La rubrique "Articles" regroupe vos histoires BDSM, vos confessions érotiques, vos partages d'expériences SM. Vos publications sur cette sortie de blog collectif peuvent aborder autant les sujets de la soumission, de la domination, du sado-masochisme, de fétichisme, de manière très générale ou en se contentrant très précisément sur certaines des pratiques quu vous connaissez en tant que dominatrice/dominateur ou soumise/soumis. Partager vos récits BDSM, vécus ou fantames est un moyen de partager vos pratiques et envies et à ce titre peut être un excellent moyen de trouver sur le site des partenaires dans vos lecteurs/lectrices. Nous vous rappelons que les histoires et confessions doivent être des écrits personnels. Il est interdit de copier/coller des articles sur d'autres sites pour se les approprier.
Par : le Il y a 1 heure
J’ai fouiné sur le web pour voir quelles étaient les tendances des jeux pour couples de cette année. Les sites donnant des idées de jeux ne semblent plus aussi nombreux et les quelques sites qui « restent » semblent dater des années 90. On retombe toujours sur ce fameux jeu qui propose d’écrire ses désirs et pratiques souhaitées sur un papier et de piocher le soir venu pour s’amuser avec son/sa partenaire. je vais prendre ce défi très répandu et je vais le modifier, le façonner pour un couple qui aimerait brise la routine. Essayons ensemble de reprendre ce classique et d’en faire quelque chose. Le but de ce jeu est de vous organiser une soirée dédiée à vos envies du moment. Cela peut-être une par semaine mois...année ? Partons dans le cas d’une soirée par semaine. Une ou deux ou plus si vous le désirez et pouvez. Vous choisissez le mode de fonctionnement. À savoir, lequel/laquelle de vous deux dépose son envie de la semaine en premier. Vous pouvez faire chacun votre tour donc, une semaine sur deux ou un papier chacun par semaine donc 2 papiers à réaliser, une soirée pour chaque, ou pourquoi pas durant la même soirée. Vous disposez d’une boite ou autre pour pouvoir accueillir vos petits papiers. Avant le début de la semaine suivante ou, le dimanche soir, ou quand vous avez une idée, vous la notez et la gardez pour le soir de la mise en boite. vous vous octroyez un temps pour noter une envie, un désir, un fantasme, une pratique, une nouvelle expérience, un gage, un défi, etc. Lire la suite
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Par : le Il y a 6 heure(s)
La nuit était immobile, sans un souffle de vent. Le bonheur des hommes n'est sans doute que dans le souvenir et dans l'imagination. J'essayais de profiter le plus de temps possible de notre attente et de notre impatience. Je regardais le ciel et ses étoiles, le phare et la mer. De temps en temps, l'air remuait un peu. J'apprenais par cœur, les yeux, les cheveux et les lèvres de Charlotte. On compte bien les étoiles. On ne dépeint pas la nuit, la présence et l'attente. Nous ne bougions pas. Nous cédâmes alors à tout ce que nous avions combattu depuis deux semaines. Elle leva la tête et me regarda avec un regard embrumé, je déposai un baiser sur ses lèvres. Charlotte porta sa main jusqu'à mon visage penché sur elle et me toucha la joue, l'effleurant de ses doigts. Elle se baissa encore lentement et me rendit mon baiser avec douceur et tendresse, effaçant les semaines de séparation. Elle ferma les yeux et entrouvit les lèvres tandis que légèrement, je lui caressai les bras en embrassant son cou, ses paupières, et elle sentit la moiteur de ma bouche s'attarder là où mes lèvres l'avaient touchée. Elle me prit la main et la guida vers ses seins. Un gémissement monta dans sa gorge lorsque je les palpai à travers le tissu léger. Elle déboutonna sans un mot son chemisier et me laissa explorer son corps. Il était brûlant. Ma langue parcourut lentement son ventre lisse. Nos corps s'enlacèrent, peau contre peau, désir contre désir. Je l'embrassai dans la nuque, la mordillant amoureusement, tandis qu'elle soulevait ses hanches pour que je puisse lui ôter son jean. Elle trouva les boutons-pression, les défit. Ce fut presque au ralenti que nos corps nu finirent par se rejoindre. Je fis courir ma langue le long de son cou tandis que mes mains glissaient sur la peau lisse et chaude de ses seins, descendaient le long de son ventre, passaient le sillon de ses reins et remontaient. Nous nous étendîmes devant la cheminée. On eût cru qu'avec la chaleur, l'air s'épaisissait. Elle cambra le dos lorsque je roulai sur elle d'un mouvement souple. Elle me couvrit de baisers. Tandis que je me maintenais au-dessus d'elle, les muscles de mes bras tendus dans l'effort, elle me passa les mains dans les cheveux et m'attira plus près d'elle. Lorsque je lui caressai les seins, elle sentit un désir impatient la gagner. Je continuai jusqu'au moment où ce fut plus qu'elle ne put supporter. Quand nos corps se mêlèrent, Charlotte poussa un cri en enfonçant avec force ses doigts dans mon dos. Nous sentîmes la violence d'un ogasme profond.   Elle ouvrit les yeux et m'observa à la lueur du feu, s'émerveillant de la grâce sensuelle de ma nudité. Elle vit mon corps étincelant d'une sueur cristalline. Les gouttes ruisselaient le long de mes seins et perlaient sur sa poitrine comme la pluie au-dehors. Elle faisait un effort pour reprendre son souffle tout en frémissant. Mais dès l'instant où ce fut fini, un nouveau frisson commença à naître, et elle se mit à les ressentir en de longs spasmes. La pluie avait cessé, le soleil s'était couché, elle était épuisée mais elle ne voulait pas que meure le plaisir entre nous. Nous passâmes la journée dans les bras l'une de l'autre, s'étreignant tandis que les flammes s'enroulaient autour des bûches. Il n'est pas de plaisir malhonnête, il n'est pas de vice lorsque le corps réclame ses bonheurs. Bientôt, Le chuintement de la douche se tut doucement, plongeant la pièce dans le silence, coupant court à mes réflexions. Quelques minutes plus tard, elle sortit nue de la salle de bain, une serviette noire enroulée sur la tête, la peau rosie par l'eau chaude. Les gouttes cascadant sur ses courbes, tombaient silencieusement sur le parquet en bois blanc, coloré par la lumière pâle. Elle se déplaçait nue d'une démarche féline, langoureuse, envoûtante. Ses longues jambes brunes étaient terminées par des pieds fins, aux ongles vernis de rouge.   Je me rappelle cet été quand je regardai ses sandales claquer sur ses talons nus, déjà envahie par un désir brûlant, irrépressible; mes yeux s'étaient alors soudés aux siens, lourds d'envie; elle me souriait; ses lèvres ourlées lui prêtaient un air sensuel et lascif. Elle lèva les bras et ôta sa serviette en secouant la tête. Une furie de cheveux noirs tomba sur ses épaules fines. Sous ses sourcils bien dessinés, ses grands yeux noirs, très brillants, semblables à la surface d'un lac au crépuscule, me sondaient sans vergogne. J'avais pressenti chez elle des promesses de sexe brutal, très primaire, mais il n'en fut rien. Au contraire, des deux, c'est moi qui me révèla la plus dépravée. Elle fut tout en tendresse et soucieuse de plaire. Elle n'était pas à sa première expérience saphique mais elle me répèta que je surpassais de loin ses précédentes conquêtes. Je me plus à la croire, car mes expériences hétérosexuelles n'avaient jusqu'à présent jamais été bienheureuses; avant elle, j'étais amoureuse d'aucune fille en particulier, mais seulement des filles en tant que telles, comme on peut aimer sa propre image, trouvant toulours plus émouvantes et plus belles les autres, que l'on se trouve soi-même, dans le plaisir à se voir abandonner sous leurs caresses.   Au présent, c'est le sexe qui nous tient, nous insuffle ses ardeurs: au passé, il faut faire un effort de mémoire pour rallumer nos anciennes fièvres. Par dessus le drap, elle posa sa main sur ma cheville et mes seins durcissèrent aussitôt; juchée sur ses genoux, elle écarta les jambes pour me laisser passer. Malgré la douche, son entrejambe diffusait encore un parfum à l'arôme sensuel mêlé de ma salive et de son désir. Une fois allongée sous elle et peinant à contenir ma propre impatience, je commençai par lécher sa peau autour de ses lèvres odorantes. Il s'en dégageait une douce chaleur; ma bouche fraya maintenant avec son aine, très près de sa vulve, et elle trembla d'anticipation. Je glissai le bout de mon index sur le dessin plissé de son sexe moite qui s'ouvrit graduellement sous mes yeux, la sentant se resserer autour de mes doigts, l'entendant gémir à me faire tourner la tête. Peu à peu, rattrapée par mon impatience, je commençai à laper ses grandes lèvres, une à une, en faufilant désormais le bout de mon index dans son ventre, avant d'oser ma langue, assez loin pour que mes dents touchent la crête enflée. Elle se cabra, elle se tut, elle savoura le moment. Elle répandit son désir dans ma bouche. Ses seins étaient pressés contre mes mollets. Assise à califourchon sur mon visage, gémissante, pendant que j'écartai ses fesses pour m'enivrer de sa saveur, glissant mes doigts sur ses jambes brunes. Elle glissa sur moi, me permettant ainsi de voyager de sa vulve savoureuse au sillon de ses reins. Juste à la crispation des muscles de ses cuisses, elle parut sur le point d'abdiquer sous le zèle de mes caresses. Elle roula sur le coté, puis remonta vers la tête de lit. Les volets étaient tirés, la chambre presque obscure. Dehors, le phare de Sauzon lançait ses feux verts et rouges dans la nuit.   - Pas encore, haleta-t-elle.   Les bateaux étaient rentrés au port avant la nuit. Malgré son teint hâlé, je remarquai ses joues rougir par le désir. Ainsi étendue sur le dos, les bras au dessus de la tête, elle exhibait ses seins en constante érection. Je rampai vers elle pour mordiller leurs pointes, dures et foncées, avant de lécher avidement les aréoles. Elle m'enlaça, promèna ses ongles le long de mon épine dorsale. Constatant son soudain avantage, elle me retourna sur le dos. Les genoux écartés, je sentis son souffle chaud sur ma vulve. Elle introduisit ses doigts dans mon logis profond et onctueux. Enhardi, son plaisir la guida entre mes reins, dans la vallée chaude de mes fesses, à l'entrée de l'étroit pertuis. Je me cambrai pour aller à la rencontre de sa bouche affamée. Gémissant plus d'une heure sous ses caresses, et enfin les seins dressés, les bras rejetés en arrière, empoignant les barreaux du lit, je commençai à crier, lorsqu'elle se mit à mordre lentement la crête de chair où se rejoignaient, entre les cuisses, mes petites lèvres. Me sentant brûlante et raidie sous sa langue, elle me fit crier sans relâche, jusqu'à ce que je me détendis d'un seul coup; je râlais alors que je jouissais pour la seconde fois de la journée. Nous nous endormîmes, en mêlant nos rêves et nos corps, bouleversées d'amour et de désir dans cette chambre de l'hôtel du Phare à Sauzon à Belle île en Mer.   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.   
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Par : le Il y a 6 heure(s)
La force de suggestion de la nuit à venir, des plaisirs qu'elle allait leur donner, suffisait-elle à peindre sur son visage ce sentiment d'hébétude ? Tout en étant maîtresse de son esprit, et elle était en vérité car les paroles de son amante n'agissaient que parce qu'elles faisaient écho à ses quêtes. Elle avait tâché de se fabriquer du bonheur apaisant dans de nouveaux draps, de brouter de la romance, s'était appliquée à palper sans relâche des corps frais disposés à jouir, de tout. Mais toutes ces passions inventées, pullulantes dans son cœur, colmatées de mensonges qu'elle confectionnait pour s'illusionner elle-même, n'étaient pas parvenues à la délier de Charlotte qui, seule, la rendait complice de la vie. Elle avait bien ce pouvoir-là, son amante servile, de l'introduire dans la poésie de l'existence, de la rendre épanouie et moins pénitente d'être née. Elle me regarda longuement, puis eut un vrai sourire, dans lequel en faisant un effort, on pouvait retrouver ce qui avait été sa féminité avantageuse mais qu'un nouvel élément transformait en une sorte de féminité crispée, mais tout de même empreint de sérénité. Juliette a eu raison bien à l'avance et je ne lui suis déjà plus loyale. Alors, je me sentis mue par cette naïveté qui habite les cœurs encore jeunes, je fus convaincue que ma vie sentimentale ne pouvait abriter deux intrigues à la fois. J'étais poussée, en outre, par je ne sais quelle intime impossibilité de lui mentir. Nous ne possédions rien ensemble. Rien d'autre qu'un engagement mutuel, un collier de cuir et un lit. Rien, aucune activité sociale, aucun contact avec d'autres êtres humains, la lumière du ciel ou de la ville. Il n'était rentré dans notre relation que la vérité, crue et nue, de notre sexualité. Nous n'avions pas eu à donner le change, pas plus à nous-mêmes qu'aux autres, et les subtils aménagements ou glissements successifs vers le mensonge et l'omission qui s'opèrent entre deux amantes, n'avaient pas pu amorcer le chemin qui mène très souvent, vers l'hypocrisie, le compromis et le malentendu librement consenti. Nous n'étions pas des animaux très sociaux. Le mensonge, dès lors, ne servait à rien et nous n'y avions pas eu recours. Aussi, je me sentais tenue de tout lui dire, sans même l'embrasser ou la caresser, mais je n'avais pas assez comptée sur l'appétit que nous avions l'une de l'autre, et je lui fis d'abord l'amour, et le mal après. Sous le fouet, elle ne réagit pas. Elle eut un bref pincement aux commissures des lèvres si promptes habituellement au sarcasme, elle baissa la tête, elle la releva à peine émue. Ce n'était pas de l'indifférence, mais de la discrétion. Charlotte regarda Juliette sans pouvoir prononcer une parole. Elle prit une douche, et se brossa les cheveux. Elle finit de se sécher et passa seulement un peignoir. Et tout en s'essuyant avec une serviette de bain, elle se regarda dans le miroir, en contemplant les deux lettres JM qui ornaient son pubis lisse, double signe de son appartenance, mais surtout les vives cicatrices. Les coups de cravaches. Juliette la fouettait généralement elle-même, mais il lui arrivait de la faire fouetter par une autre jeune femme. C'était une fille très mate de peau, élancée et fine, les yeux bleus dévorant le visage, des cheveux noirs coupés droits au-dessus des sourcils, en frange à la garçonne. Elle avait de petits seins fermes et frémissants, des hanches enfantines à peine formées. À force d'être battue, elle était tombée amoureuse de Juliette. Elle obtint le droit de demeurer près d'elle. Mais Juliette lui interdisait de la caresser, de l'embrasser fût-ce sur la joue, ou de se laisser embrasser par elle. Elle attendait qu'elle arrivât à se soumettre sans avoir été touchée par les mains ou les lèvres de qui que ce fût. En revanche, elle exigeait souvent, puisqu'elle ne la quittait à aucun moment, qu'elle la vît aussi bien caresser une autre femme mais uniquement en sa présence et pour son seul plaisir. Peut-être Juliette avait trop comptée sur l'indifférence à la fois et la sensualité de Charlotte par rapport aux jeunes filles. Près d'elle, l'amère existence devenait presque acceptable. Elle se sentait capable de lui demander, de l'obtenir en ayant recours à un mensonge véniel.    Elle avait usé de tout son talent pour que cette idée lui vînt, sans qu'elle décelât son influence, mais elle n'était pas certaine d'y être parvenu. Elle savait qu'en exigeant une conduite, elle faisait naître chez Charlotte le désir de l'interrompre. Or, depuis qu'elle avait découvert le plaisir de la franche colère, si jouissive dans ses débordements, Juliette avait tendance à s'installer dans cette facilité pénible pour elle. En acceptant ce comportement au point de le prescrire, Juliette reprenait le contrôle de la situation, qu'elle avait d'ailleurs suscitée. Jamais, elle n'avait eu avec elle l'attitude d'une amante amoureuse. Elle la regardait froidement, quand elle lui souriait, le sourire n'allait pas jusqu'aux yeux. En admettant que Charlotte fût avec elle aussi abandonnée qu'elle l'était avec une autre, ce qui était probable, elle ne pouvait s'empêcher de croire que cet abandon ne l'engageait pas à grand chose ou rien. Mais dans ce double jeu subtil de duplicité, la sensualité n'était jamais absente, et le plaisir à fleur de peau. Et quel repos, quel délice le fouet qui balafre la chair et marque pour toujours, la main d'une Maîtresse qui vous couche sur un lit de fer, l'amour d'une Maîtresse qui sait s'approprier sans pitié ce qu'on aime. Et Charlotte se disait que finalement elle n'avait jamais aimé Juliette que pour apprendre l'amour, mieux se donner, esclave et comblée, à elle. Comme si elle avait deviné l'intensité de son plaisir, qu'elle dissimulait de son mieux sous les râles et les spasmes. Elle apprit à aimer porter des pinces aux seins. Mais Juliette disait qu'elle en profitait trop, que le plaisir effaçait la douleur et que cela était scandaleux. Les lèvres de son sexe étaient en revanche très sensibles, quels que soient ses efforts. Mais cette farouche volonté de ne jamais la décevoir lui permettait alors d'assumer bien des sévices. Elle se concentrait de toutes ses forces pour oublier ses souffrances. Parfois elle parvenait à oublier la douleur lorsque brisant ses chaînes et la tension nerveuse qui la faisait trembler, Juliette la fouettait et qu'elle se débattait entre ses mains, le visage durci par la peur et le désir. Elle cessait de se raidir, pressée contre le mur, saisie au ventre et aux seins, la bouche entrouverte par la langue de sa Maîtresse, pour gémir de bonheur et de délivrance. La pointe de ses seins se raidissait sous les doigts et parfois même les dents de Juliette. Elle fouillait alors si rudement son ventre qu'elle crut s'évanouir. Oserait-elle jamais lui dire qu'aucun désir, aucune joie, aucune imagination n'approchait le bonheur qu'elle ressentait à la liberté avec laquelle elle usait d'elle, à l'idée que Juliette n'avait aucun ménagement à garder, aucune limite à la façon dont, sur son corps, elle pouvait chercher son plaisir. La certitude que lorsqu'elle la touchait, ce fût pour la caresser ou pour la battre. Sitôt que Juliette l'eut mise nue, certaine qu'elle ne désirait que sa parfaite docilité, elle demeura, les yeux baissés. Comme elle était là, plaquée contre le mur, les yeux fermés, les mains de sa Maîtresse montaient et descendaient le long d'elle la faisant brûler chaque fois davantage. Cette nuit, Charlotte passa une nuit agitée, maintes fois la jeune fille se réveilla en sursaut.   Toute à ses interrogations, la jeune femme en oubliait de se concentrer sur l'énigme fondamentale: était-elle elle-même au fond ?. Confiante, elle ne fut pas longue à être totalement nue, et radieuse de l'être avec cette fierté jusqu'au bout des seins qui était comme une gifle adressée à Juliette. L'aube fraîche apaisa son énervement. Elle en conclut qu'elle n'avait plus l'habitude d'être fouettée et quelques traces douloureuses sur ses reins la confirmèrent dans cette idée. Étendue nue sur son lit, elle se remémora la soirée et seulement toute l'horreur de son abandon lui apparut. Elle frémit à l'idée qu'elle avait pu s'offrir, se laisser ainsi sodomiser dans des poses d'une lubricité atroce par des inconnus. Puis, peu à peu, le souvenir de certaines émotions charnelles supplanta la vague de pudeur qui déferlait en elle. Elle repensa à l'ardente virilité de l'homme et trouva la vie plus belle que jamais. Elle se caressa dans la douce lumière du jour tamisée par les volets. La foi où elle était que lorsqu'on la touchait, que ce fût pour la caresser ou pour la battre, c'était pour sa Maîtresse. L'après-midi, elle retrouva Juliette et l'emmena chez Xavier. Ainsi vêtues toutes deux de blanc, on aurait dit des sœurs et le miroir éclairé renvoya bientôt aux yeux de l'homme leurs intimités lisses et moites. Bientôt, les deux corps dénudés se roulèrent sur le lit en une étreinte sauvage où Charlotte exhala non sans passion sa volupté toujours puissante. Alors la jeune fille abandonna son corps aux désirs sadiques de Xavier. Il l'entraîna sur une table haute et l'allongea à plat-ventre, jambes et bras écartés en lui liant les chevilles et les poignets fermement avec des cordes en prenant soin d'étirer ses membres en position d'écartèlement extrême. Xavier se saisit d'un martinet aux lanières en cuir et commença avec art à flageller les reins qui s'offraient à lui. Il commença doucement, visant le sommet des fesses tendues. Elle n'avait pas très mal. Chaque coup amenait seulement un sursaut, une contraction de ses muscles, mais peu à peu, une douce chaleur irradia sa croupe, se propageant à son vagin. Une torsion légère des cuisses et de ses hanches donnait au corps un balancement lascif. De la bouche de la soumise contrainte sortirent de longs soupirs. Xavier, excité, commença à frapper plus fort par le travers et les gémissements de Charlotte furent plus profonds et la danse de la croupe s'accentua bientôt. Elle se débattait entre ses liens, non pas pour s'en soustraire, mais au contraire, pour le plaisir d'être plus faible. En même temps qu'elle entendait un sifflement, elle sentit une atroce brûlure dans les reins et hurla. L'homme la flagellait à toute volée. Il n'attendit pas qu'elle se tût, et recommença cinq fois, en prenant soin de cingler chaque fois, ou plus haut ou plus bas que la fois précédente, pour que les traces fussent nettes. Charlotte crispa ses poignets dans les liens qui lui déchiraient la chair, le sang monta à la tête. Alors Juliette s'accroupit près des épaules de Charlotte et lui caressa la tête, penchée sur elle, lui donnant de longs baisers qui grisèrent la soumise éplorée. Xavier frappa encore plus fort et les fines lanières claquèrent dans un bruit mat les fesses musclées. La suppliciée se mit à gémir en hoquetant et en tordant son buste que sa Maîtresse maintenait tout en le caressant.   La jeune femme docile, elle, dansait sa joie que son amante fût devenue celle qu'elle avait parié qu'elle serait un très beau jour, cette Maîtresse aboutie, mûrie, évadée de sa solitude, qu'elle était si loin d'être lorsqu'elle avait connu. Elle lui promit toutes les joies charnelles qu'elle voudrait sur son propre corps, mais lui demanda de résister encore. Parfois Charlotte se tournait vers Xavier dénudé, qui, tel un démon, les yeux fous de luxure, le ventre tendu, la verge en érection, la flagellait avec une force inouïe. Alors les lanières léchèrent le sexe entre les cuisses écartées et un long cri s'échappa des lèvres de la soumise douloureusement atteinte. Elle voulut fermer les jambes mais des cinglements plus vifs l'atteignirent sur leur coté. Mais la douleur devint trop vive. Mais quel bonheur, le cuir qui marque les chairs, le désir d'une Maîtresse qui sait s'adjuger sans compassion ce qu'elle veut. Elle se disait qu'enfin, elle avait aimé son amante que pour mieux se donner, esclave et comblée. Elle laissa alors couler quelques larmes sur la main de Juliette qui fit signe à Xavier de cesser la flagellation. On la détacha de façon à lui permettre de pouvoir prendre un peu de repos, mais cet intermède ne dura que peu de temps. Penchée sur le ventre ouvert de la soumise, Juliette posa ses lèvres frémissantes sur le sexe humide et ardent, la faisant sombrer dans une indicible félicité mais elle même, sentit monter en elle la plus violente des jouissances sous la caresse précise de Xavier qui, glissant sa langue entre ses reins, lapait alors la peau satinée de sa voie étroite, tandis que des lèvres de Charlotte s'échappait la plainte d'amour, s'éleva bientôt le gémissement étouffé de la chair humide et palpitante de Juliette, jouissant de toutes ses forces. Xavier dut alors maintenir les hanches à deux mains, tant les sursauts du spasme furent violents et ininterrompus. Quand Charlotte eut repris ses sens, tous trois revinrent sur le lit. Xavier fit prendre à la jeune soumise les positions les plus indécentes, puis à son tour, il lui tendit sa verge en érection. Elle s'agenouilla et le masturba lentement, en roulant sa paume tout autour du cylindre de chair avant de le prendre en bouche. Avec violence le phallus se contracta, manquant de ressortir de ses lèvres qui l'aspiraient pour le retenir. Il éjacula brusquement, innondant sa gorge de son sperme abondant et visqueux qu'elle avala mystiquement jusqu'à la dernière goutte. Ses yeux brillaient de grâce. Le plaisir sur lequel elle ouvrait les yeux était un plaisir anonyme et impersonnel. Elle gémit bientôt sous les caresses de sa Maîtresse, et commença à crier quand son amante, se mit à mordre lentement la crête de chair où se rejoignaient, entre ses cuisses engourdies, les fines et souples petites lèvres.   Sa maîtresse était virtuose pour l'entraîner dans des questionnements qui partaient tous du présupposé qu'elle était conquise. La jeune femme se réjouissait que son amante qu'elle avait tant attendu l'eût finalement éveillée en se réveillant elle-même. Naturellement, elle la viola. Juliette posa son index sur l'anus de Charlotte, et lentement l'enfonça dans les entrailles chaudes, jusqu'au bout. Les yeux fermés, elle cherchait à imaginer, en sentant les contractions des sphincters intimes, la volupté ressentie par un homme dont le membre était pris dans cette voie exiguë. Doucement, elle agita son doigt dans l'orifice offert, tandis que sa soumise redonnait de la vigueur à Xavier, par le mouvement de sa bouche refermée et resserrée sur le membre gonflé; elle comprit simplement qu'à son tour, il souhaitait frayer un chemin au plus étroit. Alors, bientôt il se dégagea, se leva et, attirant par les reins Charlotte, laissa son sexe se caresser au sillon des reins, que Juliette avait laissé à regret. Alors avec force, sans préliminaire, il enfonça son phallus, remontant et allant frapper au fond de la cavité de l'orifice naturellement étroit. Dans un long gémissement, elle accepta cette chair qui distendait ses reins non sans se débattre et sans être comblée de honte, mais à laquelle, elle ne se déroberait pas, même si cela lui semblait sacrilège. Elle gémit encore plus fort, quand elle sentit le membre caché, buter au fond de ses entrailles offensées. L'homme ne la quitterait, qu'à la nuit tombée, après lui avoir avec frénésie, labouré les reins tant il était épais et roide. Le membre lui sembla colossal. Elle frémit à l'idée de cette virilité qui s'enfonçait dans ses entrailles et une volupté nouvelle vint s'ajouter à celle qui montait en elle. Xavier, les mains aux hanches, poussa bientôt des reins, et le gland amolli par la précédente jouissance se prêta aux replis de l'exiguë bouche. L'anus plissé s'ouvrit sous la poussée continue, lente, inexorable, se distendit suivant le cône de chair qui s'infiltrait en lui comme l'épée dans son fourreau. Xavier sodomisa profondément ce jeune corps soumis, se regardant glisser hors de l'étui intime, se contracter et distendre les bords plissés de l'anneau anal. Bientôt, l'excitation fut trop forte et il accentua la cadence, secouant la croupe empalée. Charlotte, elle même avivée par ce frottement intense dans ses entrailles forcées, s'abandonna à son tour, tandis que l'homme lançait en elle, par saccades quatre jets de sperme visqueux et âcre. Elle se tordit de jouissance et, dans une longue plainte, soupira, s'écroula, vaincue par un orgasme dont l'intensité la bouleversa. Xavier se retira, la libérant. Charlotte voulut le prendre dans sa bouche pour le laver, mais dédaigneusement, il refusa. Elle avait remarqué que sa Maîtresse aimait aussi à tout instant, même si elle ne la désirait pas, la savoir à sa merci. Semi-consciente, elle pensa seulement qu'aucun orifice de son corps ne serait épargné, qu'elle devrait aussi accepter d'être prise au plus étroit et savait que cette humiliation lui serait infligée par la volonté de la maîtresse qu'elle aimait. Elle était là pour que Juliette assouvisse ses bas instincts, ses plus vils fantasmes. Au fond d'elle même, elle était décidée à ne pas la décevoir. En fut-elle délivrée ? Chaque jour et pour ainsi dire rituellement salie de sueur, de salive, et de sperme, elle se sentait comme un réceptacle d'impureté. Cependant les parties de son corps les plus souvent offensées lui paraissaient, malgré elle, plus belles, comme anoblies. Sa liberté serait pire que n'importe quelle chaîne car ce qu'elle demandait aux femmes, elle trouvait naturel que tous les hommes fussent acharnés à le lui demander.    Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le Il y a 6 heure(s)
