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Par : le 23/04/24
"Oh ! Vous, les étoiles, et les nuages, et la brise, que vous importent mes tourments ? Si vous avez vraiment pitié de moi, débarrassez-moi de mes souvenirs, de ma sensibilité, et laissez-moi sombrer dans le néant. Sinon, écartez-vous de moi, laissez-moi seul dans mes ténèbres. Aucun homme ne choisit le mal pour le mal, il le confond seulement avec le bonheur, le bien qu'il cherche. Les travaux des hommes de génie, même poursuivis dans de fausses directions, ne manquent jamais de se révéler, en fin de compte, nettement bénéfique au genre humain". De l'aveu même de Mary Shelley (1797-1851), fille unique de deux écrivains, William Godwin et Mary Wollstonecraft, sa vocation littéraire va de soi. On peut cependant admirer la précocité dont elle fait preuve dans la meilleure et la plus célèbre de ses réalisations littéraires, "Frankenstein", publié en 1818 et commencé au cours de l'été 1816 qu'elle passe en Suisse en compagnie de son mari, le poète Percy Bysshe Shelley, de lord Byron et du Dr Polidori. La lecture commune d'histoires allemandes de revenants, dans leurs traductions françaises, les incite à un défi selon lequel chacun doit tenter, à son tour, d'écrire une histoire de revenants. Mais, seule Mary Shelley réussit à mener son projet à bien. Le pouvoir de sa propre vision imaginative, mais aussi les longues conversations philosophiques qu'entretiennent alors Byron et Shelley sont à l'origine de l'histoire de "Frankenstein ou le Prométhée moderne" ("Frankenstein, or the Modern Promethus"), où s'allient aux mythes de la poésie romantique certains effets de terreur propres au roman gothique en vogue deux décennies plus tôt. Le mythe Frankenstein, tel qu'il se développera par la suite dans la littérature populaire et surtout au cinéma, même si son caractère de "science-fiction" lui est conservé, est le plus souvent en rupture avec l'œuvre d'origine. Celle-ci s'inscrit, de par l'insertion sociale de son auteur, dans un courant littéraire où répondent, comme en écho, le Prométhée délivré ("Prometheus Unbound, 1820") de Shelley, Le "Dit du vieux marin" ("Rime of the ancient mariner", 1798) de Coleridge, ou le "Manfred" (1816) de Byron. Longtemps connue du public averti comme auteur du seul "Frankenstein" et ignorée du grand public, Mary Shelley, depuis environ deux décennies, paraît enfin jouir de la considération littéraire qui lui est due. La plus grande accessibilité des sources primaires et la floraison des études critiques ou biographiques ne parviennent cependant pas entièrement à rendre justice à cette femme d’exception, qui vit le jour le trente août 1797. Le retentissement de son "Frankenstein" a contribué paradoxalement à laisser dans l’ombre, aux yeux du plus grand nombre, la personnalité de l’auteur et le reste de son œuvre. Comme la créature monstrueuse assemblée de toutes pièces par le docteur Victor Frankenstein échappe à son concepteur avant de se retourner contre lui, on a parfois le sentiment que la célébrissime histoire forgée par Mary Shelley, a, dès les origines, acquis une inexorable autonomie par rapport à la romancière britannique. En accédant au statut de mythe et en s’incrustant durablement dans l’imaginaire collectif, la fiction se détache de toute genèse. Mary Shelley a été ainsi la victime de son propre succès. Ne retenir que "Frankenstein" est une mutilation. Mais c’est surtout un grand dommage intellectuel et esthétique, tant il est vrai que telle nouvelle ou tel essai de Mary Shelley, telle page de sa correspondance ou de son journal intime et, bien entendu, ses autres romans, recèlent de vraies beautés et de grandes intuitions. La femme de lettres britannique se révèle une romancière de grand talent.    "Apprenez donc, sinon par mes préceptes, du moins par mon exemple, combien il est redoutable d'acquérir certaines connaissances, et combien plus heureux que l'homme qui aspire à devenir plus grand que sa nature ne l'y destine, est celui qui s'imagine que sa ville natale est le pivot de l'univers". Il s’agit d’appréhender la compagne du poète Percy Bysshe Shelley, fille de l’homme de lettres William Godwin et de l’essayiste préféministe Mary Wollstonecraf, comme membre d’une mouvance de penseurs, de poètes et d’écrivains où se rencontre ce que la Grande-Bretagne, en une période très courte de son histoire littéraire, a produit de plus original et de plus fécond. Chez ses parents, se trouve la clef de bien des problèmes soulevés par l’étude de la vie de Mary Shelley et de ses œuvres. Sans tomber dans un déterminisme naïf, force est de constater qu’en faisant l’impasse sur les origines familiales de cet écrivain-là, on risque de passer à côté de l’essentiel. D’autant que père et mère ont en l’occurrence une influence tout à fait contraignante sur la formation de Mary Shelley. Farouches défenseurs l’un et l’autre de la liberté politique, ils sont eux-mêmes, en termes philosophiques, les adeptes d’un strict déterminisme. Homme de principe, le père de Mary, William Godwin, a voulu, en disciple un peu raide de Locke qu’il était, "forger" un jeune esprit, comme sa femme Mary Wollstonecraft disait sans relâche qu’il était possible de le faire. D’où le primat théorique de la formation dans leur vision de la nature humaine. D’où la légitimité d’une démarche qui vienne, dans la pratique, tester la validité de l’analyse des parents comme l’étendue de la plasticité de leur enfant. La vie de Mary Shelley est à bien des égards une réécriture de celle de ses parents. La mère et sans doute plus encore le père sont à la fois des modèles et des rivaux. L’admiration est le trait le plus ostensiblement affiché. Admiration pour une mère qui meurt quelques jours à peine après la naissance de sa fille, à laquelle il est d’autant plus tentant pour Mary de s’assimiler qu’elle y est unie par une quasi-homonymie. Culte du souvenir pour la génitrice archétypale qu’elle est aux yeux de sa fille, qui, adolescente, lit alors longuement à l’ombre des saules qui se penchent vers sa tombe. Admiration pour un père dont la pensée est omniprésente, mais qui suscite chez Mary des sentiments qui vont parfois bien au-delà de la simple ambiguïté. Mary, qui définit elle-même sa relation à son père d’attachement excessif autant que romanesque, reconnaît que Godwin fut son Dieu jusqu’à ce qu’elle rencontre Shelley. Mary ne résiste pas au plaisir de parler d’elle-même. Non qu’elle soit impudique, c’est le contraire qui est vrai. Toutefois, héritière de la tradition la plus radicale et la plus rationaliste de l’esprit des Lumières, elle vit trop de plain-pied avec les grands noms de la littérature romantique pour songer à récuser l’intrusion du moi.    "Elle mourut paisiblement, conservant sur ses traits éteints l'image de la tendresse. Je n'ai pas besoin de décrire les sentiments de ceux dont les liens les plus chers sont ainsi rompus, la douleur qui s'empare des âmes, le désespoir qui marque les visages. Il faut du temps avant de se rendre compte que l'être aimé que l'on voyait chaque jour près de soi n'existe plus, surtout lorsque sa vie même semblait être une partie de la nôtre, que l'éclat des yeux qu'on a admirés s'est évanoui pour toujours, qu'une voix familière et douce ne vibre plus à nos oreilles". Quant à ses œuvres de fiction proprement dites, elle y transpose volontiers les difficultés qu’elles a connues, les passions, les tragédies, les hantises, sa relation aux systèmes de pensée auxquels elle s’est frottée. En d’autres termes, sa plume lui permet de tirer au clair les interrogations qui sont les siennes. Même si tout décodage direct de l’œuvre paraît pour le moins réducteur, Mary Shelley, sensible et imaginative, pose et recompose dans ses livres, dans ses histoires les épreuves de sa propre vie. Jamais écrivain n’entretint des relations plus paradoxales avec sa propre ascendance que l'auteur. Même si elle n’en eut pas conscience, ce paradoxe n’en représente pas moins une gigantesque ironie du sort et de la nature. Cet être d’exception, fille de deux êtres d’exception, est en effet issue du mariage d’un homme et d’une femme qui non seulement ne se résolurent à sacrifier au rite honni du mariage que pour éviter les inconvénients de la relégation sociale, mais firent tout au long de leur existence profession de mépriser et de dénoncer le principe même d’hérédité ou de lignage, alors qu’ils donnaient le jour à une fille dotée d’une somptueuse ascendance. Père de celle qui s’appellera plus tard Mary Shelley, William Godwin, grande figure du radicalisme libertaire de la fin du XVIIIème siècle et futur "gourou" des plus politiquement extrêmes parmi les romantiques, ne peut supporter que l’on accorde quelque préséance que ce soit au biologique. La transmission héréditaire est l’exemple parfait de ce que la réalité sociale comporte pour Godwin d’inacceptable: de ces "choses comme elles sont", qu’il dénonce avec force en 1794 dans le plus célèbre de ses romans, "Caleb Williams". L’être humain est pour lui le fruit du travail conjoint de la raison et de l’éducation. Légitimer une affinité fondée sur l’instinct ou sur la nature, c’est enfreindre à ses yeux l’omnipotence nécessaire du principe de rationalité, véritable pierre angulaire de l’humaine condition.    "C'est à quoi l'on pense les premiers jours mais quand le temps prouve la réalité du malheur, s'installe l'amertume du chagrin subi. À qui la main effroyable de la mort n'a-t-elle pas enlevé un être cher ? Pourquoi devrais-je décrire une peine que tout le monde a ressentie ou devra ressentir ? Ne pas connaître l'amitié est la pire des infortunes.Tout ce nouveau savoir m'inspirait des sentiments bizarres. L'humain pouvait-il être si puissant, si magnifique, et à la fois si mauvais, si vil ? Se montrer grand, noble, sensible, mais également plein d'abjection et de bassesse?" Mary Shelley est née Mary Wollstonecraft Godwin à Somers Town, petit faubourg londonien au sud de Camden Town, le trente août 1797. Elle est la deuxième enfant de la philosophe féministe, éducatrice et femme de lettres Mary Wollstonecraft, et la première enfant du philosophe, romancier et journaliste William Godwin. Sa mère meurt onze jours après la naissance de l'enfant et Godwin se retrouve seul à élever Mary et sa demi-sœur, Fanny Imlay, née hors mariage de l'union de Mary Wollstonecraft avec le spéculateur Gilbert Imlay. Un an après la mort de sa femme, Godwin lui rend un hommage en publiant "Mémoires de l'auteur de défense des droits de la femme" (1798). Ces mémoires provoqueront le scandale en révélant les liaisons de Mary Wollstonecraft et son enfant illégitime. D'après la correspondance de la gouvernante et femme de charge de William Godwin, l'enfance de Mary est heureuse. Mais Godwin, souvent très endetté, et pressentant qu'il ne peut élever seul ses enfants, décide de se remarier. En décembre 1801, il épouse Mary Jane Clairmont, femme instruite, déjà mère de deux enfants, Charles et Claire. La plupart des amis de Godwin n'apprécient pas sa nouvelle femme, la trouvant querelleuse et irascible, mais Godwin lui est dévoué et le mariage est heureux. Mary Godwin déteste sa belle-mère, probablement, comme le suggère le biographe de William Godwin au XIXème siècle, parce que cette dernière préfère ses propres enfants. Les époux Godwin ouvrent une maison d'édition nommée M.J. Godwin, qui vend des livres pour enfants, ainsi que de la papeterie, des cartes et des jeux. Les affaires ne sont pas cependant florissantes et Godwin est obligé d'emprunter des sommes importantes pour assurer la survie de son entreprise. En 1809, l'affaire de Godwin est proche de la faillite. Il est sauvé de la prison pour dettes par des admirateurs de sa philosophie tels que Francis Place, qui lui prête de l'argent. Mary ne suit pas une scolarité régulière, mais son père assure lui-même en partie son instruction, lui enseignant les matières les plus diverses. Godwin a l'habitude d'offrir à ses enfants des sorties éducatives. Ils ont ainsi accès à sa bibliothèque et côtoient les nombreux intellectuels qui lui rendent visite, comme Samuel Taylor Coleridge, le poète romantique, ou Aaron Burr, aventurier et ancien vice-président des États-Unis.    "Un être humain qui veut se perfectionner doit toujours rester lucide et serein, sans donner l'occasion à la passion ou à un désir momentané de troubler sa quiétude. Je ne pense pas que la poursuite du savoir constitue ainsi une exception à cette règle. Si l'étude à laquelle vous vous appliquez a tendance à mettre en péril vos sentiments et votre goût des plaisirs simples, c'est que cette étude est certainement méprisable, c'est-à-dire, impropre à la nature humaine". Si Godwin reconnaît ne pas élever ses enfants en accord avec la philosophie de Mary Wollstonecraft, telle qu'elle l'avait décrite dans des ouvrages comme "Défense des droits de la femme" (1792), sa fille Mary reçoit cependant une éducation poussée et rare pour une fille de son époque. Elle a une gouvernante, un professeur particulier, et lit les manuscrits de son père portant sur l'histoire grecque et romaine pour les enfants. En 1811, et durant six mois, elle est mise en pension à Ramsgate. À quinze ans, son père la décrit comme "particulièrement audacieuse, quelque peu tyrannique, ayant l'esprit vif. Sa soif de connaissances est sans limite et la persévérance qu'elle met dans chacune de ses entreprises est inébranlable". Pour cristalliser tant de tendances prometteuses mais latentes, pour donner une forme constructive et volontariste à tous ces dons, pour leur apprendre à trouver l’expression la plus appropriée, il était en effet nécessaire que Mary rencontrât une force de stimulation particulière. Cette stimulation, à la fois affective et intellectuelle, prit l’aspect avenant et le discours fulgurant de Percy Bysshe Shelley, dont la jeune Mary devint en peu de temps l’admiratrice, la maîtresse puis l’épouse. C’est en 1812 que la fille de Godwin rencontre celui qui va devenir, au sens le plus fort du terme, l’homme de sa vie. En novembre de cette année, au lendemain de son premier retour d’Écosse, la jeune fille voit en effet Percy pour la première fois. Accompagné de son épouse Harriet, Shelley est invité ce jour-là à la table du philosophe-romancier, dans la maison du 41, Skinner Street. Le jeune homme est de longue date un admirateur de la prose de Godwin et des principes cultivés par ce dernier. Même marié, à supposer que cela puisse être un obstacle, il a de quoi attirer l’attention de Mary. De haute taille, il possède une beauté délicate à l’excès et presque féminine avec ses boucles blondes et ses yeux bleus. Godwin lui-même est frappé par ce physique ravageur. On l’entendra dire ainsi un jour qu’il est dommage que tant de beauté soit unie à tant de malfaisance. Plus tard, les œuvres de Mary Shelley verront surgir de multiples avatars de cette beauté juvénile qui n’est pas loin de brouiller les frontières entre l’homme et la femme. On songe au charme androgyne du prétendu Ricciardo, héros de "A Tale of the Passions", dont la finesse de traits s’explique lorsque l’on apprend que c’est en fait une jeune fille déguisant son identité pour des raisons politique.    "Si cette règle avait toujours été observée, si les hommes renonçaient à toute tâche de nature à compromettre la tranquillité de leurs affections familiales, la Grèce n'aurait pas été asservie, César aurait alors épargné son pays, l'Amérique aurait été découverte par petites étapes, sans que fussent anéantis les empires du Mexique et du Pérou. Ah ! Que les sentiments des humains sont variables ! Et combien étrange est cet attachement que nous portonsà l'existence ! Même si elle ne nous dispense que peines et chagrins !"  Mary et Percy commencent à se rencontrer secrètement au cimetière St Pancras, sur la tombe de Mary Wollstonecraft, ils tombent amoureux. Elle a presque dix-sept ans, lui près de vingt-deux. Au grand dam de Mary, son père désapprouve cette relation, essaye de la combattre et de sauver la "réputation sans tache" de sa fille. Au même moment, Godwin apprend l’incapacité de Shelley de rembourser ses dettes pour lui. Mary, qui écrivit plus tard "son attachement excessif et romantique pour son père", est désorientée. Elle voit en Percy Shelley la personnalisation des idées libérales et réformistes de son père durant les années 1790, et notamment celle que le mariage est un monopole tyrannique, idée qu’il avait défendue dans l’édition de 1793 de Justice politique mais qu'il désavoua plus tard. En juillet 1814, le couple s’enfuit en France, emmenant Claire Clairmont, mais laissant alors derrière eux la femme enceinte de Percy. Après avoir convaincu Mary Jane Godwin, qui les avait poursuivis jusqu’à Calais, qu’ils ne voulaient pas revenir, le trio voyage alors jusqu’à Paris, puis jusqu’en Suisse, à travers une France récemment ravagée par la guerre." C’était comme de vivre dans un roman, comme d'incarner une histoire romanesque" se rappelle Mary Shelley. Durant leur voyage, Mary et Percy lisent des ouvrages de Mary Wollstonecraft et d’autres auteurs, tiennent un journal commun, et continuent leurs propres écrits. À Lucerne, le manque d’argent les oblige à rentrer. Ils voyagent alors jusqu’au port danois de Marluys, pour arriver à Gravesend (Angleterre), dans le Kent, en septembre 1814. La situation qui attend Mary Godwin en Angleterre s’avère semée de difficultés qu’elle n’avait pas toutes prévues. Avant ou pendant le voyage, elle est tombée enceinte. Elle se retrouve avec un Percy sans argent, et, à la grande surprise de Mary, son père ne veut plus entendre parler d’elle. Enceinte et souvent malade, Mary Godwin doit faire face à la joie de Percy à la naissance de son fils et de celui d’Harriet Shelley à la fin de 1814 et à ses très fréquentes sorties avec Claire Clairmont. Le vingt-deux février 1815, elle donne naissance à une fille prématurée de deux mois, qui a peu de chances de survie. En mai 1816, Mary Godwin, Percy Shelley, leur fils et Claire Clairmont partent pour Genève. Ils ont prévu de passer l'été avec le poète Lord Byron, dont Claire est enceinte. Le groupe arrive à Genève le quatorze mai 1816, et Mary se fait appeler Mme Shelley. Byron les rejoint fin mai, avec un jeune médecin, John William Polidori, et loue la villa Diodati à Cologny, un village dominant le lac Léman.    "Bien que multiples, les péripéties de l'existence sont moins variables que le sont les sentiments humains. Si je suis méchant, c'est que je suis malheureux. Ne suis-je pas repoussé et haï par tous les hommes? Toi, mon créateur, tu voudrais me lacérer et triompher de moi. Souviens-t 'en et dis-moi pourquoi il me faudrait avoir davantage pitié de l'homme qu'il n'a pitié de moi ?" Percy Shelley loue une maison plus modeste, la Maison Chapuis, au bord du lac. Ils passent leur temps à écrire, à faire du bateau sur le lac, et à discuter jusqu'au cœur de la nuit. Entre autres sujets, la conversation tourne autour des expériences du philosophe naturaliste Erasmus Darwin, au XVIIIème siècle, dont on prétendait qu'il avait ranimé de la matière morte, et autour du galvanisme et de la possibilité de ramener à la vie un cadavre ou une partie du corps. Autour du foyer de la villa Diodati, les cinq amis s'amusent à lire des histoires de fantômes allemandes, le "Gespensterbuch" traduit en français sous le titre "Fantasmagoriana", ce qui donne à Byron l'idée de proposer à chacun d'écrire sa propre histoire fantastique. Peu après, rêvant éveillée, Mary conçoit l'idée de "Frankenstein". Byron et un autre ami, John William Polidori, écrivent "Le Vampire", un court récit qui lança le thème du vampirisme en littérature. Mary, alors âgée de dix-neuf ans, signa pour sa part "Frankenstein". Au début de l'été 1817, Mary Shelley termine "Frankenstein", qui est publié anonymement en janvier 1818. Critiques et lecteurs supposent que Percy Shelley en est l'auteur, puisque le livre est publié avec sa préface et dédié à son héros politique, William Godwin. À Marlow, Mary rédige le journal de leur voyage continental de 1814, ajoutant des documents écrits en Suisse en 1816, ainsi que le poème de Percy, "Mont Blanc". Le résultat est "Histoire d'un circuit de six semaines", publié en novembre 1817. La période qui commence pour Mary Shelley est placée, en un premier temps, sous le double signe de la quotidienneté domestique et de l’affect. Avec le couple Shelley et le petit William, Claire Clairmont s’installe elle aussi à Marlow, ainsi qu’une petite fille, née en janvier, fruit des amours tumultueuses de Claire et de Byron. D’abord prénommée Alba, l’enfant sera baptisée l’année suivante sous le nom de Clara Allegra Byron. Mary annonce la nouvelle au père dans une lettre qu’elle signe du nom de "Mary W. Shelley." Cette naissance, comme on le verra, ne stabilisera pas, tant s’en faut, la relation entre le poète Lord Byron et Claire. Comme souvent, les écrits intimes que Mary produit alors accordent une large place aux détails de l’existence.Tandis que le journal a le statut de liste de lectures, elle n’hésite pas dans ses lettres à aborder les détails triviaux.    "J'entrevoyais encore d'autres possibilités. Provoquer l'apparition de fantômes et de démons était une chose que mes auteurs favoris disaient tout à fait réalisable. Évidemment mes incantations demeuraient sans effets, mais j'attribuais mes échecs plutôt à des erreurs dues à mon inexpérience qu'à un manque de savoir-faire ou à une carence dans les théories de mes éducateurs. Rien n'est plus pénible à l'esprit humain, après que les sentiments ont été surexcités par une succession rapide d’événements, que le calme plat de l'inaction". En voyageant, ils s'entourent aussi d'un cercle d'amis et de connaissances qui va souvent se déplacer avec eux. Le couple consacre son temps à l'écriture, la lecture, l'apprentissage, le tourisme et la vie en société. Pour Mary, l'aventure italienne est cependant gâchée par la mort de ses deux enfants, Clara, en septembre 1818 à Venise, et William, en juin 1819 à Rome. Ces pertes la laissent dans une profonde dépression et l'isolent de son mari. Pendant quelque temps, Mary Shelley ne trouve de réconfort que dans l'écriture. La naissance de son quatrième enfant, Percy Florence, en novembre 1819, diminue quelque peu son chagrin, même si elle pleurera la mémoire de ses enfants perdus jusqu'à la fin de sa vie. L'Italie offre aux Shelley, à Byron et autres exilés, une liberté politique inaccessible chez eux. Malgré le lien avec ses deuils personnels, l'Italie devient pour Mary Shelley "un pays que le souvenir peindra comme un paradis". Leurs années italiennes sont une période d'activité intellectuelle et créative intense pour les deux Shelley. Pendant que Percy compose une série de poèmes majeurs, Mary écrit le roman autobiographique "Matilda", le roman historique "Valperga" et les pièces "Proserpine" et "Midas". Le bord de mer permet à Percy Shelley et Edward Williams de profiter de leur "jouet idéal pour l'été", un nouveau voilier. Le premier juillet 1822, Percy Shelley, Edward Williams, et le capitaine Daniel Roberts naviguent le long de la côte jusqu'à Livourne. Une semaine plus tard, Percy Shelley et ses amis reprennent la route du retour. Ils n'atteindront jamais leur destination. La mort de son époux n’est pas un simple deuil pour Mary Shelley. Si cruelles qu’aient été ces épreuves-là, elle n’est pas de même nature que la disparition, à une exception près, de tous les petits êtres qui faisaient leur commune descendance. Cette mort n’est pas de ces pertes que l’on guérit. En vérité, ce qui suit le naufrage du Don Juan ne peut être compris qu’au travers de la logique d’un basculement affectif et quasi ontologique. D’emblée Mary décide, par une sorte de décret, que la disparition de son cher Percy produit en elle une forme de mort "morale" et qu’elle vaut condamnation à la douleur perpétuelle. Tout se passe comme si sa propre vie, ou ce qu’il en reste, n’était désormais que le théâtre d’un dialogue avec la mort, sous le regard d’un Shelley disparu. Au reste, sans aller jusqu’à nourrir des pensées suicidaires, que lui interdit l’attention qu’elle porte à son enfant, elle intègre sa mort au nombre de ses attentes, voire de ses espérances. Avec toute l’ambivalence inhérente à la sensibilité romantique, elle s’approprie alors une solitude qui est faite de désarroi et de réconfort.    "Bien long, en vérité, est le temps qui s'écoule avant que l'on puisse se résigner à l'idée que plus jamais l'on ne reverra l'être cher que l'on avait chaque jour auprès de soi et dont la vie même était comme une partie de la vôtre. Tu as tort, répondit le démon. Au lieu de menacer, je me contente de raisonner avec toi. Si je suis méchant, c'est que je suis malheureux. Ne suis-je point repoussé et haï par tous les hommes ? Toi, mon créateur, tu voudrais me lacérer, et triompher de moi. Souviens-t 'en, et dis-moi pourquoi il me faudrait d'avantage avoir pitié de l'homme qui n'a pitié de moi ? Pour toi, ce ne serait pas un assassinat si tu pouvais me précipiter dans l'une de ces crevasses et détruire mon corps, que tu as fabriqué de tes mains. Respecterai-je l'homme, alors qu'il me méprise ?" Une fois Mary Shelley réinstallée en Angleterre, le récit de sa vie peut être mené plus rondement. La tension en est moins forte. Elle est moins fertile aussi en événements très marquants, rien en tout cas n’égale ce qu’ont été en leur temps la rencontre avec Shelley, la découverte de l’étranger, la mort du partenaire. Plus qu’avant, la structure en devient cyclique. Le vécu cède désormais le pas à l’œuvre, ou à la consolidation de la cellule familiale. La Mary Shelley que l’on retrouve dans son pays natal souffre d’une instabilité psychologique profonde et de toute évidence pathologique. Cyclothymique, elle passe alors alternativement par des phases de grande dépression et de soulagement, ou de relative ataraxie. Les pages de son journal intime traduisent assez bien la récurrence des symptômes. En janvier 1824, niant symboliquement un travail de réadaptation qui pourtant s’accomplit, elle se dépeint littéralement comme une exilée, comme une prisonnière, tandis que l’éloignement lui embellit l’Italie. Et de juger sa situation comme particulièrement déprimante. Elle recourt, pour rendre compte de son état d’esprit, à la mélancolie, affirmant, pour faire bonne mesure, qu’elle n’a jamais autant désiré la mort. Entre 1827 et 1840, Mary Shelley est écrivain et éditeur. Elle écrit "Perkin Warbeck" (1830), "Lodore" (1835)et "Falkner" (1837). Elle écrit l'essentiel des cinq volumes des "Vies des hommes de lettres et de science les plus éminents", qui font partie de la "Cabinet Cyclopaedia" de Dionysius Lardner. Elle écrit également des histoires pour des magazines féminins. Mary continue à n'aborder alors qu'avec circonspection d'éventuelles aventures amoureuses. En 1828, elle rencontre l’écrivain français Prosper Mérimée, qui lui fait la cour, mais la seule lettre encore existante qu’elle lui ait adressé est une lettre brève et sans ambiguïté de rejet de sa déclaration d’amour.    "Qu'il vive donc avec moi, et qu'on nous laisse faire échange de prévenances. Alors, au lieu de lui porter préjudice, c'est avec des larmes de gratitude que je le comblerai de bienfaits pour l'avoir accepté. Mais cela ne peut être: les sens de l'homme créent des barrières insurmontables à notre union. Je ne me soumettrai pourtant pas à une servitude abjecte. Je me vengerai du tort que l'on m'a fait. Si je ne puis inspirer l'amour, je causerai la peur". En1848, Percy Florence épouse Jane Gibson St John. Mariage heureux, Mary et Jane s’apprécient mutuellement. Mary habite avec son fils et sa belle-fille à Field Place, dans le Sussex, berceau ancestral des Shelley, à Chester Square, à Londres, et les accompagne durant leurs voyages à l’étranger. Les dernières années de Mary Shelley sont altérées par la maladie. Dès 1839, elle souffre de migraines et de paralysie de certaines parties du corps, ce qui l’empêche parfois de lire et d’écrire. Elle meurt à l’âge de cinquante-trois ans, le premier février 1851, à Chester Square. Son médecin soupçonne une tumeur cérébrale. D’après Jane Shelley, Mary Shelley a demandé à se faire enterrer avec sa mère et son père. Mais Percy et Jane, jugeant la tombe de St Pancras "épouvantable", choisissent de l'enterrer à l’église St Peter, à Bournemouth, près de leur nouvelle maison de Boscombe. Si le premier roman de Mary Shelley a la violence de la foudre, le dernier qu’elle livre au public possède en revanche la douceur melliflue d’un relatif apaisement. Pourtant, de même que "Frankenstein" n’était pas que récit d’horreur ou conte gothique, "Falkner" ne laisse pas non plus un goût de mièvrerie. Dans cette ultime étape de son itinéraire romanesque, en effet, Mary Shelley fait apparaître la rémanence du danger et de la tragédie. Chaque roman offre au fond un fragment de la tragi-comédie humaine, avec ses incertitudes, ses vices, ses peurs, et toujours ses destructions sauvages. La justice n’est cependant pas totalement impuissante, "Falkner" le suggère, face à l’immensité tragique. Bel exemple de balancement et de sagesse. Que dire de celle qui a côtoyé non sans gourmandise les originaux de son époque, a systématiquement cultivé l’étrangeté au-delà même de l’étranger, a été frappée non seulement des coups du sort les plus funestes, mais de dangers théâtraux et pittoresques, elle qui ne dédaigne la compagnie des aventuriers ? On est tenté de faire de Mary Shelley vieillissante une bourgeoise assagie récupérée par les forces du conformisme. On ne saurait oublier l’éclat souvent chaotique de cette vie romantique ni les intuitions littéraires fulgurantes qui modèlent aujourd’hui encore nos mythes et notre imaginaire.    Bibliographie et références:   - Betty T. Bennett, "Romantism of Mary Shelley" - Jane Blumberg, "Mary Shelley's early novels" - William D. Brewer, "Romantism of Mary Shelley" - Charlene E. Bunnell, "Sensibility in Mary Shelley's novels" - J. A. Carlson, "Mary Shelley" - Jean Bruno, "Mary Wollstonecraft Shelley" - Pamela Clemit, "Beyond Frankenstein" - Gregory O'Dea, "Mary Shelley after Frankenstein" - Haifaa Al Mansour, "Mary Shelley" (film 2017) - Anne K Mellor, "Mary Shelley: her life, her monsters" - Alain Morvan, "Mary Shelley et Frankenstein" - Emily W Sunstein, "Mary Shelley: romance and reality" - Daniel E. White, "Journals of Mary Shelley"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le 23/04/24
Vous pouvez trouver ce livre dans les bonnes librairies ou sur Amazon Dans la masse des romans érotiques, "Pour me baiser, demandez-lui !" d'Edouard Offershare sort du lot son audace et son authenticité. Le livre plonge les lecteurs dans la vie intime de Lola et de son partenaire, explorant les thèmes du candaulisme, de la domination, et de lasoumission féminine avec une sincérité troublante. D'emblée, le livre interpelle par son titre provocateur et son contenu qui reflète les nuances complexes d'un couple qui explore des pratiques sexuelles hors normes. Le récit est se fait vrai et intense, c'est un témoignage qui oscille entre la fiction romancée et la réalité crue. Cette dualité captive et invite à la réflexion sur la nature des relations et des désirs humains. La prose d'Offershare est directe, parfois crue, parfois tendre. Elle peut être saluée pour son absence de clichés et sa capacité à immerger complètement le lecteur dans l'expérience des protagonistes. Le récit est un mélange d'introspections profondes et de descriptions explicites qui ne manquent pas de provoquer des réactions variées. Un autre lecteur souligne que le livre se "lit facilement sans marquer les esprits", ce qui pourrait suggérer une accessibilité qui peut soit plaire soit décevoir selon les attentes en matière de littérature érotique. Ce livre illustre également un amour peut-être inconditionnel, où voir son partenaire avec d'autres est perçu comme un acte d'amour ultime et sublime. Le candaulisme est traité non pas comme un simple fantasme, mais comme un véritable mode de vie qui défie les conventions sociales et personnelles. Avec "Pour me baiser, demandez-lui !", Offershare ne se contente pas de raconter une histoire; il invite ses lecteurs à questionner leurs propres perceptions de la fidélité, de l'amour et du désir. Ce roman, véritable fenêtre ouverte sur le monde souvent méconnu : le candaulisme, est un incontournable pour quiconque s'intéresse à l'évolution des relations amoureuses et des pratiques sexuelles dans la littérature contemporaine. Vous pouvez trouver ce livre dans les bonnes librairies ou sur Amazon (Livre découvert grace à Mme Angie)
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Par : le 20/04/24
Bonjour à toutes et tous, connaissez vous la ménophilie ?  Voici une petite définition La ménophilie, également connue sous le nom de fétichisme menstruel, est une forme de fétichisme. Cela relève des paraphilies, appelées troubles de la préférence sexuelle. Les personnes touchées sont excitées par la période féminine. Plus il y a de sang et / ou d’odeurs, plus elles aiment ! Personnellement je suis très attiré par les menstruations féminines, dans mon adolescence j'ai eu la chance de rencontrer une petite amie qui adorait se faire lécher pendant ses règles, c'est de la que m'est venue cette passion. Autrefois tabou ce fétichisme fait l'objet de plusieurs publications. Je la placerais un peu comme l'uro. Alors les soumises / soumis qu'en pensez vous ? Et vous Mesdames les dominatrices ? Le pratiquez vous avec vos soumises ou soumis. Trouvez vous cela dégoûtant ? Ou hmmm je serai bien tenté.... Merci pour votre attention.
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Par : le 20/04/24
"On appelle défauts ce qui, chez les gens, nous déplaît, et qualités ce qui nous flatte. Pour le primitif l'art est un moyen, pour le décadent, il devient un but. On méprise l'aumône qui est dure, mais on ne se méprise pas d'être si complètement dépourvu de véritable charité". Incarnation pour beaucoup du poète pur et intransigeant, Pierre Reverdy (1889-1960) fonda son autorité sur une pratique sans faille du poème où perça jusqu’à la fin un sens aigu de l’évolution des formes poétiques. Mais également sur une réflexion visant à dégager les "moyens" propres à la poésie et ceux, non moins spécifiques, d’autres arts comme la peinture. Car s’il fut un "phare" de la poésie du XXème siècle, c’est aussi parce qu’il s’affirma en publiant des textes théoriques et esthétiques susceptibles de désencombrer lucidement l’idéologie moderniste de son temps. Assise sur sa pratique autant que sur sa parole théorique, cette autorité ne s’imposa pas seulement à ses cadets surréalistes, qui du reste s’essayèrent parfois à en secouer le joug. De nombreuses générations de poètes jusqu’à nous ont en effet continué à se référer périodiquement à l’auteur de "Plupart du temps" et du "Livre de mon bord". "Legs de Reverdy" s’émerveillait Breton dans "L’Amour fou", au point de faire de sa rencontre fortuite avec ce "legs", rappelé par le titre d’une affiche légale pointée par René Char sur les murs d’une mairie, un événement majeur de hasard objectif. Et si Soupault comme Aragon surent également rendre hommage à celui qui fut à jamais à leurs yeux "le poète exemplaire", la fascination n’épargna ensuite ni la génération de Cadou et son école de Rochefort, ni celle des poètes nés de l’après-guerre, Du Bouchet et Dupin en tête, ni encore aujourd’hui, par des manifestations réitérées d’intérêt et de gratitude peu communes à l’égard d’un poète mort voici plus de soixante ans, les générations contemporaines. Et il ne faudrait pas oublier ici les peintres, les artistes, qui lurent aussi et continuent à lire passionnément Reverdy, de Picasso, Braque et Juan Gris, à, plus près de nous, Simon Hantaï, Gérard Titus-Carmel et François Rouan. Cependant, si l’influence de Reverdy et de son œuvre est un fait qui se constate régulièrement, le contenu et les modalités de cette transmission ne sont pas sans poser problème, et c’est aux questions qu’ils soulèvent que le présent ensemble voudrait apporter quelques réponses. D’une part en effet l’œuvre de Reverdy, par sa singularité, continue d’opposer une résistance notable aux efforts de description et de commentaire. L’œuvre de Reverdy pose en outre la question de la subsistance d’une forme de transmission au cœur de la modernité. C’est en cela qu’elle révèle l’existence d’une "tradition moderne". Par "tradition moderne", nous n’entendons pas le retour, encore moins la revanche ou le triomphe de la tradition dans la modernité. Plutôt en réalité, une tradition qui se cherche et se réinvente alors.   "Il n'y a pas d'amour sans souffrance et il ne peut pas y avoir de christianisme sans amour. On est plus durement prisonnier de la haine que de l'amour". Il s’agit en première approximation de tout ce qui, dans la modernité, par-delàl es mots d’ordre de singularité, d’autonomie, de table rase, d’intransitivité, travaille souterrainement à la transmission de savoirs et de pratiques, de questions partagées, tout ce qui contribue à la constitution d’un langage collectif et favorise l’apparition d’une communauté à elle-même. Reverdy lui-même ne l’entendait pas autrement, lui qui se revendiquait tout autant agent de la modernité que de la tradition: "Nous nous rattachons à une pure tradition de poésie", n’hésitait-il pas à proclamer en mars 1918 dans ce numéro de "Nord-Sud" rendu célèbre par le fameux texte sur l’image invoqué plus tard par Breton dans son premier "Manifeste du surréalisme". Pareille revendication d’une appartenance à la tradition pouvait, et peut toujours, surprendre venant d’un poète soucieux de se situer à l’extrême pointe des avant-gardes littéraires de son époque, voire de toute de la modernité artistique. D’autant que cette affirmation, loin d’être isolée, était alors largement amplifiée dans le même numéro de revue par une de ces "mises au point" dont Reverdy avait le secret et qui s’intitulait précisément "Tradition". Néanmoins si le directeur de "Nord-Sud" y revendiquait nettement son aspiration à la tradition, c’était bien à la condition de la redéfinir, en la déclarant profondément compatible avec le mouvement moderne. Sous sa plume, l’innovation devenait en effet indispensable à la perpétuation d’un apport artistique commun: "Créer grâce à une sensibilité nouvelle, servie par des moyens nouveaux appropriés, des œuvres qui, par leur différence, sont un apport de plus au domaine de l’art, c’est rester dans la tradition. C’est le seul effort qui soit utile". Rejoindre cette tradition vivante, tel est dès lors le but avoué du créateur moderne. Redéfinie par Reverdy comme un niveau d’excellence, la tradition devient implicitement un autre nom de la valeur littéraire, et s’obtient donc au prix d’un effort d’innovation réussi. N’est-ce pas ainsi afficher l’ambition de produire des classiques de la modernité littéraire ? Des classiques qui, au même titre que ceux d’autrefois, atteignent ce statut grâce à la nouveauté durable qu’ils introduisent ? Rien de réactionnaire ici: la prise de position de Reverdy en faveur de la tradition lui permet bien de se démarquer fermement des traditionalistes et des néoclassiques bornés de son temps, férus de répétitions en tous genres, mais aussi des tentations qu’Apollinaire pouvait lui-même nourrir en ce sens, notamment dans sa conférence intitulée "L’Esprit nouveau et les poètes". La poésie de Reverdy naît tout armée, comme une Minerve anxieuse.   "La gloire est un vêtement de lumière qui ne s'ajuste bien qu'aux mesures des morts. L'infini, c'est la limite ou l'échec de nos facultés d'appréciation et de mesure". Ensuite nous la verrons se diversifier, doter le poème envers d’une forme nouvelle, réfléchir ses propres principes dans une esthétique aux dimensions de l’art moderne, et revenir au plus près de sa source spirituelle. Si Reverdy est tout entier dans les Poèmes en prose, cela veut dire que son esthétique y est à l’œuvre. C’est en effet non des recueils en eux-mêmes, mais du travail de création qui les a suscités, que cette esthétique se dégage. Elle donne une forme générale et explicite aux principes intuitifs auxquels la poésie obéissait, et qui à ce stade n’existaient encore, outre les discussions auxquels ils avaient donné lieu, que par les effets qu’ils déterminaient. De même le rêve préexiste à son élucidation, qui n’en est pas le sujet, et la théorie se forme à côté de l’expérience onirique. En revanche les enjeux littéraires qui sont impliqués par le choix d’un titre tel que "Poèmes en prose" ne peuvent manquer d’être conscients. ils se situent sur un autre plan, mais entre les deux apparaissent des points de tangence. Donner à sa première œuvre publiée le titre de "Poèmes en prose" est une démarche à la fois modeste et orgueilleuse. Modeste par la neutralité du terme et le refus d’un mot faisant image, tel qu’"Illuminations" ou plus tard "Capitale de la douleur". Mais cette modestie avait été le fait de Baudelaire et de Mallarmé, et récemment encore de Fargue. En la circonstance, c’était se réapproprier en en proposant un nouveau modèle, simple, cohérent et moderne, un genre instable, toujours en attente d’une définition, et qui en se répandant risquait de se perdre dans l’élégance facile des chroniques et des pages de littérature. Le geste ne s’accompagne d’aucune justification. Lui seul a valeur de manifeste. On sait que cette démarche revêt une autre dimension. Quoi qu’on puisse en penser, Reverdy a devancé Max Jacob. Nouveau Jacob de ce nouvel Esaü, il l’a dépouillé de son droit d’aînesse. Aborder la question de la présentation chez Pierre Reverdy, c’est assurément se situer au point d’articulation entre sa réflexion théorique d’une part, où la notion de "présentation" s’affirme comme un concept-clé, et sa pratique poétique d’autre part. Or c’est cette articulation qui est problématique dans son cas d’authentique poète, de praticien talentueux, voire génial, uni à un théoricien. Théorie et pratique sont-elles cohérentes chez Reverdy ?   "II y a des hommes qui ont le sens de la réalité, et d'autres à qui il fait totalement défaut. L'amour sans les actes n'est que la plus grande illusion supportée par un mot des plus courts". Certes la poésie a toujours été présentée. Ni "Les Ardoises du toit" ni même le "Coup de dés" de Mallarmé ne modifient en cela la nature ancestrale de la poésie. Mais avec Reverdy ce geste est repensé, on serait tenté de dire: non repensé mais pensé, la crise du vers libre à la fin du dix-neuvième siècle ayant révélé les défaillances d’une pensée de la présentation poétique, sensibles notamment dans la domination du paradigme musical sur un paradigme visuel pourtant plus pertinent. Pensé donc, mais conjointement mis en pratique, avec des interactions mais peut-être aussi des distorsions entre théorie et pratique. Dans le discours théorique de Reverdy en 1918, donc juste avant le tournant de 1919 et l’arrivée en force des surréalistes, la notion de présentation revient comme un leitmotiv, presque un mot d’ordre, sans jamais toutefois donner lieu à la création d’une étiquette de groupe comme c’est alors à la mode. Il n’y aura pas d’art ni de poésie dite "présentative" ou "présentativiste" revendiquée pour faire pièce à d’autres "ismes". Reverdy se méfiait des étiquettes de groupe. Chaque fois, sous sa plume, le mot présentation apparaît en couple avec celui de représentation, sur le mode de l’opposition. D’abord dans un curieux compte rendu des "Ardoises du toit" publié dans "Nord-Sud", composé par Reverdy lui-même à la manière des "critiques-réclames" qu’Apollinaire faisait sous pseudonyme de ses propres ouvrages dans les journaux. Pris dans les rafales du temps, glissement lent des plis du jour sur les plis des jours, la poésie de Reverdy s’éloigne pour les lecteurs négligents. Pierre Reverdy, l’ermite de Solesmes, est un poète passé de mode, lui qui fut longtemps considéré comme le plus grand. On préfère maintenant des liqueurs plus fortes comme les éclats de silex de René Char, ou les jongleries verbales de Gherasim Luca ou Jacques Roubaud. Mais il est tant de poèmes de Reverdy pour lesquels je donnerais les œuvres complètes de ceux-là. Notre Narbonnais aux sourcils noirs, à la mèche combattante et à l’accent épais et râpeux comme le vin lourd de la Clape, est décrété trop monotone. Certes bien sûr il a écrit des centaines de poèmes, mais en fait toujours les mêmes vous dit-on, comme ce pauvre Vivaldi avec ses concertos. C’est ne rien vouloir comprendre aux mouvements imperceptibles de l’infini. Mais qui encore écrit comme cela de nos jours, qui va aussi loin dans la réalité du silence ? Sa lecture demande la complicité des nuits haletantes où tout est suspendu.   "Qu'est-ce que c'est qu'un grand homme méconnu ? C'est comme un arbre dont les branches constamment taillées et retaillées le laisseraient se développer d'abord tout en racines. L'épanouissement en hauteur n'en serait que plus luxuriant après, mais ceci n'est dit que pour l'œuvre. De l'homme, autant dire, évidemment, que ce n'est rien". Une suite de mots infiniment simples, d’objets familiers, de sensations connues, et leur mise en ligne dans le poème conduit aux grands mystères. En se mélangeant ces morceaux de briques élémentaires font un château hanté. Sa poésie semble se refermer hautaine sur de l’ombre entrevue, elle nous ignore nous de l’autre côté de la feuille blanche, elle nous résiste, nous sourit comme un sphinx. À vous de voir et de savoir nous dit-elle, chat noir parmi les chats noirs. Il a fait partie de l’équipage du Bateau-Lavoir, jusqu’en devenir l’astrolabe. Il est le théoricien de la poésie et du cubisme. Reverdy aura été ce charbonnier au fond des forêts des fougères d’images et des arbres sombres, il aura allumé bien des feux où le quotidien a fait naufrage. Il a traqué "Cette émotion appelée poésie". Il lui a fait rendre gorge. On veut tendre les mains pour saisir les sens du texte, celui-ci se dérobe, se replie, s’enfuit de l’autre côté de la page. Oui chez Reverdy tout est dans les replis. Mais ils semblent tissés de rosée et d’inquiétude, alors on n’ose les dérouler. Il procède par replis, lentes énumérations, lisières des choses. Mais contrairement aux surréalistes, il refuse le hasard non contrôlé des images. Et il refuse d’être un simple médium passif du monde. Lui l’ascétique, le converti au catholicisme en 1926, et très vite désillusionné, refuse le jeu. Il met toujours son existence en balance dans ses mots. Ses poèmes "ne sont qu’entre les lignes". Il faut les deviner, passer par leur ambiguïté, leurs flaques de silence et de verre, leurs tourbillons d’ombre, leur musique d’ombre. L’univers de Reverdy est un univers mouvant, incertain. Il faut savoir s’y perdre, se chercher dans ses déchirures, ses signes énigmatiques. Il met les mots à la suite "comme un tas de pierres". Ils continuent à tenir debout malgré tous les vents du temps.   "Mémoire sans éclat où rien n'est enfermé. Esprit qui se rendort aussitôt qu'éveillé. La nuit d'un œil hagard contemple le désastre". Pourtant il nous faut lentement déplier les strates d’émotions, faire sécher sur la table des sentiments les draps humides de ses dérobades. Ses poèmes refusent de fournir la moindre aspérité où s’accrocher, pas de prise, le vertige plus bas, il faut escalader à mains nues en créant ses propres voies. Et nul ne vous assure, vous tomberez tout au fond, sans rappel aucun. Pas de chemin, pas de balise, une zone proche de celle que décrivait Tarkovski dans "Stalker", on sait que s’y trouve une source d’éternité, d’apaisement, mais on ne la voit qu’avec un cœur pur, donc jamais. La poésie de Reverdy se situe dans une autre échelle de temps, qui paraît immobile pour nous, qui vit à l’intérieur de lui-même. Inquiet, il regardait vivre le monde et ne voulait pas le suivre. Il se fait grand silence dans les poèmes de Pierre Reverdy. Les mots sont inquiets, ils font le guet, les chemins tournent vers le rien, le temps est suspendu mais cela doit être un piège, il va nous tomber dessus, au-delà du toit. Les catastrophes sont tapies, elles ne se montrent pas, on voit leurs ombres à contre-lune. Une porte craque, et en se refermant sur elle-même elle tombe dans le grand vide. Les choses lentement s’effacent, tombent alors au ralenti dans ce drôle d’espace-temps que sont les poèmes de Reverdy. Toute en impression fugitive, sa poésie semble rester la patte en l’air, figée par ce qu’elle seule a vu, et que nous ne voyons pas encore. Ce descendant d’une lignée de tailleurs de pierre savait ce que voulait dire le geste juste, le geste sobre, le geste d’éternité. Son père lui avait appris le vent dans la montagne, la lecture et l’écriture. Il connaissait le poids du pain, le poids des choses, la difficulté de l’amour. Une inquiétude qui sourd, un climat de suspension avec le terrible tapis devant la porte. Quelque chose est passé ou va passer, et le simple frémissement du vent est peut-être notre heure dernière. Des mots élémentaires, des phrases courtes, simples à pleurer. Des ombres furtives de mots. La poésie de Reverdy ne dit pas, elle chuchote. L’angoisse est aux aguets. Le temps s’arrête. L’invisible marche de long en large. Ses pas craquent jusqu’à nous. Pudique il parlait peu de sa vie, il sera simplement mentionné qu’il est né le treize septembre 1889 à Narbonne, qu’il aura été imprégné des odeurs de la Montagne et de la mer, qu’il aura connu Paris et ses artistes dès 1910.   "La poésie a été mise au monde par l'homme et elle ne peut être ailleurs que dans lui, mais il la cherche dans la nature comme s'il l'avait laissé échapper". Là il débarque dans les brumes de la ville et des locomotives. Il aura froid, il aura faim. "En ce temps-là le charbon était devenu aussi précieux et rare que des pépites d’or et j’écrivais dans un grenier où la neige, en tombant par les fentes du toit, devenait bleue". Il parlera peinture comme ses amis peintres, Juan Gris, Picasso, Braque. Il parlera poésie comme ses amis poètes, Apollinaire, Max Jacob. Ses premiers poèmes en prose sont de 1915. Sa revue emblématique "Nord-Sud" est lancée début 1917. Avoir quasiment instauré sur terre la religion du surréalisme ne lui suffira pas. L’immensité de ses manques ne pouvait se résoudre dans la traque de l’invisible et du surréel. Ses doutes et son cheminement spirituel le conduisent à rompre avec le brillant littéraire et s’installer à Solesmes en 1926, aux portes de l’abbaye. Il n’a même pas trente-sept ans. Il ne trouvera jamais la clé de la porte, et comme dans un conte de Kafka, restera dans l’antichambre où le gardien lui dira que cette porte n’était que pour lui. Veilleur, il n’aura pas vu l’ennemi venir car "la prière est inconnue aux habitants de l’ombre". Le dix-sept juin 1960, il meurt à soixante-et-onze ans, à Solesmes, dans "cet affreux petit village où il fait toujours froid". Dans la solitude et l’exigence. Il voulait alors vivre et mourir dans la même tempête, ce fut une tempête de silence et de questions. Il écrira peu en ce lieu, toujours tendu vers Paris. Sa poésie est traces de passage, avertissement des feuilles qui craquent, de la nuit qui rôde. Il est totalement limpide, dangereusement limpide, aux frontières de la transparence et de la disparition. Nous ne sommes plus sur la terre ferme, mais dans l’infini volatil. Pierre Reverdy est le cristal de l’attente, il sait rendre le flottement dans les flaques des jours, et ses mots en marge sont "une lutte contre le réel tel qu’il est". Il rend palpable ce qui ne peut être retenu, ce qui se dissout dans une angoisse tapie, et dans la déchirure des nuits froissées. Il retisse l’invisible dans la couture de l’incertain. Il fait de la poésie "un réel humanisé" en transformant par sa création le quotidien en l’énergie de drames intérieurs que nous ne pouvons que deviner. Un grand mystère passe sur la poésie de Reverdy. Grande est sa fascination. Un souffle obscur où il est question de lui, question de nous. Tous ces manques, ces absences, ces trous de mots, sont emplis de cette vie qui nous cristallise. La poésie de Reverdy est lourde, lourde de sens, et lucide, secrètement aimantée par les rêves des pierres. Une flamme sourde. Mouvants reflets d’un monde très proche et étranger à la fois. Dans sa poésie une étrange partie se joue. Nous ne voyons pas les cartes. Et c’est pourtant notre destin qui se joue face à nous et sans nous. Le vent se tait, la voix se tait. Sans bruit, la neige de ses mots tombe sur nous. Grâce lui soit rendue.     Bibliographie et références:   - André du Bouchet, "Envergure de Pierre Reverdy" - Claude Cailleau, "Dans les pas de Pierre Reverdy" - Michel Collot, "Reverdy selon Du Bouchet" - Michel Collot, "Horizon de Reverdy" - Jean-Claude Coquet, "La poésie de Reverdy" - Valéry Hugotte, "Vertige de la poésie, Pierre Reverdy" - Odysseas Elytis, "Pierre Reverdy entre la Grèce et Solesmes" - Mortimer Guiney, "La Poésie de Pierre Reverdy" - Gil Pressnitzer, "Pierre Reverdy, une poésie aux aguets" - Jean-Baptiste Para, "Pierre Reverdy" - Gaëtan Picon, "Poétique et poésie de Pierre Reverdy" - Jean Rousselot, "Pierre Reverdy"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le 19/04/24
"Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers, picoté par les blés, fouler l’herbe menue: rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds. Je laisserai le vent baigner ma tête nue. Je ne parlerai pas, je ne penserai rien, mais l’amour infini me montera dans l’âme, et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien, par la nature, heureux comme avec une femme. Assez vu, la vision s’est rencontrée à tous les airs. Assez eu, rumeur de ville, le soir, et au soleil, et toujours. Assez connu, les arrêts de la vie. Ô Rumeurs et Visions. Départ dans l’affection et le bruit neufs". "Départ". Ce titre de poème hante le destin de Rimbaud, lu volontiers comme l'annonce de ce qui sera un geste sans retour, l’abandon de la poésie. Pourtant, ce jeune homme résolu aura inscrit, au cœur même de son œuvre, une mise en mouvement, dont sa vie témoignera comme une poésie en acte. Feuilleter ainsi l’œuvre de Rimbaud peut revenir à mettre ses pas dans les formulations: "Je m’en allais, j’irai en avançant". "Départ" récuse le connu au sein même des "Illuminations", Il est la forme la plus fidèle d’une vie marquée par l’itinérance, forme épurée, lapidaire, emblématique d’une vie à l’intérieur de laquelle l’écriture s’insérera comme un aspect, privilégié certes, d’une aventure qui demeure exceptionnelle, placée sous le signe de la fulgurance. L’infatigable marcheur a largué les amarres. "Bateau ivre", il se livre à une attitude de scandale, interpelle quelques interlocuteurs, rédige rageusement une série de poèmes qui seront livrés à la publication, brocarde ses pairs, décide d’une rupture sans retour pour parcourir le monde. Écrire se révèle comme l’une des facettes d’une quête radicale, sans concession, visant l’affirmation d’une vraie vie. Lorsqu’il se donne congé de l'activité littéraire, Rimbaud se met en partance. Pour cela, il s’adonne à l’apprentissage de langues étrangères afin de sillonner des pays, ainsi qu’à l’exercice de métiers hétéroclites. Sans doute a-t-il pressenti combien l’aventure artistique ne pouvait aucunement constituer pour lui un cadre d’inscription pour son énergie désirante. Mallarmé a dit qu’il s’opéra vivant de la poésie. Certes, il quitte le cercle des poètes, mais précisément en accomplissant les prescriptions de Ronsard par le corps. Ce qui le porte excède la poésie. Œuvre et biographie se fondent, s’aventurent. Un beau matin de l’année 1854, le vingt octobre plus précisément, naît Jean Nicolas Arthur Rimbaud ou "l’homme aux semelles de vent", de Frédéric Rimbaud et Marie Catherine Cuif. Le jeune homme, dès son plus jeune âge, s’illustre par ses succès scolaires et son caractère rebelle. Il écrit, alors âgé de sept ans, "À mort Dieu" sur un mur d’église. Alors que ses réussites semblent lui promettre un avenir radieux, son professeur de quatrième, Mr Perette, pressent déjà toute la complexité du garçon: "Il finira mal. Rien de banal ne germera dans sa tête. Ce sera alors le génie du Bien ou du Mal".   "J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. La nature est un spectacle de bonté. Le sommeil d'amour dure encore, sous les bosquets l'aube évapore". Il est le deuxième enfant d'une paysanne, Vitalie Cuif, venue vivre à Charleville, et d'un militaire qui longtemps servit en Afrique, le capitaine Frédéric Rimbaud. Arthur a un frère aîné, Frédéric. Deux sœurs, Vitalie et Isabelle, compléteront cette famille vite appelée à se défaire. Le capitaine abandonne son foyer. Les enfants désormais vivent alors sous la sévère tutelle de leur mère, que Rimbaud appelle la"mère Rimbe", "la daromphe" ou la "bouche d'ombre" en souvenir du poème homonyme de Victor Hugo. Petite ville, petits esprits. Comment sortir de ce monde du second Empire sur lequel Napoléon III, surnommé Badinguet, exerçait son pouvoir ? Rimbaud découvre le milieu scolaire et, par là, paradoxalement, une certaine forme d'évasion, celle qui passe par les livres et les langues. Il s'évade dans les narrations qu'on lui donne et surtout dans ces étranges compositions en vers latins, exercices imposés aux collégiens de cette époque. Il brille dans ces morceaux imitatifs où, à sa manière, il réinvente le langage. On reconnaît ses mérites, et pour la première on le publie alors dans le très sérieux "Bulletin de l'Académie de Douai". Puis ce sont ses premiers poèmes en langue française, "Les Étrennes des orphelins". Dès l'âge de huit ans, Rimbaud fréquente l'Institut privé Rossat, à Charleville. En 1865, il entre au collège. C'est sur les bancs du collège qu'il rencontre Ernest Delahaye. Né un an avant Rimbaud, Delahaye noue avec le jeune Arthur des liens d'amitié qui se prolongeront toute sa vie. Certaines des lettres échangées entre les deux hommes ont été conservées et sont importantes pour retracer la vie du jeune poète, mais surtout aussi pour comprendre son rapport à la création littéraire. Au collège, Arthur se révèle vite être un "fort en thème" peu commun, remarqué et encouragé alors par ses professeurs. En 1869, Rimbaud a quinze ans. Toujours collégien, c'est un excellent latiniste: "Jugurtha", publié avec trois autres de ses compositions latines dans "Le Moniteur de l'Enseignement Secondaire" lui vaut alors le premier prix du concours académique. Entré en classe de rhétorique, il rencontre Georges Izambard. Cet enseignant lui fait lire Victor Hugo,Théodore de Banville, Rabelais et lui ouvre sa bibliothèque. La mère de Rimbaud n'apprécie pas l'amitié entre le jeune garçon et le professeur qui ne correspond pas à l'éducation stricte qu'elle entend donner à ses enfants. Izambard jouera un rôle important pour Rimbaud. il conserve notamment ses premiers textes dont l'ouvrage "Un cœur sous une soutane".   "Ah, quel beau matin, que ce matin des étrennes. Chacun, pendant la nuit, avait rêvé des siennes. De quel songe étrange où l'on voyait joujoux, bonbons habillés d’or, étincelants bijoux, tourbillonner, danser une danse sonore, puis fuir sous les rideaux, puis reparaître encore". En mai 1870, Rimbaud envoie à Banville trois poèmes, espérant leur publication dans la revue du "Parnasse contemporain": "Sensation", "Ophélie, et "Credo in unam", intitulé plus tard "Soleil et Chair". Ces vers ne seront pas publiés mais une revue, "La Charge" , lui ouvre deux mois plus tard ses pages pour "Trois Baisers", connu sous le titre "Première Soirée". À la fin du mois d'août, Rimbaud quitte Charleville pour gagner Paris. Le dix-neuf juillet, la France est entrée en guerre contre la Prusse. Rimbaud espère sans doute assister à la chute de l'empereur, affaibli par la bataille de Sarrebruck. Il est arrêté dès son arrivée dans la capitale. Il appelle Izambard à l'aide. Le professeur parvient à gagner Paris, fait libérer le jeune homme et le reconduit à Charleville à la fin du mois de septembre. En octobre Rimbaud fugue une nouvelle fois. Il part pour Bruxelles, puis Douai où il débarque dans la famille de Georges Izambard. Il y recopie plusieurs de ses poèmes. Ce recueil que Rimbaud confiera au poète Paul Demeny, ami d'Izambard, est connu sous le nom de "Cahier de Douai". Il participe probablement aux événements de la Commune de Paris pour laquelle il semble s'être passionné. C'est sans doute à ce moment qu'il compose "Les déserts de l'amour", où mûrit déjà ce qui fera le corps de la "Saison en enfer". Cette année-là, Rimbaud rencontre Auguste Bretagne. Cet employé aux contributions indirectes de Charleville a connu Paul Verlaine à Arras. Bretagne, passionné de poésie, féru d'occultisme, buveur d'absinthe encourage le jeune poète à écrire à Verlaine. Rimbaud, aidé de Delahaye qui joue les copistes, envoie quelques poèmes. Verlaine s'enthousiasme pour ces textes qu'il diffuse dans son cercle d'amis. Il prie Rimbaud de le rejoindre à Paris. À la fin du mois de septembre, il débarque dans la capitale. C'est sans doute juste avant ce voyage qu'il compose le "Bateau Ivre". À Paris, Rimbaud loge d'abord chez les parents de Mathilde, la femme de Verlaine, mais il se rend indésirable, et est bientôt contraint de se réfugier chez Charles Cros, Forain et Banville. Le jeune poète participe avec Verlaine aux dîners des "Vilains Bonshommes" et aux réunions du "Cercle Zutique" au cours desquelles la joyeuse bande compose alors des pastiches dont certains sont consignés dans un cahier, désigné par ses quatre éditeurs sous le nom d'"Album Zutique".   "On s'éveillait matin, on se levait joyeux, la lèvre affriandée, en se frottant les yeux, on allait, les cheveux emmêlés sur la tête, les yeux tout rayonnants, comme aux grands jours de fête". Les deux poètes hantent les cafés du Quartier latin. Ils mènent une vie dissolue, de provocation en beuverie. Mathilde Verlaine, excédée, quitte alors Paris pour Périgueux avec son fils. Verlaine, troublé par ce départ, écrit à sa femme une lettre suppliante. Mathilde lui fait savoir qu'elle n'acceptera de rentrer que si Rimbaud est renvoyé. En mars 1872, Rimbaud regagne les Ardennes. Mais Verlaine parvient à le faire revenir à Paris en mai. Il ne loge plus chez les Verlaine, mais dans une chambre rue Monsieur-le-Prince, puis à l'hôtel de Cluny. Début juillet, Rimbaud et Verlaine partent pour la Belgique. Mathilde découvre alors à Paris les lettres que Rimbaud a adressées à son mari de février à mai. Elle part aussitôt pour Bruxelles pour tenter de récupérer Paul. Verlaine accepte dans un premier mouvement de rentrer à Paris mais s'esquive au dernier moment. Début septembre, Rimbaud et Verlaine sont en Angleterre. Leur misère est grande et Verlaine est préoccupé par le procès en séparation de corps que Mathilde vient de lui intenter. Les deux poètes se séparent, Rimbaud retrouvant les Ardennes à la fin du mois de décembre. À la mi-janvier 1873, Rimbaud reçoit une lettre de Verlaine qui se dit malade et mourant de désespoir à Londres. La mère de Paul, toujours prompte à tout faire pour son fils, se rend à son chevet. Elle offre à Rimbaud l'argent du voyage. En avril, Verlaine et Rimbaud passent d'Angleterre en Belgique. Peu après, il rentre à la ferme familiale de Roche. Il commence à rédiger" Une saison en enfer". Mais Rimbaud s'ennuie. il rencontre de temps en temps Delahaye et Verlaine à Bouillon, à la frontière franco-belge. C'est là que Verlaine entraîne à nouveau Rimbaud vers l'Angleterre, à la fin du mois de mai. Les deux hommes se querellent et Paul prend au début du mois de juillet l'initiative d'une rupture. Il laisse Rimbaud sans un sou à Londres et gagne la Belgique, espérant renouer avec sa femme. L'échec de la tentative de réconciliation le conduit à rappeler Rimbaud auprès de lui à Bruxelles, mais les deux hommes se querellent encore. Verlaine tire deux coups de feu sur son ami qu'il blesse au poignet. Rimbaud est conduit par Verlaine et sa mère à l'hôpital Saint-Jean où il est soigné.   "Et les petits pieds nus effleurant le plancher froid, aux portes des parents tout doucement toucher, on entrait, puis alors les souhaits en chemise, Les baisers répétés, et la gaieté permise". Madame Verlaine persuade son fils de laisser partir Rimbaud mais, sur le trajet qui mène le trio à la gare du Midi, Verlaine porte la main à la poche où se trouve son revolver. Rimbaud s'affole et trouve la protection d'un agent de police. Arthur ne souhaite pas porter plainte, mais l'affaire est aux mains de la justice belge, Verlaine écope de deux ans de prison. Rimbaud n'est que légèrement blessé. Il sort de l'hôpital le vingt juillet et passe l'hiver dans la ferme familiale de Roche. En mars 1874, Rimbaud se trouve à Londres en compagnie de Germain Nouveau, un ancien du cercle zutique qui l'aide à copier des poèmes des "Illuminations", mais ce dernier décide bientôt de rentrer à Paris. Rimbaud se retrouve seul et désemparé. Il donne alors des leçons de français puis se résigne à retourner dans les Ardennes. Un an plus tard, il part pour l'Allemagne. Il est embauché comme précepteur à Stuttgart. Fin mars 1875, Rimbaud quitte Stuttgart avec, maintenant, le désir d'apprendre l'italien. Pour ce faire, il traverse la Suisse en train et, par manque d'argent, franchit le Saint-Gothard à pied. À Milan, une veuve charitable lui offre alors opportunément l'hospitalité. Il reste chez elle une trentaine de jours puis reprend la route. Victime d'une insolation sur le chemin de Sienne, il est soigné dans un hôpital de Livourne, puis est rapatrié le quinze juin à bord du vapeur "Général Paoli". Débarqué à Marseille, il est à nouveau hospitalisé quelque temps. Après avoir mûri des projets pour découvrir d'autres pays à moindres frais, Rimbaud reprend la route en mars 1876, pour se rendre en Autriche. Le périple envisagé tourne court. Dépouillé en avril à Vienne par un cocher puis arrêté pour vagabondage, il est expulsé du pays et se voit contraint de regagner Charleville. Désormais, il mène une vie de vagabondage, avec l'idée de trouver un emploi dans ce monde moderne. Ingénieur, agent de cirque, mercenaire. On le verra successivement dans tous ces rôles en Europe et même à Java, qu'il atteint en 1876 avec d'autres légionnaires volontaires recrutés par l'armée coloniale holandaise. Il déserte, revient sous un nom d'emprunt, Edwin Holmes, à bord d'un bateau de faible tonnage qui manque de naufrager.   "La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. La vie est la farce à mener par tous. Ah, voici la punition. En marche. Votre cœur l'a compris, ces enfants sont sans mère. Plus jamais de mère au logis et le père est bien loin". La suite de ces pérégrinations le mènera par deux fois à Chypre, en 1879 et 1880. Il doit interrompre ce deuxième séjour pour une cause qui reste peu claire, mais on peut croire qu'il prit la fuite à la suite de la mort, accidentelle ou motivée, de l'un des ouvriers qu'il avait sous sa coupe. Après avoir fait escale dans plusieurs ports de la mer Rouge, il se fixe à Aden où, pour le compte de l'agence des frères Bardey, il surveille un atelier de trieuses de café. Mais très vite il va servir, comme employé d'abord, comme directeur ensuite, dans leur factorerie de Harar, cette importante ville de quarante mille habitants au sud de l'actuelle Éthiopie. Harar n'appartenait pas encore aux Abyssins, mais était administrée par des égyptiens. Là, Rimbaud fait alors du commerce, achetant de l'ivoire, du café, de l'or, du musc, des peaux, en vendant ou échangeant des produits européens manufacturés. Il reconnaît aussi quelques régions jusque-là inexplorées, comme l'Ogadine, et transmet régulièrement un rapport à la Société Française de Géographie. En 1885, il signe en janvier un nouveau contrat d'un an avec Bardey. Lorsque, en juin, il entend parler d'une affaire d'importation d'armes dans le Choa, il dénonce son contrat et s'engage dans l'aventure. Il s'agit de revendre cinq fois plus cher à Ménélik, roi du Choa, des fusils d'un modèle devenu obsolète en Europe, achetés à Liège. Parti en novembre pour Tadjourah prendre livraison des fusils et organiser une caravane qui les acheminera jusqu'au roi, Rimbaud est bloqué plusieurs mois par une grève des chameliers. Il en profite pour nouer de nouveaux contacts.   "L'étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles, l'infini roulé blanc de ta nuque à tes reins, La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles et l'homme saigné noir à ton flanc souverain". En avril, la caravane est enfin prête à partir quand Rimbaud apprend l'ordre transmis par le gouverneur d'Obock. À la suite d'accords franco-anglais, toute importation d'armes est interdite dans le Choa. Rimbaud cache son stock dans le sable afin d'éviter une saisie. Il se plaint auprès du Ministère des affaires étrangères français, fait diverses démarches. Apprenant en juin qu'une expédition scientifique italienne est autorisée à pénétrer dans le pays, il s'arrange pour se joindre à elle. Malgré l'abandon de Labatut, principal instigateur de l'affaire et la mort de l'explorateur Soleillet, il prend en septembre la tête de la périlleuse expédition. Une chaleur de soixante-dix degrés pèse sur la route qui mène à Ankober, résidence de Ménélik. Il ignore que, pendant ce temps, "La Vogue" publie en France des vers de lui et une grande partie des "Illuminations". Il arrive à Ankober le six février, mais le roi est absent. Il doit gagner Antotto à cent-vingt kilomètres de là. Le roi l'y reçoit, accepte les fusils mais fait des difficultés au moment de payer. Il entend déduire de la facture les sommes que Labatut mort récemment d'un cancer lui devait, et invite Rimbaud à se faire régler le reste par Makonen, le nouveau gouverneur de Harar.   "J'ai tendu des cordes de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse. Un soir, j’ai assis la beauté sur mes genoux et je l’ai trouvée amère". Rimbaud fait donc route vers Harar, avec l'explorateur Jules Borelli. Il parvient à se faire payer par Makonen, mais il n'a rien gagné sinon, comme il l'écrit au vice-consul de France à Aden le trente juillet, "vingt et un mois de fatigues atroces". À la fin du mois de juillet, il part au Caire pour se reposer. Rimbaud est épuisé, vieilli, malade. "J'ai les cheveux absolument gris. Je me figure que mon existence périclite", écrit-il à sa famille. Dans une lettre au directeur d'un journal local, "Le Bosphore égyptien", il raconte son voyage en Abyssinie et au Harar. Les lettres envoyées à la fin de cette année témoignent de ce découragement. Rimbaud se plaint de rhumatismes et son genou gauche le fait souffrir. Il a pourtant assez de courage pour faire paraître dans le journal "Le Bosphore égyptien" une étude traitant de l'intérêt économique du Choa. Ce travail sera transmis à la Société de Géographie. Rimbaud songe un moment à se rendre à Zanzibar, puis à Beyrouth, mais un procès, lié à l'affaire Ménélik, le rappelle en octobre à Aden où il tente sans succès de faire du commerce. Rimbaud est à Aden au début de l'année 1888. En mars, il accepte de convoyer une cargaison de fusils vers Harar, mais renonce alors à une seconde expédition. Peu de temps après, il fait la connaissance d'un important commerçant d'Aden, César Tian, qui lui offre un poste de représentation à Harar. Rimbaud accepte, d'autant plus qu'il pourra en même temps travailler à son compte. Pendant trois ans, Rimbaud importe, exporte, mène ses caravanes à la côte. Mais il souffre de plus en plus.   "Les soirs d’été, sous l’œil ardent des devantures, quand la sève frémit sous les grilles obscures, irradiant au pied des grêles marronniers, hors de ces groupes noirs, joyeux ou casaniers, Je songe que l’hiver figera le Tibet, d’eau propre qui bruit, apaisant l’onde humaine, et que l’âpre aquilon n’épargne aucune veine". En 1891, Rimbaud est atteint d'une tumeur cancéreuse au genou droit, aggravée par une ancienne syphilis. Le quinze mars, il ne peut plus se lever et se fait transporter à Zeilah sur une civière. Il s'embarque pour Aden: "Je suis devenu un squelette, je fais peur", écrit-il à sa mère le trente avril. Le neuf mai, il se fait rapatrier et arrive le vingt-deux mai à Marseille où il entre à l'hôpital de la Conception. L'amputation immédiate de la jambe s'avère nécessaire. La mère de Rimbaud accourt alors à Marseille. Le vingt-cinq, l'opération a lieu. Rimbaud est désespéré. "Notre vie est une misère, une misère sans fin. Pourquoi donc existons-nous ?", écrit-il à sa soeur Isabelle le vingt-trois juin. À la fin du mois de juillet, Rimbaud, en a assez de l'hôpital. Il retourne à Roche où sa sœur Isabelle le soigne avec dévouement. Mais la maladie progresse et l'incite a revenir à Marseille où il compte sur les bienfaits du soleil et aussi sur la possibilité d'un retour en Afrique où ses amis l'appellent. Il arrive à Marseille à la fin août, en compagnie d'Isabelle qui l'assistera jusqu'à sa mort. Son état empire, il se désespère. Après une courte période de rémission, Rimbaud connaît plusieurs semaines d'atroces souffrances. Sa sœur parvient à lui faire accepter la visite d'un aumônier qui conclura bien légèrement à la foi du moribond. Il meurt le dix novembre. Il est âgé de trente-sept ans. Son corps est ramené à Charleville. Les obsèques se déroulent le quatorze novembre dans l'intimité la plus restreinte. Il est inhumé dans le caveau familial. Il n'y eut qu'un seul article dans la presse faisant alors état du décès d'Arthur Rimbaud, dans la rubrique nécrologie du journal "L'Écho de Paris" du six décembre 1891.   "J'ai embrassé l'aube d'été. Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombres alors ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes. Et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit". "Le malheur a été mon dieu", écrivait-il dans "Une saison en enfer". Ce bouillonnement intérieur, cette tempête faisant rage dans ce crâne abîmé, l’a suivi depuis l’éveil de ses sens et de sa conscience, et l’a conduit dans les strates les plus profondes de l’esprit humain. Toute sa vie, ce malheur, causé par le saisissement d’une réalité infernale, l’a poursuivi jusqu’à sa mort. Grâce au "dérèglement des sens" qu’il opérait à travers alcools, haschisch ou expériences sexuelles débridées, le jeune homme brillant est passé de modèle à fauteur de troubles. Refusant courbettes et génuflexions aux normes sociétales, cherchant l'épanouissement avec pour seul but de se déclarer "voyant" et de tirer la substance de son âme à travers la poésie, le dessein de Rimbaud semble avoir été de débusquer le sens profond d’une réalité décevante et affreusement dérisoire. Toute son œuvre, Arthur Rimbaud l’a écrite en six ans, entre l’âge de quinze et de vingt-et-un ans, puis il s’est tu à jamais. Ce silence, devenu mythe, ce mutisme poétique et quotidien reflète sans doute l’impossibilité ou le renoncement d’un poète torturé à communiquer ses sentiments et ressentis. En six ans, c’est comme si toute l’absurdité de l’existence lui était apparue dans sa poésie, une vérité saisie entre deux bouteilles d’eau de vie à la Alfred Jarry, de nombreux épisodes délirants marqué de jeux, ou autres provocations obscènes et blessantes vis à vis de ses pairs. En six ans, Rimbaud a ouvert tant de portes tellement larges sur la présence d’une réalité enfouie dans celle que l’on perçoit, qu’il arrive parfois que l’on doute de leur légitimité. Mais ses écrits demeurent, et nous rappellent à chaque instant la complexité de la vie qui fourmille dans nos corps, et le paradoxe de l’existence, miracle passé dans une prison sans gardien ni barreaux. Rimbaud se dépossède du verbe à vingt-et-un ans pour ouvrir d’autres pistes. Il a utilisé toutes les clefs du trousseau de l’écriture. Pour ouvrir de nouvelles portes, il lui faut d’autres outils. Il n’appartient pas à la République des lettres, et déclare aux poètes de son temps: "Je ne suis pas des vôtres". Il devient alors "l’homme aux semelles de vent" décrit par Verlaine.   "La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom. Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins et à la cime argentée je reconnus la déesse. Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. Au réveil il était midi". Il l’a toujours été, il n’a jamais tenu en place, c’est un bohémien dans l’âme. La route est omniprésente dans ses poèmes:"Je suis le piéton de la grande route". "J’ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme". Il cherche les cités splendides, la voie blanche, la brèche. Il décline le verbe aller à tous les temps. "J’allais sous le ciel, dans ma bohème". "J’irai dans les sentiers". Il écrit en marchant: "Petit Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course des rimes". Adolescent, il a gagné Paris à pied en six jours. En Abyssinie, il écrit à sa sœur Isabelle, qu’il parcourt entre quinze et quarante kilomètres par jour. Il cherche sans fin le lieu de l’illumination, dans la brousse par le sentier des éléphants, au désert en tête des caravanes qu’il mène des montagnes du Harar aux côtes de la mer Rouge. C’est le grand pèlerin du XIXème  siècle. Un concentré de Lawrence d’Arabie et de Charles de Foucauld. Il aurait parcouru soixante mille kilomètres. Paul Verlaine, le sédentaire qui s’échappait dans l’absinthe, le surnommait avec admiration "le voyageur toqué". Rimbaud voulait se tenir libre. Toute sa vie, il a désiré l'invisible.   "Elle était fort déshabillée, et de grands arbres indiscrets, aux vitres jetaient leur feuillée, malignement, tout près, tout près. Assise sur ma grande chaise, mi-nue, elle joignait les mains. Sur le plancher frissonnaient d’aise, ses petits pieds si fins, si fins". A-t-il saisi ce qu’il voulait saisir ? A-t-il eu la vision du sens profond de ce qui l’entourait ? Ce jeune homme a-t-il, seul, compris la vie ? La réponse à ces questions figure dans ses poèmes, et chacun peut y voir ce qu’il désire appréhender. La réalité d’une strate supérieure au prosaïsme du monde, ou sa dimension purement illusoire. "Le talent, c’est le tireur qui atteint un but que les autres ne peuvent toucher. Le génie, c’est celui qui atteint un but que les autres ne peuvent même pas voir", a écrit un jour Schopenhauer. Arthur Rimbaud était ces deux tireurs. Son autodestruction, souhaitée, ne fut-elle pas une étape obligatoire dans l’affirmation de son talent ? La souffrance qu’il s’est infligée, avec laquelle il se mutilait en écrivant sur ce qui germait en lui, n’était-elle pas nécessaire pour entrevoir l’invisible ? Rimbaud incarne une génération artistique, et peut-être même humaine. Les tabous, ou plutôt verrous, imposés par les normes des sociétés occidentales furent explosés par la volonté du poète, et ce besoin irrépressible d’expérimenter les facettes de l’existence, bien trop précieuse et courte pour passer à côté. La renaissance, ou plutôt la naissance, voilà ce qu’était le véritable objectif de Rimbaud. Naître spirituellement pour pallier à une naissance physique et matérielle sans grand intérêt. Ses dernier vers et sa prose en général laisse penser que cette tentative d’accouchement fut vaine. Il reste seulement à espérer que ce grand personnage de la poésie française réussit à percevoir alors ce qui l’obsédait tant.   "Je regardai, couleur de cire un petit rayon buissonnier papillonner dans son sourire et sur son sein, mouche ou rosier. Je baisai ses fines chevilles. Elle eut un doux rire brutal qui s’égrenait lentement en claires trilles, un joli rire de cristal". Au seuil de sa vie se produit la catastrophe, une douleur au genou contraint au retour en France. La suite est connue, il est amputé et meurt. Sa folie ambulatoire n’a pas trouvé "le lieu et la formule". Le sans limite des terres d’Arabie n’a pas fait cadre au sans limite énergétique de cet homme qui a fini par échouer dans le désastre du retour. Cet homme n’a eu de cesse d’intriquer l’écriture à sa manière si personnelle de parcourir le monde qu’il nous laisse sur la question de savoir ce que la pratique d’écriture n’écrit pas, au sens où un écrit permet l’oubli, un oubli structurant qui offre de tourner la page pour s’orienter vers l’avenir. Quête jamais démentie d’un désir si farouche de s’avancer aux confins d’une vie à inventer, résonne comme un cri, cri jamais entendu car il n’avait pas de lieu où s’adresser. La méthode du voyant au blanc de lapage, le travail harassant au sol d’Arabie, nomadisme revendiqué s’abîment d’un corps défaillant, par défaut d’un autre corps, du corps d’un autre sur lequel sculpter, graver. L’ambiguïté du personnage achève de le rendre captivant. Pour Paul Claudel, Rimbaud fut touché par la grâce. Pour André Breton, préfigurant l’écriture automatique, il fut le précurseur du surréalisme. En menant jusqu'à leurs plus extrêmes conséquences les recherches de la poésie romantique, Rimbaud n'aura pas seulement bouleversé la nature de la poésie moderne, il aura aussi interverti l'ordre de la création poétique. Désormais, l'exigence lyrique précède l'œuvre, qui trouve alors son aboutissement, et non sa légitimité, dans la seule vie.   Bibliographie et références:   - Alfred Bardey, "L’archange, Arthur Rimbaud" - Georges Izambard, "Rimbaud tel que je l’ai connu" - Ernest Delahaye, "Mon ami Arthur Rimbaud" - Jean-Baptiste Baronian, "Dictionnaire Rimbaud" - Jean-Marie Carré, "La vie aventureuse d'Arthur Rimbaud" - Marcel Coulon, "La vie de Rimbaud et son œuvre" - Claude Jeancolas, "Arthur Rimbaud l'africain" - Jean-Jacques Lefrère, "La vie d'Arthur Rimbaud" - Henri Matarasso, "La vie d'Arthur Rimbaud" - Jean-Philippe Perrot, "Rimbaud, Athar et liberté libre" - Pierre Petitfils, "Arthur Rimbaud" - Enid Starkie, "La vie d'Arthur Rimbaud" - Jean-Luc Steinmetz, "Arthur Rimbaud"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le 18/04/24
"La peur de ne pas plaire, de ne pas correspondre aux attentes, la soumission aux jugements extérieurs, la certitude de ne jamais être assez bien pour mériter l’amour et l’attention des autres traduisent et amplifient tout à la fois une insécurité psychique et une autodévalorisation qui étendent leurs effets à tous les domaines de la vie des femmes". Miroir de culture, de pratique et de rituel, célébré depuis la nuit des temps, le corps féminin est d’abord appréhendé dans sa dimension imaginaire, corps morcelé des fantasmes sexuels, cariatide mythique au stade de son écho dans la représentation artistique mais aussi soleil régénérateur, matrice de la maîtrise maternelle. Pas de société qui n’ait cherché d’une manière ou d’une autre à le coucher à part, dans une tentative vouée à l’échec, d’en faire un ensemble consistant et par là de lui assigner une place. Mais le corps n’est pas sans les mots et le langage n’est pas immatériel. L’objet cause du désir qui procède du corps est donc hors ce corps. À cet égard, le mythe d’Ève comme parcelle du corps de l’homme, "côte de l’homme", est un mythe qui appartient aux hommes. Ève, qui pour Adam est "chair de sa chair", en serait rendue de ce fait désirable, mais ce mythe masculin faisant de l’objet une partie du corps de l’homme, le rend objet sensible. Ignorance souveraine du fait que sur le corps, on se trompe souvent. Car c’est bien au titre d’objet non spéculaire, qu’un homme désire une femme, sans pouvoir comprendre l'inspiration. Ainsi une femme, plus détachée de la loi et de son corrélat la castration, court peu de risques. C’est pourquoi elle peut s’accommoder de son inappétence sexuelle, voire de la défaillance de son partenaire en trouvant à l’occasion d’autres partenaires, le secret étant souvent condition de sa jouissance. Cette condition du secret n’est-elle pas ce qui, pour une femme, agit dans tous les cas, lorsqu’un homme sait lui parler selon son fantasme fondamental, ignoré d’elle-même. C’est en osant son propre désir qu’elle peut tenter son partenaire. Pruderie, vraie ou fausse, et exhibition, sont là comme l’envers et l’endroit de cette fuite devant la mise en jeu de son objet et de son corps, de sa répugnance à incarner l’objet pour un autre. Hystérie, dérobade, amazone, quand ce n’est pas diable au corps, la féminité lui fait alors question.    "Elles les amènent à tout accepter de leur entourage, à faire passer leur propre bien-être, leurs intérêts, leur ressenti, après ceux des autres". Vénus contre Mars, Ève contre Adam, Antiope contre Jupiter ou Europe contre Zeus, la femme sait la force du corps. Elle veut bien tenter un homme à condition qu’il sente que derrière le miracle chatoyant qu’elle est, il y a l’insaisissable chose en soi de son être. Son corps pourtant reste cisaillé par les mots dans lesquels est prise sa sexualité, mais qu’on ne vienne pas lui donner du sens commun pour la guérir ! A contrario, quand le corps d’une femme séduit un homme, cela ne la laisse jamais insensible. Peu importe qu’elle ne sache pas ce qui, en elle, éveille cet objet qu’un homme élit, qu’elle ait ou non du goût à cela, cet objet lui tient lieu d’être. Et à moins que, trop direct et sans paroles, ce désir ne l’angoisse, il enveloppe le plus souvent une femme en lui décernant un corps. Quand il y a corps à corps entre elles, c’est souvent dans la fascination ou la jalousie, l’attirance ou la rivalité, voire dans la jouissance perverse. Mais le corps des femmes n’est pas seulement désiré, il est aussi corps tabou. Quand c’est au lieu de l’autre qu’on se met à chercher le lieu de la jouissance, le corps des femmes peut en être l’équivalent et le recel. Il est alors perçu comme lieu d’un danger qu’il faut camoufler, renfermer. Car une femme peut aussi éprouver une jouissance autre que la jouissance phallique. De fait, son identification imaginaire virile n’en fait pas pour autant un homme et l’analyse la mène à glisser vers une femme. Mais dans sa rencontre avec un partenaire, elle peut éprouver un hors limites qui la mène à souffrir alors mille morts dans sa chair ou encore à la frigidité qui n’est plus seulement défense commandée symboliquement.     "Ainsi, la question du corps pourrait bien constituer un levier essentiel, la clé d’une avancée des droits des femmes sur tous les autres plans, de la lutte contre les violences conjugales à celle contre les inégalités au travail en passant par la défense des droits reproductifs". Unique et apatride quand il est exclu du désir mais multiple et citoyen dans l'ardeur, le corps féminin est caméléon. La femme est ainsi silence d’un vide entre réel et corps. C’est aussi bien cet effet d’étrangeté que manifestent grossesse et enfantement qui font question pour une femme qui ne se laisse pas pourtant d’en conter alors. Ainsi alourdissement et allègement relèvent de l’imaginaire du corps certes mais n’en sont pas moins réel. Pourquoi cette fascination de certaines femmes pour le corps des autres et cette focalisation particulière sur la question de la beauté ? Au-delà de la simple aliénation constitutive au double dans le miroir, on peut relever un rapport spécifique des femmes à la belle image du corps féminin. L’imaginaire pallie ici la carence du symbolique. C’est précisément parce qu’un universel identificatoire fait défaut que la solution trouvée par une femme à l’énigme du féminin passe communément par la fixation, l’accroche au corps d’une femme singulière ou de quelques autres. Quel est "ce truc" en plus qu’elle a et que je n’ai pas ? Dans un rêve, je me trouvais nue face à l’autre femme, également nue. Elle avait exactement le même corps que le mien, comme mon image dans le miroir, mais avec, en plus, un pénis en érection. D'un côté, je plaçais l'autre en place d’objet désirable, de l'autre, je l'avais érigée au rang de l'homme, puissante et porteuse de l'organe. Mon problème, c'était alors au fond de m'accepter comme objet du désir de l’homme maintenant ainsi le mystère d’une féminité inaccessible, inatteignable par l’homme paradoxalement. L’adolescente que je fus était requise, par une urgence de vie, de trouver alors une réponse à l’énigme de mon être sexué et mortel. La hâte imposée par des événements contingents, surgit dans mon corps où se joua la métamorphose de ma puberté, m'amenant ainsi à sortir vite de la relation aux premiers objets d’amour féminins.    "Rappelons d’abord que les jupes, talons hauts, collants fragiles, bijoux encombrants, lingerie fine, sacs à main et autres accessoires censés être consubstantiels à la féminité ne vont pas de soi". La relation à la morphologie se joue également dans l'imaginaire, lui offrant ainsi des dimensions mystiques. Le statut respectable de mon corps, je l'avais trouvé sur la voie de l’Idéal du moi fondé sur la fonction du père, comme point d’où je me voyais aimable, voire digne d’être aimée. Le regard de l’autre permet de se rassasier d’un corps irréel. D’autres revendiquent ce respect en se montrant provocatrices dans leurs corps, allant jusqu’à la provocation incommodante de leur look ou de leur langue, pour justement que l’on distingue en elles cet élément réel de nouveauté qui se joue dans leur corps et qu’elles n’arrivent pas à traduire en mots. Ce look en appelle ainsi au regard. Le regard comme objet perdu est, en principe, invisible. Ce qui suppose son extraction, une localisation de la jouissance, un retour de la pulsion dans le réel sur le mode d’un se faire voir. Comment parler du corps féminin au XXIème siècle sans tomber dans les stéréotypes ? Comment évoquer le caractère sexué du corps sans donner prise à celles et ceux qui voient dans toute référence à la différence des sexes un attachement à la nature et à l’anatomie ? Le discours sur le corps féminin est aisément suspecté aujourd’hui de servir la norme et de promouvoir une conception du rôle de la femme, dictée à la fois par la civilisation et par l’anatomie. Les études de genre, autour de figures désormais célèbres comme Judith Butler, mais aussi Monique Wittig, participent de cette utopie qui consiste à tenter d’effacer la référence à la différence des sexes au sein du discours sur le corps, afin de défendre l’idée d’un rapport au corps, dégagé de toute norme de genre. Un corps qui pourrait enfin jouir de ce qu’il est, sans subir les impératifs de la société, sans être affecté par le discours de l’autre, sans avoir à se définir comme masculin ou féminin, tel est le corps dont rêvent ces féministes de la dernière vague. Un corps, rien qu’à soi, qui serait enfin dégagé de la soumission à la nature et aussi bien à la culture.    "Certaines peuvent préférer une tenue plus pratique, qui leur permette de courir, de travailler en étant libres de leurs mouvements, de bricoler. Elles peuvent aussi avoir envie d’établir leurs relations avec les hommes sur une base qui marque moins la différence des sexes". Depuis la nuit des temps et hélas encore aujourd'hui, la femme a dû se battre pour acquérir des droits. Elle les a acquis grâce à des évolutions de la société et à des changements constitutionnels ou législatifs. Rarement l'excès porte ses fruits. Pourtant, malgré les charmes qu’il semble exercer sur certains, en particulier sur les politiques en France qui n’ont pas hésité ainsi à puiser dans les études de genre pour reformuler l’exigence républicaine d’égalité entre filles et garçons, ce discours n’est pas dénué de normativité. Tout en se présentant comme un discours qui ne veut plus voir le corps assujetti à aucune norme, ces études de genre engendrent une nouvelle norme visant à aborder les corps de façon anonyme, neutre et asexuée. L’anonymat, l’absence de marque de l’autre, la disparition de tout désir venant des parents, sont présentés comme la garantie d’un épanouissement de l’être à l’abri des contraintes de la société. On peut voir dans cette utopie promouvant un corps dégagé de la marque de la différence, un nouveau puritanisme, prônant une transparence totale dans le rapport du sujet à son corps. Il est certain que les études de genre de la fin du XXème siècle n’ont rien changé à l’affaire en se débarrassant du problème de la féminité. Parler du corps féminin, c’est donc déjà, de par l’expression même, s’inscrire en faux contre ce discours et essayer de montrer qu’on peut concevoir la féminisation d’un corps autrement qu’en termes de normalisation. Là où les études de genre rêvent d’un corps asexué, la psychanalyse montre les diverses conséquences psychiques contingentes de la différence des sexes sur les êtres.    "C’est à chacune d’arbitrer l’importance qu’elle veut accorder respectivement à son confort, à sa capacité d’agir, et à la recherche ou la séduction de sa tenue". Malgré la dictature virtuelle à l'échelle planétaire de la pornographie, dévoyant l'esthétisme du corps en le vulgarisant à l'extrême, célébrant du même coup la disparition des mystères de l'existence sexuelle, celle-ci ne résout pas pour autant le rapport intime et opaque, parfois dérangeant et bouleversant, qu’un sujet entretient avec son corps sexué. Plutôt que de défaire le genre, la psychanalyse permet de s’interroger sur la façon dont le genre se fabrique, à l’écart des clichés et des stéréotypes. Comment un sujet féminin fait-il l’expérience de la marque du signifiant "femme" sur son corps ? Que signifie l’existence du corps au féminin ? Depuis l’Antiquité, le corps qui pose problème, c’est le corps des femmes. On ne sait comment en parler. Faut-il admettre une différence incommensurable entre le corps masculin et le corps féminin ou faire du corps féminin un corps masculin dont le développement serait moindre ou inversé ? Le modèle unisexe qui prévaut, de l’Antiquité jusqu’au XVIIème siècle, a fait du corps féminin la copie inachevée du corps masculin. La règle de la différence des sexes advenant avec les philosophes des Lumières, est corrélatif d’une reconnaissance de l’orgasme féminin. L'insondable mystère du corps des femmes réside dans cette aptitude à jouir indépendamment de la génération.    "Le choix de ne pas trop s’exposer, de ne pas porter de vêtements trop moulants, ne relève pas forcément d’une dangereuse déviance ou d’un blocage qu’il s’agirait de pulvériser toutes affaires cessantes: il peut aussi traduire un réflexe légitime d’autoprotection, de quant-à-soi". La littérature a apporté sa pierre à l'édification du mythe du corps féminin, de la poésie de l'amour courtois aux romans érotiques. Le spectre est large, de la tendresse d'Héloïse pour Abélard au "Con d'Irène" d'Aragon. Le livre de Catherine Millet, "Une enfance de rêve", vient parachever un trajet d’écriture tout entier tourné vers l’exploration du corps et de ses mystères. C’est dans ce dernier récit qu’elle atteint un point réel quant à son histoire en rendant compte de cette emprise symbolique sur le corps. Dans ce récit, elle écrit un corps, le corps de la petite fille marqué par les paroles de la mère, sur un mode qui fait écho à la psychanalyse lacanienne. Peut-être en dit-elle bien davantage sur la sexualité féminine dans ce dernier récit, qui complète le précédent "Jour de souffrance", que dans le sulfureux premier récit, "La vie sexuelle de Catherine M". C’est de ce corps, sur lequel des lettres indéchiffrables sont venues s’inscrire en induisant un certain mode de jouir, que l’on parle en fin d’analyse. Une enfance de rêve s’apparente par cet abord de la sexualité naissante, à la façon dont l’analyse peut conduire un sujet féminin à relire sa trajectoire existentielle du point de vue du corps et de ses émois. Dans "La vie sexuelle de Catherine M.", l’auteur nous présente une première version de son rapport au corps. On pourrait dire de ce premier corps qu’il est un corps à l’aise avec le monde pornographique. C’est un corps qui n’a pas d’être et qui est pure expérience de jouissance. C’est le corps de la sexualité sans l’amour. Elle évoque ainsi que dans les soirées libertines où elle se rendait alors, elle se tenait à l’écart tant qu’elle était habillée. "Je ne me sentais à l’aise que lorsque j’avais quitté ma robe ou mon pantalon. Mon habit véritable, c’était ma véritable nudité, qui me protégeait."    "On peut mettre du temps à apprivoiser la féminité. On peut aussi ne jamais y venir, et ne pas s’en porter plus mal. Voilà le début de la tyrannie de la beauté". Dans son univers fantasmagorique mais bien ancré dans le réel, la chair est à la fois réceptive et réceptacle. Son corps est comme détaché d’elle et c’est lorsqu’il est nu qu’elle peut s’en servir à loisir. Mais ce premier corps désuni de l’âme n’est pas-tout du corps féminin de Catherine. Dans "Jour de souffrance", c’est un autre corps féminin qui entre en scène. Ce n’est plus le corps disjoint de l’être, mais le corps de l’amour habillé par le regard et les paroles de son partenaire. Ce corps-là est un corps sur lequel Catherine n’a aucune maîtrise. Ce n’est pas un étant à disposition. Elle ne l’a pas sous la main. Il lui échappe lorsque Jacques Henric s’en détourne. Avec ce récit, Catherine Millet témoigne du mystère que devient pour elle son propre corps dès lors qu’il est uni à son âme d’amoureuse. Elle qui croyait que sa vie sexuelle lui donnait un statut d’exception parmi toutes les femmes, car seule elle était capable de faire ce qu’aucune autre ne faisait, voilà qu’elle se découvre unie à un corps qui ne lui obéit plus. Un corps qui n’est plus tout à elle, un corps affecté par les paroles et le regard d’un homme. Ce corps lui revient alors comme celui qui recèle le secret de son être et qui pourtant lui est dérobé. Les femmes sont engagées dans la guerre au même titre que les hommes. Le mythe des amazones, sur le front de la guerre des sexes, a traversé l’histoire. Le nez de Cléopâtre ébranlant l’empire de Rome a inspiré des générations. Jeanne d’Arc, faiseuse de roi en armure et pucelle sacrificielle en robe de bure sur le bûcher, hante toujours les esprits nationalistes. Au même titre ne veut pas dire sur le même plan, ou à égalité, mais les femmes peuvent mettre leur corps dans la bataille, comme soldats, comme résistantes, terroristes au nom d’un idéal ou d’un signifiant-maître qui, prenant à l’occasion valeur de jouissance, mène tout droit au sacrifice, parfois même à la mort.    "Les magazines travaillent avec constance à modeler les comportements féminins sur les desiderata supposés de la gent masculine, à travers d’innombrables articles sur ce que les hommes pensent, aiment, détestent, sur ce qui les rend fous, sur ce qui les dégoûte irrémédiablement". Elle ne fait pas l'économie de son corps lorsqu'elle sait le combat juste et digne d'héroïsme et de renoncement. Seul un acte les concerne et les touche plus spécifiquement, c’est la violence sexuelle: viols, prostitution forcée, esclavage sexuel. Après la Seconde Guerre mondiale, la quatrième Convention de Genève de 1949 qui concerne les civils, protège, dans son article 27, les femmes contre toute atteinte à leur honneur et notamment contre le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à leur pudeur. Mais il faudra attendre le conflit en ex-Yougoslavie, en 1992, pour que le Conseil de Sécurité des Nations Unies déclare que la détention et le viol massif, organisé et systématique, des femmes, constitue un crime international. Malgré toutes les lois établies pour sanctionner ce phénomène, ces crimes font florès aux quatre coins du globe et continuent d’être impunis. On parle aujourd’hui du viol comme "arme de guerre", utilisé à des fins militaires ou politiques: terroriser une population, briser les familles, bouleverser la composition ethnique de la génération suivante, transmettre des maladies, rendre les femmes stériles. Le corps des femmes devient le lieu de la guerre. Et la violence sexuelle ? Ne peut-on pas la classer sous l’ordre de l’instinct ? La guerre implique les corps. L’uniforme, côté imaginaire, ou l’idéal, côté symbolique, le magnifie, le célèbre, l’exalte. Mais aux portes du symbolique, aux limites du discours, un réel se produit et l’explose, le fragmente en pièces détachées, le réduit à sa livre de chair: chair à canon, chair à sexe.    "Naomi Wolf n’a sans doute pas tort de voir dans l’inhibition d’un nombre croissant de jeunes femmes envers la nourriture l’une des causes du déclin du féminisme: comment apprendre à se connaître, comparer ses expériences, et pas seulement ses mensurations". La souffrance se fait corps, le corps se fait souffrance parfois même au-delà des frontières de la violence et de la barbarie. Les femmes engagent aussi leur corps sous la bannière d’un signifiant-maître, mais elles voient le plus souvent leur corps devenir lieu d’un siège ou butin de guerre. Il est utilisé pour reconfigurer les lignées générationnelles, ou servir d’objet anonyme à une jouissance qui ne l’est pas moins. Des exemples contemporains. Des femmes parties s’engager comme combattantes auprès des djihadistes de Syrie se retrouvent affectées à leur satisfaction sexuelle, les jeunes filles enlevées par Boko Haram sont réduites à l’esclavage. Au contraire, la femme peut se faire virile de son plein gré. La différence des sexes ne passe plus par ce qui prévalait jusque-là. Ces femmes font tout ce qu’on attendrait d’un homme. Le corps n’est pas une évidence. Nous l'aimons car les affects, les passions, la jouissance, en particulier sexuelle, s’y logent, mais aussi parce que, image unifiée, il offre cette autre jouissance, celle du visuel, de la beauté. Notre époque se caractérise d’être prise dans la volonté de saisir le réel. La symbolique du corps s’amenuise au profit de la communication indispensable à des plaisirs utilitaires. Tout se passe comme si le langage ne parvenait plus à attraper le corps qu’a minima, car les mots manquent pour le dire, le décrire, le saisir, l’animer, le réduisant donc à l’événement, à la pulsion. Ce corps est traité, non comme cette consistance que l’on possède, mais comme l’objet que l’on voudrait rejoindre, pour paraître. Exit l’imaginaire du corps, nous sommes désormais sur la corde. Ressaisissons le corps comme grandeur à laquelle l’artiste donne forme dans l'art charnel, afin que l’on retrouve un regard, au-delà de la vision, pour voir enfin quelqu’un.    Bibliographie et références:   - Roger Perron, "Fantasme du corps féminin" - Jacques Rivière, "La féminité en tant que mascarade" - Jacques Lacan, "Le séminaire", livre XVII de la psychanalyse" - Jacques-Alain Miller, "Le corpus féminin" - Jean-Claude Maleval, "Aimer la femme" - Jacques-Alain Miller, "L’inconscient et le corps parlant" - Sigmund Freud, "Théorie du désir" - Barbara Cassin, "Rhétorique de l'orgasme" - Mona Chollet, "Beauté fatale" - Maud Mannoni, "Connaître son corps" - Louis Guirous, "Le héros est une femme" - Naomi Wolf, "Quand la beauté fait mal"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le 17/04/24
"Un autre homme m’a fait élargir fantasmatiquement et incommensurablement la collectivité fornicatrice. Il amorçait le dialogue en prétendant qu’il m’emmenait dans une chambre d’hôtel, dont il n’était pas utile de préciser la catégorie. Des hommes faisaient la queue jusqu’au couloir. Combien payaient-ils pour décharger dans mon con ? J’avançais: "Cinquante francs ?" Rectification doucement glissée dans mon oreille: "- C’est bien trop cher. Ils donneront vingt francs pour t'enfiler dans le con, trente francs pour t’enculer. Combien tu vas en prendre ?" - Moi, sachant bien que je sous-estime: "Vingt ?" "Coup de bite un peu sec donné comme un avertissement: "C’est tout ? Trente ! " De nouveau le boutoir au fond de monvagin. "- Tu en prends cent et tu ne te laveras pas. "Il y aura de très jeunes garçons qui déchargeront à peine entrés dans ton con. "Sur ton ventre et sur tes seins aussi, tu seras toute poisseuse." –Tu pourras dormir, ils continueront à te baiser. Et on reviendra le lendemain, le patron de l’hôtel amènera un chien, il y en a qui paieront pour te voir prendre par le chien. "Nous nous vantons souvent d'avoir aimé les romans à succès, surtout ceux qu’on n’a pas lus ou si peu et qui appartiennent au genre éprouvant des ouvrages “qu’il faut lire” parce que toute le monde en parle. La culture prend ici un tour décidément paradoxal. Il y a les livres qui se lisent et dont on ne parle pas et ceux qu’on prétend avoir lus parce qu’on en a entendu parler. Les plus illisibles ne sont pas ceux qu’on croit. Comment lire en effet un livre couvert par la rumeur des médias et des dîners en ville, comment entrer dans un livre qui ne résiste pas, si peu que ce soit, à la lecture et qui s’offre aussi facilement aux bavardages ? Les vrais livres se taisent. On ne sait pas trop encore quoi en penser, on ne les domine pas, on ne les circonscrit pas comme une quatrième de couverture qui se parcourt livre fermé. Il ne s’ensuit pas qu’un livre à succès immédiat, tel celui dont il va être question, soit nécessairement du genre à faire beaucoup de bruit pour rien. Sans doute, la meilleure méthode de s’en assurer serait encore d’aller y voir soi-même. Je ne l'ai pas fait, du moins pour le moment. Mon propos est ailleurs et a tout à gagner à cette ignorance, qui ne tient d’ailleurs, à strictement parler, qu’à celle de la lettre puisque pour ce qu’il en est de l’esprit la rumeur s’est chargée de le propager. L’intention n’est pas critique mais diagnostique. Il ne s’agit pas d’apprécier la valeur littéraire d’un livre mais d’interroger à partir d’un symptôme, d’un détail qui a fait signe d’époque, un mode de fonctionnement de la littérature contemporaine, plus précisément de ce qui s’appelle la demande littéraire. Quel type de fiction requiert un certain lecteur d’aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’il redemande ?    "Je suis toujours profondément admiratrice du temps suspendu dans lequel vivent les baiseurs et qui retient ma sympathie. Il peut s'être passé dix ans, que dis-je vingt ans et plus encore, depuis qu'ils ont joui avec une femme, ils vous en parlent, ou s'adressent à elle, comme si c'était hier."  Le roman de Catherine Millet, publié en 2001, best-seller par malentendu, est un spécimen singulier, en apparence très paradoxal d’une telle stratégie anti-libidinale. Ce livre, en effet, n’est ni érotique ni pornographique. Bien que le sujet et les mots s’y rapportant charrient avec eux quelque chose de l’excitation liée à la sexualité, sa lecture n’est que ponctuellement et assez rarement troublante. L’auteur le revendique. "Je me situe dans l’ordre de l’échange verbal, sans intention d'établir une relation érotique, je ne tiens pas du tout à toucher l’interlocuteur ou l’interlocutrice dans le tréfonds de son instinct sexuel" écrit-elle dans l’avant-propos de l’édition de poche. Cette déclaration est cohérente avec la démarche profonde de Catherine Millet telle qu’elle transparaît à travers les aventures de son héroïne. "J’ai cessé d’être vierge à l’âge de dix-huitans mais j’ai partouzé pour la première fois dans les semaines qui ont suivi ma défloration. " L'auteur décrit d’emblée et de façon détaillée une pratique intensive des partouzes durant une période de sa vie qui a duré quelques années quand elle avait entre dix-huit et trente ans. Catherine M., on le comprend vite, n’est pas une jeune fille banale. Elle ne cherche pas la complicité féminine, n’est pas sentimentale, son objectif à cette époque n’est manifestement pas de séduire un amoureux pour la vie. Elle est plutôt un petit soldat du sexe, qui part à la découverte de territoires inconnus et à la conquête d’un destin. Elle évoque en effet une ignorance tardive et obstinée de la sexualité. Elle est passée sans transition de l’innocence des jeunes filles du temps passé, à une pratique licencieuse, sans interdit ni censure. Or que ce soit par les livres, les dictionnaires ou les amies, elle aurait eu les moyens de se renseigner. Cette ignorance est donc à mettre sur le compte d’une inhibition plutôt que sur celui d’un défaut d’information. Son approche particulière de la sexualité n’est sans doute pas étrangère à la levée de cette inhibition première. La volonté de découvrir a fait suite à l’interdit de savoir. Au début de l’âge adulte, la sexualité est, pour elle, un continent inconnu qu’elle a décidé d’explorer. Parallèlement à ce besoin de connaître, elle poursuit un autre objectif qui lui est sûrement tout aussi nécessaire, échapper au destin féminin. Il y a un jeune homme imaginaire en elle, téméraire et libertin, qui transforme ces séances de sexualité collective avec les hommes anonymes du bois de Boulogne ou des boîtes à partouze parisiennes, en autant d’aventures romanesques et mémorables.    "Leur plaisir est une fleur vivace qui ne connaît pas les saisons. Elle s'épanouit dans une serre qui isole des contingences extérieures et qui fait qu'ils voient toujours de la même façon le corps qu'ils ont tenu contre eux, celui-ci serait-il flétri ou rigidifié dans une robe de bure." Elle fait parler son héroïne avec une lucidité autorisant le lecteur à avoir sa propre opinion sur les motivations sous-jacentes de ses choix sexuels. Quand la romancière décide de raconter la vie charnelle de Catherine M., elle englobe manifestementdans le terme vie sexuelle les fantasmes de la petite fille et la pratique de la jeune femme. Mais nous ne sommes pas certains, qu’elle pense, que l’activité particulière de Catherine M., à l’époque des partouzes, avait pour objectif prioritaire d’étouffer le trouble lié aux fantasmes, qu’elle avait, à ce moment-là de sa vie, besoin d’un excès de sexualité pour lutter contre la sexualité psychique. Si le livre n’est pas excitant pour le lecteur c’est qu’il est issu d’une stratégie anti-érotique. En restant maître du jeu sexuel, elle peut en contrôler l’émoi. Cependant, la victoire de la maîtrise sur l’émoi sexuel n’est jamais acquise une fois pour toutes. C’est un combat à mener sans relâche car la pulsion sexuelle est toujours à l’œuvre. Dès que l’on a repéré ce fil conducteur, la lutte contre le trouble, toutes les particularités de la vie sexuelle de Catherine M. à cette époque-là, acquièrent une cohérence. La badinerie, la séduction, la drague, les préliminaires, tous ces moments qui, pour la plupart, précèdent l’acte lui-même confrontent à des degrés divers avec un émoi qui, s’il est souvent recherché, est ici redouté car il perturbe inévitablement le calme intérieur. Mais pourquoi donc ce M. plutôt que Millet, pourquoi cette élision manifestement parodique du nom propre ? L’auteur n’a en effet laissé aucun doute à ce sujet en faisant savoir urbi et orbi qu’elle est bien l’héroïne de ce récit d’une vie libertine, sans compter que Jacques Henric, son compagnon, a fait paraître en même temps un "Légendes" de Catherine M. accompagné de photos sur lesquelles on reconnaît Catherine Millet. Il ne fait pas de doute qu’un des ressorts de l’immense succès rencontré par le livre, tient à l’audace tranquille de la mise à nu de sa vie sexuelle par l’auteur elle-même et au contraste offert par l’image d’une femme douce et posée et l’âpre récit de sa jouissance. On peut y voir l’aveu courageux d’un désir de femme qui mène la danse de ses plaisirs aulieu de se faire le simple objet du désir des hommes. Comme Don Giovanni de Mozart, c’est elle qui compte et tient le catalogue de ses nombreux partenaires. Dans cette affaire libertine, il ne s’agit toujours que de savoir qui est le maître, ou la maîtresse, de cérémonie et qui est la dinde ou le dindon de la farce, bref qui en définitive tient les comptes du petit commerce amoureux entre les hommes et les femmes. Qu’une femme donne son corps n’implique pas qu’elle y perde latête. Ne dit-on pas une femme de tête pour une maîtresse femme ! Un aveu peut donc en cacher un autre. Alors, vertige et égarement du nombre qui chiffre l’excès libertin ou dénombrement de la liste des figurants par la maîtresse de ballet ?    "Je n'ai pas été très étonnée lorsque des critiques hostiles à mon livre ont été exprimées par des gens dont on peut croire, pourtant, qu'ils ont eux-mêmes une sexualité relativement affranchie. Ceux-ci doivent trouver leur plaisir dans la transgression, donc avoir besoin de maintenir des tabous, notamment dans la parole, pour continuer de jouir en cachette." La romancière a beaucoup insisté dans ses nombreuses interviews sur son souci de vérité, souligné en couverture par l’appellation "récit" et signifié dans le titre "La Vie sexuelle de Catherine M." Elle y affirme ainsi sa volonté de témoigner d’elle-même comme s’il s’agissait d’une autre, sans concession aucune à la fausse pudeur ou à l’utopie béate de la libération sexuelle. On n’est pas loin du récit des vies saintes mais au plus loin de l’imagerie sulpicienne, façon Bernanos donc plutôt que curé d’Ars. Charité bien ordonnée commençant par soi-même, Catherine Millet semble vouloir s’appliquer la définition lacanienne du saint, celui qui "décharite" en refusant l’aumône de l’amour ou de la sympathie compréhensive pour mieux dénuder la vérité du désir. On est d’autant plus porté à le croire qu’un constant et puissant rapport a toujours existé entre libertinage et religion, ainsi que l’atteste l’autre grand Dom Juan, celui de Molière. Comment d’ailleurs ne pas y croire quand l’auteur multiplie les "apparitions" télévisuelles ou photographiques pour attester de la troublante identité de l’auteur et de son personnage: "Catherine M., c’est moi !", "M. la scandaleuse, c’est moi !" Elle vient en quelque sorte légender son récit et son personnage en leur prêtant sa voix et son image. Il ne s’agit évidemment pas de lui demander des preuves mais de comprendre pourquoi, vrai ou faux, on la croit et on en redemande. Quelle idée de la vérité et de la littérature se font jour dans cette rencontre d’un livre et d’un public par l’intermédiaire de la personne de son auteur ?   " N'ayant jamais attribué au sexe une valeur sacrée, je n'ai jamais éprouvé le besoin de l'enfermement dans un tabernacle comme le font finalement ceux qui me reprochent de faire tomber tout mystère." Les romanciers sont toujours trop riches d'eux-mêmes. Il leur faut apprendre avant tout à s'oublier un peu pour écrire. Le scandale de la vérité n’est pas dans l’objet du récit lui-même, une vie sexuelle sans doute un peu particulière, il est dans son assomption publique. L’effet de vérité est supposé être dans ce passage du privé au public. Je suis la femme, ou l’ai été, et ne m’en dédis point. Mais pour qui cette vérité, et à quel usage ? Quand Sade écrivait ses romans, il ne prétendait nullement les avoir vécus quand bien même ils n’étaient pas sans quelque rapport avec sa vie, les comptes qu’il tenait étaient ceux de ses personnages et de ses fantasmes, sa littérature était de révolte contre le mur des prisons mentales et des enfermements arbitraires. Catherine Millet n’en est manifestement pas là, alors pourquoi lève-t-elle le voile sur sa vérité ? Témoignage sur une époque, celle des années soixante-dix, qui a fait de la sexualité sa religion ? Oui sans doute. Mais son récit participe manifestement d’un esprit plus actuel qui identifie affichage public des secrets privés et vérité. Ce n’est plus la littérature qui supplémente la vie en lui ouvrant les portes de la fiction ou du sens mais la vie qui sustente la littérature en se proposant d’en être la matière du reportage et du colportage sur la place publique. La vie devient une fiction plus vraie que nature qui s’apparente à un live show. Avant de s’exclamer "Madame Bovary,c’est moi ! ", Flaubert a dû passer par l’épreuve de l’écriture du roman. Il ne l’a pas su avant de s’être projeté dans la fiction de son personnage. Pour s’y retrouver, il lui a d’abord fallu s’y perdre, s’effacer devant lui jusqu’à l’impersonnalité héroïque qui lui donnerait l’occasion de surgir hors de lui dans l’espace romanesque. Le personnage de Madame Bovary est une fiction vraie qui offre à Flaubert de s’y reconnaître parce que la littérature est le masque et le détour nécessaire à la découverte surprenante de soi. "Madame Bovary, c’est moi" n’a rien de l’aveu public d’un secret privé, c'est une vérité sur soi induite par l’écriture même du roman, non une traduction, passage d’un idiome privé à la langue publique, mais une trahison de soi par soi dans le détour de l’œuvre. L’écriture est une trahison de l’auteur par ses personnages.    "Le désir exaspéré est un dictateur naïf qui ne croit pas qu'on puisse ni s'opposer à lui ni même le contrarier. Les plaisirs sont ressentis comme les plus intenses, les douleurs comme les plus profondes lorsqu'ils mobilisent le plus de canaux émotifs, qu'ils drainent une quantité incalculable de souvenirs heureux ou malheureux, d’espérances réalisées ou brisées. " Dans cette mise à nu, très franche et exhaustive, la romancière se meut en Catherine M. en se jouant de la distanciation. L’initiative sexuelle, dont on a vu comment elle avait été utilisée contre le trouble, est ici dirigée contre l’ennui. Ennui qui est lui-même venu se substituer à une timidité dont elle s’est débarrassée, semble-t-il, avec un certain soulagement. Or le lien entre la timidité et le trouble est facile à repérer. On peut dès lors se représenter la séquence suivante: le trouble, associé à des fantasmes sexuels sous-jacents, se traduisait par un état que l’héroïne a identifié comme de la timidité. Cet état émotionnel, même désexualisé s’est révélé pénible, il est alors réprimé et laisse place à l’ennui. Catherine M. ne trahit pas Catherine Millet, elle se contente de la publier en l’exposant au public. C’est en quelque sorte un "ready made" littéraire. On sait que le "ready made" d’invention du champienne consiste en la transformation d’un objet quelconque, banal de préférence, en œuvre d’art par la seule vertu du regard de l’artiste qui décide de son appropriation en l’exposant et en le signant de son nom. Critique d’art connue, elle se traite elle-même selon le destin moderne de l’art qui fait primer la valeur d’exposition sur la valeur d’expression. Mais si l’auteur feint de se dévoiler, il n’est pas sûr qu’elle ne s’en dissimule pasmieux. L’œuvre "ready made" est un artéfact qui soustrait l’objet quelconque à sa valeur d’usage et le coupe de la prose quotidienne lui donnant sens. Loin de consacrer l’intrusion de la réalité dans l’art, il annonce l’artificialisation de toute réalité.    "Comme je me suis décidée à lire les livres dont tout le monde parle ou a parlé, ceux qui font ou ont fait le buzz, me voilà empruntant celui-ci à la bibliothèque." Dans ce court roman où l'écriture cisèle la chair crûment, l'acte sexuel se voit souvent réduit à une focalisation technicisée et décérébrée qui ne se réfère qu'à elle-même, qui n'est attentive qu'à elle-même. Qui plus est, on décèle dans les scènes qui nous sont relatées moins des manifestations d'archaïsme, de primitivité que des pulsions de consommation. Désert de la conscience, vacuité de la considération envers autrui, recherche de la satisfaction égotique immédiate, présence du profit personnel. Ce ne sont donc pas tant les scènes pornographiques vécues qui font récit, que leur restitution-construction dans le paysage mental du sujet écrivant. Pour ce faire, Catherine Millet choisit une écriture visuelle, purement descriptive, privée d’interprétation morale ou amorale, d’effets de séduction. Il ne s’agit aucunement de jouer avec la libido du lecteur ou de la lectrice. La narratrice évoque moins le plaisir brut de sensations corporelles immédiatement vécues, que le plaisir distancié d’une mise en œuvre de sa sexualité. Les actes comptent moins en eux-mêmes que par leur intellectualisation, processus d’archivage et de remboîtement à posteriori dans un champ visuel, textuel et littéraire bien plus large que celui des circonstances et des situations. De ce fait, les mêmes scènes sexuelles semblent se répéter continûment, leur variation ressortant uniquement à l’architecture des corps et à leur inscription dans l’espace physique. Le nombre se rapporte à un fantasme de renouvellement continu et indistinct du partenaire sexuel, renouvellement indifférencié qui place le corps et la conscience dans une sorte de ballottement végétatif. Il y a dans cette idée de destinée et de fatalité quelque chose de romanesque par lequel on peut assimiler l’auteure-narratrice, personne réelle s’il en est, à un personnage de fiction agi par un déterminisme sur lequel il n’a aucune prise, un personnage tenant son rôle sans faillir jusqu’à l’excipit, qui aurait puévoluer tout aussi bien dans un roman de Bataille, de Sade, la violence bien sûr en moins, ou enfin de Pauline Réage.    "Aucun style, l'auteur a posé ses mots tels qu'ils sont sortis de sa tête. L'écriture est lourde, désordonnée, saccadée. Le style me fait penser à des discussions de comptoir ou de blablatages entre copines." Le balancement entre le déferlement et l'abandon de soi se construit dans l'espace du fait de la double position du sujet qui saisit ce qui l’environne et de l'objet saisi. Cette disjonction de l’être qu’enclenche le regard, voir et être vu, est exprimée dans une formulation qui, par sa syntaxe et son lexique, crée elle-même un effet de miroir. Mais le scénario de base, très élémentaire, ne cesse de se reformuler tout au long du texte, chaque acte sexuel n’étant que la réactivation d’une même image mobile, d’un même fantasme nourri depuis l’enfance. Une file indienne d’hommes vient se frotter au corps de la narratrice puis la pénétrer tour à tour, la topographie des lieux et les circonstances variant d’une réactivation du fantasme à l’autre. Si le désir est enclenché par le fantasme, ce dernier ne surgit jamais par inadvertance, il ne prend pas par surprise, il est la résultante d’un processus de reconstruction psychique qui confère à l’activité sexuelle un caractère tout cérébral, caractère souligné par l’auteur qui revient sans cesse sur la concentration mentale nécessaire à produire la scène et enclencher le désir. Viennent alors s’ajouter à cette image toutes celles produites par la filmographie pornographique, enregistrements personnels compris, participant également à générer le plaisir théâtral. Voir pour se voir être vu permet ainsi de briser l’écran entre le fantasme et le réel et de le maintenir. Le plaisir est affaire de clichés, d’images pétrifiées.   "Bref, je suis entrée dans la vie sexuelle adulte comme, petite fille, je m'engouffrais dans le tunnel du train fantôme, à l'aveugle, pour le plaisir d'être ballottée et saisie au hasard. Ou encore : absorbée comme une grenouille par un serpent." Dans ce roman où l'auteur se refuse à la fiction, à la narration et à la psychologie au profit du style de l’inventaire et du documentaire, le vocabulaire pornographique invariablement usité produit un même effet. La romancière prend soin d’utiliser le registre obscène dans ses descriptions, comme les protagonistes le font. Décrire précisément et vertement, c’est porter un éclairage cru, brutal, discordant sur des corps qui devrait être cachés. D’aucuns qui se verraient surpris parun regard extérieur durant un acte sexuel se dissimulerait, par pudeur, par honte, par ridicule. La sexualité nous projette en marge de la société et fait de nous, pour un temps, des êtres asociaux que la rhétorique pornographique associe aumoralement bas afin de rendre visible cette infraction. En usant du mot obscène, elle met en pièces les corps sociaux pour montrer les corps bestiaux, elle force le réel dans la mesure où elle crée l’obscénité là où il n’y a que des corps érogènes. Le mot ordurier vise à exprimer, à extraire l’image absente de ce corps sous-terrain, purement bestial, qui loge au tréfonds de nous, la bête tapie. Dans le dernier chapitre intitulé "Détail", elle aborde pour la première fois le thème duplaisir: "Je n’exagère pas si je dis que, jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, je n’ai pas envisagé que mon propre plaisir puisse être la finalité d’un rapport sexuel. Je ne l’avais pas compris." Catherine M. a dû faire l’impasse sur son sexe et son corps. Autant les sexes d’hommes sont précisément décrits et même classés, autant les sexes féminins sont absents. Dix pages avant le point final, il est question pour la première fois du clitoris, "sorte de nœud embrouillé, sans véritable forme propre, un minuscule chaos se produisant à la rencontre de deux petites langues de chair comme lorsque le ressac jette deux vagues l’une contre l’autre." L’imprécision et le flou dominent dans cette évocation alors même que la narratrice ne cesse tout au long du récit de rappeler sa faculté d’observation et son souci de l’exactitude en matière de description. Le corps féminin échappe à la radioscopie, il est conçu pour être sous le regard de l’autre masculin. Comment connaître son propre corps si on ne l’explore pas, si on ne l’écoute pas, si on ne le questionne pas dans sa relation intime au désir et au plaisir ?    "Ceux qui obéissent à des principes moraux sont sans doute mieux armés pour affronter les manifestations de la jalousie que ceux que leur philosophie libertine laisse désemparés face à des explosions passionnelles." Le but non avoué de la romancière n'est-il pas de s'auto-analyser tout au long de son récit, l'écriture remplaçant le divan. Dans la réduction de son nom restreint à l’initiale, résonnant comme un pseudonyme rappelant le masque des libertins, l’auteur mettrait donc en scène la fiction de sa mise à nu. Le libertin est athée et des croyances, il aime faire tomber les masques que par ailleurs il affectionne parce qu’ils entretiennent l’utopie d’une vie sans fard enfin réduite à sa pure et simple nudité. On prétend certes que la vérité sort toute nue du puits, faut-il pour autant en négliger les effets, si bien nommés ? N’auraient-ils pas dans leurs plis et replis beaucoup d’histoires à raconter ? Il était une fois une jeune fille qui, à l’âge de seize ans se piqua le doigt à un fuseau. Victime d’un sort, elle tomba dans un profond sommeil. La "Belle au bois dormant" devait dormir ainsi cent ans et, à son réveil, découvrir le prince charmant. Elle sut d’emblée lui parler car, nous dit Charles Perrault: "Elle avait eu le temps de songer à ce qu’elle aurait à lui dire, car la bonne fée, pendant un si long sommeil, lui avait procuré le plaisir des songes agréables." Certaines femmes éprouvent dans leur vie la nécessité de différer la rencontre amoureuse. "Le sexe avec tant d’ardeur, aspire à la foi conjugale, que je n’ai pas la force ni le cœur,de lui prêcher cette morale." Catherine M. est une "Belle au bois dormant" d’un genre très particulier. Fillette trop excitée par les assauts d’une sexualité précoce et perturbatrice, elle ne peut s’endormir et rêver tranquillement, alors, au lieu de dormir, elle "baise", et elle s’achemine lentement et assez tardivement vers la découverte de tous les plaisirs de la chair, au détriment parfois de la Littérature.   Bibliographie et références:   - Catherine Millet, "La vie sexuelle de Catherine M." - Louis Aragon, "Le roman inachevé" - Pauline Réage, "Histoire d'O" - Robert J. Stoller, "L’excitation sexuelle" - Jacques Henric, "Légendes de Catherine M." - Maurice Duchamp, "La septième face du dé" - Catherine Millet, "Jour de souffrance" - Jérôme Garcin, "Bis repetita" - Delphine Peras, "Les partouzes d'une intello" - Charles Perrault, "Les contes de ma mère l’oye"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le 16/04/24
"Aimer, c'est donner ce qu'on n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas. La psychanalyse est un remède contre l'ignorance. Elle est sans effet sur la connerie. Voilà la grande erreur de toujours: imaginer que les êtres pensent ce qu'ils disent". Quand on aborde un tel sujet, on doit faire preuve de prudence et de précision, tout en évitant le piège d'exposer des théories analytiques complexes, certes précieuses sur la connaissance de la sexualité humaine mais qui sont souvent rédigées par des psychanalistes cliniciens écrivant dans un vocabulaire scientifique parfois abstrait. À la fin du XVIIIème siècle, l'anatomie du corps humain s'enseigne par l'agissement dans la chair du nerf et de la fibre. La "nouvelle" médecine, très en vogue, imprègne le discours consacré à la volupté et conduit à mettre l’accent sur l’influence de l’environnement. En une démarche éclectique, malgré tout dominée par le vitalisme, le sensualisme et la volonté de s’inscrire dans la perspective d’une histoire naturelle, les médecins tentent alors de rationaliser le mystère des jouissances éprouvées lors de l’union charnelle entre l’homme et la femme. Le mot sexualité n'existe pas dans la langue française. Il apparaît en 1837 dans la traduction d’un livre de Karl-Friedrich Burdach avant de se diffuser fort timidement durant les deux décennies suivantes. En ces très rares occurrences, son sens n’est pas celui que nous lui attribuons. Il désigne, chez les végétaux, les animaux et les hommes, ce qui permet la génération par la différence des sexes assurant ainsi la survie de l’espèce, en pénètrant et imprègnant le monde de la nature. L'étude des plaisirs débute avec le médecin et naturaliste suisse Haller. Celui-ci propose en 1774 une grille de lecture de la "jouissance" dont les éléments seront sans cesse renrichis jusqu’au milieu du XIXème siècle. Il étudie tout d’abord la sécrétion de la semence masculine et les causes psychologiques qui en stimulent l’élaboration. Puisque l’érection n’obéit pas à la seule volonté, Haller est conduit à souligner le rôle essentiel de l’imagination, notamment celui des phantasmes provoqués par les images lascives, les lectures érotiques, le souvenir des plaisirs. Il passe en revue les aiguillons du désir masculin: les attouchements, l’odeur des parties génitales de la femme, à laquelle il accorde une importance décisive. En médecin, il s’arrête un instant sur les degrés de l’érection, sur sa qualité, en quelque sorte. Il considère le gland comme le siège du plaisir. Puis, il décrit la pénétration et l'éjaculation.   "Il n'y a pas de malentendus. Il n'y a que des malentendants. Les paroles entraînent une dette ineffaçable. Là où ça parle, ça souffre." Le scientifique analyse ensuite le coït ou rapport sexuel puis s'attache à évaluer la force de l'orgasme de l'homme en particulier en mesurant le volume de sperme émis lorsque le plaisir parvient à son point culminant. L'étude l’amène à conclure que l’homme est "celui des animaux qui a le moins de semence, et qui a le moins de force pour l’acte sexuel." Ses exploits sont pauvres comparés à ceux de l’âne, du cheval ou du sanglier. Puis Haller en vient à la description du plaisir proprement dit, "spasme extrême", accompagné d’un "grand tremblement". Alors, le pouls s’accélère, le cœur palpite et la respiration se fait laborieuse, comme lors des efforts violents. Haller, consulté par un patient qui souffre de trouble des organes génitaux procède à un examen anatomique, réclame un récit des dérèglements, enjoint une écoute de soi permettant de l’éclairer avec plus de précision, puis tente de discerner ce qui endigue la bonne réalisation de l’union chamelle. Mais la complexité des sympathies qui lient ces organes aux autres systèmes, la croyance maintenue en un processus toujours possible de métamorphose morbide rendent, en ce domaine, le travail du praticien particulièrement difficile. Il regroupe sous cinq rubriques les causes alors envisageables du dysfonctionnement: le manque; c’est-à-dire la continence, responsable de la perturbation d’une fonction qui n’est pas ou n’est plus exercée; l’excès, qu’il s’agisse de coïts prématurés ou trop souvent répétés, notamment de la part des jeunes mariés; l'abus, qui consiste à se livrer à des jouissances qui ne répondent pas au vœu de la Nature, ce qui vise alors la masturbation, la sodomie, le tribadisme, la bestialité puis, à la fin de la période; "la maladie vénérienne et, plus largement, la série des pathologies qui gênent l’exercice de la fonction génitale et enfin, les ratages que constituent l’impuissance masculine et la stérilité féminine. En ce qui concerne alors le rapport sexuel, l’examen de conscience et l’aveu à l’intérieur du confessionnal ne concernent pas que la luxure mais les tentations de la chair, la délectation sensuelle et tous les actes constituant des manquements à la chasteté se situant au premier plan de la quête des plaisirs de la femme.   "L'inconscient. Ce mot a l'inconvénient d'être négatif, ce qui permet, et on ne s'en prive pas, d'y supposer n'importe quoi au monde, sans compter le reste." Au regard des études naturalistes de la période du XVIIIème siècle au début du XIXème siècle, la diférence entre le pornographique et l’érotique semble peu concluante. La plupart des ouvrages de notre corpus relevant de l’obscène, nous les référons le plus souvent au genre pornographique, tout en sachant que le terme de pomographe, attribué à Rétif de la Bretonne, est tardif. Le livre pornographique a pour but d’exciter son lecteur et de l’inciter à passer à l’acte. Tout à la fois manuel et adjuvant, il lui indique les gestes d’une volupté à laquelle il lui suggère de se conformer. En ce domaine, un bouleversement s’opère durant la seconde moitié du XVIIème siècle. Alors, les œuvres érotiques commencent à former une littérature de second rayon dont la lecture implique "l’appropriation singulière et cachée."Les ouvrages qui la composent ne voisinent plus avec les formes admises de la pratique littéraire. Dans tout texte érotique datant de la période qui nous concerne, le corps de la femme se doit d’être alors offert, voire provocant, et susceptible de devenir actif, au plus vite. Ce corps disponible paraît en attente ; d’où la fréquence du spectacle de la beauté d’une femme étendue sur un lit ou sur un sopha, parfois endormie en une position à la Danaë. Le corps de la femme ainsi surpris est ressenti comme immédiatement explorable, maniable, enflammé à l’instant par le surgissement de désirs spontanés. Soulignons, en effet, l’importance essentielle, en ces textes anciens, de la clause d’immédiateté. Qu’est-ce qui est pervers, qu’est-ce qui ne l’est pas ?, s’interroge-t-on aujourd’hui. La perversion est essentiellement un jugement moral, il change donc selon les mœurs de chaque époque. On doit le terme de perversions à la sexologie positiviste du XIXème siècle avec Krafft-Ebing, Havelock Ellis, Moll, Binet et d’autres. Krafft-Ebing spécialement était motivé par une mission clinique ethico-juridique, celle avant tout de distinguer le libertin "normal" du pervers.    "Quand l’homme oublie qu’il est le porteur de la parole, il ne parle plus. C’est bien en effet ce qui se passe: la plupart des gens ne parlent pas, ils répètent, ce n’est pas tout à fait la même chose. Quand l’homme ne parle plus, il est parlé." Dans le premier cas, il s'agit d'une configuration non-pathologique à étudier selon des références morales ou légales. En revanche, en ce qui concerne la deuxième hypothèse, cela caractèrise une forme de malade mentale. De nos jours, la distinction pervers/libertin a été délaissée par la psychopathologie moderne, qui établit une distinction entre "sexualité selon les standards moyens" et "sexualité déviante des standards." La perversion est donc de moins en moins regardée comme un trouble psychique. Il ne s’agit que de variantes dans l’orientation sexuelle. À l’époque de Freud, tous les actes qui déviaient du coït hétérosexuel orthodoxe, celui qui aurait dû mener tout naturellement à la conception, étaient dits pervers, y compris la pénétration anale de la femme et les rapports oraux. Les rapports homosexuels, l’observationde la copulation d’autrui, etc., étaient par excellence des actes pervers. Dans le coït que nous considérons idéal, qu’il soit hétéro ou homosexuel, l’autre est aussi une fin pour moi pour autant que je désire lui donner du plaisir à mon tour. Ce qui me donne du plaisir n’est pas seulement le plaisir sensuel que je tire de l’autre, et non pas seulement la fierté pour mon propre pouvoir de lui donner du plaisir sensuel, mais justement le fait que lui ou elle ait du plaisir sensuel. Il est tout à fait normal que les jambes féminines plaisent à un homme, un homme est fétichiste s’il préfère jouir sur les jambes de sa partenaire plutôt qu’entre ses jambes. Dans le masochisme, la transformation de l’exclusion en jouissance est proclamée de manière presque spectaculaire. Moi la masochiste, je n’exige pas que l'homme m’aime, me désire ou ait de l’estime pour moi, bien au contraire, je désire qu’il me batte et qu’il m’humilie, qu’en somme il ne me désire ni m’aime ni ait de l’estime pour moi. Il doit montrer qu’il me méprise, je jouis de ce mépris qui m’exclut de ses faveurs.   "Faites comme moi mais ne m'imitez pas. L'homme est celui qui a le phallus, la femme celle qui est le phallus. Ne devient pas fou qui veut." En revanche, pour ce qui a trait au sadique, l'analyse est inverse et le raisonnement s'applique exactement a contrario. En effet, le comportement est diamètralement opposé. Il est trop souvent apparu aux yeux des analystes comme l’expression d’une agressivité primaire ou d’une réactivité naturelle dans le fond non problématique. Ils le voient alorscomme une sorte de degré zéro de la perversion. La plus inadmissible serait aussi la perversion plus originaire, pour autant que nous désirons tous nous venger de quelqu’un qui nous a fait souffrir. Mais lorsque notre sadisme primairese sexualise, les choses se compliquent. Moi le sadique, je jouis de battre une femme afin de punir la femme de sa tromperie originaire, du fait d’avoir joui d’un autre plutôt que de moi-même. Le viol sadique se veut une application de la loi du talion. En dehors de ce cas extême, pour la psychanalyse vieux jeu, une femme n’est presque jamais perverse parce qu’elle l’est par constitution. Bien que cette thèse ne plaise pas aux féministes, Freud parle alors de masochisme féminin. À savoir, elle doit glisser du malaise d’être pénétrée, envahie par l’autre, au plaisir sublime. De nos jours, Il n’y a pratiquement plus de "perversion” sexuelle", mais cela n'empêche pas qu’il y ait des pervers. On peut penser que c’est la faute de Freud, puisqu’il a été le premier à avoir scandalisé les foules en parlant de l’enfant comme d’un "polymorphiquement pervers", et qu’il a aggravé son cas en suggérant que c’était dans le plaisir que prend le bébé en tétant le sein de sa mère qu’il fallait trouver la cause, l’origine, de son goût ultérieur très marqué pour la fellation.   "Rien de plus redoutable que de dire quelque chose qui pourrait être vrai. Car il le deviendrait tout à fait, s'il l'était, et Dieu sait ce qui arrive quand quelque chose, d'être vrai, ne peut plus entrer dans le doute." En effet, en dehors des travaux analytiques contemporains, et après le mouvement de libération sexuelle des années soixante-dix, seuls le social et le religieux s’efforcent encore de mettre de l’ordre dans le désordre en légiférant par exemple sur le sexe et la fonction de reproduction. Les écrits licencieux, autrefois interdits et censurés, sont aujourd’hui publiés dans "La Pléiade" ou tirés à des milliers d’exemplaires dans toutes les langues. Quant à l’homosexualité, hier et aujourd’hui encore dans certains pays, durement sanctionnée, elle n’est plus un obstacle si l’on veut être élu maire de Paris ou de Berlin. Alors comment s’y retrouver, si pervers n’est qu’un mot fourre-tout qui ne correspond à rien pour définir une conduite sexuelle ? Il ne nous reste plus qu’à penser avec Voltaire et Candide, "autres temps, autres lieux, autres mœurs." Il n’y a de perversion que du pouvoir que confère la parole à celui qui la prend. Il n’y a de perversion que si le pouvoir légal ou usurpé que donne la parole est détourné de son but, perverti. C’est d’ailleurs l’origine du mot, "pervertere", renverser, retourner, dérouter, mettre sur une autre voie, voix. La perversion se définirait alors comme étant toute conduite affectant le langage, le faisant souffrir, ce qu’il exprime dans ses pathologies sexuelles, pathologies, pathos du logos, souffrance du discours. La loi de l’homme, c’est la loi du langage. Sans cette loi du langage, c’est le chaos, le grand désordre de la folie, c’est Œdipe à la fois père et frère d’Antigone. Ainsi faudrait-il parler de perversion morale, du langage dans les psychoses et leurs délires, dans les névroses et leurs détournements de discours. Quant aux manifestations physiques dites perverses, les aberrations sexuelles de Freud, elles expriment dans le corps cette incohérence déroutante du discours et la pulsion de mort à l’œuvre dans la jouissance. C’est une vieille histoire. D’où peut-être le curieux sentiment que l’on a en écoutant leur récit. De nos jours, la perversion est étudiée sur le plan moral.   "Tout mythe se rapporte à l’inexplicable du réel, et il est toujours inexplicable que quoi que ce soit réponde au désir. Le symptôme névrotique n’est pas un signe, mais une parole, structurée comme un langage. Ce que les dieux trouvent sublime, plus merveilleux que tout, c’est quand l’aimé se comporte comme on attendrait que se comportât l’amant." Place à la toute puissance juridique et à l'égalité des droits entre individus dans nos états contemporains. Dès lors, la vision individualiste l'emporte sur le corpus social. La société moderne, où l’on cherche à bien traiter les autres en leur garantissant sécurité sociale et droits civils n’est certes pas sadique, mais justement parce qu’elle traite chaque autre comme un objet. Dans cette société on s’est rendu compte que par le fait de bien traiter les autres, il est possible d’entirer un profit maximal. Ce qui importe est que l’autre, esclave ou libre, soit un objet, à savoir un instrument de production à optimiser. Paradoxalement, au contraire, c’est la perversion qui nous fait comprendre à contre-jour en quel sens la subjectivité de l’autre nous concerne, comment celle-ci est en somme liée à l’édification de notre même subjectivité. Ces montages, ces passages à l’acte, parlent d’autrefois. C’est sensible dans leur côté suranné, leurs décors baroques de vieux clowns tristes, de pantins désarticulés, mettant en scène et tentant de redonner vie à on ne sait quel scénario qui date de bien avant eux. Mais toutes ces constructions qu’ils s’efforcent de faire tenir, tout le mal qu’ils se donnent pour faire croire à leurs montages imaginaires, toute cette dialectique en acte du mensonge et de la dénégation, ne sont qu’une façade, un leurre. C’est un camouflage, un paravent à la Genet. Le pervers nous enseigne alors quelque chose dans la mesure où il ne se soucie pas de l’autre. Il n’a pas de charité compatissante pour la sexualité de l’autre. L’orgasme et sa détumescence seraient ici la manifestation sexuelle que la coupure dans le langage peut avoir lieu.    Bibliographie et références:   - Helene Deutsch, "Psychanalyse des fonctions sexuelles de la femme" - Sigmund Freud, "La vie sexuelle" - Joël Dor, "Structure et perversions" - Masud Khan, "Figures de la perversion" - Robert Stoller, "La perversion, forme érotique" - Gérard Bonnet, "La perversion" - Vladimir Nabokov, "Lolita" - Leopold von Sacher-Masoch, "La Vénus à la fourrure" - Sade, "Œuvres, La Pléiade" - Georges Bataille, "Histoire de l'œil" - Daniel Lemler, "Répondre de sa parole" - Georges Lanteri Laura, "Lecture des perversions"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le 15/04/24
2002, cela fait 4 jours que j'attends l'intervention du technicien de maintenance informatique de la petite société pour laquelle je travaille. Il est 18h, je suis fatigué et ce gars m'appelle pour me dire qu'il sera à la société dans un quart d'heure..... Encore au moins 1 heure de perdue! Je ne serai pas rentré avant 20h à ce rythme là! Bon point pour lui, i lest effectivement là un quart d'heure plus tard. Grand, élancé, musclé ....pour tout dire bel homme sensiblement de mon âge, entre 45 et 50 ans! Tout en se mettant au travail nous discutons de choses et d'autres....Je le regarde faire, tout en sachant bien, ce que je lui dis, que je n'y connais rien mais que j'ai besoin que cela fonctionne pour le lendemain ayant des rendez-vous importants et un besoin urgent d'accéder aux statistiques.... Il est marrant, ne s'affole pas, regarde tout autour de lui  et ses commentaires sont plutôt bien sentis et amusants. -"Ah vous aimez vous aussi les sites BDSM!"  Je rougis et ne sais plus trop quoi répondre??? Car oui j'aime cela et je rappelle d'un seul coup qu'en l'attendant je regardais justement une vidéo BDSM... - " Vous devriez fermer et effacer ce que vous regardez sur le net..... n'importe qui peut tomber sur vos historiques...  Que regardiez-vous? - j'ai bafouillé une vidéo, et comme un gamin pris en faute je regardais mes pieds ne sachant quelle attitude prendre! -" Ah Ouais.... c'est fort comme vidéo.....vous aussi vous aimez ce genre de relations?" Il semblait très à l'aise pour parler de cela...ce n'était pas mon cas -" Oui j'aime les regarder ...." je laissais la fin de phrase en silence -" Moi aussi j'aime bien les regarder, mais je préfère pratiquer!" -" Je n'ai jamais pratiqué.... Je suis marié....." -" Ben cela n'a pas grand chose à voir!  ....cela vous tenterait?" -" Je  je n'en sais rien.....  oui peut être,,,,avec quelqu'un en qui j'aurai confiance...." Il souriait tout en terminant son travail -"Va falloir me faire confiance, car je viens de copier tout l'historique de votre disque....Et si vous ne m'obéissez pas je l'envoi à votre patron!" -"Mais....vous êtes fou...s'il voit cela il me vire aussi sec!" -"Alors obéissez moi....  Je vous attends samedi chez moi à Nantes ....voila mon adresse....10 h samedi matin....Et je me prénomme Gilles...A samedi Nicolas" Je tremblais de rage, de peur et d'excitation..... En rentrant à la maison, je ne dis rien à ma femme,  pas envie de me battre à lui expliquer que je venais de me faire pièger comme un bleu.... et que non seulement je ne porterai pas plainte  mais que cela me tentait fort d'y aller. Je prétextait une rèunion importante avec mon patron pour le samedi!    
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Par : le 12/04/24
"Il la saisit alors avec férocité, il la place comme il avait fait de moi, les bras soutenus au plancher par deux rubans noirs. Je suis chargée du soin de poser les bandes. Il visite les ligatures. Ne les trouvant pas assez comprimées, il les resserre, afin, dit-il, que le sang sorte avec plus de force. Il tâte les veines, et les pique toutes deux presque en même temps. Le sang jaillit très loin. Il s'extasie et retournant se placer en face, pendant que ces deux fontaines coulent, il me fait mettre à genoux entre ses jambes, afin que je suce". Jadis, et sans nul doute de nos jours encore, le concept de perversion n’a été concevable que parce qu’il rejetait l’homme à un reflet de lui-même fondé sur le mal et donc sur la sanction divine qui en était la conséquence logique. Longtemps confondue avec la perversité, la perversion était regardée comme une manière particulière de retourner, de déranger ou de mettre sens dessus dessous l’ordre naturel du monde. Elle visait, disait-on, à convertir les hommes au vice, mais aussi à les égarer, à les corrompre, à leur éviter toute forme de confrontation avec la souveraineté du bien et de la vérité. L’acte de pervertir supposait alors l’existence d’une autorité divine. Et celui qui se donnait alors pour mission d’entraîner vers son autodestruction l’humanité entière n’avait d’autre destin que de guetter dans le visage de la Loi qu’il transgressait le reflet du défi singulier qu’il avait alors lancé à Dieu. Démoniaque, damné, criminel, dépravé, tortionnaire, débauché, charlatan ou délictueux, le pervertisseur était d’abord un être double, tourmenté par la figure du diable, mais habité du même coup par un idéal du bien qu’il ne cessait d’anéantir afin d’offrir à Dieu, son maître et son bourreau, le spectacle de son propre corps réduit à un déchet. C’est bien parce que le personnage du pervertisseur entretenait une telle relation avec l’ordre divin, que les pratiques les plus ordurières purent être élevées au rang de l’héroïsme le plus pur. Ainsi, quand ils furent adoptés par les mystiques, les rituels sacrificiels, de la flagellation à la dévoration d’immondices, devinrent-ils l’expression d’une sainte exaltation. Anéantir le corps physique ou s’exposer aux supplices de la chair. Telle était la règle de ce passage des frontières caractérisant, dans l’attitude mystique, le passage de l’abject au sublime.    "Il en fait autant à chacun de ses gitons, tour à tour, sans cesser de porter ses yeux sur ces jets de sang qui l'enflamment. Pour moi, sûre alors que l'instant où la crise qu'il espère aura lieu, sera l'époque de la cessation des tourments de la comtesse, je mets tous mes soins à déterminer cette crise, et je deviens, ainsi que vous le voyez, madame, catin par bienfaisance et libertine par vertu". Le paradoxe réside dans l'approche du concept lui-même. Quelles que soient donc ses facettes, la perversion a trait à une sorte de négatif de la liberté. Elle est la négativité de l’histoire en acte: anéantissement, déshumanisation, haine, destruction, emprise, cruauté, jouissance, mais aussi créativité, sublimation, dépassement de soi, excès. En ce sens, elle peut être aussi entendue comme l’accès à la plus haute des libertés puisqu’elle autorise celui qui l’incarne à être simultanément un bourreau et une victime, un maître et un esclave, un barbare et un civilisé. La fascination qu’exerce sur nous la perversion tient à cela qu’elle peut être tantôt sublime et tantôt abjecte. Sublime quand elle est incarnée par des rebelles au caractère prométhéen qui refusent de se soumettre au verdict des dieux ou à la loi des hommes, au prix de leur propre exclusion, abjecte quand elle devient l’expression souveraine d’une froide destruction de toute forme de lien généalogique. Par son statut psychique qui renvoie à l’essence d’un clivage, la perversion est également une nécessité sociale. Elle préserve la norme tout en assurant à l’espèce humaine la permanence de ses plaisirs et de ses transgressions. Que ferions-nous sans les pervers qui nous ont donné les œuvres les plus raffinées que la civilisation ait connu ? Que ferions-nous si nous ne pouvions plus désigner comme des boucs-émissaires, c’est-à-dire des pervers, ceux qui acceptent de traduire par leurs actes étranges les tendances inavouables qui nous habitent et que nous refoulons ? Que les pervers soient sublimes quand ils se tournent vers l’art, la création ou la mystique, ou qu’ils soient abjects quand ils se livrent à leurs pulsions meurtrières, ils sont une part de nous-mêmes, une part de notre humanité, car ils exhibent ce que nous ne cessons de dissimuler: notre propre négativité, la part inavouable de nous-mêmes.    "Le chef-d’œuvre de la philosophie serait de développer les moyens dont la Providence se sert pour parvenir aux fins qu’elle se propose sur l’homme, et de tracer, d’après cela, quelques plans de conduite qui pussent faire connaître à ce malheureux individu bipède la manière dont il faut qu’il marche dans la carrière épineuse de la vie, afin de prévenir les caprices bizarres de cette fatalité à laquelle on donne vingt noms différents, sans être encore parvenu ni à la connaître, ni à la définir". Pour les théoriciens, le danger réside comme toujours dans l'approche binaire et donc fatalement réductrice de la notion elle-même. Puisque ceux qui ne sont pas pervers et que l’on désigne comme des névrosés, il faut bien admettre qu’ils refoulent la perversion qu’ils portent en eux ou s’en tiennent à des fantasmes qui leur permettent de contourner le réel de l’acte pervers, cela signifie alors que la frontière entre la perversion et son envers est difficile à tracer. Et c’est la raison pour laquelle la notion même de perversion n’est pensable en psychiatrie, qu’en référence au double paradigme de la norme et de la pathologie, et dans la société qu’en relation avec la loi et avec la transgression de la loi. Qu’elle soit définie comme une déviance par rapport à l’acte sexuel dit "normal", pénétration génitale avec une personne du sexe opposé, ou par rapport à un déplacement quant à l’objet visé, qu’elle soit dangereusement narcissique plutôt que strictement sexuelle, comme le pensent des psychiatres contemporains, et que, par ailleurs, elle soit socialement pensée comme une déviation du sens moral, délinquance, des instincts sociaux ou de l’instinct de nutrition, elle n’est rendue possible, dans tous les cas de figure, que parce qu’elle pose à la loi la question de sa limite et à la norme celle de la validité de la psychopathologie. La perversion, est un phénomène sexuel, politique, social, psychique, transhistorique, structural, présent dans toutes les sociétés humaines. Et s’il existe dans chaque culture des partages cohérents, prohibition de l’inceste, délimitation de la folie, désignation du monstrueux ou de l’anormal, cela veut dire que la perversion a sa place dans cette combinatoire. En tant que part nocturne de l'individu et part maudite de la société, elle fut pendant longtemps l’objet d’une sacralisation. Par son statut psychique qui renvoie à l’essence d’un clivage, la perversion est paradoxalement une nécessité sociale. Elle préserve ainsi la norme en assurant à l’espèce humaine la permanence de ses plaisirs et de ses transgressions.   "Si, plein de respect pour nos conventions sociales, et ne s’écartant jamais des digues qu’elles nous imposent, il arrive, malgré cela, que nous n’ayons rencontré que des ronces, quand les méchants ne cueillaient que des roses, des gens privés d’un fond de vertus assez constaté pour se mettre au-dessus de ces remarques ne calculeront-ils pas alors qu’il vaut mieux s’abandonner au torrent que d’y résister ?". Le philosophe et économiste angevin Jean Bodin écrivait au XVIème sècle "qu'il n'est de richesse que d'hommes". Respectons cette sage pensée et cessons de disséquer continuellement les comportements humains. Les analystes perdent parfois tout bon sens à force de sonder les cerveaux. Ainsi, les adeptes des sciences cognitives, du conditionnement et du comportement ont tenté de démontrer que la perversion existait à l’état de nature, allant même jusqu’à vouloir prouver que des singes mâles qui s’accouplent entre eux seraient des invertis ou que les vaches qui parviennent à téter leurs mamelles seraient assimilables à des déviants, ou encore que, d’une manière générale, l’absence chez les mammifères de toute forme de copulation frontale pourrait être le signe d’une certaine organisation de la sexualité fondée sur la bestialité, la violence, l’agressivité, la domination et pourquoi pas la jouissance de l’autre. Moralistes et éthologistes ont d’ailleurs avancé l’idée que cette fameuse copulation frontale était le propre de l’espèce humaine, le signe d’une normalité de la sexualité humaine centrée sur la reconnaissance nécessaire du primat de la différence des sexes. Et ils en ont déduit que l’orgasme féminin n’existait pas dans le règne animal. Les uns et les autres, primatologues et spécialistes des mammifères, ont ainsi donné à cet accouplement face à face le nom de "position du missionnaire" afin de certifier qu’il aurait une partie liée avec la civilisation ou plutôt avec la mission civilisatrice de l’Occident chrétien. Si l’absence de cette position dans le règne animal a pu être comprise comme l’un des signes majeurs permettant de différencier l’homme de la bête, cela veut dire alors en contrepartie que la présence chez les humains du coït a tergo doit être interprétée comme la survivance d’un comportement animal. Pour les moralistes, ce type de copulation relèverait d’un instinct bestial, donc démoniaque ou pervers, le diable étant toujours représenté sous les traits d’un animal lubrique. De même, l’orgasme féminin pourrait être saisi, selon cette perspective, comme la prolongation d’une animalité de nature perverse. Pour les naturalistes au contraire, darwiniens et évolutionnistes, la présence chez les humains du coït a tergo ne ferait que prouver la réalité d’une continuité entre les deux règnes.    "N’ajouteront-ils pas qu’il est indifférent au plan général, que tel ou tel soit bon ou méchant de préférence. Que si le malheur persécute la vertu et que la prospérité accompagne le crime, les choses étant égales aux vues de la nature, il vaut infiniment mieux prendre parti parmi les méchants qui prospèrent, que parmi les vertueux qui échouent ? Il est donc important de prévenir ces sophismes dangereux d’une fausse philosophie". Les moralistes ont laissé de nos jours place libre aux analystes. Ainsi, quant aux psychanalystes, ils ont vu, bien souvent, dans la copulation frontale exclusivement humaine une sorte de preuve de l’existence d’un complexe préœdipien faisant de chaque homme un fils désirant fusionner avec sa mère et inversement, de chaque femme une mère transformant l’homme inséminateur en une annexe de son propre corps. La perversion n’existerait donc que comme un arrachement de l’être à l’ordre de la nature. Dès lors, à travers la parole du sujet, elle ne ferait que mimer le naturel dont elle s’est extirpée afin de mieux le parodier. C’est à quoi s’est attaché le plus flamboyant représentant du discours pervers en Occident, le marquis de Sade, en faisant du sperme un substitut de la parole et non pas de la parole un substitut de l’activité sexuelle comme le voudra Freud. Quand Sade décrit l’acte sexuel libertin, toujours fondé sur le primat de la sodomie, il le compare à la splendeur d’un discours parfaitement construit. L’acte sexuel pervers, dans sa formulation la plus hautement civilisée et donc la plus sombrement rebelle, celle d’un Sade non encore défini comme sadique par le discours psychiatrique, est donc d’abord un récit, une oraison funèbre, une pédagogie macabre, en bref un art de l’énonciation aussi ordonné qu’une grammaire. L’acte sexuel sadien n’existe que comme une combinatoire irreprésentable faite de postures dont la signification excite l’imaginaire humain. L’acte sexuel sadien est un réel à l’état pur, impossible à symboliser. Le sperme, ou plutôt le "foutre", ou encore la "décharge" y parle à la place du sujet. Mais Sade va plus loin encore. Pour le philosophe, l'acte de sodomie est utile et obligatoire.    "Il est cruel sans doute d’avoir à peindre une foule de malheurs accablant la femme douce et sensible qui respecte le mieux la vertu, et d’une autre part l’affluence des prospérités sur ceux qui écrasent ou mortifient cette même femme. Mais s’il naît cependant un bien du tableau de ces fatalités, aura-t-on des remords de les avoir offertes ?". Le propos n'est pas ici de juger l'homme Sade, ses excès et ses crimes avérés, mais d'étudier sa pensée phillosophique. Dans "La Philosophie dans le boudoir", rédigée en 1795, laquelle inclut un texte célèbre datant de 1789 ("Français, encore un effort pour devenir républicain"), il préconise comme fondement à la république une inversion radicale de la loi qui régit les sociétés humaines: obligation de la sodomie, de l’inceste et du crime. Selon ce système, aucun homme ne doit être exclu de la possession des femmes, mais aucun ne peut en posséder une en particulier. En conséquence, les femmes doivent non seulement se prostituer, avec des femmes comme avec des hommes, mais n’aspirer qu’à la prostitution leur vie durant puisque la prostitution est la condition de leur liberté. Comme les hommes, elles doivent être sodomites et sodomisées. Ainsi sont-elles soumises au principe généralisé d’un acte sexuel qui mime l’état de nature, le coït a tergo, et qui efface les frontières de la différence. Par cette obligation de la sodomie, Sade réduit à néant l’homosexualité dans la mesure où celle-ci suppose la conscience de la différence sexuelle et son possible démenti. Il chasse donc de la cité le personnage de l’inverti, celui qui n’aime que l’autre du même sexe, c’est-à-dire celui-là même qui est sensé incarner la perversion humaine la plus indomptable, au regard de la norme en outre, de la loi de l’autre. Sade propose donc un modèle social fondé sur la généralisation de la perversion. Ni interdit de l’inceste, ni sanction divine, ni séparation du monstrueux et de l’illicite, ni délimitation de la folie et de la raison, ni partage biologique entre les hommes et les femmes. Si aucune perversion n’est pensable sans l’instauration des interdits fondamentaux, religieux ou laïcs, qui gouvernent les sociétés, aucune pratique sexuelle humaine n’est possible sans le support du langage, sans une rhétorique. Quel que soit son expression, le sexe n'est jamais muet.   "Les plaisirs dont je voulais me priver ne sont venus s’offrir qu’avec plus d’ardeur à mon esprit, et j’ai vu que quand on était, comme moi, née pour le libertinage, il devenait inutile de songer à s’imposer des freins: de fougueux désirs les brisent bientôt. Pourra-t-on être fâché d’avoir alors établi un fait, d’où il résultera pour le sage qui lit avec fruit la leçon si utile de la soumission aux ordres de la providence, et l’avertissement fatal que c’est souvent pour nous ramener à nos devoirs que le ciel frappe à côté de nous l’être qui nous paraît le mieux avoir rempli les siens ?". L'approche philosophique a fait place à l'étude clinique, voire médico-légale. Il s'agissait à l'époque en effet de neutraliser les sujets réputés dangereux pour la socièté en les emprisonnant. En réalité de nos jours, c’est bien parce que la perversion est désirable, comme le crime, l’inceste et la démesure, qu’il a fallu la désigner non seulement comme une déviance, une transgression ou une anomalie, mais aussi comme un discours nocturne où s’énoncerait toujours, dans la haine de soi et la fascination pour la mort, la grande malédiction de la jouissance illimitée. Pour cette raison, elle est présente à des degrés divers dans toutes les formes de sexualité humaine. Freud est sans aucun doute celui qui a le mieux défini la notion, alors même que sur le plan psychique, il n’a guère produit d’écrits susceptibles d’éclairer la question du fonctionnement pervers. Le maître de Vienne, on le sait, n’aimait ni les psychotiques, ni les pervers. Mais c’est bien avec Sade, à la fin du XVIIIème siècle, et avec l’avènement de l’individualisme bourgeois, que la perversion non encore nommée ainsi, non encore introduite dans l’histoire de la psychopathologie, parce qu’elle avait encore affaire avec Dieu, plus qu’avec la finitude de l’homme, c’est donc bien avec cet avènement, que la perversion est devenue l’expérience illimitée d’une dénaturalisation de la sexualité. À travers l’inversion sadienne de la loi, elle est en quelque sorte désacralisée au moment même ou Dieu, comme la monarchie, est dépouillé de sa souveraineté. Et, dans le grand geste sadien de profanation sauvage, elle est abolie puisqu’elle ne défie plus rien d’autre qu’elle-même. Les visages de la perversion sont multiples et à chaque époque on a tenté de les circonscrire. À l’ère de la démocratie ultralibérale, annoncée par Sade, à l’ère de ce capitalisme postindustriel et quasi immatériel, centré sur la quête infinie de la jouissance, l’individu est roi, mais il est un roi qui n’a plus de relation sacrée ni avec un dieu, ni avec un maître, ni avec une quelconque figure d’autorité. S’il n’y prend pas garde, sa toute-puissance royale risque de n’être qu’une illusion et d’avoir pour destin de sombrer dans la démesure ou dans la déchéance.    "On vous dit à cela. La vertu est utile aux autres, et, en ce sens, elle est bonne. Car s'il est reçu de ne faire que ce qui est bon aux autres, à mon tour, je ne recevrai que du bien. Ce raisonnement n'est qu'un sophisme. Pour le peu de bien que je reçois des autres, en raison de ce qu'ils pratiquent la vertu, par l'obligation de la pratiquer à mon tour, je fais un million de sacrifices qui ne me dédommagent nullement". Puritanisme ou pornographie ? "Telle est la question" selon la formule consacrée shakespearienne. L'homme doit conserver son originalité, autrement à quoi bon ? Sans attaches à un ordre souverain, fût-il défaillant, l’individu n’est plus un sujet. Il perd sa liberté pour devenir une marchandise au service d’une biocratie. Condamné à la jouissance illimitée, c’est-à-dire à la pornographie, il ne peut alors reconstituer la loi que sous la forme perverse d’un dieu persécuteur, c’est-à-dire d’un surmoi puritain. À cet égard, la perversion est tout aussi visible dans les écrits qui prétendent la circonscrire ou la censurer, c’est-à-dire dans le discours puritain, que dans ceux qui visent à la promouvoir ou à l’exalter, c’est-à-dire dans le discours pornographique. Entre ces deux discours existe une sorte de symétrie, l’un produisant l’autre et réciproquement. Que l’on prétende abolir l’acte sexuel non reproductif au nom d’une croisade du bien contre le mal, ce qui est au fondement du discours puritain, ou que l’on impose l’obligation de jouir au nom d’un hygiénisme des corps ou d’une abolition des différences, cela revient toujours à faire de la sexualité un enjeu normatif contraire à l’essence du désir. Ainsi, le puritanisme comme la pornographie appartiennent à un ordre social et sexuel commun pour lequel la surveillance des corps prime sur l’épanouissement du désir. À l’ère libérale, où dominent ainsi ces deux impératifs, il semble bien qu’une partie du modèle sadien se soit réalisé. Dans les sociétés démocratiques, où règne l’État de droit, la victimisation de l’autre est un phénomène pervers, supposant toujours l’existence d’un persécuteur. Elle débouche sur une judiciarisation excessive des relations entre les sujets, c’est-à-dire sur une emprise toujours plus grande de l’expertise légale sur les passions de l’âme. Les individus doivent être protégés mais rien n’est plus terrible que cette surenchère de lois.    "Un incestueux, grand amateur de sodomie, pour réunir ce crime à ceux de l’inceste, du meurtre, du viol et du sacrilège, et de l’adultère, se fait enculer par son fils avec une hostie dans le cul, viole sa fille mariée et tue sa nièce. Le sage peut-il voir autre chose dans ce ramas de fables épouvantables, que le fruit dégoûtant de l’imposture de quelques hommes, de la fausse crédulité d’un plus grand nombre. Si Dieu avait voulu que nous eussions une religion quelconque, et qu’il fût réellement puissant. Ou, pour mieux dire, s’il y avait réellement un Dieu, serait-ce par des moyens aussi absurdes qu’ils nous eût fait part de ses ordres ?" Surenchère de normativité et de jugement. À force de le statuer et de le sentencier, l'homme perd toute son authenticité et finit par devenir un simple outil sans âme. À la fin du XIXème siècle, la généralisation d’une conception de la perversion en termes de choix d’objet eut pour effet de transformer de fond en comble l’organisation du sexe et de la subjectivité dans les sociétés occidentales. Car si le pervers se définit comme le malade qui peut réintégrer la norme grâce aux bienfaits de l’hygiénisme, de la psychiatrie ou de la sexologie, cela veut dire qu’il cesse d’être nécessaire à la civilisation en tant que part hétérogène ou que personnage sacralisé. Dans la société démocratique, qui instaure progressivement un droit individuel laïcisé, le pervers ne devient pensable que comme un être inférieur, anormal, handicapé ou encore invincible et donc irrécupérable. Aussi faudra-t-il tantôt le rééduquer, tantôt l’exterminer. L’implantation de la psychanalyse dans les grands pays occidentaux avait bien alors eu pour conséquence de désaliéner les pervers et d’écarter l’homosexualité en tant que telle du domaine des perversions sexuelles. L’apparition dans le DSM-III du terme de paraphilie restreignait le champ des anomalies et des déviances à des pratiques sexuelles contraignantes et fétichistes, fondées sur l’absence de tout partenaire humain libre et consentant. La nécessité se fit donc sentir pour la psychanalyse elle-même d’abandonner toute forme de thérapie "normalisante" au profit d’une clinique du désir capable de comprendre les choix sexuels des sujets dont les pratiques libidinales n’étaient plus toutes punies par la loi, ni vécues comme un péché, ni conçues comme une déviance par rapport à une norme. Le réputé pervers n’est plus ni le sujet d’une scène tragique, ni l’acteur d’un conflit dramatique, ni le protagoniste d’une histoire collective qu’il aurait intériorisée. Il est, bien au contraire, une "chose", mesurable, évaluable, quantifiable, sans histoire, ancré dans l’éternité d’une servitude volontaire. C’est pour son bien et pour le bien de la cité qu’il doit être un animal correctement dressé, un corps qui ne pense pas et ne se rattache à aucune histoire: un pervers dépossédé de sa perversion. À force de le débusquer afin de pouvoir l'étudier et de le classifier, le dissolu voit sa singularité se dissoudre dans la masse de la norme sociale. Jouissance des corps contre sujet désirant. Serions-nous tous hélas contraints à devenir des rats de laboratoire ?    Bibliographie et sources:   - Sigmund Freud, "La vie sexuelle" - Jacques Lacan, "Concept de structure" - Gérard Bonnet, "Les perversions sexuelles" - Alberto Eiger, "Le pervers narcissique et son complice" - Robert Stoller, "La perversion, forme érotique" - Saverio Tomasella, "La perversion" - Joyce McDougall, "Plaidoyer pour une certaine anormalité" - Henri Ey, "Les perversités et la perversion" - Élisabeth Roudinesco, "Visages de la perversion" - Sade, "Œuvres complètes" - Richard von Krafft-Ebing, "Psychopathia sexualis" - Georges Lanteri Laura, "Lecture des perversions" - Masud Khan, "Figures de la perversion"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le 12/04/24
Agnès Giard, dans son dernier essai (disponible sur amazon), nous plonge dans une réflexion sur les love dolls, qui au délà de leur simple fonction sexuelle s'avèrent devenir des compagnonnes émotionnelles et physiques complexes. Au sein de la communauté BDSM, où les dynamiques de pouvoir et les jeux de rôle occupent une place prépondérante, les love dolls peuvent être envisagées non seulement comme des objets de désir, mais aussi comme des partenaires de jeu dans des scénarios de domination et de soumission. Ces poupées, par leur inertie et leur disponibilité constante, offrent une toile vierge sur laquelle les désirs les plus divers (pour ne pas dire les plus pervers) peuvent se projeter et s'exprimer sans jugement ni rejet. Agnès Giard nous interpelle sur notre capacité à voir au-delà de la simple matérialité des objets. Dans des cultures comme au Japon, le respect accordé aux objets, y compris les poupées d'amour, se manifeste par des cérémonies funéraires spécifiques, marquant la fin de leur service. Ce rapport aux objets est étranger à la logique occidentale mais interroge : pourquoi ne pas développer un rapport émotionnel avec une love doll, surtout dans un contexte où l'objet peut être chargé de significations érotiques et affectives profondes? Dans le milieu BDSM, où les relations peuvent parfois être distantes ou dépourvues de la réciprocité émotionnelle habituelle des relations humaines, les poupées d'amour offrent une constance et une sécurité émotionnelle. Elles sont perçues comme des partenaires fiables et constants, prêts à participer à n'importe quel fantasme sans jamais se dérober. Cela peut être particulièrement rassurant pour ceux qui cherchent à explorer des aspects de leur sexualité dans un cadre contrôlé et sans risque d’être jugés. Agnès Giard souligne également l’aspect paradoxal de ces poupées : bien que complètement soumises et disponibles, elles conservent une forme d’indépendance, car elles ne peuvent jamais être possédées émotionnellement de la même manière qu’un partenaire humain. Cela les rend paradoxalement plus désirables pour certains, enrichissant la dynamique de pouvoir et de contrôle si centrale dans les pratiques BDSM. L’idée que l’on puisse non seulement utiliser mais véritablement chérir une love doll remet en question nos préjugés sur l’amour et l’attachement. Ce débat ouvre des perspectives intéressantes sur la nature de l'amour et de la possession. Dans un monde où la technologie et l'artifice prennent de plus en plus de place, la relation avec une poupée d'amour pourrait-elle être considérée comme une forme valide d’attachement émotionnel ? Cette réflexion nous invite à repenser nos interactions et notre capacité à aimer au-delà des frontières traditionnelles de la biologie et de la conscience. Les love dolls dans le BDSM ne sont pas juste des substituts ou des outils : elles peuvent être des miroirs de nos désirs les plus profonds, des participants silencieux mais puissants dans l'exploration de nos propres limites et fantasmes.  
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Par : le 11/04/24
Bonjour tout le monde, je fais un message ici pour parler des différents mélanges avec l'ABDL.           Je préfère dire des le début que je ne suis pas une experte de la chose même si je suis dans l'ABDL depuis 3-4 ans, je vais avant tout parler de mon point de vue et de mes expériences sur la chose. ABDL           Déjà commençons par parler de l'ABDL en tant que tel. L'ABDL signifie Adult Baby Diaper Lover, bébé adulte adorateur des couches si l'ont traduit. Ca regroupe deux types de personnes, les bébés adultes et les personnes qui ne sont seulement attiré que par les couches. C'est une version plus "extrême" du DD/lg (MD/lg | DD/lb | MD/lb) qui signifie Daddy Dom little girl (M for Mommy et b pour boy sur les autres variantes du DD/lg, c'est juste en fonction du genre des personnes) qui est une relation qui est par contre uniquement BDSM, car il y a une relation de Domination, ce qui n'est pas toujours le cas dans les relations ABDL, ce qui fait que l'ABDL n'est pas BDSM, mais peux l'être. ABDL ET BDSM           Pour les non initiés a la chose, BDSM signifie Bondage Discipline Sadisme Masochisme, le bondage est le fait d'attacher, que ca aille de menottes simples jusqu'à du shibari en suspension. La discipline regroupe elle tout ce qui est relation entre une personne soumise et une personne Dominante, et tout ce qui tourne autour de l'éducation de la personne soumise. Le sadisme et le masochisme regroupe tant qu'a lui le fait de prendre du plaisir dans le fait de recevoir ou de donner de la douleur de différentes manières. Mais comment peut-on lier ABDL et BDSM ? L'ABDL peut être utilisé pour humilier, l'humiliation est une pratique que l'on peux mettre dans la discipline. Humilier sert a faire accepter certaines choses a la personne soumise, ou pour l'habituer a lui faire faire quelque chose de plus récurent, j'ai pour ma part commencé l'ABDL dans un contexte BDSM, en étant humiliée via cela, je suis déjà même sortie avec une couche visible en extérieur a mes débuts, et ca m'a aidée pour la suite car je devais en porter en permanence, autant a l'intérieur qu'a l'extérieur. L'humiliation ne tiens jamais dans le temps, on ne peux jamais humilier une personne pendant un mois de manière quotidienne sans que cela devienne quelque chose de basique. ABDL ET SEXUALITE           "Mais pourquoi séparer BDSM et sexualitée alors que c'est la même chose ?"            Hé bien non Michel, ce n'est pas la même chose du tout, BDSM ne signifie pas Bite Dans Son Minou, et non attacher son ou sa partenaire pendant un acte sexuel n'est pas BDSM, lui mettre des fessées en même temps non plus... Le BDSM n'est pas sexuel, mais le sexe peut être kinky.           "Mais c'est pas bizarre d'avoir envie de faire du sexe dans un contexte ABDL ?"           Je dirais que tout cela dépends de ce qui provoque cette excitation. Ce sont les couches qui procurent cet effet ? C'est le fait de se faire pipi dessus qui procure cet effet ? Est-ce le fait de se faire caca dessus qui fait cet effet ? Est-ce le fait d'être en bébé ou de voir des personnes être en bébé qui procure cet effet ? Les trois premiers cas sont normaux, pour les couches, l'on appelle cela le fétichisme, le fait d'être attiré.e sexuellement par un objet, une partie du corps ou même une matière, il existe beaucoup de fétishismes, le plus connu étant le fetishisme des pieds. Il existe également le fetishisme du latex, de la laine, des appareils dentaires, des voitures, des ordinateurs, des corsets, m'enfin... Il y en a beaucoup quoi. Les deux suivant sont normaux également, on appelle cela l'urophilie ou la scatophilie, le fait d'aimer les jeux avec l'urine ou les excréments. Et le dernier... Je pense que tout le monde vois plus ou moins la chose et ce n'est pas normal, désolée pour les personnes qui s'identifient a cela. ABDL ET LA VIE QUOTIDIENNE           Les personnes ABDL il y en a peu, c'est quelque chose d'assez rare et donc vivre l'ABDL au quotidien peut être assez difficile, encore plus si l'on vis en colocation, en couple, ou chez ses parents.           "Comment expliquer le fait que l'on porte des couches a ses colocs si ils le voient ? L'incontinence ?"           C'est une solution, c'est ainsi que j'en parle lorsque j'ai été voir des pharmaciens a causes de soucis avec mes couches et l'on ne m'a pas plus embêtée avec cela. Par contre pour la personne avec qui on est en couple, ca ne pourras pas durer longtemps. Et les parents ? Ils savent quels sont vos soucis de santé, donc vous pouvez simuler mais ils iront chercher un médecin pour voir ou est le souci.           "Et pour les ami.e.s ? Comment puis-je leur en parler ?"           Pourquoi leur en parler ? Ils n'ont pas besoin de tout savoir a propos de vous, et si vous avez de grande chance de les perdre a cause de cela, a quoi ca sert ? Surtout qu'ils pourraient le répéter a leurs tour. J'en ai parlé pour ma part a une amie mais c'est car j'avais fait allusion a ma Mamounette d'amour, et comme elle est très curieuse, elle a creusé légèrement donc je lui en ai parlé, mais d'une certaine manière. Je ne lui ai pas parlé des couches, et je lui ai surtout parlé de l'amour et de la relation avec ma Mamounette avant de parler du coté bébé, car déjà que le sujet peut être assez épineux, car les gens peuvent rapidement se faire une idée et que des idées dégeulasses et moralement répréhensibles viennent en tête, si le sujet est mal amené, c'est foutu...           "La couche me fait un gros popotin, je ne peux pas sortir ainsi !"           Et elle n'est surement pas remplie, elle gonfleras lorsque vous la remplirez, pour les femmes c'est simple, jupes ou robes et c'est parti ! Pour les hommes, bon courage ! Plus la couche est épaisse et plus elle seras visible, même si... D'expériences, les gens ne pensent pas que des adultes portent des couches, ca n'existe pas dans leur tête, mais il faudrait pas que cela commence a cause de vous quand même. Je recommanderais des vêtements amples, c'est plus simple pour cacher que l'on est en train de remplir sa couche. BILAN           Vous ne pouvez pas faire de l'ABDL avec n'importe qui, ce n'est pas quelque chose que tout le monde accepte, même dans le monde BDSM l'ABDL est quelque chose qui est assez mal accepté a cause du fait que les gens vont se mettre des choses moralement répréhensibles en tête directement. Pour ce qui est de la suite au niveau BDSM, car comme je l'ai dit, l'humiliation ne peux jamais durer dans le long terme. Soit l'ABDL vas vous lasser, et donc vous ne pratiquerez plus ou presque plus, ou alors vous allez lui trouver d'autres choses, qui vont se révéler au fur et a mesure du temps. Une sensation de confort, de praticité, de sécurité, d'amour, c'est ce que j'ai trouvé a l'ABDL après le temps d'humiliation que la personne m'a fait subir, je ne peux même plus dormir sans mes doudous ou ma tétine ! Si vous sentez un manque au niveau des discussions ABDL, il ne faut pas hésiter a aller sur des sites spécialisés, c'est ce qu'il y a de plus sur et de plus sécurisé pour faire part de ses pratiques, de ses envies, de ses besoins, de sa vision des choses et juste pour échanger avec des personnes qui ont les mêmes pratiques que vous. Tant que tout est fait dans le respect de chacun et dans la bienveillance également.
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