, a été enseveli sous le plus lourd silence de la critique, et qui, depuis sa mort, a provoqué la plus abondante foison d'articles et de volumes. Au final, sa pensée, indissociable du personnage tant il a voulu la vivre profondément, demeure une boussole pour notre temps. Il s’attache aux continuités de notre histoire. Il est celui qui voit dans la méritocratie républicaine la poursuite de l’œuvre monarchique, là où beaucoup d’idéologues s’efforcent d’y dresser une antinomie. Il conçoit la patrie comme l’enracinement des valeurs spirituelles dans une terre charnelle et lui accorde un amour de préférence sans pour autant lui conférer le statut d’idole qui embrasse toutes les dimensions de la personne. Il reste enfin un modèle de ténacité, de liberté et de courage pour avoir inlassablementre cherché la vérité, parfois au prix douloureux de ses amitiés, et incarné ses convictions jusqu’au sacrifice suprême.Au cours de ses années d'intense création littéraire, Charles Péguy est en proie à l'exaltation du poète, mais aussi à des tourments intérieurs. Épris de Blanche Raphaël, une jeune agrégée d'anglais fréquentant la boutique des "Cahiersde la quinzaine", l'écrivain choisit de combattre cette passion par fidélité à sa femme et à sa foi. Il en souffre beaucoup, comme en témoignent les quatrains de "La Ballade" du cœur qui a tant battu, demeurés longtemps inédits. Mais ce renoncement est aussi une fidélité à soi-même, qui porte ses fruits. La cohérence entre la vie et la pensée de Péguy assure la portée de son œuvre. Lieutenant de réserve, il part en campagne dès la mobilisation en août 1914, dans la 19ème compagnie du 276ème régiment d'infanterie. Il meurt le cinq septembre, en Goële, près de Meaux, lieu des combats de la bataille de l'Ourcq à la veille de la première bataille de la Marne, tué d'une balle au front, alors qu'il exhortait sa compagnie à ne pas céder un pouce de terre française à l'ennemi. Il serait mort, selon Victor Boudon, l'un de ses camarades de combat présents à ses côtés, en disant: "Oh mon Dieu, mes enfants". Mémoire des hommes.    Bibliographie et références:   - Jean Bastaire, "Cahier Charles Péguy" - Marie Boeswillwald, "Comprendre Péguy" - Robert Burac, "Charles Péguy, la révolution et la grâce" - Bernard Collignon, "Pourquoi ont-ils tué Péguy ?" - Maurice David, "Initiation à Charles Péguy" - Matthieu Giroux, "Péguy, un enfant contre le monde moderne" - Daniel Halévy, "Charles Péguy et les Cahiers de la Quinzaine" - Jean-Pierre Rioux, "La mort du lieutenant Péguy" - Alain Finkielkraut, "Le mécontemporain, Péguy, lecteur du monde" - André Robinet, "Métaphysique et politique selon Péguy" - Jean-Noël Dumont, "Péguy, l'axe de détresse" - Alexandre de Vitry, "L’individualisme civique de Charles Péguy"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
347 vues 4 aime