La dissimulation peut être consciente ou inconsciente, mais cette psychanalyse de café n'apporte pas grand chose. Proust et le temps, Rimbaud et la révolte, Mauriac et la grâce, Morand et la vitesse. Il y a peut-être quelque chose de plus intime, de plus profond et de plus secret. Peut-être que les souvenirs sont beaux à cause de cela. Elle se revoit seulement descendre les marches quatre à quatre, dans un tel état, une angoisse d'abandon, qu'elle fut prise d'un hoquet. Elle ne se rappela même plus les explications que Juliette lui donna le lendemain. Juste de l'escalier et de ses yeux brouillés de larmes et de sommeil. Peut-être qu'avec le temps, le filtre des années, ils deviennent comme des produits purifiés, débarrassés des scories du chagrin et de la peur. La jeune femme tenta d'articuler un mot, mais son visage se froissa. Ravagée de désirs, elle regarda silencieusement sa Maîtresse. Ces deux victimes de l'amour n'avaient jamais su s'adapter à un univers classique et d'amantes décourageables. Charlotte fut libérée de sa cellule et elle prit sur le lit une robe dos-nu, très échancrée sur les reins, le serre-taille assorti, les bracelets en cuir et le corsage, croisé devant et noué derrière pouvant ainsi suivre la ligne plus ou moins fine du buste, selon qu'on avait plus ou moins serré le corset. Juliette l'avait beaucoup serré. Sa robe était de soie bleue. Sa Maîtresse lui demanda de la relever. À deux mains, elle releva la soie légère et le linon qui la doublait découvrit un ventre doré, des cuisses hâlées, et un triangle glabre clos. Juliette y porta la main et le fouilla lentement, de l'autre main faisant saillir la pointe d'un sein. Charlotte voyait son visage ironique mais attentif, ses yeux cruels qui guettaient la bouche entrouverte et le cou renversé que serrait le collier de cuir. Elle se sentait ainsi en danger constant. Lorsque Juliette l'avertit qu'elle désirait la fouetter, Charlotte se déshabilla, ne conservant que l'étroit corset et ses bracelets. Juliette lui attacha les mains au-dessus de la tête, avec la chaîne qui passait dans l'anneau fixé au plafond et tira pour la raccourcir. La chaîne cliquetait dans l'anneau, et se tendit si bien que la jeune femme pouvait seulement se tenir debout. Quand elle fut ainsi liée, sa Maîtresse l'embrassa, lui dit qu'elle l'aimait, et la fouetta sans ménagement. Elle avait contracté la manie d'être indélébile dans la vie de sa Maîtresse. Qui aurait résisté à sa bouche humide et entrouverte, à ses lèvres gonflées, à son cou enserré par le collier, et à ses yeux plus grands et plus clairs, et qui ne fuyaient pas. Elle la regarda se débattre, si vainement, elle écouta ses gémissement devenir des cris. Le corset qui la tenait droite, les chaînes qui la tenaient soumise, le silence, son refuge y étaient peut-être pour quelque chose. À force d'être fouettée, une affreuse satiété de la douleur dût la plonger dans un état proche du sommeil ou du somnambulisme. Mais sans se l'avouer elle-même, son bonheur était sombre mais absolu.   À vingt-cinq ans, elle vivait encore dans un éternel présent, avec le soleil, l'Italie et le désir assez ferme de ne rien faire du tout. Les deux jeunes femmes retrouvent spontanément les mêmes mots, les mêmes gestes, les mêmes procédures intimes à des semaines de distance, peut-être parce que le sexe est la réminiscence du sexe, avant de desserrer leur étreinte, le corps en nage. Le spectacle aussi et la conscience de son propre corps. Mais au contraire, on voyait sur son visage la sérénité et le calme intérieur qu'on devine aux yeux des recluses. Elle perdit le compte des supplices, de ses cris, que la voûte étouffait. Charlotte oscillait de douleur. Mains libres, elle aurait tenté de braver les assauts de Juliette, elle aurait osé dérisoirement s'interposer entre ses reins et le fouet, qui la transperçait. Chaque cinglement amenait un sursaut, une contraction de ses muscles fessiers, mais peu à peu, une douce chaleur irradia sa croupe, se propageant à son vagin. Une torsion des cuisses et de ses hanches donnait au corps un balancement lascif. De la bouche de la suppliciée sortirent de longs soupirs, entrecoupés de sanglots. Juliette, excitée, commença à frapper plus fort par le travers et les gémissements furent plus profonds. Lorsqu'elle entendit un sifflement sec, Charlotte ressentit une atroce brûlure sur les cuisses et hurla. Elle la flagella à toute volée sans attendre qu'elle se tût, et recommença cinq fois, en prenant soin de cingler chaque fois, ou plus haut ou plus bas que la fois précédente, pour que les traces fussent quadrillées. Charlotte crispa ses poignets dans les liens qui lui déchiraient la chair, le sang monta à sa tête. Alors Juliette s'approchât de Charlotte et lui caressa le visage, lui donnant de longs baisers qui grisèrent la soumise éplorée, puis elle lui ordonna de se retourner et recommença, frappant plus fort, les fines lanières de cuir lacérèrent sans pitié l'auréole de ses seins. Sa séduction demeurait une offensive de tous les instants. Cernée de brouillard, elle était à nouveau une féminité disponible. Le dénouement était là, quand elle ne l'attendait plus, en admettant, se disait-elle, que ce fut bien le dénouement. Charlotte laissa couler quelques larmes. Alors Juliette arrêta de la flageller. Elle ne la détacha pas de ses liens, mais la laissa ainsi exposée, le reste de la soirée, deux longues heures, cuisses écartées et toujours enchaînée. Elle ne cessa de souhaiter refermer ses jambes. Penchée sur le ventre offert de sa soumise, Juliette posa ses lèvres frémissantes sur le sexe humide et ardent, la faisant sombrer dans une indicible félicité, tandis que de sa bouche s'échappait la plainte d'amour, des gémissements étouffés de la chair humide et palpitante, elle céda à la jouissance. Juliette dut maintenir ses hanches à deux mains, tant les sursauts du spasme furent violents et ininterrompus. Le temps pour Charlotte n'était pas le temps proustien.    Tandis que la jeune femme essayait de contenir sa frayeur, son amante se fit la remarque que sa robe bleue avait des nuances aussi changeantes que la robe du Temps que portait Peau d'Âne, elle qui adorait depuis toujours les films de Jacques Demy. Avec son long cou et ses yeux bruns, elle avait manifestement ce genre de beauté, mais cela, elle ne lui dit pas. Charlotte se consuma. Sans doute, ce ne fut pas là seulement la sensation du plaisir mais la réalité même. S'approchant d'elle, Juliette tenait à la main une bougie allumée. Lentement, le bougeoir doré s'inclina sur sa peau, la cire brûlante perla ses seins en cloques blanchâtres et incandescentes. Son martyre devint délicieux. Le fantasme d'être brûler vive augmenta son excitation. Elle perdit la notion du temps et de la douleur. Elle aimait l'idée du supplice, lorsqu'elle le subissait elle aurait trahi le lien qui l'unissait à Juliette pour y échapper, quand il était terminé elle était heureuse de l'avoir subi d'autant plus épanouie qu'il avait été plus long et plus cruel. Sa Maîtresse ne s'était pas trompée à l'acquiescement ni à sa révolte, et savait parfaitement que son merci n'était pas dérisoire. Muette et comme enfermée dans un corridor de ténèbres, la jeune femme semblait cuver sa souffrance, digérer de l'amertume et subir au plus profond d'elle-même de terribles craquelures. Pas un instant elle n'eut la gravité légère d'une fière hétaïre ni la courtoisie de paraître heureuse. Charlotte ne se lassait de sentir le satin de ses caresses, de haut en bas et de bas en haut. C'était toujours comme pour la première fois qu'elle éprouvait le bonheur dans la forme la plus belle de la soumission, celle de l'abnégation. De la souffrance qu'elle aimait subir, elle n'en éprouvait aucune honte. Se laisser fouetter, s'offrir à des inconnues, être toujours accessible, aimable et nue. Elle ne se plaignait jamais. Pour l'amour qui faisait battre son cœur, on ne la forçait jamais. On était fâché contre elle parce qu'on ne lui connaissait pas de rébellion. C'était juste de la bienséance et de la modestie.    Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le Il y a 6 heure(s)
Pourquoi fallait-il que quelque chose d'aussi fervent, chaud, intense, doive disparaître à jamais ? Que resterait-il de nous, de ces instants habités papr notre présence ? Et les souvenirs n'ont même pas la douce consistance de la poussière. Ils sont aussi impalpables et inexistants que les rêves. Juliette, accoudée à la fenêtre de sa chambre, regardait le soir descendre sur la vallée. Le soleil venait de passer derrière les grandes collines, presque des montagnes, que le contre-jour rendait noires, avec des franges de lumière sur le dos des châtaigniers qui montaient courageusement en escalade jusqu'à leurs faîtes. Elle se sentait en paix. Il y avait au loin le tintement des cloches de vaches dans l'ombre, de rares grondements de moteurs d'automobiles que l'on ne pouvait discerner sur la route sinuant sous les arbres, en bas. Des fumées s'élevaient des toits de tuiles des fermes tapies à la lisière des bois. Quelle merveille d'ajouter les fumerolles d'une cigarette aux volutes qui montaient aux flancs des collines, un verre de meursault à portée de la main. La petite ville de Rochechouard était bâtie sur une corniche de rochers dominant la vallée. Les quelque cents maisons qui la composaient se groupaient en troupeau au pied d'un château féodal dont deux tours ébréchées subsistaient seules. Le clocher de l'église, un peu plus bas, ne s'élevait pas très haut au dessus des toits pointus des maisons anciennes. C'était un village typique, les habitants disaient ville, ils y tenaient, "bien de chez nous", dominant de façon assez abrupte, un des plus beaux paysages du monde.   Maintenant, il règne un silence parfait, un silence villageois, à l'heure où les travaux des champs sont abandonnés, un concert de chiens emplit la maison. Juliette, en déshabillé noir, cache pudiquement son corps bruni par le soleil. Elle pense à Marie. Elle n'oublierait jamais leur première rencontre, la mémoire de leur amour à naître, brûlante, glacée, courbées par le désir, comme une bataille d'enfants avec la même innocence et les mêmes rêves. Les yeux fermés, à sa fenêtre, sans pensée, toute envahie de son absence, elle ne peut interdire sa main de glisser le long de son corps et de se caresser. Les amours l'avaient laissé indemne jusqu'à Marie. Elle adore voir la joie de vivre dans ses yeux malicieux, avec la parfaite connaissance de ses doigts soyeux du corps féminin, jamais lasse d'étreintes fiévreuses, toujours à l'assaut. Pour Juliette, les hommes sont le mensonge, avec leurs mains fausses, leur appétit, la politique dont ils parlent; ils font impression jusqu'au jour où leur faiblesse éclate; pour la plupart, ils sont peureux et paresseux, et la faiblesse engendre la vulgarité. Marie était la femme de sa vie. Avec le temps, les corps s'apprivoisent et les caractères se sculptent. Elle avait accepté de se soumettre à elle dans une totale abnégation. La flagellation et les humiliations sexuelles, ça faisait partie de la poésie de Marie. Entre douleur et langueur, supplices et délices, telle de la glace sur du granit, le désir était devenu une terre ardente où s'épanouissait son corps. Quand Juliette évoquait l'anatomie altière de Marie, sa grâce brune et allongée, femme-enfant, fragile et éternellement adolescente, ses seins parfaits, ses longues jambes toujours brunies par le soleil, elle avait peur pour elle, du soleil, des coups de cravache trop violents qui semblaient devoir la brûler. Elle l'aurait voulue, idéalement dans la pénombre d'un boudoir, dans un décor vaporeux qu'elle aurait éclairé de la lueur de ses longs cheveux noir de jais croulant en cascade sur ses épaules nues. Fragile et forte, forte mais attendrissante de faiblesse pensait Juliette en regardant la nuit monter dans le ciel immense. Que ferait-elle sans elle ? Elle serait totalement perdue, désemparée. Juliette s'ouvrit et se cambra au contact de son doigt qui remontait et qui se mit à masser doucement son bouton de chair turgescent qui gîtait dans l'ombre de son pubis. Ineffable lui fut la caresse de son index à l'orée de sa voie la plus étroite, provoquant en elle une sensation de plaisir telle que jusqu'au fond de ses reins, elle fut traversée d'une tension exquise, presque insoutenable.   Le temps sembla alors se figer pour l'éternité. Elle s'abandonna à cette jouissance, à cette extase irradiante. C'était comme si son être entier, tout son corps, tous ses nerfs, tout son sang bouillonnant affluaient dans son hédonisme solitaire. Elle eut un éblouissement d'impudicité. Elle cria sa lasciveté, avec des saccades et des soubresauts. Elle demeura debout, les cuisses écartées, les bras mous immobiles le long du corps. Elle avait encore en elle des ondes d'orgasme qui se répandaient dans une fréquence de plus en plus lente, comme les vagues qui meurent sur le sable quand la mer est calme sous un ciel étale. Une femme experte n'aurait pas été plus habile à lui donner autant de plaisir, sauf Marie. Mais elle était heureuse de dormir seule dans le grand lit, avec le calme de la campagne tout autour. Elle allait tirer les rideaux, laisser entrer la lumière du soir recouvrir ses rêves et la lune éclairer les arbres.   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le Il y a 6 heure(s)
"Oser, c'est perdre pied momentanément. Ne pas oser, c'est se perdre soi-même. Les gens exigent la liberté d’expression pour compenser la liberté de pensée qu’ils préfèrent éviter. Qu’est-ce qu’un poète ? Un homme malheureux qui cache en son cœur de profonds tourments, mais dont les lèvres sont disposées que le soupir et le cri, en s’y répandant, produisent d’harmonieux accents. Il en est de lui comme des infortunés torturés à petit feu dans les flancs de Phalaris. Leurs cris ne parviennent pas aux oreilles du tyran dans un hurlement d’épouvante. Il les percevait alors comme une douce musique". Kierkegaard est un penseur tragique qui s'oppose aux philosophies systématiques et à un christianisme affadi. Dans l'hégélianisme, qui était à la mode auprès des universitaires et des théologiens danois, il ne trouve que des spéculations sur l'histoire et l'objectivité sans y rencontrer alors une quelconque approche de la question fondamentale. Qu'est-ce que l'existence personnelle ? Il s'en scandalise, car "il faudrait, tout de même, qu'être un penseur eût le moins de différence possible avec être un homme" et à ses yeux, bon nombre de philosophes ont construit des palais d'idées tandis qu'ils continuent d'habiter des chaumières. Kierkegaard trouve les réponses aux problèmes qu'il se pose dans ce christianisme tragique que son père lui avait rendu familier: celui du Christ en agonie sur le Calvaire. Il se donne donc pour un penseur religieux s'efforçant de décrire la situation de l'existant dans le monde et face au devenir. "Ma mélancolie durant bien des années a fait que je n’arrivais pas à me dire “tu” à moi-même au sens le plus profond. Entre la mélancolie et ce tu il yavait tout un monde imaginaire. C’est celui qu’en partie j’ai épuisé dans les pseudonymes. Ma mélancolie m’a tenu loin de moi-même alors qu’à la découverte et dans l’expérience poétique j’ai parcouru tout un monde imaginaire. Tel l’héritier de grands domaines qui ne finit jamais d’en prendre connaissance, tel par la mélancolie j’ai été en face du possible". Séparation, le terme apparaît moins souvent dans l’œuvre ou le Journal de Kierkegaard que bien des synonymes indiquant d’ailleurs un phénomène ou un état plus violent: rupture et saut. La réalité même que signifient ces termes yest, quant à elle, bien présente. Philosophe danois, dont le nom, à une voyelle près signifie "cimetière", Sören Aabye Kierkegaard est né le cinq mai 1813 à Copenhague au Danemark. Sa biographie est assez pauvre en événements extérieurs. Il ne quitte pratiquement jamais Copenhague, à part quelques voyages à Berlin en 1841, 1843, 1845 et 1846, dont il profite notamment pour écouter les leçons de Friedrich Schelling en 1841-1842, après la rupture de ses fiançailles avec Régine Olsen, et vit alors de ses maigres rentes, décidant de se consacrer entièrement à sa production littéraire.   "Chacun restera alors dans le souvenir, mais chacun fut grand selon son espérance. L'un fut grand dans l'espérance du possible. Un autre dans l'espérance de l'éternité. Mais celui qui espéra l'impossible fut de tous le plus grand". Après des réflexions tourmentées, il abandonne aussi bien le projet de se marier que celui de devenir pasteur. Car Kierkegaardvit sa vie "subjectivement", de manière très intense, en interprétant alors souvent ses propres vicissitudes personnelles comme les signes d'un destin. Cette attitude est significative pour pouvoir comprendre sa conception de la philosophie, qu'il n'imagine pas comme une connaissance objective, mais comme une réflexion existentielle de la part de l'individu. Son Journal, publié à titre posthume, indique précisément les nombreux liens, souvent assez inextricables, entre sa biographie et sa pensée. Sa vie et sa pensée, les deux intimement mêlées, sont influencées par l'éducation religieuse qu'il reçoit et la personnalité de son père. Cette éducation est très austère, celle que peut donner le piétisme morave, dans lequel fut élevé son père, pénétré de crainte vis-à-vis de Dieu et soupçonneux à l'égard du monde. "Il n'avait guère entendu parler, écrit-il plus tard de lui-même, comme les autres bambins de l'enfant Jésus, des anges et de la joie du ciel. En revanche, on ne lui en avait que plus souvent montré le Crucifié, si bien que la croix était la seule image et la seule impression qu'il ait du Sauveur, quoique enfant, il était déjà vieux comme l'homme âgé." Le père de Kierkegaard, lui, se présente sous un double aspect. Sous le premier, c'est un négociant en bonneterie retiré du commerce après fortune faite à l'âge de quarante-quatre ans, honorable et considéré, vêtu d'une jaquette jaune, de culottes courtes, chaussé de souliers à boucles d'argent, s'intéressant à la discussion des idées puisqu'il réunit chez lui des amis qui se livrent à des controverses théologiques. Et puis, sous un second aspect, c'est l'homme qui a eu alors des chagrins intimes, a perdu successivement sa femme et cinq de ses enfants. Sören Kierkegaard est le fils de sa seconde femme, la servante. Il s'appelle lui-même "le fils de la vieillesse" parce que son père avait cinquante-six ans lorsqu'il naît, et à ce propos il ajoute: "Hélas, pourquoi neuf mois dans le sein de ma mère ont-ils fait de moi un vieillard ?" Et son père lui répète: "Pauvre enfant, tu t'avances dans un profond désespoir." Pourtant Kierkegaard déclare que son père est l'homme qu'il a le plus aimé, parce que cet homme a fait son malheur par amour. Aimer celui qui vous rend heureux, c'est de l'amour, mais insuffisant. Aimer celui qui par méchanceté vous a rendu malheureux, c'est de la vertu. Aimer celui qui, par amour mal compris, fait votre malheur, c'est le véritable amour. Voilà la question centrale pour Sören.   "Qu'aime l'amour ? L'infinité. Que craint l'amour ? Des bornes. Ma vie présente est comme une contrefaçon rabougrie d’une édition originale de mon moi. Je me suis jeté dans la vie avec une voie d’eau dans la cale depuis le début, et à cet effort même pour me maintenir à flot à coups de pompe je dois d’avoir développé une existence spirituelle hors de pair. Ça m’a réussi. J’ai alors interprété cette souffrance comme une écharde dans ma chair. Tel me suis-je compris moi-même. Autrement j’aurais dû tâcher d’aveugler un peu l’avarie. La contrainte est dans ces cas-là l’unique chose qui aide, car l’infini est une puissance trop grande pour pouvoir servir seule de remède en pareil cas". Une enfance aussi singulière annonce une vie singulière. Elle l'est. On peut y distinguer trois périodes: le stade esthétique, le stade éthique ou moral, le stade religieux. L'importance de cette division, faite par Kierkegaard lui-même, n'est pas tellement dans la succession des manières de penser, selon une règle artistique, une loi morale, une foi religieuse, que dans l'étroite correspondance entre des modes de penser et des manières de vivre. Sören Kierkegaard commence par une vie de dissipation. Il peut dire comme saint Augustin: "Les ronces des plaisirs croissaient par-dessus ma tête." Il a des succès auprès de ses camarades. Ce n'est pas qu'il soit beau: maigre, frêle, le menton massif, le corps déjeté, la voix criarde ou mourante, les cheveux formant toupet, mais il est très spirituel, très brillant et son brio lui fait pardonner ses sarcasmes. Tout en étant un homme de plaisir, il demeure "un homme de pensée": détaché de l'Église, révolté contre elle en qui il voit un instrument d'abâtardissement, il cherche, ailleurs que chez les saints, des modèles de vie. Il en trouve alors trois qui seront comme la Trinité du stade esthétique: Don Juan, le modèle de la sensualité, Faust, le modèle du doute, Ahasvérus, le modèle de l'incroyance. Mais Kierkegaard n'arrive à faire corps avec aucun des trois: "Je peux faire abstraction de tout, mais non de moi-même. Je ne peux pas même m'oublier quand je dors."   L’existence entière me remplit d’angoisse, depuis le moindre moucheron jusqu’aux mystères de l’Incarnation. Elle est tout entière inexplicable pour moi, surtout moi-même. L’existence entière est infectée pour moi, surtout moi-même. Nul ne la connaît sinon Dieu dans le Ciel et il ne veut pas me consoler. Nul ne le peut sinon Dieu dans le Ciel et il ne veut pas avoir pitié". C'est que partout, en Faust, en Ahasvérus, en Don Juan, il cherche une vérité qui puisse être une direction de vie. Voilà le but de Kierkegaard: la vérité, mais une vérité qui fasse vivre, celle pour laquelle il est fait, pas une autre. "Qu'est-ce que la vérité, si ce n'est la vie pour l'idée ?". Cette vérité lui est révélée par les événements. Les uns ont trait à son père, les autres à sa fiancée. Un vieillard et une jeune fille sont les médiateurs de Kierkegaard. C'est le premier qui le fait passer du stade esthétique au stade éthique. D'abord, il éprouve une grande émotion le jour où il apprend que son père, seul dans la lande, a, très jeune encore, maudit Dieu. Cette malédiction doit s'être retournée contre lui et contre les siens. L'homme qu'il admire par-dessus tout, son père, s'est rendu coupable du plusgrand blasphème. Dès lors la longévité de celui-ci n'est plus une bénédiction mais une malédiction, puisqu'il survit à ses enfants. Sa famille est alors vouée, semble-t-il, à la disparition. C'est très probablement ce grand événement psychologique qu'il appelle le "tremblement de terre" et dont la date probable est le dix-neuf mai 1838. En tout cas, Kierkegaard écrit sur une feuille volante, non datée: "C'est alors que se produisit le grand tremblement de terre qui m'obligea soudain à une nouvelle et infaillible interprétation de tous les phénomènes. Alors, je soupçonnai que le grand âge de mon père n'était pas la bénédiction divine, mais plutôt une malédiction, que les remarquables facultés intellectuelles de notre famille n'étaient données que pour se déchirer entre elles, alors je sentis le silence de la mort s'étendre autour de moi, quand je vis en mon père un malheureux qui devait survivre à nous tous, croix plantée sur le tombeau de toutes ses espérances. Une faute devait peser sur toute la famille, un châtiment de Dieu devait s'être abattu sur elle. La famille devait disparaître, rayée par la main puissante de Dieu, effacée comme un essai manqué, et parfois seulement je trouvais un peu de soulagement à penser que mon père avait eu le lourd devoir de nous tranquilliser par la consolation de la religion, de nous administrer à tous les sacrements, de sorte qu'un monde meilleur s'ouvrît à nous, même si nous perdions tout dans celui-ci, même si nous atteignait le châtiment que les juifs appelaient toujours sur leurs ennemis. Que notre nom fût effacé complètement afin qu'on ne le trouvât plus."   "Les professeurs vivent dans leurs pensées, ils ont alors une existence assurée, une position solide et des opinions fermes au sein d’un État bien organisé. Des siècles, voire des millénaires les séparent des secousses de l’existence". Après le "tremblement de terre", Kierkegaard revient à la foi et surtout à la morale. Le stade éthique est caractérisé par la conformité aux devoirs sociaux qui semblent s'imposer à l'homme au sortir de l'adolescence, particulièrement celui de fonder une famille. Kierkegaard songe au mariage. Il se fiance avec la fille du conseiller Olsen, qui a seize ans, et hésite à l'agréer, car elle croit aimer un de ses professeurs. Lui-même a beau aimer Régine Olsen, il est rempli de scrupules. C'est l'homme le moins spontané du monde, il vit ainsi toujours dans le "ressouvenir". Régine, conquise par lui, essaie de le soulager: "Dis-moi les plus secrètes de tes pensées, les plus douloureuses." Il demeure secret et renfermé. Après plusieurs péripéties sentimentales, il finit par rompre; il rend l'anneau au moment où il vient de soutenir sa thèse de doctorat, un an après ses fiançailles. Régine le supplie de revenir; il cède alors en apparence mais se montre froid et dédaigneux de manière à détacher définitivement sa fiancée. Il souffre beaucoup, mais d'une façon différente: "Elle a choisi la vie, j'ai choisi la douleur." Pourquoi donc a-t-il rompu ? Il fournit, on en a fourni après lui de nombreuses explications, et finalement Régine reconnaîtra plus tard que, même pour elle, il y eut toujours quelque chose d'inexplicable. Les explications s'ajoutent sans s'annuler mutuellement. D'abord il est voué au culte de l'Absolu et a le sentiment d'exercer, en tant que tel, un sacerdoce, vocation incompatible avec le mariage, comme le pensait jadis Abélard, et encore plus Héloïse qui, plus courageuse et plus intellectuelle que Régine, considérait le mariage comme indigne d'un philosophe. "Celui qui combat pour l'existence suprême doit se priver des joies suprêmes de l'existence." De plus, il est poète, et un poète ne peut aimer qu'en désir et en souvenir. La jeune fille n'est qu'un prétexte. Et c'est le rôle extraordinaire qu'elle a joué dans sa vie qui lui permet de se détacher d'elle. Consommer le mariage, c'est effacer ce qui attire dans le mariage. Réaliser, c'est détruire. Lorsque Eurydice est rappelée à la lumière du jour, Orphée doit procéder à sa réaffirmation. Kierkegaardne peut réaffirmer, il affirme, mais c'est dans l'atmosphère du rêve. Plus radicalement, il se vit élu pour être sacrifié.   "L’œuvre de leur vie est de juger les grands hommes et de le faire selon le résultat. Une telle attitude envers la grandeur trahit un alliage d’orgueil et de misère. D’orgueil parce que l’on se croit appelé à juger, de misère parce que l’on n’éprouve pas fût-ce la moindre affinité entre sa vie et celle des grands hommes". Il fait alors aussi continuellement allusion à un "secret". Il parle d'un "manque de relation entre le corps et l'esprit" qu'il appelle"l'écharde dans la chair". D'où l'hypothèse de l'impuissance. Une autre, qui ressort de la psychanalyse, est qu'il aurait cru retrouver sa mère dans la personne de sa fiancée. Enfin il a pu trouver dans la souffrance qu'il inflige à Régine et dans la sienne propre un amer plaisir qui lui fait goûter une communauté avec Dieu: le pacte des larmes. En tout cas, il se noircit aux yeux de sa fiancée pour lui infliger une épreuve, pour voir si elle perce son masque, et lui permettre de choisir entre l'esthète et le moraliste qu'il pourrait être. Ainsi la rend-il malheureuse pour la rendre heureuse. Que deviendra-t-il dorénavant ? Il se consacrera à une idée, et après avoir sacrifié l'art, après avoir sacrifié l'amour, il sacrifie sa propre personne. Il la réalise ainsi ! Il imite Job qui, dépouillé de tout, attend de Dieu, qui l'a dépouillé, la restitution de tout. "C'est ce qu'on peut appeler un recommencement." Lui aussi attend: "Vous voyez comment d'une vie moralement brisée sort la question centrale: un recommencementest-il possible ? Si oui, le jeune homme a gagné la vie. Si non, il l'a perdue. Me voici qui attends un orage. Je ne bouge pas. J'attends l'orage et le recommencement." Pour lui, le christianisme n'est pas une doctrine. De deux choses l'une. Ou bien le christianisme est le recommencement, ou bien le christianisme n'existe pas. Pour prouver que le christianisme est un recommencement, il faut le débarrasser de tout ce qui n'est pas lui. Déjà il a démontré qu'il n'avait rien à voir avec l'esthétique, comme les romantiques essayaient de le faire croire depuis François-René de Chateaubriand. Le passage par le stade esthétique fait éclater cette vérité que la religion n'est pas un point de vue poétique sur la vie humaine. Le christianisme n'est pas non plus le modèle de la vie sérieuse, grave, réfléchie et conventionnelle, il ne se confond pas avec une morale, mais à une éthique de vie.   "La vie est un torrent, le temps passe et passe ainsi incessamment. Les gens exigent la liberté d’expression pour compenser la liberté de pensée qu’ils préfèrent éviter. Que les gens sont absurdes. Ils ne se servent jamais des libertés qu'ils possèdent, mais réclament celles qu'ils ne possèdent pas. Ils ont la liberté de pensée, ils exigent la liberté de parole". En 1848, Sören Kierkegaard se sent ainsi chargé d'une mission dans laquelle il sera soutenu par la Providence, et qui consiste dans l'expression polémique du christianisme. "Ma tâche est d'arrêter l'expansion du christianisme." Il lui faut alors désolidariser le christianisme de la philosophie, en combattant Friedrich Hegel et l'hégélianisme, c'est-à-dire "le système". Il en va ainsi de même pour l'Église elle-même, la "chrétienté établie", en combattant les pasteurs de son temps. Kierkegaard combat le "système" au nom d'instances à la fois théorétiqueset éthiques: la prétention d'une vision objective du monde est indéfendable. La méthode qu'il emploie sera appelée après lui "Existentialisme"; il ne fait rien, il ne dit rien qui n'ait d'abord pénétré sa vie. Il ne demande rien aux autres qui ne puisse être non seulement compris par eux, mais vécu par eux. "Si, en vérité, on veut parvenir à conduire quelqu'un à un point déterminé, il faut avoir soin d'aller le trouver là où il se trouve, lui, et partir de là." La finalité ultime de la communication existentielle est, selon lui, clairement religieuse. Mais précisément parce que le christianisme n'est pas une "doctrine", mais une "communication d'existence", ne serait-ce que pour arriver à poser le problème de la vérité chrétienne dans des termes appropriés, il faut d'abord redécouvrir ce que signifie exister, et ce que c'est qu'une vérité existentielle. Kierkegaard oppose à la vérité toute nue, objective, indifférente au fait qu'on la reconnaisse ou non, une "vérité pour moi", une vérité "pour laquelle on peut alors vivre et mourir". Cette dernière est donc envisagée comme un engagement, un choix, un projet. Le renvoi au caractère concret de l'existence permet également d'établir un rapprochement entre Kierkegaard et d'autres penseurs du XIXème siècle, dans le cadre de l'"éclatement de l'école hégélienne": Friedrich Schelling, Ludwig Feuerbach, Max Stirner, Karl Marx, Arthur Schopenhauer et même Friedrich Nietzsche. Par rapport à ces auteurs, la caractéristique de la philosophie de Kierkegaard tient surtout à l'analyse de l'existence, considérée comme le mode d'être propre de l'homme, et à la théorie et à la pratique d'une méthode de communication fondée ainsi précisément sur la singularité même de l'existence, qui semblerait rendre ainsi toute communication impossible en apparence.   "On ne dépasse l’ironie, après s’être soulevé au-dessus de tout et en regardant tout de haut, que si l’on finit par se soulever au-dessus de soi-même et se voir dans son propre néant de cette hauteur vertigineuse, ayant ainsi trouvé sa vraie altitude. La haine est l'amour qui a sombré". Kierkegaard oppose donc au "penseur objectif" de type hégélien, dans sa Postille, un "penseur subjectif existant", qui est "subjectif" précisément parce qu'il est"existant" et, en tant que tel, subjectivement intéressé par le thème de sa philosophie, à savoir par l'existence.Il faut surtout comprendre cet "intérêt" dans un sens éthique, comme le sens de la responsabilité, car exister signifie essentiellement choisir, mais comporte aussi toute une série de conséquences purement théorétiques, qui sont énoncées de la façon suivante dans la Postille. Le penseur subjectif existant est attentif à la dialectique de la communication, il est aussi bien positif que négatif dans son rapport existentiel avec la vérité, il est ainsi dialectique vis-à-vis du temps, il a le sens du comique, son abstraction est intermittente et conditionnée et ne se prétend pas absolue comme celle de la pensée pure. Puisque l'existence est en même temps le thème et la situation de sa philosophie, le penseur subjectif existant doit chercher à "rédupliquer" cette dualité dans sa philosophie, en l'exprimant, par exemple, par une tension entre la forme et le contenu. D'ailleurs, la "réduplication"est aussi nécessaire pour des raisons maïeutiques, puisque la vérité qu'il s'agit de communiquer n'est pas une donnée objective, mais plutôt un pathos existentiel: il faut que le destinataire se sente subjectivement remis en cause par la question de l'existence. Conformément à cette formulation, Kierkegaard fait la distinction dans un autre ouvrage, La Dialectique de la communication éthique et éthico-religieuse, entre la "communication d'un savoir" et la "communication d'un pouvoir", qui est plutôt une "éducation": la première s'oriente vers l'objet, la seconde sur la communication. La première est directe, la seconde est essentiellement indirecte, la première privilégie le "quoi", la seconde privilégie le "comment". Ainsi, dialectique et maïeutique, approche existentielle et finalité religieuse, rhétorique et psychologie se mêlent ainsi dans le projet de communication de Kierkegaard.   "Je suis si peu compris qu’on ne comprend même pas mes plaintes de ne pas l’être. Il y a ainsi deux façons de se tromper: l'une est de croire ce qui n'est pas, l'autre de refuser de croire ce qui est". Kierkegaard demeure avec Blaise Pascal celui qui a le plus approfondi la subjectivité dans ce qu'elle a de plus pur, jusqu'à y retrouver un sujet transcendant et absolu avec lequel elle se trouve dans une relation paradoxale mais nécessaire. Ses principaux ouvrages sont sa dissertation de thèse: Le Concept de l'ironie constamment rapporté à Socrate (1841); ses écrits publiés sous des pseudonymes: Ou bien... ou bien (1843, comprend notamment Le Journal du séducteur); Crainte et tremblement (1843); La Reprise (1843); Miettes philosophiques (1844); Le Concept de l'angoisse (1844); Étapes sur le chemin de la vie (1845, comprend notamment In vino veritas); Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques (1846); La Maladie à la mort (également connu sous le titre de Traité du désespoir, 1849); L'École du christianisme (1850); enfin, les Discours édifiants (publiés sous son propre nom). Kierkegaard est peu connu et peu apprécié de son vivant. Il a bien quelques adeptes dans son pays, mais Brandès et Höffding, ses compatriotes, qui l'étudièrent après sa mort, ne lui sont pas favorables. Son influence ne devient grande qu'après la guerre de 1914, à la fois en réaction contre celle de Friedrich Hegel et dans les prodromes de l'existentialisme qui s'oppose aux critériums de la connaissance rationnelle, historique, générale, jusque-là prédominants. Mais le culte de l'intériorité, de l'individualité et de l'instant est aussi profitable à la philosophie de Martin Heidegger, et à celle de Karl Jaspers, qu'à la philosophie de Karl Barth; l'"existence" sera laïcisée par celui-ci et donnera naissance à la conception de l'Existentialisme de Jean-Paul Sartre. La deuxième moitié du XXème siècle semble manifester la réhabilitation de Kierkegaard parmi les représentants majeurs de la philosophie en tant que telle, après les premiers existentialistes des années 1920-1930 comme Chestov. Gilles Deleuze présente Kierkegaard comme un philosophe de la différence et de la répétition, avec Nietzsche et Charles Péguy, dans Différence et répétition (1968), et comme un brillant inventeur de personnages conceptuels dans "Qu'est-ce que la philosophie ?" (1991), avec ses pseudonymes, ses analyses de Don Juan, Faust, Ahasvérus et le Séducteur, n'ayant rien à envier à Nietzsche et son "Zarathoustra". C'est plein de foi en Dieu, mais aussi irréductiblement hostile à l'Église, que Sören Kierkegaard meurt le onze novembre 1855 à l'hôpital de Copenhague, à l'âge de quarante-deux ans. Il repose au cimetière Assistens, situé dans un large parc du quartier Nørrebro de Copenhague, au Danemark.   Bibliographie et références:   - Jacques Colette, "Kierkegaard et la non-philosophie" - André Clair, "Kierkegaard et Lequier: lectures croisées" - Léon Chestov, "Kierkegaard et la philosophie existentielle" - David Brezis, "Kierkegaard et les figures de la paternité" - Chantal Anne, "L'amour dans la pensée de Sören Kierkegaard" - Sylviane Agacinski, "Conceptions et morts de Sören Kierkegaard" - Philippe Chevallier, "Être soi. Actualité de Søren Kierkegaard" - Joaquim Hernandez-Dispaux, "Kierkegaard et la philosophie" - Rachel Bespaloff, "Notes sur la répétition de Kierkegaard" - Hélène Politis, "Kierkegaard en France au XXème siècle" - Jean Malaquais, "Sören Kierkegaard: foi et paradoxe" - Henri-Bernard Vergote, "Essai sur l'ironie kierkegaardienne" - Stéphane Vial, "Kierkegaard, écrire ou mourir"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le Il y a 6 heure(s)
"Le bonheur ne m’a guère souri sur cette terre. Où vais-je ? Je cherche dans ces montagnes le silence, la paix du cœur. C’est ma patrie, je n’errerai plus jamais loin d’elle. Les cimes de partout redeviennent bleues, vais-je te dire adieu ? Non, qu’à jamais, à jamais bruisse l'eau, refleurisse l'herbe." Poète, essayiste, traducteur, critique d’art, professeur au Collège de France, Yves Bonnefoy a plusieurs fois été pressenti pour recevoir le prix Nobel de littérature. Né à Tours le 24 juin 1923, il est décédé le 1er juillet 2016, à Paris, à l’âge de quatre-vingt-treize ans. Immense écrivain au regard ardent et au visage doux sous sa crinière blanche, Yves Bonnefoy a construit une œuvre poétique intense, profonde, guidée par l’intuition de la vérité de la parole et le souci de saisir "ce que la vie a d’immédiat". Pour ce poète du réel, tout ce qui nous entoure peut inspirer la poésie, qui est "une façon de retrouver le besoin d’un sens fondamental à la vie". D’origine modeste, il est le fils d’un ouvrier monteur-ajusteur aux ateliers des chemins de fer et d’une mère institutrice. Yves Bonnefoy vit une jeunesse heureuse, et garde à l’enfance un attachement singulier, ce moment d’ouverture qui correspond, chez lui, à l’origine de l’expérience poétique. Après un double baccalauréat, en mathématiques et en philosophie, Yves Bonnefoy étudie à la Sorbonne en 1943 auprès de Gaston Bachelard, Jean Hyppolite et Jean Wahl. Il prépare alors un mémoire de maîtrise sur Kierkegaard et Baudelaire. Homme multiple pétri de poésie, il découvre avec passion le courant surréaliste et les écrivains qui gravitent autour d’André Breton. Mais Bonnefoy refuse de signer le manifeste de l’Exposition internationale du surréalisme et décide rapidement de rompre avec ce mouvement littéraire et poétique dominant. Comme un arbre qui monte la garde, Yves Bonnefoy se tenait à l’orée des mots. Sa voix était une forêt qui grandit et recouvre les lettres françaises. Sa parole était le vent qui bruit et qui veille. Il a tenté de transcrire les pas sur la neige, d’y inscrire ses pas, de mettre des mots sur le ciel illusoire. Par une écriture la plus blanche possible, il tentait de faire clair entre les mots. Yves Bonnefoy occupait une place éminente de patriarche et de phare dans la littérature française. Avec René Char et Pierre Reverdy, il était souvent considéré comme le plus important poète français. Il est de cette génération marquée puissamment par le surréalisme et par le temps de l’après-guerre de 1945. Temps de détresse, temps de la faillite du réel, temps de la parole impuissante et qui meurt. Temps de la barbarie. Le surréel semblait la seule issue. Écartelé entre un monde écroulé et le refuge de l’inconscient des images, il se bâtit un autre réel à partir de la présence de la poésie. Il entreprit sa quête de "la présence" de voix pleine et longue, avec le bâton de la poésie. Cette notion de présence sera fondamentale dans son œuvre. Présence aux origines du monde, présence au monde dans le réel qui perce dans tous les interstices des choses. Il va poser sa poésie comme une pierre, comme un seuil. Il marque une entrée dans un monde transparent et fragile, un monde où la lumière se repose et nous attend. Un monde que nous avons déjà vécu sans doute: "Est-il vrai que déjà nous ayons vécu l’heure où l’on voit s’éteindre, de branche en branche, Les guirlandes de soir de fête ?" Se défiant des images qui n’ont pas su sauver le monde du chaos, Yves Bonnefoy aura fait allégeance au concret. Non pas le concret rugueux de Ponge, ou Guillevic, mais celui qui sourd timidement des failles des mots, des blancs de la vie. Le réel n’a pas à être convoqué ni décrit, il lui suffira d’apparaître en creux dans chaque mot, présent et absent à la fois, dit et indicible toujours. Le poète aura creusé  le rapport au tragique inscrit dans chaque chose. Il aura fait cheminer côte à côte le désespoir et l'espérance. Bien loin des courants théoriques, encore davantage des idéologies, il restitua humblement avec ses mots le lyrisme, "l’approche poétique du réel".    "Et si demeure autre chose qu'un vent, un récif, une mer,  je sais que tu seras, même de nuit,  l'ancre jetée, les pas titubant sur le sable, et le bois qu'on rassemble, et l'étincelle sous les branches mouillées, et, dans l'inquiète attente de la flamme qui hésite, la première parole après le long silence, le premier feu à prendre au bas du monde mort". Yves Bonnefoy a fait irruption dans le monde littéraire en 1953 par un livre de poèmes "Du mouvement et de l’immobilité de Douve" que beaucoup se passaient de main en main, touchés par la lumière qui émanait des paroles ainsi sculptées. Cette écriture dense, à la fois limpide et minérale, étonnait au sortir du surréalisme par son poids, sa forme altière. Les premiers mots se pressent encore en nous: "Je te voyais courir sur des terrasses, je te voyais lutter contre le vent, le froid saignait sur tes lèvres." Longtemps après ils nous accompagnent encore. Yves Bonnefoy est né le 24 juin 1923 à Tours. Ses parents, d’origine paysanne, sont venus travailler à Tours, son père comme ouvrier-monteur aux ateliers des chemins de fer Paris-Orléans et sa mère est infirmière, et deviendra plus tard institutrice. Les années à Tours ne sont illuminées que par les vacances dans le "vrai lieu", à Toirac, dans le Lot. Il perd son père en 1936, et dans "L’homme était grand" on retrouvera cette quête du père et sa perte aussi de son lieu d’enfance: "Oh s’il te plaît, sois mon père ! Sois ma maison ! Il faut oublier tout cela, répond le géant, à voix basse. Il faut oublier ces mots. Il faut oublier les mots". La lecture des poèmes de Paul Valéry et des surréalistes le marqueront profondément. Dès 1943, il va abandonner ses études de mathématiques pour se consacrer tout entier à la poésie et à l’histoire de l’Art. Après avoir rompu, avec le surréalisme, car pour lui la "la véritable révolution poétique de notre modernité" ne pouvait passer dans la gratuité du langage. Il fréquente Paul Celan, Pierre Jean Jouve, André du Bouchet, Philippe Jaccottet, Jacques Dupin, et il étudie la philosophie de 1948 à 1953. Ses traductions de Shakespeare, ses études sur les peintres seront ensuite les fondements de son travail. Passionné par les chemins traversiers entre les arts, Yves Bonnefoy a entrepris une intense réflexion sur la mise en perspective des grands ouvrages de la poésie et de la peinture qui l’aura conduit à penser aux liens entre les arts et à entrer dans l’intime de Poussin, Delacroix, Giacometti, de l’Europe baroque. Il a réalisé de nombreux livres avec des amis peintres Tapiès, Bram Van Velde, Alechinsky, Zao Wou-Ki, Miró, ou Ubac. Sa quête de l’origine, nourrie de culture des héros et des dieux grecs, l’a amené à écrire un "Dictionnaire des mythologies" (1981). Les figures de Cérès, d’Ulysse, d’Orphée sont présentes de façon récurrente dans ses recueils. Son œuvre ensuite s’est déployée entre humilité et constance. Depuis "Hier régnant désert" en 1958, en passant par "Dans le leurre du seuil", en 1975, et il y a peu l’étonnant retour en lieu d’enfance que sont "Les planches courbes", en 2001. Des écrits philosophiques sur l’acte même d’écrire comme "L’Improbable" (1959), "La Vérité de parole" (1988), "Entretiens sur la poésie" (1990), "Sous l’horizon du langage" (2002), jalonnent aussi sa route. Traducteur émérite de Donne, Keats, Leopardi, Yeats, et par-dessus tout de Shakespeare, dont il traduit plus de douze pièces, il se tient au plus près du mystère de la nature du texte. Les poètes français le marquent: Rimbaud, Baudelaire, Mallarmé, Nerval, André Breton, mais aussi Marcelline Desbordes-Valmore, André Frénaud. André du Bouchet, ou enfin Pierre-Jean Jouve. Yves Bonnefoy, a été professeur au Collège de France jusqu’en 1993 et sa leçon inaugurale en 1981 a porté sur "La présence et l’image", problématique au cœur de son questionnement. "Notre poésie est une terre verbale et j’en suis l’héritier". Son œuvre est une dévotion à la poésie.   "Je me souviens, c'était un matin, l'été, la fenêtre était entrouverte, je m'approchais, j'apercevais mon père au fond du jardin. Il était immobile, il regardait où, quoi, je ne savais, au-dehors de tout, Voûté comme il était déjà mais redressant son regard vers l'inaccompli ou l'impossible". Sa poésie semble hantée par ce sentiment d’exil dans la langue qui creuse encore plus notre faible présence au monde, car le rapport des mots au réel semble devenir linceul et énigmes. Les souvenirs montent parmi les pierres de ses mots:  "Et j’entends en moi cette voix, qui sourd du fond de l’enfance. Je suis venu ici, déjà, disait-elle alors, je connais ce lieu, j’y ai vécu, c‘était avant le temps, c’était avant moi sur la terre". La présence est aussi bien la mémoire de l’origine, que les frémissements actuels du réel dans la plus humble part des chemins d’aujourd’hui. La présence est le sensible, l’émotion immédiate et profonde, la lumière que l’on fait jaillir du moindre caillou. Elle est là avant toute chose, elle était là même avant les dieux, elle est muette et aimante, elle se déploie avant toute parole. Le reflet de l’unité perdue est la présence. Elle est l‘expérience immédiate au monde, ce qui nous le fait percevoir. Le lien qui nous tend la main: "la main du ciel cherchait sa main parmi les ombres". Parmi les rêves, il couvre et découvre la trace du sensible. Tout est signe, dans ce monde fragile et éternel à la fois. Le poète rend compte de l’ensemble de ces signes, tout est dans le simple. Par là la recherche du sens est à la fois l’appel et la réponse. Le poème ne peut venir qu’après ce silence qu’impose la présence. Il faut en revenir, alors naît le poème. Et le poème est le signal du retour, la seule possibilité de "nommer ce qui se perd". Alors il faut témoigner: "Et chaque parole naît pour dire la présence". Et Bonnefoy sera celui qui sait que la présence est hors d’atteinte, mais il se doit de la célébrer. Yves Bonnefoy s’est penché très avant sur l’immense puits aux questions que signifie l’écriture du poème, son mystère ténébreux. Par l’obscur du poème, il tente d’élucider des choses cachées, de traquer l’ombre par l’ombre du mot. Une partie de ses livres est consacrée à l’exploration des œuvres poétiques de son temps. Dans cette démarche théorique il veut comprendre à la fois le mouvement et l’immobilité de la poésie, sa lumière, son obscurité fondamentale. Il est autant un poseur d’énigmes qu’un poète. Son écriture semble très simple, claire même. Mais elle recèle la complexité de toutes nos questions. Bonnefoy joue de cette apparence trompeuse pour entraîner le lecteur jusqu’au vertige, pris dans la toile d’araignée fine de ses mots. Il s’était destiné à la poésie très tôt. Il lui est arrivé d’évoquer la dédicace écrite par sa tante à la première page d’une petite anthologie poétique pour enfants qu’elle lui offrit quand il avait huit ou neuf ans: "À mon cher filleul, futur poète !" Sans doute le rôle joué par le vœu de cette bonne marraine ne fut-il pas décisif, mais de fait, la vie d’Yves Bonnefoy fut consacrée à la poésie:  l’écrire, la comprendre, la définir, la retrouver dans les œuvres des artistes qu’il aimait, la faire connaître et partager avec d’autres êtres l’idée exigeante qu’il en avait. Venu de Tours à Paris en 1943, pour faire une licence de mathématiques, il se tourne vers des études de philosophie, se rapproche d’André Breton, attiré par l’intention rimbaldienne de "changer la vie", et aussi, ajoute-t-il dans "L’écharpe rouge", par "le versant “noir” de l’entreprise d’André Breton. Il s’en éloigne assez vite pour mener son propre chemin, nouant des amitiés durables avec des peintres et des poètes, fondant en 1946 une mince revue, deux feuilles pliées, qui eut deux numéros:  "La révolution la nuit", d’après le titre du tableau de Max Ernst. Après la prise de distance avec Breton et les surréalistes, la proximité avec Gilbert Lély, avec Victor Brauner, Christian Dotremont, Georges Henein, Paul Celan, Patrick Waldberg, et bien d’autres, accompagne la période où il conçoit son premier livre important de poèmes:  en 1953, "Du mouvement et de l’immobilité de Douve" lui vaut immédiatement l’estime générale, et, surtout, l’amitié de Pierre Jean Jouve.    "Il avait déposé la pioche, la bêche, l'air était frais ce matin-là du monde, mais impénétrable est la fraîcheur même, et cruel le souvenir des matins de l'enfance. Qui était-il, qui avait-il été dans la lumière, je ne le savais pas,je ne sais encore". Dans la vingtaine d’années qui suit paraissent trois autres recueils de poèmes en vers:  "Hier régnant désert" (1958), "Pierre écrite" (1965), "Dans le leurre du seuil" (1975). Avec ses amis André du Bouchet, Gaëtan Picon, Jacques Dupin, Louis-René des Forêts, Paul Celan, puis Michel Leiris, il crée alors la revue "L’éphémère" (qui eut vingt numéros, de 1967 à 1972) et dont le "Prière d’insérer" affirme: "L’éphémère a pour origine le sentiment qu’il existe une approche du réel dont l’œuvre poétique est seulement le moyen". Les recueils d’essais critiques sur les écrivains et les artistes occupent une place importante, car, en cela aussi semblable à Baudelaire, il considère que la critique est un versant de l’activité poétique. Ce sont "L’improbable", "Le nuage rouge", "La vérité de parole", où se côtoient Piero della Francesca et Baudelaire, ou Jouve, Rimbaud et Mondrian, ou encore Borges et Pierre-Albert Jourdan. La critique peut se faire explicitement "critique en rêve", avec "La hantise du ptyx", à propos de Mallarmé. Plusieurs livres seront consacrés à un seul auteur, de ceux qui ont le plus compté pour lui:  "André Breton à l’avant de soi", "Goya". "Les peintures noires" , "Notre besoin de Rimbaud", "Shakespeare". "Théâtre et poésie", "Sous le signe de Baudelaire". À ce pan critique appartiennent également les "Entretiens", autre genre qu’il pratiqua avec assiduité, aimant s’adresser à un interlocuteur pour préciser sa pensée ("Entretiens sur la poésie", "L’inachevable").  Il considère également le travail du traducteur (il a traduit entre autres Shakespeare, Yeats, Leopardi, Pétrarque) comme une activité de nature poétique et développe une théorie de la traduction à partir de son expérience de traducteur-poète. Il faut mentionner aussi son activité éditoriale à la tête de la collection" Idées et recherches" chez Flammarion, qui fit connaître en France de nombreux travaux étrangers et où il avait eu le projet, non abouti, de publier un livre de son ami Paul de Man, et la réalisation chez le même éditeur du "Dictionnaire des mythologies", qui rassemble les meilleurs spécialistes des mythologies du monde entier, pour faire valoir le mythe comme un des grands aspects de la relation d’une société à elle-même, autant qu’une idée du monde et de l’environnement terrestre. Enfin, l’enseignement. D’abord dans diverses universités américaines ou suisses, où il noua de nombreuses amitiés, puis à Nice, Aix et Vincennes. Et le Collège de France, où il occupa la chaire d’Études comparées de la fonction poétique à partir de 1981 et où il fut heureux, douze années durant, de retrouver les lundis après-midi une foule d’auditeurs conquis par le charme de sa parole qui ressemblait à une écriture, sa voix grave et forte enchaînant sans hésitation les idées et les exemples qui n’étaient que succinctement notés sur quelques feuillets. Les résumés de ses cours ont été publiés sous le titre "Lieux et destins de l’image". Pourquoi la poésie détermina-t-elle son existence ? Une des idées présentes dans cette ultime interrogation sur soi, au plus près des perceptions infantiles, avec le souvenir aussi d’un vif moment de conscience du néant, est que le silence de son père, l’attente qu’il signifiait ont pu le conduire à un rapport intense avec les mots, mais ont également compté dans son élaboration d’une "conception de la poésie qui veut que la poésie ait l’échange pour vocation". Au-delà des déterminations personnelles, la poésie fut pour lui à ses yeux l’exercice d’une responsabilité, il jugeait que notre époque plus que d’autres souffrait d’un affaiblissement de la parole, d’une responsabilité généreuse au sein du langage, constant objet de son interrogation, et lieu de son inquiétude comme de sa confiance. Car le langage peut aussi être le lieu où tout ce qu’il semble dire sera remis en question.   "Leurs doigts se touchent presque, mais dans le rien de cet écart s’ouvre l’abîme entre être et apparence. Mais à quoi bon tant désirer, mais sans pouvoir ? Avoir voulu parler mais sans phrases pour dire ? Avoir regret mais seul, et sans qu’un autre ait pu comprendre ?" L’œuvre abondante semblait devoir continuer indéfiniment son expansion. L’âge n’avait pas tari la fécondité ni entamé la vaillance d’Yves Bonnefoy. Quand la mort l’a interrompu, plusieurs projets étaient en cours, dont un livre qu’il voulait consacrer à Poussin, comme il l’avait fait pour Giacometti. Comment parler de lui quand c’est le moment de se convaincre de la fin ? Eh bien, avec le terme qu’il emploie pour désigner l’objet de la poésie, "aussi bien cet être-ci, en son absolu, que le monde, en son unité". Celui de "présence". La présence, ce qui se dérobe, aussi bien dans l’écriture que dans la vie. Avec ses rêves serrés l’un contre l’autre, Yves Bonnefoy inlassablement creuse sous l’horizon du langage. Il tourne et retourne la terre verbale, la terre natale celle de l’origine. Il en extrait des poèmes simples comme des pierres. Par là il en hérite et se fait le légataire de la pluie d’été, de la neige si présente dans son œuvre. Il semble ne vouloir que redresser la branche tordue de la vie, empêcher que tout ce qui fut n’aille se rompre. Son écriture avance comme des vagues. Dans des formes le plus souvent courtes, il oscille, tâtonne, revient souvent aux mêmes images, aux mêmes oppositions, l’ombre et la lumière le doute et l’espoir, le sommeil et l’éveil, l’ici et l’ailleurs, l’exil et le vrai lieu. Et les souvenirs tournent autour des mots comme autour d’un champ de blé. Pour faire éclore une musique douce et prenante, Bonnefoy attache une attention minutieuse aux rythmes, aux assonances, aux sonorités des mots. Il aime employer les parenthèses au milieu des textes comme autant de glissements vers l’ailleurs, comme une prise obligatoire de respiration. Son écriture est dense, compacte et sans ornement. L’essentiel doit être restitué pour atteindre le cristal des choses. Immense traducteur, Bonnefoy connaît la nécessité absolue du mot précis et pas un autre. Pas à pas mot à mot, sa poésie se tresse. Cette recherche éperdue de la beauté s’opère par la décantation totale. Il écrit au plus près, dans le plus intime des rapports des mots aux choses. Dans une langue classique, transparente à force de limpidité, il établit la relation perdue avec le monde, avec la maison natale. Il y a des bruits d’eau sur les pierres dans sa poésie. La barque, celle des planches courbes passe et repasse entre le fleuve des morts et la vivacité des souvenirs, entre la perte de la lumière et la lumière retrouvée. Le poète entreprend de repeupler le silence avec l’élémentaire qui fait lumière: le cri rauque des rainettes le soir, les chemins de sable clair, les arbres en fleurs dans les matins clairs du ciel, la première guêpe. On y croise des cris d’oiseau, des maisons au fond qui attendent notre retour. Il a su voir "l’étoile boire parmi les bêtes". La lecture de sa poésie donne une impression de rafraîchissement, tant est grande son apparente limpidité. L’étoffe légère des mots, cette volonté du simple, masque pourtant en son sein des questionnements sans fin. Comment laisser filtrer la lumière ? Comment écarter les racines rugueuses du monde ? Comment éviter la pente sous nos pieds ? Par quelle alchimie retrouver l’or de la vie et l’ondulation de l’eau ? Le danger en lisant Bonnefoy est de ne pas voir que cette lisibilité évidente, n’est pas pauvreté mais pureté douloureusement acquise. Demande-t-on à l’étoffe de la pluie d’où vient sa transparence ? À l’herbe le secret de son odeur ? Sa poésie semble une promenade main dans la main, une aube nouvelle. Elle fait doucement des ronds dans l’eau. "Le silence est la ressource de ceux qui reconnaissent de la noblesse au langage". Yves Bonnefoy nous quitte le premier juillet 2016, à l'âge de 93 ans.   Bibliographie et références:   - Arnaud Buchs, "Yves Bonnefoy à l'horizon du surréalisme" - Claude Esteban, "L'univers poétique d'Yves Bonnefoy" - Antoine Faroux, "Yves Bonnefoy, ou la beauté des mots" - John E. Jackson, "La dialectique de l'écriture chez Yves Bonnefoy" - Michèle Finck, "Yves Bonnefoy, le simple et le sens" - Marie-Annick Gervais-Zaninger, "Yves Bonnefoy" - Yvon Inizan, "L'attestation poétique chez Yves Bonnefoy" - Yves Leclair, "Yves Bonnefoy" - Patrick Née, "Rhétorique profonde d’Yves Bonnefoy - François Lallier, "Yves Bonnefoy" - François Ménager, "Yves Bonnefoy, poète et philosophe" - Jean Starobinski, "Yves Bonnefoy" - Jérôme Thélot, "Bonnefoy et la poésie"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le Il y a 6 heure(s)
Elle se nommait Marie-Madeleine Guimard. Elle a été très célèbre, non pas qu’elle fut excellente dans son domaine bien que dotée malgré tout d’une danse assez mesurée, élégante, gracieuse, légère, harmonieuse et expressive, mais elle eut une vie privée qui n’a pas manqué d’alimenter copieusement les conversations, notamment le choix de ses fréquentations, le nombre de ses amants, et son train de vie excessif, ce qui a quasiment éclipsé ce que l’on pouvait avoir à dire sur sa carrière de danseuse. Elle fut la danseuse la plus populaire de son temps, l'étoile incontestée de cette danse baroque qui culmina en France, dans la seconde moitié du XVIIIème siècle. Elle fut, en outre, l'une des plus grandes courtisanes de cette époque, comptant parmi ses amants, aussi bien Mirabeau que le duc d'Orléans. Elle fut le modèle et la maîtresse de Fragonard, qui décora son hôtel particulier. Dans son salon, se pressaient nombre d'intellectuels des Lumières, où se préparait cette Révolution qui devait lui être fatale. Elle a dominé la danse française durant vingt-cinq ans. Elle a dansé devant Louis XV et Louis XVI, et la cour, à Versailles ou Fontainebleau, et s’est illustrée dans une cinquantaine de ballets dans lesquels étaient mêlés danse et comédie. On vantait sa générosité de cœur et sa gentillesse qui étaient telles que, bien souvent, les critiques hésitaient à dire du mal d’elle et lui pardonnaient facilement tous ses excès. Elle se rendait souvent auprès des malades, ou des indigents pour les aider financièrement. Elle avait, par ailleurs, le don de la séduction, l’art de plaire, et ce malgré le fait qu’elle était très maigre, complètement à l’opposé des canons de l’époque à savoir des danseuses un peu enrobées que l’on avait l’habitude de rencontrer. Ces dernières se posaient en rivales et ne manquaient pas, toutes jalouses qu’elles étaient, de lui donner des surnoms comme "le squelette des grâces. " Qu’importe, Mademoiselle plaisait à la gent masculine. Elle est née le vingt-sept décembre 1743, à Paris. Sa mère est fille-mère, son père, un inspecteur des toiles qui ne reconnaîtra l’enfant que douze ans après sa naissance. Elle débute sa carrière de danseuse en 1758 sur la scène de la Comédie Française qui, à l’époque, possédait une troupe de ballet. Trois ans plus tard, elle entre à l’Académie Royale de musique, grâce au protectorat de Jean Dauberval, chorégraphe et maître de ballet qui fut, très tôt, son amant et lui permettra de rester assez longtempsen ce lieu où elle ne manquera pas de se faire remarquer. La demoiselle en vue fait dans l’utile et l’honoraire en amour. Elle fréquente en même temps le valet de chambre de Louis XV, Jean-Benjamin de la Borde qui lui permettra de la faire entrer à la cour et y rencontrer des personnes influentes, et Charles de Rohan, Prince de Soubise qui ne manquera pas de la couvrir de cadeaux et qui lui fera construire différentes demeures et même une petite salle de spectacle, des lieux qui n’existent plus de nos jours car ils furent détruits sous Napoléon III. Elle débute à l’Opéra dans le rôle de "Terpsichore" dans "Les fêtes grecques et romaines." Elle danse de manière expressive et se fait remarquer par son talent et sa grande coquetterie. Quatre ans plus tard, elle sera nommée première danseuse de "demi-caractère." Monseigneur Louis Jarente de la Bruyère, l’évêque d’Orléans partagera son lit et lui fera mener grand train lui aussi. Un beau jour, son généreux amant, le Prince de Rohan-Soubise en eut assez de devoir la partager avec d’autres et décida de ne plus lui allouer la pension qu’il lui versait régulièrement. Mademoiselle se laissa alors courtiser par un prince allemand qui, tout éblouit qu’il était par elle, se proposa d’éponger toutes ses dettes en échange d’un mariage. Elle s’enfuira avec lui. Soubise,dépité, partira à sa recherche et réussira à la récupérer pour la reconduire dans son fameux hôtel de la rue de l’Arcade.   La jeune fille, menue, gracile, aux traits encore puérils, toutefois outrageusement parée, inondée d'un parfum musqué, vêtue d'une robe rose largement échancrée et décolletée, un ruban noir noué autour du cou, suscitait un effet presque indécent sur de jeunes marquis poudrés, étourdis et désœuvrés. Elle débute sur scène le neuf mai 1762, à l'âge de dix-huit ans, dans le rôle de Terpsichore du prologue des "Fêtes grecques et romaines." Terpsichore, la muse de la danse, deviendra plus tard, au moment de sa plus grande célébrité, son emblème attitré. La danse que nous appelons baroque, telle qu'elle se pratique à l'époque, n'a pas grand chose de commun avec la rhétorique du ballet qui va lui succéder. Le public, en ces années-là, goûte particulièrement la danse "anacréontique", où se mêlent et parfois se fondent séquences chorégraphiées et scènes de pantomime. "La Guimard" attirera l'attention des spectateurs, très tôt, par sa grande aisance à passer d'un registre à l'autre, par la façon dont elle intègre à son art de danseuse de véritables qualités d'actrices. Se produisant pour les plus grands maîtres de son temps, Noverre, mais aussi Vestris ou Gardel, elle incarne des rôles nobles avant de se tourner vers le genre de demi-caractère, s’illustrant notamment dans "Les Caprices de Galathée"(1776), "La Chercheuse d’esprit" (1778) ou "La Fête de Mirza" (1781). Les observateurs s’accordent pour souligner qu’elle n’a jamais été "ni belle, ni même jolie." Pourtant, elle parvient à séduire le public par sa tournure incomparable et son ton exquis, occupant les devants de la scène pendant près de trente ans. Elle excelle dans la danse pantomime et porte aux plus hautes sphères le ballet "anacréontique." La danse n’est pour autant pas l’unique raison qui contribue à la notoriété de la première danseuse. Sa vie galante a nourri dès ses débuts les gazettes en tous genres. Choisissant ses amants parmi la haute société, elle s’assure ainsi de confortables revenus qui lui permettent de mener un train de vie remarquable. Il n'est rien de plus banal que d'associer la danse, aujourd'hui encore, dans l'imaginaire collectif, à des clichés de femmes entretenues, de demi-mondaines, vivant dans un climat de dépravation et de vénalité. Mais pour Marie-Madeleine Guimard, une telle vénalité faisait partie des conventions et des règles du cadre social dans lequel elle s'inscrivait. Elle avait compris qu'une telle relation privilégiée se devait de rester secrète pour ne pas attirer la jalousie des autres ballerines ni même celle des jeunes danseurs qui eux aussi tournaient autour de ses nombreux amants. Au XVIIIème siècle, le théâtre est un lieu d'intrigues, de séductions et d'aventures. Le spectacle représenté est souvent un prétexte. Les occupants des loges, peuvent le regarder du coin de l'œil, tout en poursuivant d'autres activités. De toutes les loges du théâtre de la Comédie-Française, c'est celle du maréchal prince de Soubise qui suscite le plus de rumeurs. Il est admis, on vient le voir, on lui applique l'offensant sobriquet de "Sultan" de l'Opéra, dont le corps de ballet serait le sérail. S'y retrouvent, en sa compagnie, des "danseuses en double", et même de petites novices, ballerines ou figurantes, entre lesquelles, il n'a que l'embarras du choix. Selon les rapports de police de l'époque, Soubise devient aux premiers jours de l'année 1767, le protecteur officiel de Marie-Madeleine Guimard, l'entretenant à raison de deux mille écus par mois. Commence pour elle, une vie d'aisance, de succès et de célébrité. Elle obtient de lui qu'il lui achète, indépendamment de ce qu'il lui accorde mensuellement, une maison à la campagne, dans le village de Pantin, non pas une "folie", mais une véritable demeure, entourée d'un parc et pouvant rivaliser par son luxe avec un hôtel particulier.   On commence, à la cour, à parler d'aller à Pantin comme d'un privilège, presque aussi convoité que celui d'être invité à Versailles lorsque le roi y séjourne. Les lendemains d'orgie sont délicieux. Elle n'a jamais compris pourquoi il était si répandu de soutenir le contraire. Pourquoi il est question, si souvent, de l'amertume, de la tristesse, et même parfois du dégoût, dont les fêtes de la chair seraient nécessairement suivies. Elle ne savait pas. Elle se sentait parfaitement épanouie. Comme si sa chair, plus que son cerveau, gardait le souvenir des douces folies de la nuit, et continuait à s'enrepaître, en une sorte de vibration diffuse et prolongée, se refusant à disparaître, se répandant dans tout son corps, l'emmenant à un merveilleux état d'indolence, de voluptueux engourdissement, comme ces images d'un rêve qui se perpétuent au-delà du réveil, non pas tant par leur matière, vite dissipée, que par l'éblouissement qu'elles continuent à susciter, alors même qu'on est en train de tout en oublier. Elle sent bien que ce qu'elle vit à Pantin, loin d'être un à-côté de son art officiel, simplement plus leste, plus dévergondé, en représente de fait la source officielle. Le registre où elles'enrichit, sans cesse, la gamme des pas et des mouvements qui lui ont été transmis, dans la plus grande liberté. Elle se reposait de ses ballets où le tout-Paris aristocratique du temps, y compris les princes du sang, briguait l’honneur d’être admis, où, parfois, étaient représentés des spectacles libertins et où elle ne s'embarrassait d'aucune pudeur. C’est à ce moment là que commencent les travaux de construction d’un magnifique hôtel particulier qu’elle appellera "Le temple de Terpischore", rue de la Chaussée d’Antin à Paris. L’architecte est Claude Nicolas Leroux, les décorations intérieures confiées à Honoré Fragonard. En ce lieu somptueux, elle organisera des grands dîners où seront conviés des membres de la cour et autres personnalités de la haute aristocratie. Elle donnera des spectacles dans sa salle de théâtre qui pouvait recevoir jusqu'à cinq-cents personnes. Elle rivalisera d’élégance et de bon goût dans le choix de ses toilettes, avec les femmes qui se trouvaient là. Un lieu susceptible de rivaliser, tout à la fois, avec les salons les plus éclairés, ceux où on ne s'embarrasse pas de préjugés, où fermentent les idées nouvelles, à l'image du salon de Madame de Montesson ou celui d'Élie de Beaumont. Elle avait commencé à espacer, puis à annuler, ces soirées d'un autre type, régulières elles aussi, où ses confrères et consœurs de l'Opéra la retrouvaient, bien auparavant, pour des réunions qui duraient jusqu'à l'aube, et où tous les débordements étaient permis. Fragonard, pour ce genre de plaisir, semblait largement lui suffire. Elle caressait l'idée, même de le prendre officiellement pour amant de cœur. Elle aimait l'écouter parler longuement de sa peinture, de la nécessité de savoir se contenter d'esquisser certaines figure, sans les achever, ou de créer des contrastes qui ne soient pas seulement des jeux d'ombre et de lumière comme Rubens.   En 1774, Louis XV meurt. Le Dauphin, sous le nom de Louis XVI, est couronné et Marie-Antoinette devient reine de France. Marie-Madeleine Guimard, qu'on appelait "La Guimard", qui connaît bien, par le comte d'Artois, tout l'intérêt que la jeune souveraine lui porte, se met à espérer d'être reçue à la cour. Hélas, il lui faut déchanter. Le nouveau couple royal, pour un temps, se croit tenu de rétablir un semblant d'ordre et de décence. L'entourage royal, encouragé par le parti dévot, tente d'imposer des normes de décence et de moralité. "La Guimard" répond par un défi, une surenchère en sens inverse. Elle fait jouer, dans son théâtre, "Les fêtes d'Adam", une pièce où sous prétexte de représenter le paradis terrestre, tous les acteurs et danseurs des deux sexes sont presque intégralement nus. Le spectacle avait déjà été exécuté, autrefois à Saint-Cloud, pour une soirée privée du Régent. Au début de l'année 1785, au moment où elle se distingue dans l'opéra "rabelaisien" de Grétry et du comte de Provence, elle subit le contrecoup de la banqueroute du prince de Rohan-Guéménée. C'est pour son protecteur, Soubise un embarras financier grandissant. C'est alors, que volontiers accusée de cupidité par ses détracteurs, Marie-Madeleine Guimard, se révèle d'une grande générosité. Non seulement, elle renonce aussitôt, à tout ce qu'il lui accordait mais elle incite celles des danseuses pensionnées de l'Opéra qui bénéficiaient des prodigalités du "Sultan", à reverser leur pension aux créanciers du prince de Soubise. En 1785, elle doit se séparer de son "Temple de Terpsichore" à Paris car l’argent finit par lui manquer en raison du train de vie coûteux qu’elle mène. Elle organise une loterie privée pour le vendre. C’est une marquise qui en fera l’acquisition pour le revendre à un banquier. En 1789, elle abandonne sa carrière de danseuse à l’opéra et épouse Jean-Etienne Despréaux qui était danseur lui aussi, chorégraphe, poète et professeur de danse de Madame du Barry. Curieusement, il n’est pas fortuné, ni influent, mais elle lui trouve beaucoup d’esprit. Elle apprécie de pouvoir partager avec lui les plaisirs de la vie et sa passion de la danse. Elle aurait pu, dans le sillage du duc d'Orléans, et dans la continuité de l'esprit éclairé dont son salon était crédité, sinon adhérer à la Révolution, du moins tenter de s'y insérer. Son intimité avec Mirabeau ou Talleyrand lui aurait alors assuré, du moins pendant un temps, de ne pas être inquiétée. Un tel destin, pour elle, était très envisageable. Or, il n'en a rien été. De même, elle a refusé d'émigrer. Elle était ni révolutionnaire, ni contre-révolutionnaire. Tout se passe comme si l'Histoire, à partir de 1789, ne la concernait plus. Le jour où elle apprend que la reine vient d'être exécutée, elle ne manifeste, étrangement, aucune tristesse, ni aucune indignation particulière. Thermidor marque un tournant. Une véritable fringale de fêtes, de bals envahit Paris. L'Histoire, autour d'elle se déchaîne à nouveau, Consulat, coup d'État, Empire, guerres incessantes. Grâce à l’appui de Joséphine de Beauharnais, son mari reprendra ses cours de professeur de danse et comptera parmi ses élèves Désirée Clary, Caroline Bonaparte ainsi que les enfants de Joséphine . Il deviendra organisateur de spectacles, maître à danser de la nouvelle impératrice Marie-Louise, tout en continuant d’écrire des poèmes et chansons. Grâce à l’empereur, il obtiendra le poste de professeur de danse au Conservatoire de musique ainsi que répétiteur des cérémonies de cour. Quand la monarchie est rétablie, cela n'éveille en elle, pas le moindre intérêt. Lorsque Marie-Madeleine Guimard meurt, le quatre mai 1816, aucun journal ne le mentionne. Tout le monde l'a oubliée.    Bibliographie et références:   - Jean-Étienne Despréaux, "Mémoires" - P. Lacome, "Étoiles du passé" - G. Capon et Y. Plessis, "Les Théâtres clandestins" - Olivier Blanc, "Portraits d'artistes au temps de Marie-Antoinette" - Arsène Houssaye, "Princesses de comédie et déesses d’opéra" - Benjamin Constant de Rebecque, "Mémoires" - Jean Raspail, "Les fêtes du Régent" - Pierre Gaxotte, "Louis XV" - Jacques Dupret, "La Guimard à Pantin" - Edmond de Goncourt, "La Guimard" - Guy Scarpetta, "La Guimard"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le Il y a 6 heure(s)
"Ma première idée du mouvement de la danse vient du rythme des vagues. Préparez-vous, muses, à danser de nouveau !" Pionnière de la danse moderne, Isadora Duncan (1877-1927) demeure à l’évidence la défricheuse et la semeuse,celle qui, bousculant les codes et les conventions du ballet classique a ouvert les écluses et frayé ainsi la voie à unedanse plus libre. Toutefois, si la radicalité et la modernité de sa démarche ont fait couler beaucoup d’encre, on abeaucoup moins évoqué la dimension primordiale de l’art d’Isadora qui se place sous le signe de la grâce. C’estsurtout par une esthétique gracieuse, caractéristique de ses chorégraphies de jeunesse, qu’Isadora renoue à lafois avec la sensibilité de la danse classique et les toiles de la Renaissance italienne, celles de Botticelli en particulierqu’elle revisite dans plusieurs de ses créations. À contre-courant des brisures et de la crispation, la grâce trouve sonterrain d’élection dans la courbe, évoque un monde de fluidités et de transparences qui exprimerait à la fois la nostalgied’un paradis mythique et l’aspiration à un futur idyllique. Isadora se situe d’abord en rupture avec le ballet académiquedont elle rejette le système préétabli de pas et de gestes très codifiés par Pierre Beauchamp au dix-septième siècle. Elle récuse le principe de l’en-dehors qu’elle estime contre-nature de même que la discipline rigide du ballet. Fortede ses convictions, elle bannit les pointes, apanage de la ballerine, le tutu, et le corset qui enserre le corps. Soucieusede restituer à la danse une signification spirituelle et humaine, Isadora ne peut que vilipender l’excès de virtuositéqui règne au sein du ballet à la fin du dix-neuvième siècle, au mépris de l’émotion. La danseuse et chorégrapheaméricaine Isadora Duncan, pionnière absolue de la danse moderne, incarne une liberté nouvelle, non seulementpour l'art chorégraphique mais également pour la condition féminine. En effet, sa vie tumultueuse, qui fit d'elle unehéroïne, fascina son époque, contribuant probablement au rayonnement extraordinaire de son nom et de sa légendedans le monde. Avec ses pieds nus, ses fines tuniques à la grecque et ses mouvements libres, affranchis de toutetechnique connue, elle imposa une nouvelle idée de la danse qui repose sur l'harmonie du corps et de l'esprit. Àsa suite, la danse moderne s'exécutera pieds-nus et chaque chorégraphe devra trouver son langage personnel.   "La danse est le mouvement de l'univers concentré chez un individu. Écoutez la musique avec votre âme. ne sentez-vous pas un être intérieur qui s'éveille au fond de vous, et que c'est par lui que votre tête se redresse, que vos bras se lèvent, que vous marchez lentement vers la lumière ?". On l’imagine souvent virevoltant les pieds nus et légers dans un frémissement de tissus évanescents dans les jardins,au bord de la mer, partout où il est possible de danser. On connaît son destin tragique, étranglée en 1927 à seulementcinquante ans par son écharpe prise dans les roues de sa décapotable et auparavant ses enfants se seront noyésaccidentellement dans la Seine. “L’ondulation me semble être le mouvement fondamental de la nature”, répétait sanscesse Isadora Duncan dansant vêtue d’une large tunique laissant apercevoir sa nudité. Faisant fi des conventions,délaissant tutus et pointes, elle libère le corps de la femme et invente une danse moderne, fluide comme la mer, où lemouvement semble naître naturellement. En cela, Isadora Duncan marqua l’histoire de la danse mais apparut égalementcomme une femme libre et audacieuse. Sa vie privée, tout comme sa vie professionnelle, fait fi de toutes les mœurs etrègles de la moralité traditionnelle. Bisexuelle, ce qui n'est pas chose inhabituelle dans les cercles hollywoodiens de sonépoque. Elle a une histoire passionnée avec la poétesse Mercedes de Acosta et a été aussi probablement engagéedans une relation amoureuse avec l'auteur Natalie Barney. Elle déclarait: "Je crois que l'amour le plus élevé est une pureflamme spirituelle qui ne dépend pas nécessairement du sexe du bien-aimé." Isadora était une femme libre et rebelle. On ramène sans arrêt sa vie au seul épisode de sa mort tragique, comme si entre sa naissance à San Francisco et samort effroyable à Nice, sur la promenade des Anglais, il ne s’était rien passé de notable. Sa vie est pourtant étonnante.Rarement, vocation fut plus précoce. Tout commence à San Francisco, dans le quartier irlandais. Là, une jolie fille, MariaDora Gray, fille d’un sénateur d’origine irlandaise, rencontre un beau garçon d’origine écossaise, Joseph Charles Duncan,amateur d’art et poète de talent à ses heures. Ils se marient et auront quatre enfants. Mais ils ne vivent pas heureux trèslongtemps. Un an après la naissance de leur benjamine, Angela Dora, future Isadora, le 26 mai 1877, le malheur s'abatsur la famille. Caissier ruiné par la faillite retentissante de la Bank of California, Joseph Duncan est emprisonné et doitvendre sa maison de Taylor Street, en 1878. La même année, Maria apprend que Joseph a une liaison avec une jeunecélibataire habitant Russian Hill. Elle divorce et part avec ses enfants. C’est le début d’une vie d’errance et de bohèmemiséreuse. Professeur de musique, Maria tire le diable par la queue et complète ses revenus en faisant de la couture.Elle vend sa production, sans grand succès. Du coup, la famille change régulièrement de domicile pour échapper auxrappels de loyer. Un matin, la maîtresse de l'école demande aux enfants de sa classe de dire ce que font leurs parents.    "I was born by the sea, and I have noticed that all the great events of my life have taken place by the sea. My first idea of movement, of the dance, certainly came from the rhythm of the waves". À la maison, pas ou peu de discipline. Les enfants sont livrés à eux-mêmes et vaquent comme ils l’entendent. La petiteIsadora sait s’occuper. Elle trouve sa vocation et le moyen d’expression de ses émotions. "Petite fille, je n’ai connu nijouets, ni distractions enfantines, je m’échappais souvent seule dans les bois ou au bord de la mer, et je dansais. À cetâge-là, j’avais l’impression que mes chaussures et mes vêtements n’étaient qu’une gêne. Mes souliers me pesaientcomme des fers, mes vêtements étaient ma prison. Alors je les ôtais. Et loin de tout regard, je dansais nue au bord de lamer." Le quotidien est désespérant. Maria parle très peu de leur père à ses enfants, sauf pour le décrire comme un"démon en habit humain." À huit ans, Isadora sera donc étonnée quand un bel homme à la voix douce, fin et distingué,viendra sonner à la porte et l’emmènera manger une glace dans le quartier. C’est Joseph Duncan, qui tente de renoueravec ses enfants. Maria ne veut plus en entendre parler. Prisonnière des conventions de son temps, la mère d’Isadorane sait pas exploiter ses multiples atouts. Elle survit en travaillant comme une bête. "Sentimentale et vertueuse, ellene pouvait que souffrir et pleurer." Un jour, Isadora rentre à la maison et la trouve en larmes. À terre, tous les tricotsinvendus. Isadora les rassemble dans un panier, fait du porte à porte dans le voisinage et revient les poches pleines. Elle triomphe mais la rébellion s’ancre profondément en elle. Elle comprend ainsi très tôt que "la gloire, la fortune etl’amour ont leur contrepartie en sang, en larmes et en peines accablants." Heureusement, il y a les moments degrâce, de bonheur, quand Maria rassemble ses enfants à ses pieds, sur le tapis, leur joue du piano, leur fait réciter despoèmes. Décelant les dispositions chorégraphiques d’Isadora, elle veut lui faire donner des leçons de danse. Peineperdue. Isadora ne supporte ni les pointes, ni les tutus. À douze ans, avec sa sœur Elizabeth, elle commence àdonner des cours de danse et de théâtre aux enfants du quartier. Quand les cours subviennent aux besoins de lafamille, elle cesse d’aller en classe. C’est à cette époque qu’elle fait le vœu solennel d’accueillir l’amour comme il vient,mais de ne jamais se marier. De temps en temps, elle se rend à la "Oakland Public Library." Là officie une femmed’influence, Ina Coolbrith, poétesse d’exception, amie de toute une génération d’auteurs, Jack London, Robert LouisStevenson, Joaquin Miller, ainsi que Mark Twain. Jack London parlera d’Ina comme de sa "mère en littérature."Isadora se souviendra d’elle comme d’une femme magnifique, "dont les beaux yeux verts étincelaient de passion."    "J'étais très fière d'être admise, avec ma petite tunique blanche, au milieu d'une constellation de personnages si distingués et si brillants". Pour l’heure, elle suit avidement ses conseils de lecture. C’est Ina qui va l’initier à la culture classique de la Grèceancienne. Au soir de sa vie, Isadora tombera des nues quand elle apprendra qu’Ina Coolbrith était demeurée célibataire.Et pour cause, Ina et Joseph Duncan avaient vécu une longue relation passionnée. Son père avait été le grand amourde sa professeur, son guide pour la vie. Ironie du sort, elle connaissait donc Isadora sans que celle-ci le sache. Très vite,l’entreprise familiale de spectacle Duncan prend de l’ampleur. En 1893, la famille emménage à San Francisco, dansune maison appelée “Castle Mansion”. L’immeuble, au coin de Sutter et Van Ness Avenue, à San Francisco, a étéoffert par le père revenu un peu en grâce, en attendant de faire à nouveau faillite. Augustin, le frère aîné, joue lesmetteurs en scène. Isadora et sa grande sœur Elisabeth donnent des cours de valse et de polka dans la grange. Les Duncan créent bientôt leur troupe dont la tournée se fait remarquer sur la côté Ouest. Mais les affaires ne sontguère florissantes. En 1895, Isadora, accompagnée de sa mère, va donc tenter sa chance à Chicago. Elle essaie tantbien que mal d’intéresser des managers de théâtre blasés et cyniques, peu séduits par sa danse novatrice, jugéedécalée et incompréhensible. Enfin, un music-hall lui donne sa chance. Elle apparaît en tenue grecque, pieds nuset pénétrée de son art, devant un public venu pour voir des girls lever la jambe, dans une atmosphère de tabagieécœurante. Une nuit, enfin, dans l’assistance, il y a Augustin Daly, producteur de théâtre à New York, qui engagela jeune fille pour un rôle de fée dans le "Songe d’une nuit d’été." Puis, il lui donne des petits rôles de pantomime.Nouveau coup du destin, Nevin est dans la salle. Il l’engage alors pour son "Narcisse", le spectacle qu’il monte dansune petite salle du Carnegie Hall. C’est le premier succès, pour Isadora, qui se présente désormais en tenue grecque,pieds nus et cheveux libres sur les épaules. Face à cet ébranlement complet des bases du ballet, les New Yorkaisblasés, l’acclament et sa notoriété galope jusque dans les salons privés de Newport. C'est enfin le début de la gloire. À Paris, on la voit souvent rue de la Gaîté. Mais elle goûte peu la bohème de Montparnasse, sortant d’une existencequi l’en a dégoûtée. Elle s’installe finalement dans un immeuble cossu à deux pas de la place Saint-André-des-Arts,au 5 rue Danton. Le succès aidant, elle décide de créer des spectacles par souscription, avec un nombre de placeslimitées, inabordables, ce qui lui permet aussi de choisir ses spectateurs. Le dessinateur Jean-Louis Forain, lesécrivains Georges Bataille ou Anna de Noailles, le comédien Mounet-Sully, Georges Clémenceau se pressent chezelle pour ces représentations privées limitées à vingt personnes. Auguste Rodin l’invite dans son atelier et la dessine.Elle danse partout pieds nus, sur les planches des théâtres parisiens, sur le parquet ciré des appartements cossus,sur le sable des plages à la mode, sur le marbre des villégiatures de ses nombreuses admirateurs, sur la terre desétroits chemins, sur le gazon des propriétés des gens qui comptent. Cela devient souverain, les pieds dans l’herbe.    "The only dance masters I could have were Jean-Jacques Rousseau, Walt Whitman and Nietzsche". Demandée partout, Isadora parcourt l’Europe en tous sens. À Paris, où elle repasse début 1903, on la voit dansersans autre décor qu’un drap tendu, sans éclairage, en tunique courte, pieds nus, au son d’instruments aussi saugrenusdans le ballet que la flûte ou le tambourin. Parfois même sans musique ou en complet décalage avec elle. Mais sonœuvre majeure est encore à venir. Elle crée trois écoles. La première à Berlin, dans le quartier de Grunewald, en1904, avec six élèves qui vont jusqu’à changer leur nom, pour devenir Maria-Theresa, Anna, Irma, Lisa, Margot etErica Duncan, les "Isadorables." C’est Elizabeth, la sœur d’Isadora, qui prendra réellement en charge l’enseignement,Isadora se contenant d’insuffler l’esprit et la couleur des chorégraphies. La deuxième école est créée à Paris, avecdes élèves français et russes, en 1908. La troisième à Moscou en 1921. Criblées de dettes, les deux premièresécoles cesseront leurs activités, respectivement en 1908 et 1916. Celle de Moscou durera le plus longtemps. Le 24septembre 1906, nait le premier de ses deux enfants d’Isadora, Deirdre. Paris Singer, le père de son fils Patrick,emménage avec Isadora Duncan dans l'hôtel "Coulanges", place des Vosges à Paris. Il l’emmène aux Etats-Unis,la couvre de bijoux et de robes de chez Poiret, lui offre un château dans le Devonshire, plus tard l’hôtel de Bellevueà Meudon, où elle logera son autre école de danse, le Dyonision. Mais toutefois, Isadora ne s’assagit pas pour autant. En froid depuis le début de l’année 1913 avec Paris Singer, qui supporte mal la notion d’amour libre d’Isadora, lemilliardaire lui propose de revoir son enfant, Patrick, et Deirdre qu’il aime comme sa fille. Le dix-neuf avril 1913, ilsvont déjeuner ensemble dans un restaurant italien parisien. Après le café, Paris Singer voudrait emmener Isadoraau Salon des Humoristes. Mais elle a prévu de recevoir quelques amis dans sa résidence, à Neuilly. Il part de soncôté, elle file à Neuilly en voiture avec la nurse, Annie Sim, et ses deux enfants. La nurse préfère ensuite rentrer àVersailles avec les enfants plutôt que d’attendre Isadora. Peu avant seize heures, sous un crachin froid, le baiserde sa fille à travers la vitre de la voiture sera la dernière image qu’aura Isadora de ses enfants. Remontant la rueChauveau et se dirigeant vers la Seine, le chauffeur pile au coin du boulevard Bourdon, devant une voiture quiarrive de Levallois à vive allure. Le moteur ayant calé, le chauffeur descend pour donner un tour de manivelle.Mais l'inconscient oublie de mettre le levier de vitesse au point mort. Lorsque le moteur repart, la voiture fait unbond en avant, traverse le quai, dégringole le talus et plonge dans la Seine. Les enfants et la nurse, sont retirésde la carcasse de l’auto, inanimés. les trois décès sont constatés. Isadora refuse des funérailles chrétiennes.    "The whole world is absolutely brought up on lies. We are fed nothing but lies. It begins with lies and half our lives we live with lies". Cette disparition brutale la perturbe profondément. Elle s’échappe en Albanie, à l’invitation de son frère Raymond,qui aide là-bas les victimes de la guerre des Balkans. Puis en Italie, elle séjourne à Viareggio avec la comédienneEleonora Duse, la grande rivale de Sarah Bernhardt, suscitant quelques remarques grinçantes sur leur prétenduerelation homosexuelle. Elle s’y amourache d’un jeune sculpteur, le supplie de lui faire un enfant. Elle revient à Parisquand Paris Singer lui annonce qu’il lui offre le Grand Hôtel de Bellevue, à Meudon. Elle y crée une école de danse.Le treize juin 1914, le gala qu’elle offre au Trocadéro est un succès. Mais le vent commence à tourner. Désormais,aux Etats-Unis, le jazz et le fox-trot incarnent la modernité. Et plus ses tenues dénudées ne passent toujours pasla rampe face aux bigots et aux producteurs qui les craignent. Certes elle danse le sept novembre 1921 au Bolchoïet on lui met à disposition le palais de la célèbre danseuse Alexandra Balachova, exilée à Paris. Mais la bureaucratieet le délabrement général ne produisent rien de bon. Le jour de l’inauguration officielle de son école, on lui annonceque les crédits sont coupés, et qu’on lui laisse le bâtiment à condition qu’elle le chauffe. Une gageure, quand onconnaît l’hiver russe et les proportions de la bâtisse. Elle fait cependant la connaissance d’un poète prometteur,Sergueï Essenine, au visage d’ange joufflu, aux yeux d’un bleu magnétique. Elle l’épouse sans déroger à sa règlecar il s’agit de lui permettre de partir avec lui en tournée. Mais ses tendances alcooliques et les accès de rage quis'ensuivent l'amènent régulièrement à détruire des meubles, enfoncer des portes et des fenêtres dans leurs chambresd'hôtel, engendrant ainsi une publicité tapageuse autour du couple. En novembre 1923, elle décide alors de le quitter. En 1926, à l’aube de ses cinquante ans, et pour subvenir à ses besoins, elle entame la rédaction de son autobiographie.Le manuscrit, qui restera incomplet, ne brille ni par ses révélations, ni la qualité de son style. Elle s’installe sous lescombles du Lutétia, à Nice. Elle arrive le soir du quatorze septembre 1927. Elle dîne avec son amie Marie Desty aurestaurant d’une plage privée, le “Henry’s plage”. À la fin du dîner, "Bugatti", le beau garagiste, Benoit Falchetto, lesrejoint. Il vient lui faire essayer une Amilcar GS 1924. Isadora s’installe dans l’Amilcar. Pour se protéger du vent, elles’entoure le cou de la longue écharpe en soie rouge offerte par Marie. L’écharpe s’enroule dans le moyeu de la rouearrière gauche quand la voiture démarre. Elle est brutalement éjectée du véhicule et meurt sur le coup dans sa chutesur la chaussée. Isadora Duncan est incinérée et ses cendres reposent à Paris au columbarium du cimetière duPère-Lachaise auprès de celles de ses enfants. L'étoile qui s'éteint sur la Promenade aura révolutionné la danse.    Bibliographie et références:   - Jean-Pierre Pastori, "La Danse des vifs" - Maurice Lever, "Isadora, roman d'une vie" - Jean Bergamasco, "Isadora Duncan, la danseuse aux pieds nus" - Geneviève Delaisi de Parseval, "Le Roman familial d'Isadora Duncan" - John Dos Passos, "Isadora, roman d'une danseuse" - Vivian Lofiego, "Isadora Duncan, l'américaine aux pieds nus" - Caroline Deyns, "Le jour où nous n'avons pas dansé" - Irène Omélianenko, "Isadora Duncan ou l'art de danser sa vie" - Damien Manivelle, "Les Enfants d'Isadora" - J.C. Powys, "Isadora Duncan" - Élisabeth Schwartz, "Isadora Duncan"     Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le Il y a 6 heure(s)
"Les gens me considèrent comme une jeune femme séduisante mais écervelée, mais en réalité, je m'en moque. Un homme ne compte que dans la mesure où il agit, aime et incite les autres à agir et à aimer, bien plus que par ce qu'il laisse derrière lui. De toute façon, les contrats de cinéma ont toujours été une plaisanterie en ce qui concerne le salaire des comédiens. Les studios pouvaient dénoncer ou suspendre ces contrats à leur guise. Les comédiens étaient paralysés par la crainte de procès ruineux et du chômage permanent". Mary Louise Brooks naît le quatorze novembre 1906 à Cherryvale, une petite ville du Kansas. Elle grandit avec ses frères et sœurs dans une certaine indifférence de la part de ses parents, qui leur offrait peu de temps et d'attention. Son père était avocat. Quand il n'était pas au travail, il s'isolait dans la tranquillité de son bureau, en compagnie de ses livres et de son violon, fuyant les cris des disputes de ses quatre enfants. Sa mère, qui avait passé ses années de jeunesse à s'occuper de ses frères et sœurs, avait annoncé à son futur époux qu'il "lui ouvrait le chemin de la liberté et des arts, mais que les braillards qu'elle mettrait au monde s'élèveraient tout seuls". Elle occupait ses journées à jouer du piano ou à présenter les critiques de ses lectures aux membres de son club féminin. Malgré leur absence, ses parents étaient aimants et compréhensifs. Il lui donnèrent le goût de l'art, des livres et de la musique. Et c'est avec plaisir que Louise écoutait sa mère jouer Debussy et Ravel avec beaucoup de talent. "Notre maison de Wichita croulait littéralement sous les livres. Je dévorais tout avec ravissement, me fichant alors pas mal de ne pas toujours comprendre. Ma passion pour les mots m'était venue à l'âge de cinq ans. J'appris à lire en regardant par-dessus son épaule, ma mère nous faire la lecture". Sa mère l'encouragea à apprendre très tôt la danse, dès l'âge de cinq ans. C'est elle aussi qui accepta et réussit à convaincre son père de l'autoriser à se rendre à New York en 1922 pour y suivre les cours de danse du réputé Ted Shawn, pionnier de la danse moderne américaine. Renvoyée pour indiscipline quatre ans plus tard, elle se produit dans les revues déshabillées de Broadway, puis est engagée par le célèbre meneur de revues Florenz Ziegfeld. Cette expérience des diverses chorégraphies lui sera précieuse et contribuera à la fascination qu'elle exerce, jusqu'à nos jours, sur les écrans. Louise Brooks vit avec intensité les années folles. Elle bénéficie de riches protecteurs, et compte des amis, des amants, dans l'industrie du spectacle. "Nul ne peut dire avec certitude pourquoi on met fin à son existence. Tous les mensonges se ressemblent. Bien que les gens soient mieux à même de juger le jeu d'un acteur que le talent d'un peintre ou d'un compositeur, l'hypocrisie de la sincérité leur interdit de reconnaître qu'ils interprètent eux aussi, constamment, un rôle composé de toutes pièces". L'un d'entre eux, Walter Wanger, futur grand indépendant à Hollywood, alors producteur au studio Paramount de New York, l'introduit dans le monde du cinéma, où elle se fait remarquer dès 1926 dans un film de Franck Tuttle, "The American Venus". Sous contrat avec la Paramount, elle tourne sur la côte Est six films durant la seule année 1926. On la voit avec W. C. Fields, son vieil ami des "Ziegfeld Follies", dans le burlesque "Un conte d'apothicaire", "It' the Old Army Game", réalisé en Floride par Edward Sutherland, et elle tire son épingle du jeu au côté de la grande vedette Adolphe Menjou dans la comédie "Au suivant de ces messieurs", "A Social Celebrity, de Malcolm St. Clair. La Paramount l'envoie à Hollywood, où on l'emploie dans des films sans relief, elle dira plus tard que les rôles qu'on lui avait confiés à New York étaient plus intelligents. Hollywood en fait toutefois une habituée des magazines populaires. Elle fait partie, comme Clara Bow, Gloria Swanson, Constance Talmadge, Norma Shearer, des flappers, jeunes filles dans le vent revendiquant leur liberté. Sa fameuse coiffure, dite "hollandaise" aux États-Unis, "Jeanne d'Arc" ou "garçonne" en France, "Bubikopf" en Allemagne, est la même que celle de Colleen Moore, la reine du box-office des années 1926-1927. Mais cette coiffure a toujours été la sienne depuis l'enfance, et elle la conservera dans les films européens qui immortaliseront son image. Déjà, elle ressemble à Lulu. Elle fascine, enchante, tourne beaucoup. En 1928, c'est "Une fille dans chaque port", de Howard Hawkes. Pabst la remarque, la fait venir à Berlin. Elle a vingt-deux ans, elle devient Lulu pour l'éternité dans le film du même nom. Le visage lumineux parfaitement ovale, la frange noire au-dessus des yeux ardents traversent les frontières du temps, comme plus tard la blondeur fragile de Marilyn. Mais Louise Brooks ne se suicidera pas. Elle tourne encore avec Pabst le "Journal d'une fille perdue" et en 1930, en France, avec Augusto Genina "Prix de beauté". Elle revient à Hollywood, reprend le chemin des studios, joue notamment avec James Cagney, "The Steel highway" et "Public Ennemy" de William Wellman, elle, apparaît dans "Hollywood Boulevard" de Robert Florey. En 1928, elle tourne alors, après "Overland stage raiders" de Georges Sherman avec John Wayne. À cette période de sa vie, elle est à son firmament. Elle est régulièrement invitée par le très séduisant milliardaire, William Randolph Hearst, dans sa propriété de Hearst Castle. Elle se marie avec le réalisateur A. Edward Sutherland le deux juillet 1926, mais le couple mythique divorce alors un an plus tard.   "Dans la vie, l'essentiel est de rester toujours fidèle à soi-même, peu importe le prix à payer. De sorte que pour demeurer un acteur à succès il est indispensable de saupoudrer le naturel d'une pincée de mystère et de bizarrerie afin que l'auditoire apprécie et soit intrigué par quelque chose qui ne lui ressemble pas". "Je ne pouvais pas corriger mon accent dans une école chic, ni apprendre comment me tenir à table auprès de cavaliers gênés par mon infériorité sociale, ni me permettre les couturiers de la Cinquième Avenue". "Se sentir un instant esseulée est terrifiant pour une star : c'est la première borne sur la route de l'oubli". Louise Brooks est trop anticonformiste, trop belle, trop libre d'elle-même et de ses idées pour supporter Hollywood et s'y intégrer. Elle est la seule actrice à faire la grève pour faire respecter les droits et la dignité des comédiens. Elle vit ses passions et ses caprices sans mentir. Elle dit: "J'avais fait fi de la sécurité et des conventions sociales. Après un an de mariage, j'ai trouvé insupportable d'être un jouet tombé plus bas qu'une fille dont on paye les services. Je suis devenue une sorte de clocharde. C'est alors qu'on m'a rejetée". Elle se remariera avec Deering Davis. En 1953, elle se convertit au catholicisme. Elle reste une rebelle, insatisfaite, qui ne pardonne pas. "Maîtresse d'un célèbre millionnaire, j'ai trouvé insupportable d'être un jouet sexuel, tombée plus bas qu'une fille dont on paye les services". Elle affirmait son identité et sa différence, quel qu'en soit le prix, dans une volonté indéfectible de ne jamais tricher. Cette façon de penser était totalement incompatible avec les exigences hollywoodiennes. Pour Louise Brooks, Hollywood n'est qu'une "inhumaine usine à films". Il lui "sortait par les yeux". "Étant moi-même une solitaire née, temporairement détournée de la vie d'ermite par une carrière sur les planches et à l'écran, j'affirme catégoriquement que rien ne ressemblait plus à l'esclavage qu'une carrière de star du cinéma. Il ne décidait seul que sur un point. Signer ou non un contrat. Dans l'affirmative, il devenait la proie des cosignataires, des distributeurs de ses films. S'il ne signait pas, il n'était plus star." Trois ans après ses débuts au cinéma, Georg Wilhem Pabst la remarque et l'engage pour incarner "Loulou". Il n'est plus possible à quiconque a vu ce joyau du septième art d'imaginer le personnage de Loulou sous d'autres traits que ceux de Louise Brooks. À la fois perverse, enfantine, naïve, enjouée, amorale et sensuelle, écolière canaille et femme fatale, elle emplit l'écran de sa présence magique et fait souffler sur le film de Pabst un érotisme de feu. "Un acteur, un peintre, un compositeur, un auteur peut se montrer aussi égoïste qu'il le souhaite sans encourir de reproches du public, à condition que son art soit superbe et il ne peut alors remplir cette condition sans un effort et un sacrifice qui lui procurent le sentiment d'être noble et martyr en dépit de son égoïsme". "Loulou" est certainement le film le plus marquant de la carrière d'actrice de Louise Brooks, bien qu'à l'époque, démoli par la critique, il n'ait eu que peu de succès. "Loulou est naturellement quelque chose d'important pour moi. Pabst a fait de moi quelque chose d'important. Pabst n'a pas créé Louise Brooks, il l'a réalisée, libérée. À Berlin, dès que j'eus posé le pied sur le quai de la gare où m'attendait Pabst, je devins une actrice. Il me traitait alors avec une sorte de déférence et de politesse inconnue pour moi à Hollywood".   "On se cache tous derrière un masque. Il faut savoir le retirer parfois. Un acteur ne peut remplir cette condition sans un effort et un sacrifice qui lui procurent le sentiment d'être noble et martyr en dépit de son égoïsme". Mon incarnation de la tragique Loulou, dépourvue de tout sentiment du péché, fut généralement taxée d'inacceptable pendant un quart de siècle." Cette version filmée de Pabst est tirée de "La boîte de Pandore", une pièce de Frank Wedekind. C'est "l'histoire d'une putain "immorale", écœurée par le sordide de sa profession, dans la laideur "sans valeur artistique", d'une furieuse bestialité. Son premier éveil à la passion, qui lui apporte à la fois la vie et la condamne à mort, c'est vêtue en fille de trottoir qu'elle le ressent. Lorsqu'elle lève Jack l'Eventreur, dans le brouillard nocturne de Londres, et qu'il déclare ne pas avoir d'argent, "ça ne fait rien, dit-elle, tu me plais." C'est la veille de Noël. Elle est prête à recevoir le cadeau dont elle rêve depuis l'enfance: la mort, de la main d'un maniaque sexuel". Loulou perd la vie en même temps que son enfance et son innocente indifférence avec les autres. Louise tourna au total vingt-quatre films, mais la fin du cinéma muet allait se révéler aussi celle de la carrière d'actrice de Louise Brooks. Elle n'était pas du nombre des stars hollywoodiennes, trop indépendante et lucide pour jouer le jeu. "Quand le cinéma parlant est né en 1928, la Paramount a vu là un prétexte pour diminuer les salaires des acteurs" et "que je fus la seule, chez Paramount, à refuser alors toute diminution, perdant de la sorte un nouveau contrat, j'ai bien imaginé que cette manifestation d'indépendance ne serait pas de nature à prolonger ma carrière". "La technique conventionnelle de Broadway à cette époque consistait davantage à obtenir des effets plutôt qu'à "jouer". C'était plus un combat qu'une pièce. Chaque comédien s'efforçait d'amortir l'impact des répliques des autres, surtout si elles faisaient rire". "De fait, quand j'eu refusé, seule de la distribution, de revenir à Hollywood pour tourner la version parlante de "The Canary Case", mon dernier film muet tourné par la Paramount, cette société déversa alors sur moi une publicité venimeuse qui transforma mes doutes en certitudes. "La Paramount fit répandre la rumeur qu'elle s'était séparée de moi parce que je ne valais rien pour le parlant. Inscrite alors sur la liste noire, aucune firme importante ne m'engagea pour un film". Louise tourne son dernier film à Hollywood en 1938. En 1940, elle quitte alors définitivement le cinéma, fuyant Hollywood qui la méprise. Elle a alors trente-quatre ans. Après trois ans chez son père, elle revint alors à New York, sa ville adorée, non sans couper les ponts avec son passé et ses amis du cinéma. Considérée comme une actrice ratée, elle se mit alors "à flirter avec des mirages engendrés par des flacons de somnifères jaunes". En 1956, elle est contactée par James Card, conservateur des films d'Eastman House à Rochester, dans l'État de New York et réussit à la convaincre de le rejoindre "afin d'y étudier les anciens films et d'écrire sur son passé retrouvé". Elle se rendit compte alors qu'elle jugeait encore les films dans lesquels elle avait joué "non en fonction de leurs mérites propres, mais selon leur succès ou leur échec aux yeux de Hollywood". Elle prit aussitôt la décision de réviser cette façon de voir et apprit alors, au fil des années à ne plus accepter "le verdict de Hollywood qui l'avait condamnée à l'échec".   "En vérité peu d'entre nous possèdent une énergie morale suffisante pour davantage qu'un inflexible point d'honneur. Telle je suis restée, quêtant sans relâche l'authentique et la perfection, impitoyable alors envers le faux, généralement exécrée sauf de ceux, rares, qui ont surmonté l'horreur de la vérité afin de laisser libre cours au meilleur d'eux-mêmes". Ainsi Louise Brooks expliquait-t-elle, de façon très lucide, ce qu'elle qualifiait "son propre échec sur le plan social". "Pour moi, être vraiment célèbre, c'est être une star de cinéma, cet objectif est celui de tous les acteurs de théâtre. Se sentir un instant esseulée est terrifiant pour une star, c'est la première borne sur la route de l'oubli". Louise est considérée comme l'une des premières actrices "naturelles" du cinéma, son jeu étant subtil et nuancé par rapport à de nombreux acteurs du cinéma muet. Le gros plan était en vogue chez les réalisateurs, et le visage de Louise s'y prêtait parfaitement. Elle a toujours été un peu égocentrique, parfois d'un caractère difficile, et elle n'hésitait pas à user d'une verve acide lorsque l'occasion s'en présentait. De plus, elle s'était promis de ne jamais sourire face à la caméra, sauf si elle y était obligée, bien que la plupart de ses photos la montrent avec une expression neutre, on peut parfois la voir arborer un sourire éblouissant. Elle aimait ce personnage de garçonne qu'elle a incarné plus que toute autre. De son propre aveu, elle était une femme libérée, encline aux expériences, posant même nue pour des photographes, et ses liaisons éphémères avec de nombreuses vedettes du cinéma dont Charlie Chaplin et Humphrey Bogart, sont légendaires. Selon un de ses biographes, Barry Paris, Louise Brooks avait une "nette préférence pour les hommes", mais elle n'a pas découragé les rumeurs selon lesquelles elle était alors lesbienne, à la fois parce que ces rumeurs renforçaient son aura scandaleuse, à l'époque, et parce qu'elle voulait valoriser personnellement la beauté féminine. À son retour à Hollywood, l'actrice la plus en vue est désormais Greta Garbo. Louise Brooks ne retrouve les studios que pour des films mineurs, avec des cachets nettement réduits. Elle refuse de se déplacer à l'autre bout du pays pour jouer dans "L'Ennemi public" réalisé par William A. Wellman avec l'acteur James Cagney. Le rôle qui lui avait été proposé est finalement attribué à Jean Harlow. Elle joue tantôt les femmes fatales tantôt les mères de famille pleines d'énergie dans différents westerns. Parmi ceux-ci, Overland Stage Raiders, avec John Wayne et Ray Corrigan. Elle y joue le rôle principal, un rôle romantique face à John Wayne, avec une longue coiffure qui la rend méconnaissable. "Pour devenir une femme idéale, en 1922, il me fallait perdre mon accent du Kansas, singer les manières mondaines, apprendre à m'habiller avec goût. Je ne pouvais pas corriger mon accent dans une école chic, ni apprendre comment me tenir à table auprès de cavaliers gênés par mon infériorité sociale, ni me permettre les couturiers de la Cinquième Avenue". En 1933, elle se remarie avec un millionnaire de Chicago, Deering Davis. Deering, préoccupé par ses affaires, la quitte cinq mois plus tard, et ils divorcent en 1937. En 1938, après avoir été longtemps humiliée de se retrouver dans des films de série B, elle se retire du show business. Elle reste à Los Angeles puis, éprise de nostalgie, retourne en 1941 vivre chez ses parents à Wichita dans le Kansas, la ville de son enfance. Mais, en y ouvrant alors une modeste école de danse, qui se vide après Pearl Harbour, elle n'y trouve pas la tranquillité d'esprit qu'elle y espérait. Elle écrit dans une de ses autobiographies.   "Ma coupe de cheveux intrigue et agace mais au fond, je m'en moque éperdument. Même si on me croit lesbienne". Les gens de Wichita étaient jaloux de mon succès, ou me méprisaient pour mes échecs. Et tout cela ne m'enchantait pas vraiment. Je dois reconnaître qu'une véritable malédiction pèse sur moi. Mon quasi-échec en tant qu'être humain dans cette société. Mais au fond de moi, je garde espoir". Elle retourne vers l'Est et travaille pendant quelques mois comme vendeuse dans un magasin "Saks" sur la Cinquième Avenue à New York, puis vit à nouveau comme simple call girl pour les plaisirs de vieux hommes fortunés. Louise a toujours aimé l'alcool, elle y sombre bientôt. Mais elle parvient à exorciser ses démons : c'est le début de sa seconde vie. Tout en développant une foi chrétienne, elle s'adonne à la peinture et à l'écriture. "L'écriture a été une passion aussi vive que la danse dans mon adolescence", affirmera-t-elle plus tard. Elle vit entourée de toiles spiritualistes réalisées par ses soins, qui représentent alors sainte Thérèse de Lisieux, sainte Thérèse d'Avila, et quelques Sâdhus indiens en méditation. Grâce à l'aide d'un ami new-yorkais du début des années 1920, devenu directeur de journaux, elle devient journaliste associée et libre pour quelques centaines de dollars par mois, et livre des articles sur le cinéma de l'entre-deux-guerres que les rédacteurs publient souvent "faute de mieux" car un grand nombre d'anciens contributeurs des sections "cinéma et spectacles" sont partis à la guerre. Elle part alors à la recherche du temps désormais évanoui, où elle était une actrice adulée, et tente d'écrire parallèlement, mais sans illusion, entre 1945 et 1946, une vaste autobiographie. Elle y parvient en plusieurs centaines de pages, mais se ravisant, elle finit alors par brûler son manuscrit dans une poubelle fin 1946. "Aussi me suis-je éduquée auprès d'inconnus experts en ces matières, les gens au bas de l'échelle dont le labeur contribuait à la satisfaction du tout New York. De petite taille, brun, calme, enjoué, énergique, mon père n'eut dans sa vie que deux amours: sa femme et sa profession d'avocat. Il ambitionnait de devenir juge fédéral des États-Unis, rêve insensé parce que son horreur de l'ivrognerie, des jurons et de la débauche plaidait contre lui auprès des rudes politiciens de l'époque". Les historiens français du cinéma redécouvrent ses films au début des années 1950, Henri Langlois, un des fondateurs de la Cinémathèque française, n'hésite pas à déclarer: "Il n’y a pas de Garbo, il n’y a pas de Dietrich, il n’y a que Louise Brooks !". Cela a pour effet de lui attirer un nouveau public et la réhabilite même dans son propre pays. James Card, ami proche d'Henri Langlois, conservateur des films de la George Eastman House, cinémathèque américaine de Rochester pour l'état de New-York, est chargé de la retrouver. Il la retrouve recluse et en dépression à New York et la persuade de le suivre à Rochester en 1953. En 1955, la cinémathèque française de Paris organise un "hommage à Louise Brooks". L'actrice présentée par Henri Langlois renoue avec la célébrité en Europe à l'occasion des "soixante ans du cinéma". Le scénariste Kenneth Tynan brosse d'elle un portrait avantageux dans son essai "La fille au casque noir", dont le titre fait allusion à sa coupe de cheveux si particulière et devenue mondialement célèbre. "Le plus beau visage du monde". Elle le savait. Mais elle exigeait qu'on l'aime pour autre chose que pour sa beauté. Profondément, elle méprisait ceux qui cèdent à la séduction des apparences. On voulait faire d'elle une star. Elle refusa, et disparut discrètement dans la coulisse, choisissant délibérément la solitude et l'oubli pour préserver son indépendance. Le huit août 1985, à New York, elle meurt d'une crise cardiaque à l'âge de soixante-dix-huit ans. Dans "Loulou", elle est "l'incarnation bouleversante de la "beauté fatale" selon l'esthétique de l'expressionnisme allemand. Louise Brooks est aussi, et surtout, la seule actrice de l'histoire du cinéma qui se soit toujours insurgée contre cette nouvelle forme d'idolâtrie qui tend à réduire l'idéal humain, et singulièrement l'idéal féminin, à la copie conforme d'une image à laquelle chacun pourrait s'identifier sans risque. Et elle le dit avec la conviction de quelqu'un qui n'achète pas ses certitudes aux rabais. Pour une femme fut-elle douée de la beauté du diable, il y a, il y aura toujours une autre manière d'exister que celle qui consiste à adhérer passivement au rôle que la société a préparé pour elle. Une manière d'être. Elle repose au cimetière Saint-Sépulcre, dans l'État américain de New York. "Nul ne peut dire avec certitude si son existence ou non a été réussie, c'est cela, le véritable bonheur".   Bibliographie et références: - Peter Cowie, "Louise Brooks, Lulu forever" - Gilles Ciment, "L'inoubliable Louise Brooks" - André Laude, "Louise Brooks, portrait d'une anti-star" - Jean-Michel Palmier, "La femme à la coupe garçonne" - Tahar Ben Jelloun, "Louise Brooks, la vraie Lulu" - Roland Jaccard, "Louise Brooks, portrait intime" - William Shaw, auteur de la préface de "Loulou à Hollywood" - Véronique Le Bris, "Cahiers du cinéma, 2014" - Jacques Siclier, "Louise Brooks, la scandaleuse" - Lotte H. Eisner, "Louise Brooks, l'irremplaçable" - David Thomson, "Louise Brooks, Lulu in Hollywood"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le Il y a 6 heure(s)
"Le mercredi vingt-quatre avril 1793, une jeune fille de quinze ans, belle comme le jour, timide et modeste comme il se devait, se mariait dans une capitale en effervescence. Une vie de petites coquetteries n’élève en rien l’âme. Elle vaudrait beaucoup mieux si d'aventure, elle n’avait pas alors dépensé tout son cœur et son âme de tous les côtés". L'élégante et vaporeuse Juliette Récamier, passion de maturité de François-René de Chateaubriand, qui tenait un salon littéraire sous le Directoire recevant les sommités du monde artistique et politique parisien, fut surnommée dès son apparition dans le monde, "la Belle des belles." La "Grâce" fut beaucoup dans la réconciliation de l'auteur toujours tourmenté des "Mémoires d'outre-tombe" avec lui-même comme avec les autres. C’est elle qu’il a choisie comme sa femme, son lien stable. Les amateurs de littérature savent qu'elle fut aimée de Chateaubriand. Les plus érudits ajoutent qu'elle fut proche de Madame de Staël. Les historiens se souviennent que cette ancienne "merveilleuse" du Consulat eut avec Bonaparte des relations fort aigres. Mais la vie de Juliette Récamier (1777-1849) est loin de se limiter à ces épisodes, si remarquables soient-ils. Dès le début, l'histoire a de quoi passionner. Juliette naît en 1777, et selon l'état civil, est la fille d'un notaire lyonnais, Jean Bernard, et de son épouse Marie-Julie Matton. En 1793, à quinze ans, elle épouse Jacques Récamier, quarante-deux ans, né en 1751, banquier de son état. Or, Jacques Récamier, longtemps l'amant de Marie-Julie, est, selon toute vraisemblance, le père naturel de Juliette. Il épouse sa fille en pleine Terreur pour lui transmettre sa fortune au cas où il n'échapperait pas à la guillotine. Le banquier prévoyant n'est finalement pas inquiété. Il s'enrichit encore et devient régent de la Banque de France en 1800. Juliette peut alors, tout à son aise, devenir la reine de l'époque. Avec un sens remarquable des circonstances et des enjeux, elle utilise tous les moyens techniques que lui offre son temps pour construire et diffuser son image. À partir de 1797, Juliette Récamier, alors âgée de dix-neuf ans, commence sa vie mondaine, tenant un salon qui devient bientôt le rendez-vous d'une société choisie. La beauté et le charme de l'hôtesse, toujours très élégante, l'une des "Trois Grâces" du Directoire, avec Joséphine de Beauharnais et Madame Tallien, lui suscitent une foule d'admirateurs. Le cadre de l'hôtel particulier de Jacques Necker, ancienne rue de la Chaussée-d 'Antin, acquis en octobre 1798 et richement décoré par l'architecte Louis-Martin Berthault, ajoute à la réputation de ses réceptions. Elle est l'une des premières à se meubler en style "étrusque" et à s'habiller "à la grecque." L'influence de Madame Récamier est notable dans la diffusion du goût pour l'Antique qui allait prévaloir sous l'Empire. L'hôtel Récamier acquiert une renommée telle qu'il devient rapidement une grande curiosité parisienne.   "Il a l’imagination vive, la repartie heureuse, de la gaîté et un ensemble de qualités qui le font aimer de ceux qui le connaissent. La bienveillance qu’il inspire a toujours fait son bonheur. Il a le caractère et le cœur d'un gentilhomme". "Elle se laissait habiller tandis qu'elle causait en roulant dans ses doigts, une branche verte, entre tout à coup Madame Récamier, vêtue d'une robe blanche. Elle s'assit au milieu d'un sofa de soie bleue. Je me demandais si je voyais un portrait de la candeur ou de la volupté. Je n'avais jamais rien inventé de pareil et plus que jamais je fus découragé. Mon amoureuse admiration se changea en humeur contre ma personne. Je crois que je priais le Ciel de vieillir cet ange, de lui retirer un peu de sa divinité, pour mettre entre nous moins de distance." Juliette Récamier, dès son apparition dans le monde, fut appelée la "Belle des Belles." Forçant l'admiration par son charme légendaire, une gracieuse et vaporeuse silhouette, vêtue de blanc. Séduisante et séductrice, elle traîna tous les cœurs après soi. Elle est la Dame secrète des "Mémoires d'Outre-Tombe." Elle a inspiré les plus belles pages. Elle fut l'amour de sa maturité, la lumineuse tendresse de sa vieillesse. Mais, avant de rencontrer François-René de Chateaubriand, Juliette avait vécu. Julie-Adélaïde Bernard est née le 3 décembre 1777 dans le milieu aisé de la bourgeoisie financière. Sa famille appartenait à la bourgeoisie de Lyon. Jean Bernard était notaire royal. Il était, dit-on, assez bel homme, faible, bon, et même débonnaire. Il fut immédiatement dominé par sa femme, singulièrement jolie, éclatante, à l'esprit, à coup sûr, plus vif que son mari. Elle subjuguait son petit monde et menait la barque familiale. Juliette lui sera passionnément attachée. Julie, enfant choyée qui porte le même prénom que sa mère devient Juliette afin de les distinguer. Elle est élevée à Villefranche puis à Lyon dans le couvent de la Déserte. Douée pour les études, elle reçoit une éducation irréprochable, apprend la musique, chante et joue du piano et de la harpe, étudie Voltaire et Montaigne, s’initie à l’italien et lit Shakespeare, enrichissant brillamment son esprit de toutes les leçons intellectuelles qu’il convient de dispenser aux enfants bien nés. "Ce bon vivant était célibataire et avait des liaisons, ce que la prude sœur traduit alors par: son cœur naturellement sensible avait très souvent éprouvé des sentiments assez vifs, mais peu durables pour plus d’une délicate femme".   "Tous font des hymnes sur son incomparable beauté, son active bienfaisance, sa douce urbanité. Beaucoup de gens l'ont vantée comme très spirituelle. Mais peu de personnes ont su découvrir, à travers la facilité de son commerce habituel, la hauteur de son cœur, l'indépendance de son caractère, l'impartialité de son jugement et la justesse de son esprit. Quelquefois je l'ai vue dominée, je ne l'ai jamais connue influencée." Sa mère, Marie-Julie Matton, issue d'un milieu aisé, également originaire de Lyon, est une femme coquette et intelligente. Son père, notaire royal influent à Lyon qui a pris un peu plus d’assurance dans les affaires est aidé de surcroît par l’habille et énergique diplomatie de son épouse. Il jouit à présent d’une haute position administrative devenant ainsi Receveur Général des Finances. Les Bernard savent s’entourer des personnalités de grande influence. C’est ainsi que Jean Bernard bénéficie de la protection d’Alexandre de Calonne, l’homme en charge du redressement des finances de l’état, son prédécesseur Necker a laissé un gigantesque déficit de 50 millions. Calonne qui paiera cher par la suite sa proposition de taxer les "privilégiés" afin d’éponger les dépenses royales. Cependant un mystère flotte autour de cette famille heureuse. La présence constante de deux amis proches que seule la mort séparera. D'une part, un ami de jeunesse de M. Bernard, Pierre Simonard, nettement plus autoritaire et sans doute aussi plus intelligent. Les deux amis se marièrent en même temps. Devenu veuf, il vécut chez les Bernard avec son fils. Un autre homme, tout aussi proche, complétait ce quatuor. Jacques Rose Récamier, très beau, cultivé, intelligent mais de mœurs assez légères, disait-on, très XVIIIème siècle. Il avait eu une liaison avec Mme Bernard qu'il aimait. Leur entourage ne l'ignorait pas. Ces trois hommes resteront intimement liés jusqu'à la fin et veilleront sur la belle Juliette. On les surnomma pour cette raison les "pères nobles." "Le talent et le génie attiraient Mme Récamier plus sûrement que l’aimant attire le fer. Comme il était dans sa nature d’aimer ce qu’elle admirait, elle se trouva liée aux deux génies littéraires de l’époque: Mme de Staël fut son amie, presque sa sœur, Chateaubriand l’homme avec lequel elle devait former, à travers bien des vicissitudes, un couple".    "Partez, prince, suivez vos genreux desseins, rendez de mon pouvoir Athènes tributaire. J’accepte tous les dons que vous voulez me faire. Mais cet empire enfin si grand, si glorieux, n’est pas de vos présents le plus cher à mes yeux." Juliette vécut une petite enfance très douce. En 1786, quand M. Bernard fut nommé à Paris receveur des finances, la famille s'installa dans un hôtel particulier rue des Saints-Pères. Simonard, veuf, et son fils vivaient avec eux. Très vite, M. Récamier les rejoignit. Le bel hôtel particulier qui abrite la famille Bernard au treize rue des Saint Pères, niché en plein cœur de Saint Germain des Prés, accueille les hommes politiques, les écrivains, les artistes et les financiers de la capitale. La maîtresse des lieux les reçoit avec faste et luxe ostentatoire. Enfant, Juliette fut pensionnaire à Lyon. Puis elle rejoignit sa famille à Paris. Elle reçut une excellente éducation classique et de nombreuses lectures formèrent son intelligence. La littérature fera partie de sa vie. Elle apprit l'anglais, l'italien. Elle était très douée en musique, jouait fort bien du piano et de la harpe et travaillait le chant. Elle étudia le dessin et l'aquarelle auprès de maîtres célèbres. Et bien sûr, sa mère veilla à son apprentissage mondain. Elle lui apprit l'art de plaire. Mais en ce domaine, la très jeune fille avait des dons innés. Puis vinrent les temps troublés. La famille voyait avec sympathie le début de la révolution et partageait, avec tant d'autres, l'espoir de voir naître un monde nouveau. Mais, très vite, la révolution changea de visage. Après la fuite à Varennes et le procès du roi, la situation s'aggrava. Le quatuor se savait désormais en danger, d'une part à cause de leurs liens avec certains milieux aristocratiques et, d'autre part, parce qu'ils étaient très riches. "Toutes les femmes qui ont voulu l’imiter sont tombées dans l’intrigue et dans le désordre, tandis qu’elle est toujours sortie pure de la fournaise où elle s’amusait à se précipiter. Cela ne tient pas à la froideur de son cœur, sa coquetterie est fille de la bienveillance et non de la vanité. En réalité, elle a bien plus le désir d’être aimée que d’être admirée".    "Ma foi, j'y renonce, elle m'a fait passer une journée diabolique. C'est une linotte, sans mémoire, sans discernement, sans préférence. Si elle m'aimait, je m'en lasserai. Pour obtenir quelque chose en amour, n'exigeons jamais rien." Ainsi fut décidé son mariage avec Jacques Récamier. Il avait quarante-deux ans, elle allait avoir seize ans. Ils se marièrent en avril 1793. Est-ce à ce moment-là que sa mère lui apprit que Jacques Récamier était son vrai père ? Elle n'en fut pas troublée et accepta très simplement. Il avait été présent dans toute sa jeune vie. Son mari continua de mener sa vie privée hors de son foyer mais il lui donna son nom, sa fortune et sa protection. Il la combla de présents, la gâta comme une fille chérie, lui offrit tout ce qu'elle voulait. Ce fut un mariage blanc. Cet étrange couple fut uni par une affection sincère et profonde. Par miracle, et grâce à la protection de Barère et d'autres amis francs-maçons, ils sortirent tous indemnes du cauchemar de la Révolution. Après la Terreur, une frénésie de vivre s'empara de la société, comme si elle voulait oublier les jours tragiques de la Terreur. Ce fut le temps des "Merveilleuses", les belles années de Madame Tallien, de Joséphine de Beauharnais mais, contrairement à ce qui a été dit, Juliette ne partagea pas cette vie légère et libertine. Elle ne fréquentait pas les lieux de plaisir mais un lycée qui réunissait un auditoire choisi. Un vieil ami de la famille, La Harpe y enseignait la littérature. M. Récamier vivait près de la place des Victoires. "À l’issue de la Révolution, la bourgeoisie avait sans doute assis son pouvoir, mais la société n’était pas encore recomposée. Les nouveaux riches tenant le haut du pavé ne pensaient qu’à augmenter leur fortune, à s’amuser".    "Jamais on n'a aimé comme je vous aime, jamais on n'a souffert autant que je souffre. Ô mon Dieu, je n'en puis plus. Vous m'avez trop blessé, trop humilié, trop marché dessus. Parce que je vous aime, j'ai tout perdu à vos yeux." Au printemps de l'année 1797, quand Juliette apparût parmi les élégantes aux défilés de Longchamp, la foule des badauds la contempla ébahie. Quand, en décembre 97, le Directoire donna une fête en l'honneur de Bonaparte, revenu victorieux d'Italie, Juliette prit place avec sa mère sur les banquettes réservées. Profitant d'un moment où Barras parlait à Bonaparte, elle se leva pour le voir mieux et, devant sa beauté, un murmure d'admiration parcourut la salle. Cette rumeur n'échappa pas à Bonaparte. Il lui lança un regard dont elle ne put soutenir la dureté. Elle ne déteste pas être le point de mire, mais elle tranche sur le monde disparate du Directoire. Elle a créé son propre style. Son signe distinctif est le blanc, dans toutes ses nuances. Elle ne porte jamais de diamants mais des perles. À une époque d'ostentation, elle se singularise en refusant tout étalage de sa richesse. En 1798, au sortir du Directoire, Juliette refait entièrement la décoration de l’hôtel particulier que son époux vient d’acheter à Necker, le père de Madame de Staël. Depuis leur première rencontre, Mesdames de Staël et Récamier sympathisent très vite, elles partagent beaucoup d’affinités, la politique, les arts et les lettres, et une grande sagacité quand au monde qui les entoure. Une amitié profonde s’installe entre les deux femmes. Germaine était une femme de génie, une nature d'exception. Brillante, elle avait déjà beaucoup fait parler d'elle. Entre ces deux personnalités si différentes, la sympathie fut immédiate. Juliette, habituée à l'adulation des hommes, n'était pas fâchée de voir une femme, illustre de surcroît, sensible à son charme. Pour Germaine, qui malgré tout son esprit, se désolait de n'être pas jolie, Juliette apparaissait comme la femme qu'elle aurait voulu être. Avec son étonnante beauté, son charme indicible, sa coquetterie, Juliette entra pour toujours dans la vie de Germaine. Les deux femmes se complétaient. Elles le savaient. Juliette était fascinée par l'intelligence, la culture et le tempérament explosif de sa nouvelle amie.    "Les premières années du Directoire virent le triomphe des modes extraordinaires lancées par les merveilleuses et les muscadins, jeunesse toute dorée qui, pour avoir manqué de perdre la tête, l’avait alors tout à fait tournée". "Pardon, j’ai peut-être tort à quelques égards, mais dans une situation cruelle, est-il étonnant qu’on soit susceptible ? Et si vous vouliez, je ne le serais pas. Un mot de vous remet du calme dans mon âme, et de la raison dans ma tête." Juliette va jusqu’à suivre Madame de Staël dans son exil en Suisse au château de Coppet, son amie est poursuivie par la police de l’autoritaire Napoléon, le premier empereur des français, qui n’a pas apprécié du tout son ouvrage "Mémoire pour la défense de Marie-Antoinette, Épître au malheur" et qui, touché dans son impérial amour propre, a contraint Madame Récamier à fermer son salon parisien parce qu’elle ne voulait pas, par l’entremise de Fouché, être dame d’honneur de la cour impériale. Son refus face à Napoléon l’amène à passer dans l’opposition, le salon qu’elle tient au château de Coppet avec Madame de Staël étant ouvert aux artistes et politiques opposants à l’Empereur, elle sera au courant de tous les complots fomentés contre Napoléon. Ce qui ne l’empêche pas d’y accueillir avec philosophie les célébrités partisanes de l’impérialisme. De retour en France, toute l’élite du nouveau régime se bouscule dans le salon de l’hôtel Necker, Madame Récamier entraîne dans son sillage un groupe d’adorateurs toujours plus nombreux, les Montmorency, Lucien Bonaparte, Balzac, Constant, Moreau et Bernadotte et bientôt Chateaubriand. "Le costume grec, un temps laissé aux actrices et aux filles, gagna toute la gent féminine, en partie parce qu’il offrait l’avantage de supprimer les inconfortables corsets. Partout, à Paris et à Versailles, la sensualité gagna les esprits".    "Mais pourquoi faut-il toujours que j’arrache ce mot ? Je vous jure que cela me tue, que je suis plus épuisé d’une nuit de telles souffrances, que de je ne sais quelles douleurs dont tout le monde frémirait. Quelle année, grand Dieu !" C'est en faveur de ses amis malheureux et persécutés qu'elle va, calmement, sans éclat intempestif, mais avec une fermeté que rien n'ébranle, s'occuper de les défendre. Fouché qui a remarqué l'intérêt de Napoléon pour la belle Juliette, lui fait des avances afin qu'elle accepte de faire partie de la Cour impériale. Juliette se dérobe. L'Empereur avait de la sympathie pour elle mais ses liens bien connus avec la baronne de Staël lui déplaisent fort, de même que son appui sans réserve aux amis qu'elle sent menacés et pour lesquelles elle ne cesse de faire intervenir ses relations. En 1805, M. Récamier fit faillite. À l'origine une crise financière en Espagne et dans les colonies. Le mari de Juliette aurait eu besoin d'un prêt du gouvernement qui lui fut refusé. Mesquine vengeance d’un grand homme ? De nombreuses petites banques furent entraînées dans cette faillite. Mr Récamier, dont la compétence et l'honnêteté n'étaient pas en cause, se défit de tout. Juliette ne garda qu'un pied à terre dans son ancien hôtel. Ce brutal revirement ne l'affecta pas vraiment. "Ceux-ci disparurent, puis les jupons, puis les manches, puis les souliers remplacés par des semelles attachées de rubans croisés. Les tuniques d’abord légères devinrent immatérielles. La mode sembla alors échauffer bien des esprits". "Toute la nature me semble me repousser. L’abandon, l’opprobre, la malédiction semblent m’entourer. Il s’en est peu fallu que je ne me tuasse cette nuit. J’ai voulu prier, j’ai frappé la terre de mon front. J’ai invoqué la pitié céleste. Point de pitié." La banqueroute avait mis fin à une période d'enchantement, de fêtes perpétuelles mais elle ne le regrettait pas. Elle était au creux de la vague et sa santé s'en ressentait. En 1819, Juliette se retire à l’Abbaye-aux-Bois, Couvent situé au seize rue de Sèvres et y ouvre un salon au décor théâtral drapé de vaporeuses soieries blanches dans lequel elle donnera de somptueux bals. Sans perdre le rayonnement qu’elle avait dans son salon de l’hôtel Necker, elle évolue dans une aura de douceur et d’intelligence parmi ses fidèles sympathisants, Musset, Ampère, Sainte Beuve, Delphine Gay de Girardin, Hugo, Mérimée, Lamartine, Tocqueville et son cher Chateaubriand, ami de toujours. Les années passant, elle se lie de plus en plus avec Chateaubriand, celui qu’elle aime et admire, celui à qui elle apporte tendresse et fidélité, celui qui devient le centre et le Dieu de l’Abbaye-aux-Bois, celui qui l’aime mais la fait souffrir au point qu’elle se sauve à Rome d’où elle finit pourtant par revenir, celui qui lui propose enfin de l’épouser mais auquel elle refuse délicatement. "Ce je n’en suis point amoureux fait quelque peu pendant à la phrase de Mme de Staël disant de son mari. De tous les hommes que je n’aime pas, c’est celui que je préfère. Les deux femmes épousèrent sans les avoir choisis des hommes plus âgés auxquels elles ne furent jamais liées par des liens amoureux. Ainsi basculèrent alors leur vie".    "Mais vous pouvez tout. N’est-ce rien que de sauver un être qui vous aime ? De sauver sa vie et peut-être son âme ? Car s’il y a un dieu, c’est mal de se révolter comme je le fais, de chercher du secours contre le sort, contre l'amour." La belle oratrice en a vu passer des personnalités, chacun de ses salons représentant le microcosme d’une société disparate, des royalistes, des jacobins, des impérialistes, des républicains, des romantiques, des poètes, des écrivains, des journalistes, des peintres, des sculpteurs, des musiciens, hommes de tous bords et de toutes nationalité. Tous ont aimé et admiré la maîtresse des lieux qui dominait la vie mondaine du Consulat. Et brusquement voici qu'un autre homme s'en avise. Qui l'eût crû ? C'est Benjamin Constant. Il la connaît depuis plus de seize ans et voici qu'il tombe amoureux d'elle. Caroline Murat lui avait demandé de trouver une plume brillante pour écrire un mémoire. Elle avait alors pensé alors à Benjamin. Elle se veut convaincante, elle marivaude, sans doute, et Benjamin de s'enflammer. Il se prend pour elle d'une passion violente, dont témoignent ses lettres véhémentes mais aussi son "Journal." Il n'est plus qu'une suite de plaintes, de cris douloureux. L'inaccessible Juliette est navrée, d'une part parce qu'elle a beaucoup d'affection pour lui, d'autre part, parce qu'il n'est pas dans son style d'éconduire brutalement ses tendres soupirants. "La figure d’une femme, quelles que soient la force et l’étendue de son esprit, quelle que soit l’importance des objets dont elle s’occupe, est toujours une raison ou un obstacle dans l’histoire de sa vie. On peut alléguer à la décharge de la jeune Juliette sa réelle naïveté. Ignorante des réalités de la sexualité, les redoutant sans doute, elle jouait sans le savoir avec le feu. Avec le temps, cette excuse s’estompera. Si Juliette eut en matière de coquetterie bien des accusateurs, elle eut aussi des défenseurs, sa coquetterie paraissant d’autant plus inoffensive qu’elle était chaste". "J’ai voulu prier. J’ai frappé la terre de mon front. J’ai invoqué la pitié céleste. Point de pitié. Il se peut que je commence à devenir fou. Une idée fixe, depuis un an, peut bien rendre tel. Quelle année, grand Dieu ! Madame, je vous adore." Celle qui n’eut que des admirateurs est tombée il y a trente ans dans le piège de l’admiration, une admiration sans limite durant toutes ses années jusqu’au dernier souffle en 1848 de son cher amant François-René de Chateaubriand et qu’elle ira rejoindre le onze mai de l’année suivante. À partir de 1840, la santé de Juliette Récamier décline et sa vue baisse notablement. Elle mène alors une vie de plus en plus retirée. Quand l'épidémie de choléra sévit en 1849, elle quitte l'Abbaye-aux-Bois pour aller chez sa petite-nièce, Amélie Lenormant, qui habite près du Palais-Royal. Frappée par la maladie, c'est là qu'elle meut, le 11 mai 1849, à l'âge de soixante-onze ans. Elle est inhumée au cimetière Montmartre.   Bibliographie et références:   - Catherine Decours, "Juliette Récamier, ou la séduction" - Léna Widerkher, "Juliette Récamier, muse et mécène" - Françoise Wagener, "Madame Récamier" - René de la Croix de Castries, "Madame Récamier" - Édouard Herriot, "Madame Récamier et ses amis" - Benjamin Constant, "Lettres de B. Constant à Madame Récamier" - Amélie Lenormant, "Correspondance de madame Récamier" - Jean-Marie Rouart, "Une femme d'influence, Madame Récamier" - Virginie Ancelot, "Les Salons de Paris" - Auguste Jal, "Dictionnaire de biographie et d'histoire" - Julie Bertrand, "Madame Récamier" - Pascal Weigger, "Madame Récamier"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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Par : le Il y a 6 heure(s)
"Quand je songe à ma vie passée en Afrique, il me semble qu'on pourrait la décrire comme une vie humaine, la vie d'un être qui a quitté un monde assourdissant et inquiet pour une terre paisible". "Les êtres qui rêvent pendant leur sommeil éprouvent une satisfaction particulière et profonde, inconnue du monde diurne, une forme d'extase assez passive, une légèreté du cœur semblable à celle procurée par du miel sur la langue". "Bien des gens penseront qu'il est insensé d'attendre un signe du Destin. Pour en arriver là, à vrai dire, il faut un état d'esprit que tout le monde, heureusement, ne connaît pas. Mais à ceux qui l'ont connu et qui demandent un signe, la réponse ne peut manquer, elle est une conséquence de la demande. Tous les chagrins sont supportables si on en fait une histoire". Baronne des lettres et des songes, Karen Blixen (1885-1962) n'est pas seulement une légende. C'est aussi une petite sœur de la magicienne Circé égarée au pays d'Andersen. Insaisissable, souvent masquée, elle a multiplié les pseudonymes, l'auteur des "Sept contes gothiques" continue à envoûter grâce à des livres où se mêlent les parfums des mythologies scandinaves et les fragrances du roman noir, les houles du surnaturel et les frissons du romantisme. Mais on trouve aussi, dans l'œuvre de l'amazone nordique, un récit autobiographique éblouissant, "La ferme africaine", qui a fait le tour du monde avant de devenir un film à succès, "Out of Africa" de Sydney Pollack. Karen Blixen y évoque les dix-sept années miraculeuses qu'elle passa au Kenya, entre 1914 et 1931, dans la plantation de café qu'elle dirigeait avec son mari. Tout est affaire de musique dans cet opéra cosmique qui s'accorde merveilleusement à la noblesse de l'Afrique orientale, à ses paysages qui ont la couleur de l'absolu. En dévidant ses souvenirs, Karen Blixen est parvenue à dépasser l'anecdote pour signer le livre le plus brûlant qu'aucun européen ait rapporté du continent d'ébène. Il y a l'exotisme féodal de l'immense plantation, à quelques coudées de Nairobi, la vie sauvage au pied des montagnes, les safaris, les sortilèges de la brousse, les rituels ancestraux, la magie silencieuse du monde animal et, surtout, toutes ces pages où la danoise cultivée dévoile les secrets de l'âme noire. Pour elle, la population indigène du Kenya vit dans une harmonie presque édénique avec la nature. Son témoignage est donc plus qu'un travail d'ethnographe. C'est un magistral éloge du panthéisme africain, et cela porte un nom: le bonheur. Karen Blixen, surnommée Tanne ou Tannia, est née Dinesen le dix-sept avril 1885, à Rungstedlund, d’une famille aisée de fermiers et marchands du Danemark, une richesse dans la discrétion et par le travail. La jeune Karen, une féministe et estimant sa famille étouffante, est attachée à sa liberté. "En composant pour sa gloire un monument africain, les lions venaient sur la tombe de Denys".    "Il avait cependant une passion, si l'on peut qualifier de passion le besoin fanatique de sécurité et de solitude"."Denys possédait cette qualité inestimable à mes yeux: il savait écouter une histoire. L'art d'écouter une histoire s'est perdu en Europe. Les indigènes d'Afrique, qui ne savent pas lire, l'ont conservé. Les blancs eux ne savent pas écouter une histoire, même s'ils sentent qu'ils le devraient". "Il y a toujours, pour chacun de nous, quelque chose plus important que tout le reste, et je crois bien que, pour moi, c’est la liberté. Je place ma liberté au-dessus de tout". écrit ainsi Karen Blixen dans ses "Lettres d’Afrique". En effet, sa mère, Ingeborg était une suffragette, luttant pour la liberté des femmes, une intellectuelle, très cultivée et polyglotte mais en même temps très conservatrice. Cependant, la mère aura une influence décisive sur ses enfants. Son père, le capitaine d'infanterie Wilhelm Dinesen, était aussi écrivain sous le pseudonyme de Bogdams et son frère, Thomas Dinesen, ayant également, à travers une vie aventureuse, publié des souvenirs, des essais et des nouvelles. En 1879, grâce à son héritage, Wilhelm acquiert la propriété agricole de Rungstedlund à vingt kilomètres de Copenhague au bord de la mer et décide de se marier. Il fait la cour à une jeune fille, Ingeborg Westenholz. Le couple se marie en 1881. De cette union heureuse naitront cinq enfants, Inger, Karen, Ellen, Thomas, et Anders. "Pour que vous compreniez mieux cette histoire, dit-il, je pense qu'il me faut vous expliquer que déshabiller une femme était une autre affaire qu'elle doit l'être aujourd'hui. Parce qu'en somme qu'est-ce que vos jeunes femmes ont sur elles ? Aussi peu que possible. Quelques petites robes droites, coupées en trois coups de ciseaux, sans qu'on ait pris le temps de leur donner un sens. Elles ne répondent à aucun plan. Elles n'existent que pour le corps et non en soi". Le capitaine Dinesen, n'ayant pu s'occuper de sa première fille accaparée par les femmes de la famille, se promet alors de considérer son deuxième enfant comme le sien. C’est ainsi que Karen devient le compagnon de promenade de son père dans les environs. Wilhelm transmet ainsi à Tanne son amour de la nature et de la chasse et en fait sa confidente enfantine sur des questions existentielles. Karen se souviendra toujours des promenades avec son père, dans les bois et au bord du Sund. Wilhelm est élu député du parti libéral au parlement du Danemark en 1892. Puis il songe à partir pour un long voyage mais ne peut l'entreprendre car son épouse juge que les enfants sont encore trop jeunes. Il plonge alors dans une sorte de dépression. Puis, malade, il se suicide par pendaison à Copenhague, alors que Karen n'a que neuf ans. En 1898, Karen et ses deux sœurs passent une année en Suisse pour apprendre le français. Karen Blixen fait ses études à l'Académie royale des beaux-arts du Danemark de Copenhague, puis suit des études d'art à Paris et à Rome. Riche, elle rejette le mode de vie bourgeois et se tourne vers la peinture et l'écriture.   "Quand les gens rentrent et oublient de fermer la porte, tout s'envole, tout tombe par terre et tu es très fâchée". "Ce n'est point la liberté du tyran qui impose son bon vouloir au monde, mais celle de l'artiste libéré de la volonté. Ce n'est pas le sujet du rêve qui donne ce bonheur distinct, mais le fait que, dans le rêve, tout se passe sans le moindre effort, sans hâte ni rupture". "Il avait le pouvoir de donner une présence au silence. " "Je n'ai jamais tant aimé en ce monde que la peinture et l'écriture. Mais si j'avais à choisir, je ne serais ni peintre ni écrivain mais fermière". Elle débute comme écrivain en 1907 avec la publication d'un conte, "Les Reclus" (Eneboerne). D'autres suivront jusqu'en 1909. Puis Karen Blixen cesse d'écrire, devant son peu de succès. Au début de sa vie, elle se cherche beaucoup. Après avoir quitté l'Académie royale, Tanne devint une familière du "beau monde" aristocratique et c'est ainsi qu'elle connaît les jumeaux Hans et Bror Blixen-Finecke, ses deux petits cousins suédois. Ces deux frères ont une activité mondaine trépidante. Montant à cheval, jouant au bridge et au golf, chasses, multiples fêtes, incessantes activités de séduction. En 1909, malgré la vie très peu conventionnelle que mènent ces deux frères et bien qu'elle soit activement courtisée, Tanne tombe follement amoureuse et éprouve une grande passion pour son petit-cousin suédois, le baron Hans von Blixen-Finecke qui, de son côté, reste totalement indifférent aux sentiments de Karen. Cette situation a alors un effet dévastateur sur Tanne qui connaît une longue période de désespoir. Lorsque l'oncle de Bror, le comte Mogens Frijs, revient d'un safari en Afrique de l'Est, il évoque pour Bror et Karen la beauté du Kenya et ses perspectives d'évolution. "La compagnie de cette jeune fille lui donnait un vrai sentiment de bien-être. C'était probablement, pensait-il, parce qu'elle était vêtue, tout comme lui-même, de longs pantalons noirs qui lui semblaient être le vêtement le plus naturel pour tout le monde. Tous les falbalas, par lesquels les femmes soulignent leur féminité, contribuent à rendre leur conversation aussi vide que celle des officiers en uniforme ou des prêtres en soutane". Tous les deux y voient alors l'opportunité d'aventures, d'association, de mariage et de départ pour l'inconnu qui font que Bror et Karen deviennent associés. Un pacte est établi. D'une part, le titre de Bror et ses relations avec la haute noblesse, rattaché à la famille royale de Suède, et d'autre part, la possibilité qu'avait Tanne d'accéder à la fortune de sa propre famille qui allait garantir leur ferme. En décembre 1912, Karen se fiance avec le frère jumeau de son ancien amour, le baron Bror von Blixen-Finecke, mais ne souhaite s'établir ni au Danemark ni en Suède. Ce que souhaite Karen c'est voyager. Durant l'année 1913, Karen et Bror, alors fiancés, cherchent à créer une plantation de café dans l'Afrique orientale britannique. Bror von Blixen-Finecke achète la plantation de café M'Bagathi ainsi que la ferme Mbogani. La ferme se situe dans la banlieue verte à dix kilomètres au Sud-Ouest de Nairobi au sud du Kenya, au pied des Ngong Hills, le long de la vallée du Grand Rift. Le quatorze janvier 1914, Karen Blixen débarque à Mombasa ville portuaire au Sud du Kenya et se marie le lendemain avec Bror, qui n'était même pas venu l'accueillir à son arrivée. Dans sa vie à la ferme, Karen Blixen était entourée de serviteurs qui devinrent des amis fidèles dont Karen peint un portrait touchant. Parmi eux, Farah son interprète Somali, son fidèle homme de confiance qui la protégera tout au long du temps en Afrique. Kamante, un petit Kikuyu avec qui elle continuera d'échanger par courrier longtemps après son retour au Danemark. Kamante fut son cuisinier jusqu'à la fin. Il y a aussi Esa, son premier cuisinier, Kinanjui, le vieux chef Kikuyu devenu son ami, Karomenya, le jeune sourd-muet, Pooran Singh, le populaire forgeron indien et enfin Jama, le domestique Somali. Karen ayant des goûts aristocratiques, elle avait le sens des hiérarchies, tout en étant affectueuse, à sa manière à l’égard des africains. La baronne Karen Blixen est habitée par une grande passion pour la chasse et les Safaris.   "Quand le souffle passait en sifflant au-dessus de ma tête, c'était le vent dans les grands arbres de la forêt, et non la pluie. Quand il rasait le sol, c'était le vent dans les buissons et les hautes herbes, mais ce n'était pas la pluie. Quand il bruissait et chuintait à hauteur d'homme c'était le vent dans les champs de maïs. Il possédait si bien les sonorités de la pluie que l'on se faisait abuser sans cesse, cependant, on l'écoutait avec un plaisir certain, comme si un spectacle tant attendu apparaissait enfin sur la scène. Et ce n'était toujours pas la pluie". "Avant que j’assume la direction de la ferme, la passion de la chasse et les Safaris, avaient absorbé la majeure partie de mon temps. Lorsque je devins fermière, je déposais mon fusil". Solitaire, courageuse, exigeante, cultivant alors sa légende avec soin et profondément éprise de l’Afrique et des africains, l’auteure proclame, désormais, "où que je puisse être au monde, je me demanderai toujours s’il pleut au N’Gong" écrit-elle dans "ses lettres d’Afrique, 1914-1931". "Denys possédait cette qualité inestimable à mes yeux. Il savait écouter une histoire. L'art d'écouter une histoire s'est perdu en Europe. Les indigènes d'Afrique, qui ne savent pas lire, l'ont conservé. Les blancs eux ne savent pas écouter une histoire, même s'ils sentent qu'ils le devraient". Karen Blixen a affronté diverses épreuves de la vie: joies et drames de l'existence: les riches rencontres, les safaris, la sécheresse, la syphilis transmise par son mari infidèle, un divorce en 1921 et la grippe espagnole. Il y aura surtout la mort précoce, le quatorze mai 1931, de Denys Finch Hatton, un chasseur de grands chemins, qui l’avait abandonnée pour une aviatrice anglaise. Dans sa "ferme africaine", l’auteure est restée discrète sur cette relation amoureuse. En revanche, dans ses "Lettres d’Afrique": "Denys est ici, pour l’instant, et je n’ai jamais de ma vie été aussi heureuse qu’en ce moment. Tu sais ce que cela veut dire que d’être heureux de la sorte et que cela accapare toutes vos pensées et votre être entier. Il me semble que je suis pour l’éternité liée à Denys, vouée à aimer le sol qu’il foule, à être indiciblement heureuse lorsqu’il est ici et à souffrir bien plus que la mort lorsqu’il s’en va" écrit-elle à son frère et biographe, Thomas Dinesen. Dans ces drames innommables et innombrables, il y aura enfin, le coup de grâce: les mauvaises récoltes de café et la faillite de la ferme. "Ma famille qui avait mis de l’argent dans la ferme, m’écrivit du Danemark qu’il fallait la vendre. Quand, je n’eus plus d’argent, et que les récoltes ne couvrirent plus les frais, je fus forcée de vendre la ferme", écrit-elle. En 1931, Karen Blixen, qui avait choisi l’emplacement de sa tombe sur la colline du N’Gong, quitte définitivement l’Afrique, pour retourner au Danemark. Dans une certaine mesure, la romancière croit au Destin.   "Mais lorsque la terre répondait à l'unisson d'un rugissement profond, luxuriant et croissant, lorsque le monde entier chantait autour de moi dans toutes les directions, au-dessus et au-dessous de moi, alors c'était bien la pluie. C'était comme de retrouver la mer après en avoir été longtemps privé, comme l'étreinte d'un amant". "Je me remémorais les événements des derniers mois. J’essayais de comprendre ce qui m’était arrivé. Il me semblait que j’étais sortie de l’existence ordinaire pour entrer dans un tourbillon où je n’aurais jamais dû me trouver. Où que j’aille la terre manquerait sous mes pieds, les étoiles tomberaient du ciel. Tout ce qui m’était arrivé pouvait n’être qu’une succession de malchances, mais toutes se rattachent à une même cause: un signe du destin". Pour sa famille danoise, les fonds envoyés sont plus perçus comme une œuvre caritative et d'évangélisation que comme un investissement financier. Les époux s'éloignent de plus en plus, notamment en raison de la gestion calamiteuse de Bror et de ses infidélités, d'ailleurs tolérées. Le couple se sépare de fait en 1922 mais le divorce est prononcé en 1925, cependant, ils restent en bons termes. La situation ne cesse de se dégrader. Finalement en 1931, la société anonyme est contrainte de se placer en liquidation et de vendre la ferme. Karen Blixen passe alors les derniers mois à la ferme, à écouler la dernière récolte et tenter d'assurer la situation de ses employés. C'est un véritable déchirement pour elle. "S'ils ne s'agitent pas, ou s'ils ne peuvent pas s'empêcher de penser à une chose qu'ils doivent faire toutes affaires cessantes, ils s'endorment. Ces mêmes personnes peuvent fort bien demander quelque chose à lire, un livre ou un journal, sont tout à fait capables de passer la soirée plongées dans quelque chose d'imprimé, et même de lire un conte". Karen Blixen aura affronté des obstacles majeurs dans sa vie: le suicide son père et le retour dans son pays ruinée. Sans ces événements tragiques, sans doute que la baronne ne serait pas cette écrivaine talentueuse. En 1918, son mari lui avait présenté l'aventurier Denys Finch Hatton, pilote de l'armée de l'air britannique et guide de safari. Denys devient le grand amour de sa vie, même si leurs relations sont parfois orageuses. Charismatique et érudit, il encourage Karen à écrire, veut faire d'elle un écrivain. Denis Finch Hatton la quitte pour l'aviatrice britannique Beryl Markham. Il meurt alors dans l'accident de son avion personnel le quatorze mai 1931, à l'âge de quarante-quatre ans. La situation financière de l'exploitation se dégrade d'année en année. La ferme est finalement vendue et Karen Blixen doit quitter définitivement l'Afrique en juillet 1931. Dans une dernière lettre avant de quitter le continent africain, elle écrit:   "Les personnages d'un roman vous escortent quand votre cheval galope dans la plaine. Ils se promènent avec vous dans les champs de maïs. Comme les soldats débrouillards dénichent le bon cantonnement, ils trouvent seuls le lieu qui leur convient". "Même si elle a été un peu plus tendre envers certains autres, je suis malgré tout persuadée que j'ai été l'un des favourite children de l'Afrique. Un vaste univers de poésie s'est ouvert à moi et m'a laissée pénétrer en lui ici, et je lui ai donné mon cœur. J'ai plongé mon regard dans celui des lions et j'ai dormi sous la Croix du Sud, j'ai vu les grandes plaines être la proie des flammes, et alors qu'y poussait une herbe verte et tendre après la pluie, j'ai été l'amie de Somalis, de Kikuyus et de Massaï, et j'ai survolé les Ngong Hills. J'ai cueilli la plus belle rose de la vie. Ma maison a été une sorte de refuge pour les passants et pour les malades, et qu'elle a été pour tous les Noirs le centre d'un friendly spirit". Femme libre et orgueilleuse, sa nouvelle vie au Danemark est vécue comme une camisole de force. Férocement décidée à vivre, elle se sent exilée dans son propre pays: "Mon cœur est enterré à N’Gong, et c'est une gesticulation de fantôme que je mène ici. L'Afrique m'a faite, le Danemark m'a défaite". Lorsque son oncle, lui a reprochée d’avoir gaspillé l’argent de la famille dans la ferme africaine, Karen Blixen réplique qu’elle a donné sa santé et sa vie et les autres n’ont donné que l’argent. "J’ai dit à ma mère qu’elle n’avait pas grand-chose à attendre de moi, car l’autre moitié de moi était restée au N’Gong, et j’ai maintenant le sentiment que la moitié du reste repose, non pas au cimetière, mais dans le passé. C’est une tâche difficile de se trouver pour la deuxième moitié de sa vie devant l’obligation de se créer une existence, alors qu’on est sorti de la jeunesse" écrit-elle dans ses "Lettres du Danemark" (1931-1962). "Ils se sont habitués à recevoir toutes leurs impressions par le truchement des yeux. Denys, qui de manière générale avait l'ouïe très fine et avait développé ce sens durant ses safaris, préférait entendre une histoire plutôt que de la lire. Quand il arrivait à la ferme, il me demandait si j'avais de nouvelles histoires à raconter". Le dix-neuf août 1931, elle accoste à Marseille en France, puis rejoint le domaine familial de Rungstedlund au Danemark, fin août 1931. Elle est alors financièrement ruinée, sentimentalement désespérée, et sans avenir. Après avoir dû quitter sa ferme et l'Afrique, vécu dix-sept ans, de 1914 à 1931, à l'étranger loin du Danemark, Karen considère à ce moment là, son expérience de ferme africaine comme un échec total. Pour combler le vide de sa vie, elle se met à écrire en anglais, au seuil de la cinquantaine.   "J'emballai tous mes livres. Les caisses me servaient de sièges. Les livres jouent dans une colonie un tout autre rôle qu'en Europe. Ils montent seuls la garde de notre passé. Aussi n'est-il pas étonnant que nous éprouvions pour eux une reconnaissance ou des rancunes accrues". "Personne n'a payé plus cher son entrée en littérature", dira-t-elle plus tard. Refusant le coup du sort et de se plier au destin, au retour au Danemark, ses déceptions engendrent une vocation littéraire. "Quand les dieux veulent vous punir, ils exaucent vos vœux". En effet, "La ferme africain" est une forme de réécriture de l’histoire, une revanche sur le destin: "Vu de la ferme, les montagnes changeaient d’aspect au cours d’une même journée. Tantôt elles paraissent toutes proches, tantôt reculées à l’infini". En effet, voulant faire reculer les limites, elle a écarté la possibilité du suicide, et a adopté la posture du caméléon qui "ne pouvait vivre sans sa langue qui lui permettait d’attraper les insectes nécessaires à sa vie" écrit-elle. L’écriture est une revanche magistrale sur le coup du sort. Elle a une certaine esthétique de la vie, tirée du "Banquet" de Platon. "À l’époque où le désespoir de quitter ma ferme me gagnait, j’ai en vain cherché une consolation, dans mes livres", dit-elle. En vue de la création littéraire, il faut un énorme courage, en commençant par jeter le cœur au-dessus de l’obstacle et ensuite, comme un cavalier, il sera facile de franchir les obstacles. Par conséquent, sa production littéraire est lente, ses écrits travaillés pour rester dans l’éternité: "J’ai dû réécrire un bon nombre de choses une cinquantaine de fois. Ça en valait la peine". "Si j’avais pu m’occuper de ma ferme, j’aurais jamais écrit un seul livre. Je n’ai pas l’ambition d’écrire, mais plus certainement l’ambition de bien écrire. J’ai une grande admiration pour les esprits hautement productifs dans toute forme d’art, je reste persuadée cela doit être la qualité, non la quantité du travail qui détermine la valeur d’un artiste".   "Un oiseau qui développerait jusqu'à son extrême limite la puissance de ses ailes pourrait croiser, ou dépasser, un ange sur un des sentiers sauvages de l'éther". "Bien des gens penseront qu'il est insensé d'attendre un signe du Destin. Pour en arriver là, à vrai dire, il faut un état d'esprit que tout le monde, heureusement, ne connaît pas. Mais à ceux qui l'ont connu et qui demandent un signe, la réponse ne peut manquer, elle est une conséquence de la demande". "En son absence, j'inventais des contes et des histoires. Le soir, il s'installait confortablement devant la cheminée, avec tous les coussins de la maison autour de lui, je m'asseyais en tailleur à côté de lui, telle Schéhérazade, et il m'écoutait raconter une longue histoire, du début à la fin". Les problèmes de santé ou les questions de traduction ont également retardé la publication de ses ouvrages. Karen Blixen a d’abord écrit des contes. "J’appartiens à une étrange, oisive, sauvage et inutile tribu, dont je suis peut-être le dernier membre. Je suis une conteuse". Ainsi, dans "La ferme africaine", ses souvenirs, son amant. "Denys, possédait cette qualité inestimable à mes yeux. Il savait écouter une histoire. L'art d'écouter une histoire s'est perdu en Europe. Les indigènes d'Afrique, qui ne savent pas lire, l'ont conservé. Les blancs eux ne savent pas écouter une histoire, même s'ils sentent qu'ils le devraient". Les "Sept contes gothiques" (Seven Gothic Tales), une littérature fantastique, ont été publiés aux États-Unis, en anglais, le neuf avril 1934, avant d’être traduits en danois et en français en 1955. Les "Contes d’hiver", achevés en avril 1942, sont publiés, simultanément, en avril 1943, au Danemark, en Suède, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Allemagne, et en 1970 chez Gallimard. Les "Nouveaux contes d’hiver" paraissent en 1957 et sont traduits chez Gallimard, en 1977. Karen Blixen n’a écrit qu’un seul roman, "Les voies de la vengeance", publié en 1944, sous le pseudonyme de Pierre Andrezel, est traduit en français, dès 1964 chez Gallimard. Le décor de ce roman d’aventures gothiques, tiré d’un fait divers tragique, prend place dans le Languedoc. Une histoire sordide d’un pasteur ayant adopté deux filles anglaises et interrogé par un juge pour la disparition de filles vendues en Amérique Latine. Karen Blixen a vécu en France et parlait notre langue. La femme du pasteur est une baronne, référence nobiliaire traduisant un clin d’œil à son statut social. C’est la "Ferme africaine" qui témoigne des engagements humanistes et de la qualité exceptionnelle de sa contribution littéraire. De ses dix-sept ans de séjour en Afrique, une vie riche, elle a réussi à en extraire une unité.   "Le rêveur est l'élu, l'être comblé; le plaisir et la richesse s'offrent à lui, il les accueille sans effort". "L'homme est effrayé, au fond, par l'idée du temps. Il ne trouve pas son équilibre par suite de son déplacement incessant entre le passé et le futur". "C’est l’amour. Moi j’appelle l’amour ce qui réunit toutes les choses de la vie en unité", et bien sûr l’amour pour l’Afrique et les africains, écrit-elle à Gustave Mohr, dans ses "Lettres d’Afrique". Or, les colons n’avait aucune considération pour les noirs. "Vous n’aimiez pas l’Afrique, ni en fin de compte chacun de vos amis, ni votre travail, ni l’art, ni la musique, ni les noirs, ni les lions et les rhinocéros. Pour ma part, j’aimais trop. Vous étiez en bons termes avec la plupart, mais c’est autre chose, et, dans ce sens, je peux dire que vous n’avez aucun amour. Vous trouverez dans la Bible ce qu’on dit de ceux qui n’ont pas l’amour, qu’ils sont comme un airain sonore et une clochette qui résonne" écrit-elle, sans fard et rageusement à Gustave Mohr, dans ses "Lettres du Danemark" (1931-1962). "Il la suivait même mieux que moi, car lorsque, au moment décisif, un des personnages faisait alors son apparition, il m'interrompait pour me dire: "Cet homme est mort au début de l'histoire. Mais cela ne fait rien, continuez". Karen Blixen n’arrivait pas à terminer son livre, "La Ferme africaine", le titre en français, et "La Pastorale africaine" pour la Suède, au domicile familial de Rungstedlund. Elle partit le vingt-deux septembre 1936 pour Skagen, dans le Jutland, un haut lieu de tourisme, dans le Nord du Danemark, deux mers, la Baltique et la Mer du Nord se rencontrent à cet endroit, "un phénomène unique au monde" dit l’auteure. Écrit en anglais, en cinq mois cet ouvrage est achevé le six février 1937. Le titre choisi en anglais est "Out of Africa", au lieu de "A farm in Africa". Sydney Pollack a fait, en 1985, un film sous le titre "Out of Africa", avec Meryl Streep et Robert Redford qui a remporté sept Oscars du meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur scénario adapté, meilleure photographie, meilleure direction artistique, meilleure musique et meilleur son. Si le nom de Karen Blixen est aujourd’hui connu du monde entier, c’est ainsi surtout grâce à Sydney Pollack et à son film "Out of Africa", qui restitue de manière assez convaincante la poésie d’un univers disparu porteur de nostalgie et de rêve, en lequel chacun pourra retrouver l’image qu’il se fait du paradis perdu". Cependant, cette œuvre hollywoodienne ne relate, que sous forme romancée, la relation entre Karen Blixen et son amant, Denys Finch Hatton. Il a été reproché à Sydney Pollack d’avoir brossé une peinture idyllique et nostalgique de l’Afrique coloniale, presque irréelle. Le réalisateur a réussi un grand film populaire parce qu’il a trouvé les images et le rythme transformant le malheur en épopée. Entre Paradis et Chaos, ce film recèle une part de dramaturgie et de grandeur et dépasse des Souvenirs d’Afrique outre les qualités psychologiques de l’histoire, celles purement cinématographiques du film sont indéniables. La longueur du film est excessive, mais la beauté et l’authenticité des images, la qualité de l’interprétation rendent ces deux heures quarante de projection tout à fait supportable. En réalité, et en dépit de la qualité du film de Sydney Pollack, dont la vocation est de distraire, il est difficile de restituer le souffle poétique de "La ferme africaine".   "Lorsque mon cœur évoque l'Afrique je revois les girafes au clair de lune, les champs labourés, les faces luisantes de sueur pendant la cueillette du café". "J’avais le sentiment qu’une fois la prose d’Isak Dinesen passée au filtre d’un traitement cinématographique, la matière romanesque s’évaporerait, qu’il ne resterait plus rien, ou que ce qui en resterait serait dépourvu de magie. Comment traduire visuellement les cadences de sa prose ? Comment capter la tonalité si particulière de ses réminiscences ? Comment évoquer le chagrin et la nostalgie qui vous étreignent à la lecture ?" reconnaît le réalisateur lui-même. Par ailleurs, le film a presque passé sous silence, l’amour de Karen Blixen pour les africains. En effet, éprise de l’Afrique traditionnelle et des Kikuyus, l’auteure avait une connaissance et un respect profond de ce peuple, son organisation traditionnelle. "Il avait cependant une passion, si l'on peut qualifier de passion le besoin fanatique de sécurité et de solitude. Ce besoin s'apparentait au mal du pays, ou à l'instinct du pigeon, qui le pousse à revenir vers son nid". Pendant son séjour en Afrique, elle a vécu des moments d'une intensité inoubliable, s'est fait des amis loyaux et a amassé beaucoup de souvenirs et d'anecdotes. "Quand le souffle passait en sifflant au-dessus de ma tête, c'était le vent dans les grands arbres de la forêt, et non la pluie. Quand il rasait le sol, c'était le vent dans les buissons et les hautes herbes, mais ce n'était pas la pluie. Quand il bruissait et chuintait à hauteur d'homme, c'était le vent dans les champs de maïs. Il possédait si bien les sonorités de la pluie que l'on se faisait abuser sans cesse, cependant, on l'écoutait avec un plaisir certain, comme si un spectacle tant attendu apparaissait". Les colons imprégnés de la hiérarchisation de civilisation, ne voulant ni fréquenter les africains, ni découvrir leur culture et langues, n’avaient que peu d’estime pour les noirs. "La ferme africaine" de Karen Blixen est une puissante condamnation littéraire de ce racisme consubstantiellement lié à la colonisation: "Si je dois un jour écrire sur l’Afrique, le livre comportera, à n’en pas douter, une bonne part d’amertume et de critiques quant à la façon dont les anglais ont traité le pays et les gens, et ont laissé s’abattre sur ce pays une civilisation mécanique et mercantile. Ce ne sera pas une sorte de pamphlet politique, ce sera simplement un cri de mon cœur qui en sortira autant que l’amertume à l’égard du servage qui imprègne les "Récits d’un chasseur de Tourgueniev" écrit-elle ainsi dans ses "Lettres du Danemark". Dans ce mode de vie africain, le sens du drame et le goût de l’effet, loin de l'agitation vaniteuse des colons, la vie semble être suspendue dans le temps. On prend le temps de vivre et de respirer. "L’air est l’élément essentiel de la vie et du paysage africain. Quand on fait un retour en arrière, après un séjour de plusieurs années dans les hautes terre d’Afrique, on a l’impression que la vie s’y écoulait en l’air".   "J'aurais voulu savoir si tant de sérénité tenait plus de l'ignorance de la méchanceté humaine qu'à une suprême indulgence née de la connaissance approfondie des hommes". "Lorsque les fruits mûrs rougissaient la terre, nous allions chercher les femmes et les "Totos", c’est ainsi que l’on appelle les enfants, pour aider les hommes à la cueillette" écrit-elle. Elle connaissait, personnellement, le chef des Kikuyus, un polygame, décrit comme "un grand et beau vieillard, à l’allure fière et qui ne manquait pas d’une certaine noblesse". Les Masaïs, des pasteurs, nomades, indomptables guerriers, attachés à leur liberté, sont des voisins de la ferme, mais les colons leur avait interdit de porter leur bouclier et leurs lances. "Je pouvais de ma ferme, suivre année par année, le destin tragique de ces Masaïs condamnés à disparaître. Cette tribu de guerriers, à qui la guerre était interdite, ressemblait à un vieux lion dont on aurait rogné les griffes. C’était une nation châtrée". Les Masaïs, attachés à leur liberté, ont refusé d’être enrôlés pendant la première guerre mondiale par les britanniques. Ils n’ont jamais été des esclaves, et ne le seront jamais. On ne peut pas les détenir, ils meurent au bout de trois mois de prison. "Bien des gens penseront qu'il est insensé d'attendre un signe du Destin. Pour en arriver là, à vrai dire, il faut un état d'esprit que tout le monde, heureusement, ne connaît pas. Mais à ceux qui l'ont connu et qui demandent un signe, la réponse ne peut manquer, elle est une conséquence de la demande". Après la seconde guerre mondiale, son domaine de Rungstedlund devient un petit cercle littéraire, où Karen Blixen reçoit de nombreux jeunes écrivains et intellectuels danois, principalement issus de la revue littéraire "Heretica". Elle engage Clara Selborn, qui devient sa secrétaire ainsi que sa conseillère artistique et économique. Une amitié particulière la lie de 1948 à 1955, à un jeune poète danois, Thorkild Bjørnvig, de trente ans son cadet, qu'elle héberge et fait vivre dans son domaine. Cette histoire sera racontée par Bjørnvig lui-même dans "Le Pacte", inédit en France, douze ans après le décès de Karen Blixen. En 1958, Karen Blixen prend l'initiative de créer une fondation pour la pérennité de son domaine de Rungstedlund, avec la création d'une réserve pour les oiseaux dans le parc. Elle publie la même année "Les Derniers Contes", comprenant notamment "Le Festin de Babette". Affaiblie et malade, elle entreprend un voyage de quelques mois aux États-Unis en 1959, où l'accueil de son public est triomphal. Karen Blixen réalise alors un rêve: dîner avec Marilyn Monroe et son mari Arthur Miller. Peu après son mariage, à vingt-neuf ans, malade, Karen confie dans une lettre à son frère Thomas que son mari, atteint, lui aurait transmis la syphilis, mais ce diagnostic aurait été infirmé vers la fin de sa vie. À la ferme, Karen conduisait de grands malades (variole , méningite , typhus ) à l’hôpital, convaincue qu’elle ne serait jamais contaminée. En raison de la difficulté d'un traitement sur place, elle repart se faire soigner au Danemark en 1915. En 1955, à l'âge de soixante dix ans, elle doit subir une intervention chirurgicale sur la moelle épinière ainsi qu'une gastrectomie pour un ulcère de l'estomac. Son alimentation en sera définitivement perturbée, provoquant une malnutrition, alors qu'elle ne pèse plus que trente-cinq kilos. En 1956, son état a empiré, elle n’accepte dorénavant plus sa maladie d’une manière aussi légère, elle écrit donc à son frère dans "Correspondance d'Afrique": "J’ai passé les quatre dernières années principalement à l’hôpital ou au lit ici. J’ai l’impression de ne pas parvenir à me rétablir. Je n’arrive pas à peser plus de quarante kilos et je suis atteinte d’une sorte de paralysie des jambes. Je ne peux pratiquement ni me tenir debout, ni marcher". Karen voyage encore à Paris en 1961, puis nous quitte, le sept septembre 1962, assistée alors par son frère Thomas, dans son domaine de Rungstedlund. Elle sera enterrée, devant environ trois cents personnes, dans le parc de sa demeure. Elle repose désormais au fond du parc de Rungstedlund, et non pas sur la colline du N’Gong, au Sud du Kenya. Ernest Hemingway considérait que "La ferme africaine" était le plus beau livre du XXème siècle, et que le Prix Nobel de littérature aurait dû être attribué à Karen Blixen. Sa ferme africaine au Kenya est devenue un musée.   Bibliographie et références:   - Jean Chalon, "Karen BLIXEN, cœur africain" - Roger Regent, "Souvenirs d’Afrique (Out of Africa)" - Lucy Mushita, "Africaines d’hier et d’aujourd’hui" - Nathalie Skowronek, "Karen et moi" - Véronique Beau, "Karen Blixen, une européenne en Afrique" - Dominique de Saint Pern, "Baronne Blixen" - Bernadette Bertandias, "l’identité dans les récits africains de Karen Blixen" - Amadou Bal Ba, "Karen BLIXEN et sa ferme africaine" - Thomas Dinesen, "L'ombre du mont Kenya: ma sœur Karen Blixen" - Violaine Gelly, "Karen Blixen" - Micheline Laloux, "Karen Blixen, l’Afrique au cœur" - Anne-Caroline Pandolfo, "La lionne: un portrait de Karen Blixen" - Françoise Rydeng, "Karen Blixen et l’Afrique" - Olé Wivel, "Karen Blixen, un conflit personnel irrésolu"   Bonne lecture à toutes et à tous. Méridienne d'un soir.
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